Li Ang
Nuit obscure
Ce troisième roman(1) traduit en France d'une romancière taïwanaise de Taipei pourrait être rebaptisé "Tartuffe à Taiwan". L'intrigue est simple mais habilement excitante : un étudiant en philosophie (Chen Tianrui) vient, au nom de hautes valeurs éthiques, servir une soupe moralisante à un riche chef d'entreprise (Huang Chengde) et le prévenir contre sa femme et son ami. Tous deux seraient amants. Mais, Ye Yuan, le (faux) ami est aussi, en journaliste informé et introduit, vrai dispensateur d'utiles et lucratives informations boursières. Huang Chengde est un homme d'affaire qui, grâce aux confidences du chroniqueur financier, maintient son entreprise en vie et s'enrichit en spéculant.
Ye Yuan, le journaliste, pétri de confucianisme par son père, est bien un bourreau des cœurs. Marié, il n'en multiplie pas moins les conquêtes, délaissant aujourd'hui ce qu'il a adulé hier. Séducteur électrisé par une frénésie mimétique mise en lumière par le philosophe René Girard, il convoite ce qui ne lui appartient pas : les femmes comme les actions en Bourse. Là est sa quête de la perfection. Sur les écrans magnétiques, à mesure que s'affiche le cours des actions, que les chiffres mobiles défilent et que les cases lumineuses clignotent, l'angoisse du boursicoteur monte au point parfois de "perdre la boule". Cet écran devient un personnage oppressant, sur lequel nul n'a vraiment prise. Insaisissable il devient, pour Ye Yuan, objet de toutes les convoitises. C'est aussi pour posséder la femme de Huang Chengde que Ye Yuan couche avec Li Lin. Cette Bovary en kimono a longtemps été une épouse modèle, intègre et respectueuse de l'éducation paternelle, où la tradition japonaise se marie harmonieusement à l'enseignement confucéen des trois obéissances (au père, au mari et au fils) et des quatre vertus (chasteté, modestie, décence et ardeur au travail). Pourtant, c'est totalement et parfaitement soumise qu'elle s'offre à son amant.
Ding Xinxin, la seconde maîtresse de Ye Yuan, est plus insaisissable. Sa jeunesse et sa sensualité en font un objet de désir et de convoitise. C'est bien pour cela que l'amant ne veut pas se séparer d'elle. Pourtant, lorgnant un poste aux États-Unis, la belle jeune femme cédera aux avances de Sun Xinya, universitaire snob qui se pique d'anglicisme et qui entend enrichir la sacro-sainte théorie de la gestion financière et industrielle des lueurs de l'empire du Milieu portées par le Yij Jing, Laozi et Sunzi.
Nuit obscure décrit une société taiwanaise travaillée par les frustrations de l'enfance, minée par un esprit de compétition et de réussite, de domination virile et de rivalité masculine, par le mensonge et l'arrivisme, le tout sur fond de culture japonaise (rigorisme pour les femmes et licence pour les hommes). Mais, dans cette société surdéveloppée, capitalistique et techniciste, l'irrationnel et le besoin de se réfugier dans des croyances ancestrales n'ont pas disparu : pratiques divinatoires, astrologie, tantrisme... Que va faire Huang Chengde ? Doit-il se conduire en homme d'honneur et tout perdre ou doit-il accepter d'être cocu pour conserver position et argent ? L'extatique et assidu étudiant pousse le vieux Huang Chengde vers la première solution. Pourtant, ce petit marquis de la vertu n'est pas, lui aussi, sans arrière-pensées. "Dans ce gouffre où triomphent les vices", tous ces tartufes feraient de leurs concitoyens des misanthropes, pressés, comme dit Molière, de "chercher sur la terre un endroit écarté où d'être homme d'honneur on ait la liberté"... Voilà qui ne diffère en rien du vieil adage kabyle : "qui veut que l'honneur regorge monte à la montagne et se nourrisse de glands"...
1.- La Femme du boucher, Seuil, 1980 réédité chez Flammarion en 2007 et Le Jardin des égarements, Editions Philippe Picquier, 2003
Traduit du chinois (Taiwan) par Marie Laureillard, Actes Sud 2004, 194 pages, 17,90 €
taïwan
-
Nuit obscure