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Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 39

  • L'Étreinte du monde

    Abdellatif Laâbi
    L'Étreinte du monde




    zhao_bo_art_lovers_300.jpgAbdellatif Laâbi est né en 1942 à Fès. Installé en France depuis 1985, l'homme appartient à cette communauté restreinte d'écrivains et de poètes précieux, dont l'œuvre et la vie brillent comme une balise dans la confusion d'un "monde qui s'écroule". Fondateur en 1966 de la revue marocaine Souffles,  emprisonné de 1972 à 1980,  Abdellatif Laâbi n'écrit pas pour ne rien dire ou pour épancher des bobos à l'âme :


    "Les marteaux du monde peuvent frapper  
    je ne me courberai pas".


    La page blanche n'est ni un confessionnal, ni un divan.  Le poète se veut artisan, amoureux du vocable, du mot juste,  de l'image poétique. Il polit son propos, travaille sa matière pour créer sa propre langue. Ni verbeuse, ni absconse, elle reflète un monde intérieur et rend compte de la marche du temps.  Auteur prolixe et varié - romancier, poète, essayiste,  traducteur -, Laâbi éclaire la voie du lecteur, l'aide à  

     

    "remonter le fleuve
    jusqu'à la source des sources".

     

    Les  "barbares" - fils de pub, ordonnateurs des grands-messes médiatico-télévisuelles, despotes en tout genre, fieffé tyran ou démocrate patelin - "parlent-ils une langue inconnue" ? Que le lecteur se rassure,  ici les mots ne sont pas  "souillés". Le recueil s'ouvre sur un long poème adressé à l'aimée :

     

    "Alors dis-moi simplement ce que tu vois
    De quel mal meurt-on aujourd'hui
    Quelle est cette arme invisible qui extirpe l'âme
    et le goût à nul autre pareil de la vie."

     

    Le silence et la souillure attisent la parole :

     

    "Va ma parole
    délie moi
    délire-moi
    sois drue,  âpre, rêche, ardue, hérissée
    Monte et bouillonne
    Déverse toi
    Lave les mots traînés dans la boue
    et les bouches putrides".

     

    Le poète évoque le pays, l'écriture,  "la mort palestinienne",  la sagesse des morts et leur refus du "petit jeu du souvenir", sa mère,  Adam et "la jungle du désir",  ces "loups" auxquels nous ressemblons, mais aussi la cathédrale de Bourges et la mosquée Al-Qaraouiyine, la mosquée de l'enfance,  le désespoir aussi :

     

    "Il me tient éveillé
    et somme toute m'aide à marcher
    aussi bien que la canne de l'espoir"

     

    Hymne à la vie et à l'amour, sa parole loue aussi, avec humour, les nuits blanches,  la coupe partagée et "l'arbre à poèmes" qui, bien vivant, se gausse "de l'éphémère et de l'éternel". Ses tourments donnent à sa prière "ses accents de vérité défiant la foi".
    Il faut écouter et entendre Abdellatif Laâbi

     

    "refaire avec les mots ce que les hommes
    ont défait avec les mots"

     

    Alors,

     

    "nous allons danser la danse
    des soleils qu'on nous a volés".

     

     

    La Différence, 2001 (1re édition : 1993), 92 p., 13,57 €

     

    Illustration: Zhao Bo

     

  • L'herbe de la nuit

    Ibrahim al-Koni
    L'herbe de la nuit


    IbrahimAL-KONI.jpgWan Tihay, un seigneur du désert, se livre aux forces de la nuit et ne cesse d'enfreindre les règles millénaires du nomos ("la loi"). Il utilise une herbe aux vertus aphrodisiaques, transgresse les usages les plus sacrés, épouse une fille de la brousse, une esclave noire - "Quelle est futile la blancheur ! Qu'elles sont laides les femmes blanches !" -, provoquant du même coup la haine des filles nobles et la vengeance des sages de la tribu. Se protégeant de la clarté du jour sous une double tente, ne sortant qu'à la nuit tombée, s'isolant chaque jour davantage en quête de la vraie lumière, le vieillard répand le scandale.  Après Poussière d'or (Gallimard,  1998) et Le Saignement de la pierre (L'Esprit des péninsules,  1999), Ibrahim al-Koni se livre ici à une méditation aux accents philosophiques sur les méfaits des hommes, sur les ressorts de la malignité, de la jalousie, de la malveillance, du désir et de l'amour, sur le licite et l'illicite, sur l'ombre et la lumière... Cette réflexion est portée par les conversations entre le "maître de l'obscurité" et un vieux sage, esclave noir,  détenteur du secret d'éternité.  À deux reprises, ce secret sera révélé, entraînant à chaque fois de funestes conséquences.  Si le récit a pour toile de fond le désert, les croyances et les règles en usage dans une société berbère, les propos d'Ibrahim al-Koni, Lybien d'origine touarègue, résonnent aussi dans "nos" sociétés si modernes et si civilisées. Sans doute parce qu'ils sont propos de vérités... universelles et éternelles. Qui a parlé de choc des civilisations ?

    Traduit de l'arabe (Libye)  par François Zabbal, L'Esprit des péninsules,  2001, 151 p., 16,77 €

  • Le Mercredi soir et autres nouvelles

    Badriyah al-Bishr
    Le Mercredi soir et autres nouvelles


    2747508579r.jpgNul n'ignore le statut peu enviable de la femme en Arabie saoudite. Dans ce recueil de onze nouvelles qui introduisent le lecteur à l'intérieur de foyers saoudiens, l'auteur en parle sur un mode intimiste. Point de grande démonstration ou de dénonciation offusquée dans ces courts textes. L'efficacité est dans la description, méticuleuse et presque distancée, d'un univers conjugal marqué par l'absence de communication, le mensonge et l'adultère (de l'homme, cela va sans dire), mais aussi par la violence, physique cette fois, comme dans Le Jouet, la première des nouvelles.  Sur ce quotidien morne, l'auteur entrouvre d'autres portes,  qui donnent sur la drague en voiture dans les rues de Ryad,  sur le marchandage des "dragueurs"  pour obtenir un numéro de téléphone, et, plus grave, sur la peur des fiançailles (La Ressemblance),  la peur des noces  (La Terrasse) ou sur les beuveries hebdomadaires du mari et l'attente de son retour par une épouse angoissée : "Mon Dieu,  que la soirée est longue quand il est dehors. Mais quand il rentre, même présent, il est toujours comme absent." (Le Mercredi soir)
    Badriyah al-Bishr montre comment,  au jour le jour, ces femmes de la classe moyenne qui, pour certaines, travaillent à l'extérieur comme enseignantes et ont à leur service une bonne (philippine, bien sûr),  transgressent l'interdit. Oh, une transgression qui ne prête pas à conséquence : quelques conversations téléphoniques volées (Le Jouet), une pensée non exprimée, un petit rêve vite éteint... La transgression est impalpable, immatérielle. Elle se love dans l'imaginaire, dans le rêve, ce "sel des nuits sans lune" qui emprisonnent les femmes saoudiennes. Dans ce pays rigoriste, "les hommes sont comme la mort, on n'y échappe pas". Il faut croire qu'ils sont tous "comme cet  'Abd-al-Rahmân, fronceur de sourcils, criant dès qu'ils ouvrent la bouche, et ne fermant les mâchoires que pour se nettoyer les dents".  Gumash, la dernière nouvelle du recueil, laisse entendre qu'il est possible de rencontrer d'autres hommes, avec qui la communication et les relations marquées par la délicatesse, la prévenance, la douceur et la poésie sont concevables. Sous la plume de Badriyah al-Bishr,  cet homme n'est pas saoudien mais étranger. Après avoir tiré sur "les poils de la barbe"  (entendez l'honneur) de ses concitoyens, l'auteur asticote leur chauvinisme et leur prétendue supériorité, mesurée bien sûr à l'aune de leur rigorisme religieux et de leurs pétrodollars.

    Traduit de l'arabe  (Arabie saoudite)  par Jean-Yves Gillon L'Harmattan,  "Écritures arabes", 2001,  110 p., 10,70 €

  • Comme un été qui ne reviendra pas. Le Caire, 1955-1996

    Mohamed Berrada
    Comme un été qui ne reviendra pas. Le Caire, 1955-1996


    IMG_0374.JPGPourquoi, dans les années cinquante, choisir d'aller suivre des études supérieures au Caire quand d'autres camarades prennent la route de Damas ?  Cette question, Mohamed Berrada la pose dans ce livre où il raconte sa découverte de l'Égypte en 1956 et sa passion toujours intacte pour ce pays. Les films égyptiens, les chansons d'Abdel-Wahhâb ou la voix d'Oum Khalsoum, les livres de Taha Hussein, de Tawkif el-Hakim ou d'Ahmed Lofti el-Sayyed s'étaient tôt emparés de l'esprit de ce jeune Marocain pour orienter son choix. Avec poésie et chaleur, il fait partager son amour pour Le Caire,  "la mère du monde".

    Le récit mêle avec bonheur les souvenirs - ceux de l'étudiant et, plus tard, celui du professeur ou du conférencier de passage - et les anecdotes. Il brosse le portrait de rencontres marquantes avec des inconnues,  comme Faouzeyya,  Oum Fatheyya et Sett Zinât, ou avec un Prix Nobel nommé Naguib Mahfouz. Il est encore et toujours question de rencontres, plus fugaces cette fois, avec ces "liaisons ambiguës" entretenues avec de belles Égyptiennes. Il rapporte les débats politiques et idéologiques qui, au sein du Club des étudiants marocains, opposaient les tenants du baathisme et ceux du nationalisme. Il revient sur sa foi pour Nasser, pour la sincérité et le courage du dirigeant égyptien, une foi qui annihilait tout esprit critique.  Il évoque la nationalisation du canal de Suez, la défaite de 1967, la guerre de 1974.  
    Cet été qui ne reviendra pas va bien au-delà de simples souvenirs. Il est émaillé de réflexions, toujours profondes, sur la mémoire, la pensée arabe, l'écriture, le choix d'écrire en arabe pour se réapproprier une identité, une  "patrie" et pour pouvoir explorer les espaces portés par cette langue. Lorsqu'il aborde la littérature, Mohamed Berrada évoque le désir, les relations entre hommes et femmes, la place de la sexualité dans la littérature arabe, ou encore son travail sur l'écrivain Mohamed Mandour. Il offre de nombreux développements consacrés à l'œuvre du "maître" Naguib Mahfouz. Tendre et riche, le livre est aussi rythmé par les crises d'angoisses et les fuites oniriques de l'auteur, qui n'a de cesse de rendre hommage à une ville et à ses habitants et de communiquer la fascination que Le Caire continue d'exercer sur lui.

    Traduit de l'arabe (Maroc)  par Richard Jacquemond Sindbad-Actes Sud, 2001,  168 p., 16,62 €

  • La vie en rose...

    Nouvelles de femmes algériennes
    La vie en rose...


    Les vingt-cinq textes qui composent ce recueil ont été publiés entre 1996 et 2000 dans l'excellente revue Algérie littérature-action. Disons-le d'entrée,  ces récits sont de valeur inégale. Le mérite est de présenter au lecteur vingt femmes qui, à travers des nouvelles de réelle facture littéraire, des textes-témoignages ou des textes-cris, projettent des éclairages différents sur le quotidien des Algériennes, portent,  chacune à sa manière et selon sa sensibilité, un regard sur cette terre, son histoire et,  inévitablement, sur le drame de la décennie 90.
    La vie en rose ouvre le recueil et en constitue le titre, inscrit en lettres de la même couleur sur une couverture noire, pour conjurer le destin et dire l'espoir... Ce premier récit est peut-être le plus optimiste de tous, le moins chargé en intensité dramatique. Sabrinella Bedrane y adopte un ton léger.  Le réel y est perçu et décrit à travers les pétales d'une rose. Et si le danger guette, la vie finit par triompher. L'humanité a encore sa place en Algérie. Réconfortante et douce, elle irradie dans Le chauffeur de taxi, de Rabia Abdessemed. L'espoir se niche au centre de bien d'autres récits, mais le ton y est plus grave, comme dans Le ravisseur de mariées, de Zineb Labidi, ou dans Le silence,  d'Adriana Lassel.  Tandis que certaines tentent de restituer l'horreur, brutalement et sans recul, d'autres délaissent l'emphase et offrent des textes autrement émouvants et éclairants.  L'humaine condition est alors retrouvée : avec la justesse et la simplicité du témoignage  (Ma vie en suspens, de Rabia Abdessemed). Avec l'immixtion du doute dans le mur des certitudes  (Le voile et le youyou, de Zineb Labidi). Avec le refus d'accepter le destin qu'une société voudrait imposer aux femmes  (Warda Ben el Kheil, de Laïla Hamoutène, ou La solitude de Nora, d'Adriana Lassel)...  Il est aussi question du voile ou de la répudiation, avec Ghania Hamadou, des bus surchargés,  avec Selma Setti, de l'échec conjugal, avec Saïda Massaïlia,  de patience et de compassion,  avec le beau récit de Soumya Ammar Khodja, d'immigration ou de présence en France, avec Leïla Sebbar ou Leïla Rezzoug.  L'initiative de rassembler ces textes est heureuse. Elle permet de décliner l'Algérie au féminin. Ce qui n'est finalement pas si fréquent. En littérature du moins.


    Marsa éditions, 2001, 160 pages, 16,77 €

  • Checkpoint

    Azmi Bishara
    Checkpoint


    070416-azmi-bishara_001.jpgAzmi Bishara est un Palestinien de l'intérieur, un Arabe israélien.  Il a enseigné la philosophie à l'université Bir Zeit de Ramallah et siégé de 1996 à 2007 à la Knesset comme représentant du Rassemblement national démocratique,  un parti laïque né d'une scission au sein du parti communiste.  Nouveau venu en littérature, ce quinquagénaire est l'auteur de plusieurs essais et articles de presse écrits en arabe et en hébreu. Cette première oeuvre littéraire révèle un homme doué d'une forte puissance d'observation et de sensibilité, un ton,  aussi, fait de distance critique,  d'humour et de gravité contenue.  Les checkpoints, ce sont littéralement ces points de contrôle, ces barrages mis en place par l'armée israélienne pour contrôler les déplacements des Palestiniens.  Ils divisent l'espace, absorbent le temps et barrent "aux gens les chemins de la vie". Il y en aurait plus de sept cents installés à Gaza,  en Cisjordanie et du côté de Jérusalem Est. C'est ici que se déroulent les cinquante-neuf variations sur le checkpoint, prétextes à décrire le quotidien palestinien sous occupation mais aussi à croquer un tableau de la société israélienne.  Ces variations pourraient paraître poétiques, fantastiques même, pourtant elles ne sont que le reflet minutieux d'un réel "qui dépasse en créativité et en sincérité" la poésie, la création, l'art même. Les checkpoints se sont tout appropriés : espace, temps,  hommes, représentations, mentalités,  langues... Ils sont devenus un mode de vie, une culture, la quintessence même de la vie des Palestiniens. Les pays eux-mêmes se déclinent ici en "État"  ou "Maîtres des checkpoints",  dotés d'une "armée de défense checkpointesque" et en "Pays des checkpoints".
    Espace de domination et de despotisme pour les uns, il est désespoir et humiliation pour les autres. Le checkpoint transforme tout. À cause de lui, les routes se sont multipliées : il y a celles pour les Israéliens et les autres pour les Palestiniens qui eux-mêmes s'ingénient,  usant leurs véhicules et leur santé, à trouver des voies de contournement (des checkpoints,  bien sûr) forçant alors l'occupant à mettre en œuvre "des dispositifs de contournement et de contournement du contournement".
    Plus que de longs discours, Azmi Bishara montre les impasses d'une politique qui doit sans cesse monter d'un cran dans l'ubuesque sophistication et l'absurdité pour prétendre à la paix. Signe que cela ne tourne pas rond, que cela ne tourne pas du tout. Avec les checkpoints,  les cafés et les restaurants ont disparu, les taxis de couleur jaune façon new-yorkais ont cédé la place à des Ford blanches conduites par des jeunes soucieux d'amadouer l'omnipotente soldatesque. Les heures d'attente sous un soleil de plomb ou sous une pluie battante, les bousculades, les rebuffades, les empoignades, les refus péremptoires de passage, etc. font grimper, dans "le peuple des checkpoints",  le stress et l'hypertension.  La phytothérapie fait alors des émules. Dans les habitacles confinés des véhicules arrêtés aux barrages, chacun respire les remugles de l'ail, bien plus puissant que les odeurs des déodorants et la fumée des cigarettes.  Le checkpoint sert de "background",  l'arrière-plan indispensable à tout reportage de la presse internationale et les services de voirie abandonnent les lieux à la saleté et aux sacs-poubelles.
    Azmi Bishara ne se contente pas de dénoncer avec force les conséquences désastreuses et inhumaines de l'occupation israélienne.  Il décoche aussi quelques flèches contre les "demi-artistes,  demi-poètes ou demi-hommes d'affaires qui exploitent l'intérêt public et la Cause pour réussir.  Ceux qui bossent dans 'l'industrie de la Cause'". Il n'épargne pas non plus ceux qui vivent de l'industrie  "de la coexistence", ni les factions palestiniennes et leurs guéguerres,  de même que les groupes qui agissent sans tenir compte des conséquences et du sort de ceux au nom de qui ils prétendent agir.  Azmi Bishara manie la dérision et l'absurdité pour procéder à des détournements de la réalité ou pour pointer la réalité des détournements orchestrés par des médias internationaux, la militance politique,  l'État des checkpoints, ou encore ceux qui, prétendant à l'objectivité, se plaisent à parler de "réalité complexe" parce qu'"ils n'ont rien à dire"...  Dans Checkpoint, les langues et les mots sont multiples, on y parle hébreu, anglais, arabe. Les phrases épousent l'ondulation et les accents de l'arabe parlé. Les longues heures d'attente sont prétextes à des dialogues savoureux où brillent l'ingéniosité et l'humour populaire. Une forme de survie. De résistance.

    Traduit de l'arabe (Palestine) par Rachid Akel, Actes Sud, 2004, 342 pages, 22,80 €

  • Mon ami Matt et Hena la putain

    Adam Zameenzad
    Mon ami Matt et Hena la putain


    9782267017717.jpgAdam Zameenzad est un auteur anglo-pakistanais qui a grandi entre le Pakistan et le Kenya et enseigne aujourd'hui en Angleterre après avoir traîné ses guêtres sur le vaste continent américain. Meilleur prix du premier roman en Angleterre en 1987 pour La Treizième maison, son univers romanesque est plutôt sombre ou peut-être simplement réaliste : les enfants des rues en Amérique latine en proie à la misère et aux "escadrons de la mort" dans Pepsi et Maria (paru la même année chez le même éditeur),  l'Afrique des tortures et des massacres, de la corruption et de la famine dans Mon ami Matt et Hena la putain.

    Cette chronique terrible est racontée sur un ton léger, drôle souvent, pas larmoyant pour deux sous. Et c'est sans doute le plus original de ce livre où les drames provoqués par les adultes défilent dans une langue et avec des mots d'adolescents.  Ceux de Kimo, le narrateur,  de son pote Matt, le plus "démerdard"  de la bande et de Golam, le moins bavard mais le plus souriant: "nous sommes tous trois les meilleurs amis du monde.  Matt dit que cela doit être comme ça parce que les meilleures choses dans la vie vont toujours par trois. Une tête et deux yeux, un nez et deux narines, un ce-que-jepense et deux couilles, une bouche et un trou du cul, avec, dans chaque cas, deux joues, une de chaque côté. Et cetera, et cetera.  Un Matt et deux copains : Golam et Kimo." Quant à Hena, la quatrième de ce jeune trio de mousquetaires africains, n'allez pas croire qu'elle soit une putain. En exergue, Adam Zameenzad place cette phrase "dans l'espoir qu'à une certaine étape de la vie de notre planète, plus aucun homme ni aucune femme ne connaîtra la honte de devoir écrire un autre livre pareil à celui-ci".

    Christian Bourgois, 2005, 330 p., 23 €

  • 18 poèmes

    Rana el-Khatib
    18 poèmes


    Rana el-Khatib est une Palestinienne installée aux États-Unis,  à Phoenix, en Arizona. En 2004,  elle publiait un premier recueil de poésie politique, intitulé Branded : The Poetry of a So-called  "Terrorist". Ce sont dix-huit de ces poèmes qui sont ici proposés aux lecteurs francophones. Ce livre s'ouvre sur, peut-être, le plus caractéristique et le plus universel de ce recueil : la dénonciation des assignations à résidences culturelles,  raciales ou autres qui, dans les États-Unis de l'après 11-Septembre,  peut prendre un caractère urgent.



    "Réduite à une brève déclaration,
    je ne suis pas signifiante.  
    Réduite à une menace,
    je suis pleine de haine.
    Réduite à un "Al" ou un "Abou"
    je suis perturbatrice.  
    Réduite à un tueur,
    je suis démoniaque.
    Réduite à un stéréotype,
    je suis marquée
    ."  

     

    Bien sûr Rana el-Khatib dit le drame palestinien :

    "je n'ai pas cessé d'avoir mal pour un peuple.  Mon peuple"

    Elle évoque la Naqba, l'exil, la mort, la peur, la misère. Plusieurs fois même, elle s'adresse directement à Israël ("Lexique du 'Juste'",  "Perspectives", "Courtier immobilier"  ou "Le Mythe subsiste").
    Pourtant, l'essentiel, et peut-être le nouveau, réside dans ce refus des stéréotypes et la désignation de ses vecteurs : les médias, les dirigeants politiques et peut-être même les perversions des sociétés modernes.  La poésie de Rana el- Khatib déconstruit les images, les mots, les représentations qui,  entretenant la plus parfaite ignorance  ("en liberté, l'ignorance est un choix"), masquent l'humanité derrières les slogans et les a priori,  condamnent, emprisonnent dans  "La grande toile des mots" les victimes elles-mêmes :



    "vos leaders élus
    vous alimentent de petites phrases.
    Votre opinion est définie
    par leur conception des droits."


    Les poèmes de Rana el-Khatib sont souvent d'une composition structurée, aux images simples et sombres. Le pessimiste ne concerne pas seulement l'issue du conflit israélo-palestinien ("Paix insaisissable")  mais l'espèce humaine toute entière comme le montre le poème "Continuum" qui dit l'éternel recommencement de l'histoire : victimes, indifférence, silence.  Triptyque conjugué au passé, présent et futur !


    Traduits de l'anglais (ÉU) par Gérard Jugant, La Courte Échelle/Éditions Transit (29, La Canebière, 13001 Marseille) 2004, 31 p., 8 €

  • French Dream

    Mohamed Hmoudane
    French Dream


    4635md.jpgMohamed Hmoudane est poète et l'auteur de six recueils,  French Dream (pourquoi ici la langue anglaise ?) est son premier et pour l'heure unique roman. Il y raconte les tribulations d'un candidat à l'émigration et ses galères dans cette douce France tellement rêvée. Une fois de plus rien de bien nouveau sous le soleil si ce n'est l'impression d'un texte qui s'essouffle sur la distance et des propos qui pourraient choquer le moins moraliste des lecteurs. Il faut dire que Mohamed Hmoudane place son texte sous les auspices d'une citation de Jean Genet :  "les romans ne sont pas des rapports humanitaires. Félicitons nous,  au contraire, qu'il reste assez de cruauté, sans quoi la beauté ne serait pas." Le lecteur est ainsi, d'entrée, averti.
    Après des tentatives contestataires vouées à l'échec dans une société marocaine policée et cadenassée par un pouvoir autoritaire, "je n'avais plus qu'une seule idée en tête, dit le narrateur, partir, d'autant plus que l'atmosphère chez nous était devenue de plus en plus insupportable,  plus que pesante. Nous étions comme frappés par un malheur indicible."  Ledit narrateur réussit à débarquer en France. Hébergé par son frère Adam, il va faire mille et un boulots pour essayer de s'en sortir.
    Mais notre héros qui n'a rien de vraiment positif (pour le moins mais cela n'est pas  une obligation)  empoche la recette des ventes militantes effectuées pour le compte du Parti et n'a qu'un objectif : obtenir sa « carte de dix ans ».  Pour ce faire, il est près à tout. Il tente sa chance avec Christelle,  mais déchante au bout de trois mois : "Tous mes châteaux de sable s'effondraient l'un après l'autre brusquement. D'une naïveté extrême, je lorgnais non seulement sur la carte de dix ans mais aussi, à long terme, sur l'héritage (...)"
    Avec Karine il convolera en justes noces et s'ouvrira ainsi la voie de la régularisation administrative, ce qui n'empêche nullement les propos critiques sur le masque de l'intégré,  revêtu pour faire bonne figure dans le couple, avec les amis, avec les collègues bien évidemment laïques du collège...
    Tout cela va se solder par un divorce et un retour fissa au Maroc.  Après quelques illusions laissées au vestiaire et une dose supplémentaire de bile déversée, retour à Saint-Denis : "C'est là où je vis le mieux ma condition d''indigène'.  Je vous laisse cogiter cette équation trop évidente ou alors pas assez : Paris = métropole - banlieue = ancienne colonie..." Voilà qui est peu original et démago à souhait. Le texte avance, un brin pompeux ("Écrire c'est aussi payer, mots et phrases sonnants,  le prix fort de la liberté"). Un premier texte nourri peut-être plus par le ressentiment que par la cruauté et qui se termine sur cette confidence : "les [les pages du livre]  noircir était pour moi une question de vie ou de mort. De vie surtout.  Cette dernière phrase fait peut-être tout le livre (sic)." Fonction  "vitale", prophylactique donc de la littérature. Pour l'auteur s'entend.

    La Différence, 2005, 123 pages, 14 euros

  • Nuit obscure

    Li Ang
    Nuit obscure


    Li ANg.gifCe troisième roman(1) traduit en France d'une romancière taïwanaise de Taipei pourrait être rebaptisé "Tartuffe à Taiwan". L'intrigue est simple mais habilement excitante : un étudiant en philosophie (Chen Tianrui) vient, au nom de hautes valeurs éthiques, servir une soupe moralisante à un riche chef d'entreprise (Huang Chengde) et le prévenir contre sa femme et son ami. Tous deux seraient amants. Mais, Ye Yuan, le (faux) ami est aussi, en journaliste informé et introduit, vrai dispensateur d'utiles et lucratives informations boursières. Huang Chengde est un homme d'affaire qui, grâce aux confidences du chroniqueur financier, maintient son entreprise en vie et s'enrichit en spéculant.
    Ye Yuan, le journaliste, pétri de confucianisme par son père, est bien un bourreau des cœurs. Marié, il n'en multiplie pas moins les conquêtes, délaissant aujourd'hui ce qu'il a adulé hier. Séducteur électrisé par une frénésie mimétique mise en lumière par le philosophe René Girard, il convoite ce qui ne lui appartient pas : les femmes comme les actions en Bourse. Là est sa quête de la perfection. Sur les écrans magnétiques, à mesure que s'affiche le cours des actions, que les chiffres mobiles défilent et que les cases lumineuses clignotent, l'angoisse du boursicoteur monte au point parfois de "perdre la boule". Cet écran devient un personnage oppressant, sur lequel nul n'a vraiment prise. Insaisissable il devient, pour Ye Yuan, objet de toutes les convoitises. C'est aussi pour posséder la femme de Huang Chengde que Ye Yuan couche avec Li Lin. Cette Bovary en kimono a longtemps été une épouse modèle, intègre et respectueuse de l'éducation paternelle, où la tradition japonaise se marie harmonieusement à l'enseignement confucéen des trois obéissances (au père, au mari et au fils) et des quatre vertus (chasteté, modestie, décence et ardeur au travail). Pourtant, c'est totalement et parfaitement soumise qu'elle s'offre à son amant.
    Ding Xinxin, la seconde maîtresse de Ye Yuan, est plus insaisissable. Sa jeunesse et sa sensualité en font un objet de désir et de convoitise. C'est bien pour cela que l'amant ne veut pas se séparer d'elle. Pourtant, lorgnant un poste aux États-Unis, la belle jeune femme cédera aux avances de Sun Xinya, universitaire snob qui se pique d'anglicisme et qui entend enrichir la sacro-sainte théorie de la gestion financière et industrielle des lueurs de l'empire du Milieu portées par le Yij Jing,  Laozi et Sunzi.
    Nuit obscure décrit une société taiwanaise travaillée par les frustrations de l'enfance, minée par un esprit de compétition et de réussite, de domination virile et de rivalité masculine, par le mensonge et l'arrivisme, le tout sur fond de culture japonaise (rigorisme pour les femmes et licence pour les hommes). Mais, dans cette société surdéveloppée, capitalistique et techniciste, l'irrationnel et le besoin de se réfugier dans des croyances ancestrales n'ont pas disparu : pratiques divinatoires,  astrologie, tantrisme... Que va faire Huang Chengde ?  Doit-il se conduire en homme d'honneur et tout perdre ou doit-il accepter d'être cocu pour conserver position et argent ? L'extatique et assidu étudiant pousse le vieux Huang Chengde vers la première solution.  Pourtant, ce petit marquis de la vertu n'est pas, lui aussi, sans arrière-pensées.  "Dans ce gouffre où triomphent les vices", tous ces tartufes feraient de leurs concitoyens des misanthropes, pressés, comme dit Molière, de "chercher sur la terre un endroit écarté où d'être homme d'honneur on ait la liberté"...  Voilà qui ne diffère en rien du vieil adage kabyle : "qui veut que l'honneur regorge monte à la montagne et se nourrisse de glands"...

    1.- La Femme du boucher, Seuil, 1980 réédité chez Flammarion en 2007 et Le Jardin des égarements, Editions Philippe Picquier, 2003


    Traduit du chinois (Taiwan) par Marie Laureillard, Actes Sud 2004, 194 pages, 17,90 €