Fadéla Hebbadj
L’Arbre d’ébène
Ce premier roman de Fadéla Hebbadj plonge le lecteur au cœur du quotidien de deux sans papiers, Mama et son fils Nasser. Le thème prend de plus en plus de place dans la littérature française, depuis sans doute un des premiers livres qui ait abordé le sujet à partir des côtes marocaines (1). Faut-il croire, comme le dit un des personnages de ce roman, que cela serait parce que « l’humanité est sortie du territoire français » ? Cela reste à voir, car si l’humanité déserte ici certains ministères ou administrations et même quelques cœurs, le livre montre aussi que la France sait rester humaine.
L’histoire tout d’abord. Après l’enfer d’un périple qui, du Mali au Maroc via le Sénégal a été rythmé par des drames, des trahisons, des viols - jusque sur le cayuco, la pirogue -, Mama et son fils Nasser débarquent à Marseille. D’autres dangers guettent le gamin âgé de six ans alors et sa mère malade : la peur de la police, les squats et les foyers, l’hostilité et le rejet des uns mais aussi la solidarité et la générosité d’autres… Pourtant confie Nasser : « je voudrais ne pas avoir franchi les portes de l’océan. Je me rends compte à présent combien leurs porte-monnaie sont sans valeur et combien la brousse est un abri contre les jeux gratuits des Blancs. »
C’est tout cela que raconte Fadéla Hebbadj dont la dédicace, « à vava » c’est à dire « à papa » laisse subodorer quelques origines kabyles. Le thème choisi le serait donc par solidarité, une prise de conscience du sort réservé à des hommes, des femmes et maintenant des enfants qui ne cherchent qu’à vivre. En un mot il ne s’agit pas d’un témoignage.
C’est peut-être ce qui fait l’originalité du roman : l’histoire du dévouement d’une mère pour son fils : « Nasser est mon fils, et il a ses lectures. Il m’a suivie en enfer, je tiens à lui trouver une place ailleurs que chez nous. Il faut qu’il rencontre le monde loin des nôtres… ». En retour, il y a l’amour d’un fils pour sa mère. L’Arbre d’ébène s’inspire de Romain Gary, celui de La Promesse de l’aube notamment : « moi j’ai la chance d’avoir une mère comme celle de mon livre ». Car le gamin dévore les livres que lui prête Andrée. Amour pour sa mère mais aussi velléités d’émancipation. … « elle [Mama] était un poids pour ma solitude ». « Avant, j’aurais jamais pu dire une chose pareille. Mama, c’est ma mère, mais n’empêche que je supportais une solitude qui n’était pas la mienne. »
Ce premier roman parle du temps, ce « drôle de caméléon », de mémoire et de la capacité à se libérer du passé ; « le passé, c’est bien, mais jusqu’à en faire tant d’histoires ! C’est inutile. » À la sagesse maternelle enracinée dans une culture orale, Nasser ajoute la connaissance et l’ouverture nées de ses lectures. Par bien des passages, ce roman évoque l’essai d’Anne-Cécile Robert, L’Afrique au secours de l’Occident (éd. de L’Atelier). Fadéla Hebbadj montre les manques, les absences de la société. L’expérience souvent douloureuse des sans papiers sert aussi à révéler les vides d’une certaine modernité : solitude, régression des solidarités, indifférence, argent roi, fausses idoles…
1- Mahi Binebine, Cannibales, Fayard, 1999
Edition Buchet-Chastel, 2008, 172 pages, 14€
sans papiers
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L’Arbre d’ébène
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Paroles Sans papiers
Paroles Sans papiers (Collectif)
Paroles Sans papiers est une bande dessinée mais pas seulement. Si au cœur du livre il y a bien neuf témoignages, livrés ici par neuf dessinateurs, la volonté d’Alfred et David Chauvel qui ont coordonné cette initiative et du rédacteur, Michaël Le Galli, est militante. À tout le moins, ils veulent « tenter de faire comprendre une réalité qui nous concerne tous ».
L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur une préface pugnace d’Emmanuelle Béart, déjà présente aux côtés des Sans-papiers en 1996 lors de l’évacuation manu militari de l’église Saint-Bernard suivie du témoignage de José Munoz, dessinateur d’origine argentine. Il se referme sur un petit dossier d’une dizaine de pages consacré à l’immigration en France et tout spécialement aux Sans-papiers (chronologie des luttes, évolution juridique, mesures policières, réalité et fantasmes…).Au cœur de l’ouvrage, les récits-dessins sont signés Lorenzo Mattotti, Gipi, Frederik Peeters, Pierre Place, Alfred, Brüno, Kokor, Jouvray et Cyril Pedrosa. L’ensemble est plutôt une réussite, même si parfois le côté militant et donc par trop démonstratif, dérange.
Qu’elles soient Congolaises, Sénégalaise ou Tchétchènes, qu’ils soient Brésilien, Ivoirien, Marocain ou Algérien, tous racontent les raisons de leur départ, de leur fuite parfois, les longues marches, la faim, la peur, l’hostilité permanente, les violences et les vols subis, les viols, la mort aussi. Martine, Serge, Raissa, Malika, Joao, Mariem, Brahim ou Osmane témoignent de l’incroyable indifférence des hommes aux souffrances d’autres hommes. « J’ai dit ma peine à qui n’a pas souffert et il s’est ri de moi (…) » dit la sagesse kabyle qui en connaît un rayon sur les limites de l’espèce humaine…
Débarqués en France signifie que l’on a réussi à sortir vivant d’un périple de plusieurs milliers de kilomètres, échapper à l’armada policière des États du Sud qui veille sans ménagement, et enfin, à s’extraire de la grande lessiveuse méditerranéenne. A-t-on pour autant atteint l’Eldorado ? Rien n’est moins vrai ! Ce qu’il est montré ici, ce sont les journées sans soleil, les intérieurs froids et miteux, la clandestinité et la peur au ventre, un horizon désespérément noir à l’image de la tonalité dominante des dessins. Pour certaines, le rêve de l’Eldorado hexagonal débouche sur le cauchemar de la prostitution ou de l’esclavage. Tous racontent la dépossession de soi et de son identité et la confrontation avec une logique politico-administrative sourde à la souffrance d’hommes, de femmes et d’enfants dont le seul crime est de se débattre pour trouver une place, une petite place, sur cette terre devenue partout inhospitalière.
Edition Delcourt, 2007, 72 pages, 14, 95 €
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L’Arbre d’ébène
Fadéla Hebbadj
L’Arbre d’ébène
Un squat, rue de la Chaussée d’Antin. Au 5, là où s’élevait dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et jusqu’en 1860 la maison de Louise d’Épinay, la protectrice de J.J.Rousseau. Dans son salon, elle recevait toutes les sommités intellectuelles de son temps, nationales et européennes. Mozart y fit un bref séjour. Plus tard et plus longuement, Chopin y résida avec quelques autres émigrés polonais. L’Hôtel d’Epinay n’existe plus. C’est un autre immeuble qui a vu le jour au niveau du 5 de la Chaussé d’Antin. L’esprit du lieu peut-être demeure encore…(1)
D’autres étrangers occupent aujourd’hui l’immeuble. Mama et son fils âgé de 10 ans s’y cachent. Mama a promis à Nasser qu’un jour ils auront un réfrigérateur, un grand lit et un homme, « l’arbre d’ébène » qui les protégera et s’occupera d’eux. Pour le moment, ils n’ont qu’un sac de couchage où ils réchauffent leurs solitudes. Mama s’absente souvent, partant pieds nus dans le froid de l’hiver. Alors ? Promesses ? Mensonges ? « Tu m’as menti, depuis ce voyage. Là-bas on était mieux, maintenant si tu meurs qui va s’occuper de moi ? » s’inquiète Nasser.
Là-bas c’était en Afrique. Fadéla Hebbadj raconte les horreurs de ce périple qui, du Mali à Paris, en passant par Marseille, conduira Mama et Nasser au quotidien des sans-papiers. C’est aussi par sa marge qu’une société se révèle à elle-même, en décentrant son regard. Fadéla Hebbadj à travers ses deux personnages, porte un regard sur la société française : les peurs qui s’y répandent, la méchanceté, le culte de l’argent, l’indifférence, la solitude, les fausses idoles…
« L’humanité [serait-elle] sortie du territoire français » ? Elle a déjà déserté ici certains ministères, certaines administrations et quelques cœurs, - de Blanc ou de Noir (voir l’épisode du « café plein de frères »). « Dans notre pays, on les accueille avec le respect et l’hospitalité, ils viennent avec le sourire et repartent avec de bons souvenirs, ici ils nous accueillent avec des matraques et nous font vivre des cauchemars comme des criminels… » dit Mama.
Pour autant, le livre montre aussi que la France sait rester humaine. A Marseille, Yvonne qui a recueilli les deux clandestins, apprend à lire et à écrire au gamin. Mario, le jeune paumé, « il était blanc, mais il aurait pu être mon grand frère, parce qu’il avait un esprit de Noir », aidera Nasser à retrouver sa mère hospitalisée. Andrée, la bouquiniste, refilera bien plus que des livres et des histoires au gamin.
A l’instar, de La Promesse de l’aube de Romain Gary, Fadéla Hebbadj écrit un livre sur une mère et son fils, le dévouement et même le sacrifice de l’une et l’amour de l’autre. Mais Nasser, malgré lui, s’aventure sur un autre chemin, le sien, celui de l’émancipation. « Elle [Mama] était un poids pour ma solitude » finit-il pas ressentir. « Avant, j’aurais jamais pu dire une chose pareille. Mama, c’est ma mère, mais n’empêche que je supportais une solitude qui n’était pas la mienne. » L’exil est aussi une lente désagrégation. Facile de comprendre alors pourquoi Nasser voudrait « ne pas avoir franchi les portes de l’océan. Je me rends compte à présent combien leurs porte-monnaie sont sans valeur et combien la brousse est un abri contre les jeux gratuits des Blancs. »
1- Jacques Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, éd. de Minuit, 1963.
Edition Buchet-Chastel, 2008, 172 pages, 14 €
Fadéla Hebbadj vient de faire paraître Les Ensorcelés aux éditions Buchet Chastel. Nous y reviendrons.
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Écrivains/Sans-papiers Nouvelles
Écrivains/Sans-papiers
Nouvelles
Sauf erreur, les sans-papiers avaient inspiré bien peu de textes littéraires à la sortie de ce recueil de nouvelles. Le livre du marocain Mahi Binebine, Cannibales (1999), étant une première exception. C'est dire si l'initiative de publier trente-quatre nouvelles sur le sujet méritait l'attention. Et si, pour reprendre Hamlet, il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que la philosophie d'Horatio en puisse rêver, osons dire qu'il y a plus de vérités et d'informations dans ces nouvelles que bien des controverses ou des publications savantes, utiles mais par trop abstraites, en puissent à leur tour rêver. La qualité première de ce recueil est de (ré)introduire la dimension humaine au cœur de cette aventure migratoire souvent tragique. Côté informations, le lecteur finit par tout savoir : le déracinement et les déchirements familiaux, l'espoir aussi de fuir, qui la misère, qui l'oppression, les filières de passeurs, l'attente, l'incertitude, la dépossession de soi, l'argent qu'il faut fournir sans garantie aucune, la faim, le froid, le manque de sommeil, les douleurs physiques qui s'ajoutent aux souffrances morales. Il faut, de plus, compter avec les passeurs véreux qui, après avoir empoché l'argent, vous abandonnent dans la nature, ou avec ces filières qui se chargent de placer leurs "clients" auprès d'entrepreneurs qui les réduisent à la condition d'esclave. Reste enfin le risque de se faire prendre par la police. Ceux qui réussissent à passer la frontière ne sont pas au bout de leurs peines. De ce côté-ci, la dépossession de soi se poursuit, s'accentue même au point que le corps se décompose, partie par partie, jusqu'à la mutilation ; la peur d'être victime d'un contrôle de "non-identité" ou du racisme oblige à être en permanence sur le qui-vive ; fragilisés, ces hommes et ces femmes sont à la merci des rentiers du système, propriétaires d'appartements et autres entrepreneurs-exploiteurs, quand ce n'est pas la terrible descente aux enfers de la prostitution des filles-mères abandonnées. Le tableau ne serait pas complet sans l'évocation du rapport avec l'administration ou la police, et jusqu'aux conséquences de la législation en matière de régularisation. Tout y est, rien ne manque, pas même la question culturelle du rapport à l'Autre.
Il ne faut pas pour autant en déduire que le tableau est noir et trop militant. Côté littérature, la majorité des nouvelles ici présentées brillent autant par leur contenu informatif que par leurs qualités stylistiques et romanesques. De ce point de vue, nombre de trouvailles réjouissent le lecteur. Ainsi, ces sans-papiers qui entreprennent de démolir les trottoirs parce que la terre pourrit sous le béton (J.-P. Bernède), ou la rencontre de deux enfants sans-papiers avec Zidane et Ronaldo sur la pelouse de la finale de la Coupe du monde de football (D. Daeninckx). Et cette petite perle d'humour qui montre comment Achille, un frêle Zaïrois s'exprimant dans un français du XVIIe siècle, et Mikhaïl, un malabar russe, ancien instructeur des forces spéciales de la marine soviétique, s'extraient des griffes des "archers du royaume des lys" (F. H. Fajardie). De dépossession de soi, il en est question chez P. Hérault, dans le calepin d'un sans-papiers retrouvé sur un banc d'un square, ou chez A. Kalouaz, dont le personnage aura usurpé pendant quinze ans l'identité d'un autre. Humour aussi, avec G. Mazuir et son héros embarqué malgré lui dans la lutte des sans-papiers, et dont les capacités à courir et à semer la police française le conduisent à représenter la France au sein de la Fédération française d'athlétisme. A. de Montjoie brosse un autre scénario, selon lequel l'expulsion des sans-papiers et autres immigrés laisse le pays en proie à un lent et inexorable dessèchement. L'appauvrissement sera non seulement économique, mais aussi social et humain. V. Staraselski fait se rencontrer le temps d'un contrôle, sous le faible éclairage d'un réverbère et à la lumière de la philosophie, un flic et une prostituée sans-papiers... Un livre riche et dense qui, malgré le tableau souvent sombre d'une triste réalité, parvient à ne pas désespérer le lecteur des hommes et de nos concitoyens.
Édition Bérénice, 2000, 231 pages
Photos (dans l'ordre): F. H. Fajardie, A. Kalouaz & D. Daeninckx)
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French Dream
Mohamed Hmoudane
French Dream
Mohamed Hmoudane est poète et l'auteur de six recueils, French Dream (pourquoi ici la langue anglaise ?) est son premier et pour l'heure unique roman. Il y raconte les tribulations d'un candidat à l'émigration et ses galères dans cette douce France tellement rêvée. Une fois de plus rien de bien nouveau sous le soleil si ce n'est l'impression d'un texte qui s'essouffle sur la distance et des propos qui pourraient choquer le moins moraliste des lecteurs. Il faut dire que Mohamed Hmoudane place son texte sous les auspices d'une citation de Jean Genet : "les romans ne sont pas des rapports humanitaires. Félicitons nous, au contraire, qu'il reste assez de cruauté, sans quoi la beauté ne serait pas." Le lecteur est ainsi, d'entrée, averti.
Après des tentatives contestataires vouées à l'échec dans une société marocaine policée et cadenassée par un pouvoir autoritaire, "je n'avais plus qu'une seule idée en tête, dit le narrateur, partir, d'autant plus que l'atmosphère chez nous était devenue de plus en plus insupportable, plus que pesante. Nous étions comme frappés par un malheur indicible." Ledit narrateur réussit à débarquer en France. Hébergé par son frère Adam, il va faire mille et un boulots pour essayer de s'en sortir.
Mais notre héros qui n'a rien de vraiment positif (pour le moins mais cela n'est pas une obligation) empoche la recette des ventes militantes effectuées pour le compte du Parti et n'a qu'un objectif : obtenir sa « carte de dix ans ». Pour ce faire, il est près à tout. Il tente sa chance avec Christelle, mais déchante au bout de trois mois : "Tous mes châteaux de sable s'effondraient l'un après l'autre brusquement. D'une naïveté extrême, je lorgnais non seulement sur la carte de dix ans mais aussi, à long terme, sur l'héritage (...)"
Avec Karine il convolera en justes noces et s'ouvrira ainsi la voie de la régularisation administrative, ce qui n'empêche nullement les propos critiques sur le masque de l'intégré, revêtu pour faire bonne figure dans le couple, avec les amis, avec les collègues bien évidemment laïques du collège...
Tout cela va se solder par un divorce et un retour fissa au Maroc. Après quelques illusions laissées au vestiaire et une dose supplémentaire de bile déversée, retour à Saint-Denis : "C'est là où je vis le mieux ma condition d''indigène'. Je vous laisse cogiter cette équation trop évidente ou alors pas assez : Paris = métropole - banlieue = ancienne colonie..." Voilà qui est peu original et démago à souhait. Le texte avance, un brin pompeux ("Écrire c'est aussi payer, mots et phrases sonnants, le prix fort de la liberté"). Un premier texte nourri peut-être plus par le ressentiment que par la cruauté et qui se termine sur cette confidence : "les [les pages du livre] noircir était pour moi une question de vie ou de mort. De vie surtout. Cette dernière phrase fait peut-être tout le livre (sic)." Fonction "vitale", prophylactique donc de la littérature. Pour l'auteur s'entend.
La Différence, 2005, 123 pages, 14 euros