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DJEBEL Mourad

  • Les Paludiques

    Mourad Djebel

    Les Paludiques

     

    image-7.gifLes lecteurs de Sens interdits et des Cinq et une nuits de Shahrazède, les deux romans de l’Algérien Mourad Djebel ne seront pas étonnés de découvrir Les Paludiques, son premier recueil de poèmes, tant son écriture était déjà empreinte d’une force poétique et d’une légitime virulence concentrée dans une langue furibarde, malaxée, triturée et malmenée ad libitum. Les Paludiques, brûle de la même fièvre, celle du poète en proie au délire, aux fulgurances, celle du veilleur insomniaque qui connaît les affres de l’angoisse et des pensées qui pèsent tandis que tous dorment en paix. Classique « fonction apodictique » de l’aède qui ausculte « cette plaie du monde cette plaie de soi », « ce nœud goitreux / Entre soi et le monde. »

     

    Mourad Djebel appartient à cette génération d’écrivains et d’artistes algériens, auteurs d’une œuvre « tangente à l’opposé du degré quatre-vingt-dix et au cercle des portes bannières ». Démiurges d’une littérature incandescente où brûleraient d’un feu salvateur les démons qui hantent cette terre-carrefour plusieurs fois martyre et cependant toujours féconde. Cette incandescence brûle d’abord les tripes du poète fiévreux, « grelottant » d’une « pyrexie protéiforme » de sorte que l’écriture est une conséquence paludique : « la garde rouge-artillerie / des verbes suppurant le pus ».

     « Préparant un babil-Esperanto qui écorche de stridence vos sensibles âmes télégéniques », l’auteur tient en réserve « des kilomètres de fureurs : configuration improbable étanche à la beauté consensuelle / je me biffe de tous les registres / me corne et m’improvise en barbare à moins d’incarner Satan / (somme toute) il est dit qu’il fut le premier réfractaire ». Langue réfractaire donc, voulue, revendiquée même, « obscure et difforme ».


    Certes, cette « bile » suppurent des massacres, celui de Bentalha et de tant d’autres. Mais ces fièvres paludéennes sont le triste héritage d’« hypermnésies » et d’une « crasse millénaire » incarnée par un corps lui-même « territoire mnémonique tant razzié ». Que « L’HISTOIRE de nous s’abstienne » crie Mourad Djebel, car le passé « crible l’instant de shrapnells ». De ce côté-ci de Mare Nostrum aussi : « Vos tentatives d’identifications laconiques – à entêtes réglementaires – policière / mes empreintes génitales / genèse de vos geignement passés et à venir / s’y refusent / qu’ils me classent / sans ma participation me répartissent / dans toutes les cases pré ou post mortem ». M.Djebel n’a que faire de la fausse bonne conscience et des sentiments à deux sous. Peut lui chaut l’hypocrisie, des « on reste solidaire du peuple machin chouette » : « des vies par contingents, par containers, par concomitance d’essaims et de destins, filaient à l’anglaise en passant par la case indienne pour ne pas filer le mauvais coton celluloïd hémophile des linceuls. Mais les filières furent écourtées de cul-de-sac aux guérites consulaires. »

     

    Assez dit le poète : « stoppez ce monde / cette terre / je veux prendre la prochaine ». Il se réfugie dans les nuits votives, l’ivresse,  l’amour - « et j’ai pris ta peau pour religion et territoire ». Mais point d’échappatoire sauf à dénicher ce « plus petit – devis divin – diviseur commun au genre humain » qui permettra au « temps » et à « l’Histoire » d’improviser « sans guide d’ailleurs/ une hyperbole soluble autrement que par la revanche le suicide ou la guerre. »

     

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    Avec le « petit-fils des transhumances – enfants des salsugineux scarifié au cœur », « barbaresque de naissance comme toutes les convergences », il faut (ré)apprendre l’instant présent, un temps « décontaminé » de « fut » et de « devenir. Le suivre « pour trouver le chemin du / Recommencement ». Et, après Machado ou Pessoa, retrouver cette vérité universelle déclinée depuis des siècles par toutes les sagesses du monde : « Le chemin m’indiques-tu / Celui qui s’en va doit savoir / Qu’il ne saurait / Retrouver intact / Ni le seuil ni la lumière ni les sourires / Mais le chemin / Comme les lignes de la main / (est) Demeure ».

     

    La Différence, 2006, 77 pages, 12 €

  • Les Cinq et une nuits de Shahrazède

    Mourad Djebel

    Les Cinq et une nuits de Shahrazède

     

    djebel.jpg« Nous sommes issus de tant de brassages, de métissages, certes dans la violence et l’invasion, mais ils sont réels et constituent un rempart contre l’hégémonisme, contre le fanatisme, et un chemin à creuser pour peu qu’on cultive cette diversité pour asseoir un autre type, un nouveau type de légitimité de l’État. Si l’on n’infléchit pas la tendance de l’Unique, nous courons à la catastrophe (…) ». Ainsi, tandis que le pouvoir algérien interdisait à son peuple le droit de lire le dernier Boualem Sansal (Poste restante paru chez Gallimard) et que son vieux dirigeant renouait avec les non moins vieux démons d’une conception figée et exclusive de l’identité algérienne, les romanciers du cru continuent eux, contre vents et marées, de disséquer la « monstruosité nés des humiliations et des défaites de l’Histoire », une « monstruosité » qui aujourd’hui « se nourrit des modernes frustrations ». Mourad Djebel appartient à cette génération-lotus d’écrivains algériens, sortie du bourbier des années 90. On lui doit déjà Sens interdits, paru en 2001 chez le même éditeur. L’Algérie demeure au cœur de son texte, une Algérie kaléidoscopique, débarrassée des pesanteurs spatiales et temporelles, une Algérie à plusieurs voix, déployée en plusieurs registres et langues. Plus encore que ses aînés, Kateb Yacine, Rachid Boudjedra ou le premier Boualem Sansal, celui du Serment des barbares, Mourad Djebel bouscule le cadre narratif pour rendre au plus près cette Algérie entre diversité et cauchemars…

    Au centre du roman il y a le cycle des cinq nuits, ces cinq nuits durant lesquelles Loundja alias Shahrazède tente de dévier de sa « trajectoire autodestructrice » son ancien élève et ami, Shahriyar. Comme dans Les 1001 et une nuits, le conte, la littérature - ici le récit fondateur du Voyageur et de la Sahélienne - pourrait-elle être une arme de combat pour échapper « à la folie d’une réalité cauchemardesque », une arme contre la mort ?

    Au cours de ces cinq nuits, le passé, les espoirs et les désillusions des deux amants défilent sur fond d’histoire algérienne, depuis les promesses trahies d’un « avenir radieux » en juillet 1962 jusqu’à « cette folie de sang qui se pare, comme une putain fardée, de principes humains ou divins » en passant par les massacres et tortures d’octobre 1988. Ces journées charnières où l’armée a tiré sur « une foule d’enfants » : « des enfants en garderont des séquelles à vie, des enfants qui ont été violés, sodomisés, papa, la baignoire, les coups, les brûlures, les blessures, tu connais le catalogue, papa, c’est le même que celui des paras de l’armée française » dit, peccamineuse, Loundja à son père, ancien héros de la lutte pour l’indépendance du pays.

    Mais cette « monstruosité » qui ronge le pays n’est pas une fatalité. Loundja-Shahrazède « dit qu’elle en a marre du couplet qui court sur toutes les lèvres stipulant que cette terre est trop passionnée et tout ce qui s’y entreprend trop passionnel, « D’où l’attrait pour la tragédie, les harangueurs de foules, la lutte entre les dieux, l’apostasie, l’invasion, la guerre (…) ».

    Deux autres voix se font entendre. Celle d’abord de Shahriyar à travers ses Carnets, des écrits hallucinés, parfois hermétiques, qui donnent à lire le regard de l’ami et de l’amant sur ces cinq nuits passées dans un hôtel de la corniche constantinoise.

    Il y a enfin cette narratrice dont l’identité ne sera révélée qu’à la fin du roman et qui s’inscrit dans une longue chaîne de conteuses. Elle est celle qui, sans avoir retrouvé le manuscrit-fondateur du Voyageur, restitue l’ensemble de l’histoire, l’origine et la naissance d’« une branche nouvelle de sang mêlé », sur laquelle elle compte bien, elle aussi, inscrire sa marque.

    Le livre brille d’un foisonnement de thèmes, de fulgurances littéraires, d’émotions et de références historiques : l’histoire algérienne qui, à partir d’une « matrice mère amazigh », est l’histoire des métissages nés des invasions diverses ; l’histoire de la pénétration militaire française, des fantasmes et de l’érotisation de l’Orient mais aussi la place de l’individu au sein de la société algérienne ; l’autonomie de la femme ; les questions de l’homosexualité, de la sexualité ou du racisme anti-noir.

    La clef de cette construction littéraire bigarrée, un brin complexe, se niche peut-être dans une quête de l’universel, un éloge de la diversité et du métissage même si sa naissance sur la terre algérienne a été traumatisante : « Même si elle est violente, cette origine pour le pire, elle n’en demeure pas moins métisse pour le meilleur », de sorte que Mourad Djebel invite à se détourner de cette « tendance de l’Unique » pour retrouver un chemin emprunté déjà par un Ibn Arabi, un chemin qui mène à « croire que l’homme est autant que le langage, médiation des mondes, médiations de tous les mondes, porteurs d’essences premières communes à tous les êtres (…) »

     

    Edition  La Différence, 2005, 364 pages, 23 €

     

     

     

  • Sens Interdits

    Mourad Djebel

    Sens Interdits

     

    panneaux-insolites-verchaix-france-1333102297-1093868.jpgChez Mourad Djebel, « le temps (et même l’espace géographique), (...) ne se retrouve plus dans des repères linéaires (...), ne construit plus mais déconstruit et s’empêtre dans une inconsistance et une inconstance où les objets et les êtres affluent et refluent sans cheminement précis (...) ». Voilà le plus caractéristique de ce roman dont l’originalité est tout entière contenue dans l’écriture et dans la mise en scène d’un récit centré sur la disparition de Yasmina. Autour d’une scène cruciale, récurrente, se tissent les fils d’une histoire livrée par bouffées, en épisodes brusques et parfois inattendus. L’histoire de Maroued et de Yasmina mais aussi celle de trois adolescents, Larbi, Nabile et le même Maroued, liées par un pacte tacite scellé en octobre 1986 dans les odeurs des lacrymogènes et le sifflement des balles des militaires dépêchés pour réprimer des manifestations à Constantine. C’est sur un pont de cette ville, que les trois camarades marcheront « dans les deux sens en faisant des allers-retours ininterrompus pendant plusieurs heures, jouant aux sentinelles ou nous livrant en prisonniers au pont, aux deux abstractions du code de la route (le Sens interdit et le Stop)... ».

    Dans ce premier roman, l’auteur mettait toutes les palettes du langage au service d’une « boulimie des mots, des analogies et des fils enchevêtrés de l’histoire » mais aussi d’une remarquable et parfois déroutante « ivresse verbeuse ». Elle était néanmoins et déjà une marque de fabrique certaine, riche de nombreuses originalités stylistiques, poétiques autant que romanesques.

     


    Edition La Différence, 2001, 332 pages, 20,58€