30/11/2011
L’imposture des mots
Yasmina Khadra
L’imposture des mots Sauf à s’intéresser de près à la personne et à la personnalité de Yasmina Khadra, l’intérêt de ce livre est tout entier contenu dans cette interrogation : la scène littéraire et médiatique parisienne est-elle devenue un tel champ de bataille que même un ex-officier de l’armée algérienne, pourtant aguerri, ne puisse faire face à des adversaires (on n’ose parler d’ennemis) qui ne brillent que par la vélocité de leur plume partisane ?
Il y a une tradition bien française à tenir pour suspect le flic ou le militaire. Même si ce dernier a d’abord été encensé pour son travail d’écrivain (il est vrai qu’il publiait alors sous un pseudo et dans l’anonymat). Même s’il a combattu pour défendre des valeurs que la France républicaine pourrait partager contre des ennemis adeptes d’une barbarie sans nom. “Marginalisé trente-six ans par une armée hostile à ma vocation de romancier, voici que mon Olympe de lumière me renie à cause de mon statut d’officier” écrit-il.
Faut-il faire porter le chapeau des manipulations manigancées dans on ne sait quel cabinet noir et autres cercles occultes à cet ex-commandant de l’armée algérienne qui, jusqu’à preuve du contraire, a risqué sa vie, avec d’autres, pour faire barrage à des intégristes qui se réclament de l’islam ? Et allez donc savoir si l’Algérie n’était pas alors l’avant-poste, la base arrière d’une idéologie et de méthodes par tous réprouvées aujourd’hui ? Il faut dire que notre homme a pris des risques. Pourquoi défendre ses anciens compagnons d’armes, quand la suspicion plane sur une armée et sur ses pratiques ? L’honneur et la fidélité sont des valeurs qui ont cours dans la littérature ou dans quelques essais philosophiques, mais point dans cette arène médiatique où pullulent les repentis de tous ordres, qui se pressent d’abandonner un navire qui prend eaux de toutes parts et s’empressent de se racheter ici une conduite à bon compte… L’an dernier, Yasmina Khadra, dans L’Écrivain, levait le voile sur sa véritable identité : cette femme est un homme, qui plus est un militaire, le commandant Moulessehoul. Mal lui en prit. L’accueil de cette annonce révéla un “malentendu” : “Un soldat qui écrit des polars ravageurs sans la bénédiction de ses manitous [les généraux algériens] relève d’une fiction de série B.” Pire encore, à la sortie du livre signé par Habib Souaïdia, un autre ex-officier algérien, La Sale guerre, ses prises de position à contre-courant le précipiteront dans “les hantises du doute”, après avoir enduré les “affres du dépaysement”.
L’année 2001 n’aura pas été bonne pour notre écrivain ci-devant officier de l’armée algérienne. Pendant quarante jours, l’homme se montre plus perméable, plus sensible aux attaques, aux méchancetés, aux coups bas, aux antipathies qu’aux manifestations de sympathie. Il en est éprouvé : insomniaque, anorexique, fumant cigarette sur cigarette, il perd confiance, frisant la schizophrénie, il sent remonter en lui les vieux démons d’une enfance sans amour paternel. L’imposture des mots n’est pas un roman. Il s’apparente à un document sur les moeurs médiatiques et sur la façon dont la question algérienne est devenue en France une foire d’empoigne, avec ses bataillons et ses francs tireurs : “Je ne suis qu’un miroir. Chaque critique réagit à mes livres en fonction de ce qu’il est viscéralement.” Mais Yasmina Khadra introduit tout de même une dimension fictionnelle. Il y dialogue avec Kateb Yacine, Nazim Hikmet, Nietzsche et surtout avec ses propres personnages : l’immoral Zane, celui qui prétend être son “ange gardien” ; Haj Maurice, qui lui pose LA question : “Qu’est-ce qui t’a pris de défendre une armée décriée partout ?” ; le commissaire Llob, Da Achour ou Salah l’Indochine.
Ces dialogues, perçus par son entourage comme autant de “soliloques”, sont pour le lecteur le procédé littéraire par lequel Yasmina Khadra/le commandant Moulessehoul rend palpable son déséquilibre, son ébranlement, ses doutes. La seule vocation qui ait jamais compté pour lui est la littérature. Et c’est elle qui à la fin devrait avoir le dernier mot : “Depuis que le monde est monde, la bonne parole continue de se casser les dents sur le verbe des gourous ; le Bien n’a jamais triomphé du Mal, c’est le Mal qui finit toujours par jeter l’éponge, lassé de ses excès. Faut-il, pour autant, soupçonner systématiquement un ‘truc’ derrière chaque miracle ? Les roses ne repousseraient plus. Renoncer c’est la moins excusable des défections. Quand on prend les armes, on ne les dépose pas.” Les armes de Yasmina Khadra se résument aujourd’hui à une feuille blanche et une plume.
Julliard, 2002, 178 p., 16,60 euros
07:00 Publié dans Algérie, KHADRA Yasmina, LITTERATURE ALGERIENNE | Lien permanent | Commentaires (0)
25/03/2010
La part du mort
Yasmina Khadra
La part du mort
La part du mort de Yasmina Khadra, offre au lecteur le plaisir de retrouver le commissaire Llob et ses embardées de flic intuitif, droit, intègre et taquin, à l'occasion, avec la muse littéraire. Le récit s'ouvre dans un Alger calme et un quotidien ennuyeux, sans aucune enquête à se mettre sous la main. Il y a bien cette recommandation expresse du professeur Allouche de surveiller un ancien détenu libéré par grâce présidentielle mais l'homme dont on ignore l'identité, appelé SNP (sans nom patronymique), et présenté par le professeur comme un dangereux serial killer, ne semble pas faire de vagues. Le central bruisse davantage des frasques du lieutenant Lino qui, amouraché d'une plantureuse donzelle, plane et flambe dans des sphères que son rang et son salaire ne lui permettaient même pas d'imaginer. Tout à son incroyable et récente idylle, Lino ne s'aperçoit pas que la belle Nedjma est en fait la petite amie d'un cacique du régime, Haj Thobane, et que le mastodonte entend mettre un terme à cette plaisanterie, sentimentale... en apparence. En Algérie, mieux vaut ne pas réveiller les mammifères ventripotents. Ils ont vite fait de vous écraser, c'est ce que Haj Thobane fait comprendre à Llob et à son directeur. Rien de bien méchant en fait si ce n'est que les choses s'accélèrent : Haj Thobane, manitou parmi les manitous, ci-devant héros de la guerre d'indépendance et toujours révolutionnaire d'avant-garde, est victime d'une tentative d'assassinat. Lino est soupçonné. Llob va devoir sortir son lieutenant du guêpier dans lequel il s'est fourré. De son côté, SNP est tué. On retrouve son cadavre avec l'arme de service du lieutenant Lino. La même arme qui a servi à agresser Haj Thobane et qui a tué son chauffeur. Quel est le lien entre SNP, Lino et Haj Thobane ? Pour démêler les fils d'une histoire compliquée, Llob, aidé en cela par Soria Karadach, une historienne de renom, présentée au commissaire par l'incontournable Allouche, va devoir remonter le temps et se projeter au lendemain même de l'indépendance du pays, à Sidi Ba, là où Haj Thobane a bâti sa légende.
C'est à Sidi Ba que, dans la nuit du 13 au 14 août 1962, quatre familles ont été massacrées. Parmi elles, les Talbi qui, à la différence des trois autres, n'avaient pas de fortune à convoiter ni de passé trouble à expier. Alors pourquoi, en août 1962, liquider les Talbi ? Et qu'est devenu l'enfant, le dernier de la famille Talbi, qui, cette nuit là, réussi à fuir ? Ne serait-ce pas ce trouble et inquiétant SNP ? Haj Thobane n'aurait-il pas alors été rattrapé par son passé ? Est-il simplement victime de la jalousie du lieutenant Lino ? Bien sûr, le policier et l'historienne lèveront le voile qui, depuis des décennies, recouvre la vérité. Une fois de plus dans cette littérature algérienne, le passé projettera sur le présent une lumière incandescente. Pour cette enquête, Llob va devoir se coltiner les hautes et secrètes sphères du régime algérien. Autant dire que les complots et les manipulations courent tout au long de ce récit riche en rebondissements. L'Algérie ressemble alors aux voies de la SNCF où un train peut en cacher un autre. Ici, un complot en cache souvent un autre et le commissaire Llob n'est pas au bout de ses peines. Ses découvertes ne s'arrêteront pas à l'élucidation des meurtres d'août 1962.
L'Algérie n'en a donc pas fini avec son passé comme avec ses dignitaires, autoproclamés gardiens du pays et de la sécurité des Algériens, incarnations de la légitimité révolutionnaire qui seuls prétendent détenir la vérité, distinguer le Bien du Mal et savoir ce qu'il faut pour les autres. Dans un entrelacs de réseaux d'influence et de pouvoir, de complots et de manipulations, le commissaire Llob finit par lâcher à l'un de ces membres d'on ne sait quel cabinet noir : "L'unique chance qui reste au pays est que vous partiez." Comme son aîné en littérature, Mouloud Feraoun qui refusait les idéologies productrices de boucs émissaires et de victimes expiatoires, Khadra, via son sympathique héros, enfonce le clou : "Je m'interdis de faire allégeance aux prophéties qui légitiment le meurtre." Voeux pieux ! Toutes ces manigances et autres manipulations de laboratoire se déroulent quelques jours seulement avant octobre 1988. Il y a parfois des réactions qui vous explosent en pleine figure, à moins que tout cela soit encore l'œuvre de quelques professeurs Mabuse... Dans La part du mort, Yasmina Khadra montre une particulière aisance à manier les dialogues, à varier les creux et les pleins, les moments de tensions et de calme, les phases de dépression et d'enthousiasme. Il y a là du rythme, et les rebondissements ne sentent jamais le procédé littéraire.
Julliard, 2004, 414 p., 21 €
07:00 Publié dans KHADRA Yasmina | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : algérie, polar