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KHADRA Yasmina

  • L’imposture des mots

    Yasmina Khadra
    L’imposture des mots

    q_yasmina_.jpgSauf à s’intéresser de près à la personne et à la personnalité de Yasmina Khadra, l’intérêt de ce livre est tout entier contenu dans cette interrogation : la scène littéraire et médiatique parisienne est-elle devenue un tel champ de bataille que même un ex-officier de l’armée algérienne, pourtant aguerri, ne puisse faire face à des adversaires (on n’ose parler d’ennemis) qui ne brillent que par la vélocité de leur plume partisane ?

    Il y a une tradition bien française à tenir pour suspect le flic ou le militaire. Même si ce dernier a d’abord été encensé pour son travail d’écrivain (il est vrai qu’il publiait alors sous un pseudo et dans l’anonymat). Même s’il a combattu pour défendre des valeurs que la France républicaine pourrait partager contre des ennemis adeptes d’une barbarie sans nom. “Marginalisé trente-six ans par une armée hostile à ma vocation de romancier, voici que mon Olympe de lumière me renie à cause de mon statut d’officier” écrit-il.
    Faut-il faire porter le chapeau des manipulations manigancées dans on ne sait quel cabinet noir et autres cercles occultes à cet ex-commandant de l’armée algérienne qui, jusqu’à preuve du contraire, a risqué sa vie, avec d’autres, pour faire barrage à des intégristes qui se réclament de l’islam ? Et allez donc savoir si l’Algérie n’était pas alors l’avant-poste, la base arrière d’une idéologie et de méthodes par tous réprouvées aujourd’hui ? Il faut dire que notre homme a pris des risques. Pourquoi défendre ses anciens compagnons d’armes, quand la suspicion plane sur une armée et sur ses pratiques ? L’honneur et la fidélité sont des valeurs qui ont cours dans la littérature ou dans quelques essais philosophiques, mais point dans cette arène médiatique où pullulent les repentis de tous ordres, qui se pressent d’abandonner un navire qui prend eaux de toutes parts et s’empressent de se racheter ici une conduite à bon compte… L’an dernier, Yasmina Khadra, dans L’Écrivain, levait le voile sur sa véritable identité : cette femme est un homme, qui plus est un militaire, le commandant Moulessehoul. Mal lui en prit. L’accueil de cette annonce révéla un “malentendu” : “Un soldat qui écrit des polars ravageurs sans la bénédiction de ses manitous [les généraux algériens] relève d’une fiction de série B.” Pire encore, à la sortie du livre signé par Habib Souaïdia, un autre ex-officier algérien, La Sale guerre, ses prises de position à contre-courant le précipiteront dans “les hantises du doute”, après avoir enduré les “affres du dépaysement”.

    L’année 2001 n’aura pas été bonne pour notre écrivain ci-devant officier de l’armée algérienne. Pendant quarante jours, l’homme se montre plus perméable, plus sensible aux attaques, aux méchancetés, aux coups bas, aux antipathies qu’aux manifestations de sympathie. Il en est éprouvé : insomniaque, anorexique, fumant cigarette sur cigarette, il perd confiance, frisant la schizophrénie, il sent remonter en lui les vieux démons d’une enfance sans amour paternel. L’imposture des mots n’est pas un roman. Il s’apparente à un document sur les moeurs médiatiques et sur la façon dont la question algérienne est devenue en France une foire d’empoigne, avec ses bataillons et ses francs tireurs : “Je ne suis qu’un miroir. Chaque critique réagit à mes livres en fonction de ce qu’il est viscéralement.” Mais Yasmina Khadra introduit tout de même une dimension fictionnelle. Il y dialogue avec Kateb Yacine, Nazim Hikmet, Nietzsche et surtout avec ses propres personnages : l’immoral Zane, celui qui prétend être son “ange gardien” ; Haj Maurice, qui lui pose LA question : “Qu’est-ce qui t’a pris de défendre une armée décriée partout ?” ; le commissaire Llob, Da Achour ou Salah l’Indochine.
    Ces dialogues, perçus par son entourage comme autant de “soliloques”, sont pour le lecteur le procédé littéraire par lequel Yasmina Khadra/le commandant Moulessehoul rend palpable son déséquilibre, son ébranlement, ses doutes. La seule vocation qui ait jamais compté pour lui est la littérature. Et c’est elle qui à la fin devrait avoir le dernier mot : “Depuis que le monde est monde, la bonne parole continue de se casser les dents sur le verbe des gourous ; le Bien n’a jamais triomphé du Mal, c’est le Mal qui finit toujours par jeter l’éponge, lassé de ses excès. Faut-il, pour autant, soupçonner systématiquement un ‘truc’ derrière chaque miracle ? Les roses ne repousseraient plus. Renoncer c’est la moins excusable des défections. Quand on prend les armes, on ne les dépose pas.” Les armes de Yasmina Khadra se résument aujourd’hui à une feuille blanche et une plume.

    Julliard, 2002, 178 p., 16,60 euros

  • La part du mort

    Yasmina Khadra
    La part du mort


    KHADRA_Yasmina_2007.jpgLa part du mort de Yasmina Khadra, offre  au lecteur le plaisir de retrouver le  commissaire Llob et ses embardées de flic intuitif, droit, intègre et taquin, à l'occasion, avec la muse littéraire. Le récit s'ouvre dans un Alger calme et un quotidien  ennuyeux, sans aucune enquête à se mettre sous la main. Il y a bien  cette recommandation expresse du professeur Allouche de surveiller un ancien détenu libéré par grâce présidentielle mais l'homme dont on ignore l'identité, appelé SNP  (sans nom patronymique), et présenté par le professeur comme un  dangereux serial killer, ne semble  pas faire de vagues. Le central  bruisse davantage des frasques du  lieutenant Lino qui, amouraché  d'une plantureuse donzelle, plane et  flambe dans des sphères que son  rang et son salaire ne lui permettaient  même pas d'imaginer. Tout  à son incroyable et récente idylle,  Lino ne s'aperçoit pas que la  belle Nedjma est en fait la petite  amie d'un cacique du régime, Haj Thobane, et que le mastodonte entend mettre un terme à cette  plaisanterie, sentimentale... en  apparence. En Algérie, mieux vaut  ne pas réveiller les mammifères  ventripotents. Ils ont vite fait de  vous écraser, c'est ce que Haj Thobane fait comprendre à Llob et à  son directeur.  Rien de bien méchant en fait si  ce n'est que les choses s'accélèrent  : Haj Thobane, manitou parmi  les manitous, ci-devant héros de la  guerre d'indépendance et toujours  révolutionnaire d'avant-garde, est  victime d'une tentative d'assassinat.  Lino est soupçonné. Llob va devoir sortir son lieutenant du guêpier  dans lequel il s'est fourré. De  son côté, SNP est tué. On retrouve  son cadavre avec l'arme de service  du lieutenant Lino. La même arme  qui a servi à agresser Haj Thobane  et qui a tué son chauffeur.  Quel est le lien entre SNP, Lino  et Haj Thobane ? Pour démêler les  fils d'une histoire compliquée,  Llob, aidé en cela par Soria Karadach,  une historienne de renom, présentée au commissaire par l'incontournable  Allouche, va devoir  remonter le temps et se projeter  au lendemain même de l'indépendance du pays, à Sidi Ba, là où  Haj Thobane a bâti sa légende.
    C'est à Sidi Ba que, dans la nuit  du 13 au 14 août 1962, quatre  familles ont été massacrées. Parmi  elles, les Talbi qui, à la différence des trois autres, n'avaient pas de  fortune à convoiter ni de passé  trouble à expier. Alors pourquoi,  en août 1962, liquider les Talbi ? Et qu'est devenu l'enfant, le dernier  de la famille Talbi, qui, cette nuit là, réussi à fuir ? Ne serait-ce pas  ce trouble et inquiétant SNP ? Haj  Thobane n'aurait-il pas alors été  rattrapé par son passé ? Est-il simplement  victime de la jalousie du  lieutenant Lino ?  Bien sûr, le policier et l'historienne lèveront le voile qui, depuis des  décennies, recouvre la vérité. Une  fois de plus dans cette littérature  algérienne, le passé projettera  sur le présent une lumière incandescente.  Pour cette enquête, Llob  va devoir se coltiner les hautes et  secrètes sphères du régime algérien.  Autant dire que les complots  et les manipulations courent  tout au long de ce récit riche  en rebondissements. L'Algérie  ressemble alors aux voies de la  SNCF où un train peut en cacher  un autre. Ici, un complot en  cache souvent un autre et le commissaire Llob n'est pas au bout  de ses peines. Ses découvertes ne  s'arrêteront pas à l'élucidation  des meurtres d'août 1962.  
    L'Algérie n'en a donc pas fini avec  son passé comme avec ses dignitaires, autoproclamés gardiens du  pays et de la sécurité des Algériens, incarnations de la légitimité révolutionnaire qui seuls prétendent  détenir la vérité, distinguer le  Bien du Mal et savoir ce qu'il faut  pour les autres. Dans un entrelacs  de réseaux d'influence et de pouvoir, de complots et de manipulations, le commissaire Llob finit  par lâcher à l'un de ces membres  d'on ne sait quel cabinet noir :  "L'unique chance qui reste au  pays est que vous partiez."  Comme son aîné en littérature, Mouloud Feraoun qui refusait  les idéologies productrices de  boucs émissaires et de victimes  expiatoires, Khadra, via son sympathique héros, enfonce le clou :  "Je m'interdis de faire allégeance  aux prophéties qui légitiment  le meurtre." Voeux pieux ! Toutes  ces manigances et autres manipulations  de laboratoire se déroulent  quelques jours seulement avant  octobre 1988. Il y a parfois des  réactions qui vous explosent en  pleine figure, à moins que tout  cela soit encore l'œuvre de  quelques professeurs Mabuse...  Dans La part du mort, Yasmina  Khadra montre une particulière  aisance à manier les dialogues, à  varier les creux et les pleins, les  moments de tensions et de calme,  les phases de dépression et d'enthousiasme.  Il y a là du rythme, et  les rebondissements ne sentent  jamais le procédé littéraire.

    Julliard, 2004, 414 p., 21 €