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Littérature marocaine

  • Driss Chraïbi. La recherche d’une humanité perdue (3/3)

     Driss Chraïbi. La recherche d’une humanité perdue (3/3)

     

    Le souci de soi

     

    16444243.jpgDriss Chraïbi a donc fait intellectuellement ET physiquement, l’expérience du rapport à l’Autre, l’expérience de l’exil, du décentrement, de la mise en relativité des connaissances acquises, des certitudes héritées, des identités et des frontières. Ce qui au lendemain de la guerre relevait peut-être d’une certaine singularité - même si elle est en ébauche chez des écrivains comme Mouloud Feraoun justement ou Jean Amrouche -  est devenu une banalité en ces temps de migrations tout azimut et de la multiplication des générations nées sur des territoires et dans des nations autres que celles qui ont vu naître leurs parents ou aïeux. « Je ne puis que constater qu’il y a de plus en plus d’étrangers dans le monde. Je dis bien : dans le monde » dit l’un des personnages de L’Homme qui venait du passé. (27)

    L’exil contraint à se « bricoler » de nouvelles identités, impose le pragmatisme, la révision des devoirs et obligations envers les siens et ses origines sans pour autant forligner : « J’étais pour la vie. Non, je n’oubliais pas mes origines, les rejetais encore moins. Je les ouvrais, les régénérais. C’était une entreprise de longue haleine, insensée. » (28) Dans Mort au Canada, il écrivait déjà : « Le passé se guérit par l’intensité du présent » ce qui rappelle les propos tenus par un autre exilé, Amin Maalouf : « Si notre présent est le fils du passé, notre passé est le fils du présent. Et l'avenir sera le moissonneur de nos bâtardises » (29). À la différence d’un des frères du Passé simple, celui qui reprend à son compte l’héritage du Seigneur, Driss Chraïbi refuse que « le passé [soit] exhibé comme une dépouille mortelle ». Il refuse « le retour aux sources. L’arabitude » (30). Alors que chez le poète René Char « l’héritage » est « sans testament », chez Chraïbi la « succession » se veut « ouverte ».

     « Arabitude », « islamitude », « berbéritude » sont autant d’enfermements identitaires, de linceuls mémoriels qui condamnent les êtres et les sociétés à la mort : « Mais nous sommes morts depuis des siècles parce que nous sommes veules » (31) écrit celui qui, considérant « l’ensemble du monde musulman de cette fin de siècle », a été « hanté » par une question : « aurons-nous un autre avenir que notre passé ? » (32)

     

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    Cette « entreprise de longue haleine », cette entreprise « insensée », éloignée des pensées et autres croyances uniques exige de s’adapter à un milieu nouveau et à une existence perçue comme une partie de dés, toujours incertaine. Un instinct de survie demande à se raccrocher à deux ou trois certitudes universelles, aux « seules valeurs sûre dans toutes les civilisations, quelles qu’elles soient : l’authenticité, la simplicité, l’amour, le don de soi, l’ouverture sur le monde et les autres, la tendresse, le respect de [soi]-même et des autres. Et puis, et puis, la joie, (…) la joie que l’on peut vivre, recevoir et donner – surtout donner. » (33)

    La seule question qui se pose, et pas uniquement à l’adolescence (devenir adulte c’est devenir barbare aurait écrit quelque part Shakespeare), est de « savoir qui je suis, réellement. Et vivre en fonction de ce que je suis »(34). « Quand on devient adulte, on oublie souvent d’être soi même, reniant du même coup nos rêves d’enfant et les idéaux de notre adolescence. » (35)

    Il faut alors faire de l’infiniment et incertain petit du moi individuel le commun dénominateur du genre humain dépouillé de ces appartenances parasites : « Le plus important n’est pas de comprendre l’autre. Un être que j’aborde ou qui m’aborde, je ressens et sens ce qu’il sent et ressent ; il me submerge des pieds à la conscience, parce qu’il est moi» (36)

    000539279.jpgNe serait-ce pas ce que laisse entendre Driss Chraïbi en évoquant l’accueil de ces Indiens du Canada qui n’avaient rien et qui « ne nous demandèrent ni notre nom ni d’où nous venions » ? (37) Ainsi, comme chez Ying Chen, romancière canadienne d’origine chinoise, l’identité est d’abord individuelle. Le sens de la littérature, écrit Ying Chen, est « de cultiver une vision du monde microscopique, de transformer si possible les dialogues des cultures en dialogues des individus, sinon en monologue ». (38) Ne serait-ce pas aussi l’individualisme de l’islam que loue Driss Chraïbi : « Chez nous, il n’y avait pas d’Eglise, hormis les tartuffades de ce moyenâgeux qui se prenait pour le commandeur des croyants » ? (39)

    D’ailleurs, et pour en rabattre de la superbe des gardiens autoproclamés d’une orthodoxie et d’une prétendue authenticité culturelle ou identitaire voici ce que Driss Chraïbi écrivait à propos de sa supposée berbérité ou amazighité, comme il convient de dire aujourd’hui : « Une appartenance ethnique - voire un patronyme - n’est qu’une étiquette du langage, il me semble. Ce n’est pas une identité.  L’identité est ce qui demeure primordial le long d’une existence, jusqu’au dernier souffle : la moelle des os, l’appétit flamboyant des organes, la source qui bat dans la poitrine et irrigue la personne humaine en une multitude de ruisseaux rouges, le désir qui naît en premier et meurt en dernier. » (40)

    Être soi, « en dehors des normes, dans ce que la morale condamne – cela aussi [est] bien » (41). Cette maxime, applicable à tous, vaut au premier chef pour la femme, « le dernier colonisé de la terre » ; en terre d’islam… ou en terre chrétienne : « les expériences amoureuses, la vie conjugale, la maternité ? nous n’avons que cela, cette fausse féminité, pour nous réaliser. Rien que cela. Et c’est cela l’erreur, monstrueuse, contre-nature. Je le sais. Et je ne veux pas recommencer. Moi, je veux être ce que je suis, faîte de ce que je suis, avec une harmonie entre mon corps et mon âme. (…) » dit l’héroïne d’Un Ami viendra vous voir. (42)

    Et, pour en rester dans la maison de l’islam, mais éclairer un principe universel où, une fois de plus, l’histoire individuelle rejoint l’histoire collective, Driss Chraïbi prévient : « À la base de toute société, il y a la commune. Et le noyau de la commune, c’est bel et bien la famille. Si au sein de cette famille la femme est maintenue prisonnière, voilée qui plus est, séquestrée comme nous l’avons fait depuis des siècles, si elle n’a aucune ouverture sur le monde extérieur, aucun rôle actif, la société dans son ensemble s’en ressent fatalement, se referme sur elle-même et n’a plus rien à apporter ni à elle-même ni au reste du monde. » (43)

    Ces thèmes d’une incroyable actualité occupent une œuvre dont le premier roman remonte à plus de soixante ans et imprègnent une existence achevée à plus de quatre-vingts ans. De quoi s’agit-il ? D’individualité et de liberté individuelle. Du rapport au passé et à la mémoire. Du rapport à l’Autre. D’identité. D’émancipation des contraintes idéologiques, communautaires ou sociétales. De trajectoires spatio-temporelles : « Comment relier le présent au passé ? Toute ma vie et toute mon œuvre n’ont eu qu’un seul et même thème : la trajectoire du destin. Le destin des êtres et des peuples »(44) ou « s’il y a une chose qui me meut et qui m’émeut, c’est bien la trajectoire d’un destin. » (45)

    En esquissant les contours de nouvelles définitions identitaires, Driss Chraïbi rejoint - il serait plus juste chronologiquement de dire est rejoint par - des auteurs aussi différents que le Canadien originaire des Caraïbes Neil Bissondath, les Américaines d’origine japonaise Mako Yoshikawa ou Julie Otsuka, le franco-libanais Amin Maalouf, les Français d’origine algérienne ou marocaine Tassadit Imache, Saïd Mohamed ou Hafid Aggoune, l’Anglais d’origine japonaise Kazuo Ishiguro, l’Irlandais d’origine allemande Hugo Hamilton, la Canadienne d’origine chinoise Ying Chen et tant d’autres tels : Ook Chung, Yoko Tawada, Suki Kim, Monica Ali, Chang Rae Lee…

    Et, pour en rester à l’aire culturelle et linguistique de l’auteur, des écrivains aussi jeunes, par l’âge ou par la plume, que les Algériens Salim Bachi, Anouar Benmaleck, Mohamed Kacimi, Boualem Sansal, Djebel Mourad, le Marocain Fouad Laroui, l’algéro-marocain Kebir Ammi, la libanaise Hanan El Cheikh, le Libyen Ibrahim al-Koni ou le palestinien Hussein al-Barghouti…

    Parce qu’il a su devancer son époque, vivre et sentir ses vibrations profondes et ses interrogations intimes, Driss Chraïbi demeure au diapason de son temps et d’un monde qui peine encore et toujours dans sa quête d’« une humanité disponible prête à accueillir une autre humanité. » (46)

    En 1961, il écrivait (47) « S’il y a une élite capable d’être un pont jeté entre les deux rives de la Méditerranée, c’est bien celle que nous représentons, nous, les écrivains maghrébins d’expression française. Nous nous adressons autant au monde arabe qu’à l’occident. Notre position est très forte (…). C’est de nous que dépendra l’évolution culturelle de nos pays respectifs. »  Aujourd’hui, il n’est plus seulement question d’être un pont entre deux pays et des seules évolutions des pays des deux rives de la Méditerranée mais de l’avenir du monde et de la sauvegarde de la planète. Certes le nombre de prétendants capables de jeter des ponts entre les hommes s’est considérablement accru, en littérature et ailleurs, mais « combien de vies nous faudrait-il, combien d’océans de foi et de montagnes de patience pour que nous accédions un jour à l’état d’êtres humains ? » (48)

    L’enfant d’El Jadida à la nostalgie de « cette aire pas plus vaste qu’une esplanade, [où voisinent] côte à côte une mosquée, une église, une synagogue. » (49) Et le vieil écrivain, de retour d’un long exil « pensait à ces centaines d’étudiants assoiffés de connaissance et de liberté et qui, pour s’ouvrir au monde, n’avaient que leur bonne volonté et une bourse mensuelle en dirhams. » Fidèle à l’une des « quatre passions » qui ont animé son existence, il ajoutait : « Oui, je reviendrai au pays natal pour creuser, creuser, creuser. J’avais tant rêvé durant mon exil. » (50) Creuser pour aider cette jeunesse marocaine à aller puiser « l’eau enchantée d’un puits très, très profond : l’absence totale d’angoisse ; la valeur de la patience ; l’amour de la vie chevillée dans l’âme » et apprendre, par-delà les croyances et les pays « l’universalité de l’homme » : « Prends la Bible, l’Ancien Testament, le Nouveau Testament. Prends le Talmud, le Coran, le Zohar, le livre des Hindous. Partout, dans toutes les religions, tu ne trouveras que des hommes. » (51)

    Le monde de Chraïbi n’est pas « une boîte à merveille ». Sa révolte contre l’autorité, contre le machisme et le statut imposé aux femmes, contre le passé estropié, les identités de bazar, les injustices des rapports Nord-Sud, celles faites aux migrants ou aux Palestiniens, sa détestation de la civilisation technicienne et froide, sans âme, symbolisée entre autres par une certaine Amérique… tout cela aurait pu faire de Driss Chraïbi un « méchant », un « brutal », un « fou ».(52)

    Cette fureur contre toute forme d’aliénation et d’injustice ne l’a pas transformé en petit soldat de plomb vindicatif et aboyeur. Driss Chraïbi a redécouvert les vertus de la patience. À la rage et à la révolte, il a, à l’instar de l’Égyptien Albert Cossery, substitué l’humour et la dérision autrement subversifs. Pas de discours politique chez cet homme irrécupérable et inclassable pour le détourner de sa quête humaniste, de ce souci d’un soi ouvert au monde et aux autres, disponible à la vie et à la joie, fut-ce dans « un monde en détresse ».(53)

     

    Notes

    27-     L’Homme qui venait du passé, éd. Denoël, 2004, Folio 200, p. 142

    28-    Le Monde à côté, Denoël p.55

    29-    Origines, Grasset 2004

    30-    Succession ouverte, Denoël

    31-    Ibid.

    32-    Vu, lu, entendu, Denoël

    33-    Mort au Canada, Denoël, 1975

    34-    Un Ami viendra vous voir, Denoël 1966

    35-    Ibid.

    36-    Mort au Canada, Denoël, 1975

    37-    Le Monde à côté, Denoël

    38-    Ying Chen, Quatre mille marches. Un rêve chinois, Seuil, 2004

    39-    Le Monde à côté, Denoël

    40-    Ibid. Folio, p.198/199

    41-    Un Ami viendra vous voir, Denoël

    42-    Un Ami viendra vous voir, Denoël

    43-    La Civilisation ma mère, Denoël, 1972

    44-    Vu, lu, entendu, Denoël

    45-    Le Monde à côté, Denoël

    46-    Mort au Canada, Denoël

    47-   Confluent, nouvelle série, n°15, septembre-octobre 1961, cité par Jean Dejeux, p.295

    48-    Le Monde à côté, Denoël

    49-    Lu, vu, entendu, Denoël

    50-    Le Monde à côté, Denoël

    51-    La Civilisation ma mère, Denoël, 1972

    52-    Le Passé simple, Denoël

    53-    Tiré de la dédicace de la Succession ouverte : « (…) pour Catherine, leur mère, qui leur a insufflé la joie de vivre dans ce monde en détresse ». De même et pour exemple, Le Monde à côté s’ouvre sur « je dédie ce livre au roi Mohammed VI, en tout liberté. Bonjour le renouveau. Bonjour la vie » et se referme sur « la vie continue. Bonjour la vie ! ».

     

     

     

     

  • Driss Chraïbi. La recherche d’une humanité perdue (2)

    Driss Chraïbi. La recherche d’une humanité perdue (2)

     

    Alea jacta est

    chraibi_incolor.jpg« C’est vrai. Le hasard a décidé un jour de me faire vivre à la croisée de deux chemins. Celui de mon monde d’origine et celui de l’Occident. Peut-être le chemin de l’espace finira-t-il par rejoindre celui du temps. Je l’espère tout au moins. » (10)

    Quelle qu’en soit la cause, acte volontaire ou imposé par les circonstances ou les hommes, l’exil ressemble à une partie de dés. Alea jacta est ! autrement dit une partie lancée sans en connaître l’issue. Ce « hasard » dans la vie de Driss Chraïbi s’est joué dès l’âge de six ans (11). « Un jour un cartable fut substitué à ma planche d’études, un costume européen à ma djellaba. Ce jour-là renaquit mon moi. Pour un temps fort bref. » (12)

    L’exil peut conduire au repli sur soi, à une survalorisation d’un moi idéalisé et en dehors de l’histoire. Ce genre d’attitude est aujourd’hui quotidien. L’exil peut, a contrario, déboucher sur une négation de son être et de sa trajectoire existentielle au profit d’une assimilation ou d’une acculturation complète à l’Autre à l’instar de cet Abdejlil dont il est furtivement question dans le Passé simple : « Il est à Paris, il est devenu catholique et même prêtre… tâche de faire mieux : Dieu t’assiste ! tu seras peut-être pape… ou peut-être le temporel t’intéresserait-il davantage ? Une paire de bottes, un képi et une cravache pour zébrer le dos des bicots, non ? ».

    Chez Driss Chraïbi, l’exil est devenu identité, le refus de toute certitude et la remise en question de toutes les appartenances, c’est-à-dire « ouverture à l’Autre, (…) besoin de se renouveler et de se remettre en question. Les certitudes [étant] autant de prisons »(13).  « La seule certitude en ce monde est le doute » écrivait-il encore dans son dernier roman (14), et ce constat, livré en forme de confidence, n’était-il pas aussi l’effet du doute : « quelque part en moi, subsistait l’exil – l’exil par rapport à moi-même ? » N’est-ce pas là l’éternel viatique de tout migrant, de tout exilé, de tout déraciné ?

     

    Né dans une famille bourgeoise originaire de Fès, Driss Chraïbi, après trois « éprouvantes » années passées à l’école coranique est expédié, à l’âge de six ans donc, à l’institut privé Guessous de Rabat. Il y découvre la langue française et son alphabet « sous-développé » : « comparé à notre alphabet à nous, il lui manquait plusieurs lettres, les sons (…) » (15)

    C’est là qu’il dresse les premières passerelles peut-être entre deux mondes en découvrant, ce que bien des Français ignorent encore aujourd’hui, à savoir que l’illustre fabuliste Jean de La Fontaine, orgueil national s’il en est, rajeunissait non seulement quelques auteurs grecs ou latins mais aussi Kalila wa Dimna (16).

    Adolescent, c’est au lycée Lyautey, « c’est-à-dire dans le monde européen » qu’il fait ses études secondaires. « Nous n’étions que trois indigènes au lycée Lyautey, sur un effectif de près de mille élèves » écrit Driss Chraïbi alors que Jean Dejeux, toujours précis et informé, proche de ses sources, parle lui de deux élèves marocains au milieu de 1500 élèves français. (17) Qu’importe, aux côtés notamment de Berrada, ses compagnons se nomment alors Job. By, Rogard, Lucien Averseng, Tchitcho, Corraze, Tordjmann, Frioux…

    Ainsi, un hasard de l’existence incarné par l’« index » paternel place le jeune Driss Chraïbi à la croisée de deux mondes, de deux cultures, de deux langues, de deux Histoires au passé mêlé. Pour le meilleur et pour le pire. Mais ce hasard n’explique pas tout. « La vie de l'homme dépend de sa volonté : sans volonté, elle serait abandonnée au hasard » dixit Confucius. Il y eut certes un coup de dés mais aussi chez Driss Chraïbi une volonté farouche de savoir et de comprendre servie par une intelligence peu commune. Appliquant l’un des quatre principes de sa thermodynamique, Chraïbi, emporté par un « désir sincère de compréhension », lit, dévore, essaye déjà « d’appréhender l’âme des Français » (18).

    Après le bac, direction Paris. Aux bifurcations culturelles, sociales, intellectuelles s’ajoutent la rupture géographique et l’immersion, corps et âme, au cœur de l’Occident. C’est sous les auspices d’Ibn Toumert que son père expédie son rejeton à la conquête du savoir et de l’esprit : « va en France chercher « plus de lumière » lui aurait-il dit (19).

    Driss Chraïbi atterrit donc, en 1945, dans le Paris de l’après-guerre.

    jpg_driss-chrai_bi-794b6.jpgCe qu’il découvre, ce qu’il entend, ce qu’il voit « anéantissait tout ce qu’on m’avait appris durant mes années d’études secondaires, prosaïsait ce qui constituait à mes yeux la noblesse d’une nation : sa culture. Ainsi donc mon père s’était trompé en me projetant vers le monde occidental ? » (20). C’est en vain que l’émigré « mendie » : « Dites, madame, dites monsieur, mon petit garçon, ma petite fille, dites-moi que je ne me suis pas trompé, que vous venez à peine de vous libérer de l’occupant allemand et que vous allez bientôt redevenir les êtres dignes, généreux et fraternels dont m’ont parlé votre kyrielle d’écrivains, de philosophes et d’humanistes. »

    À peine débarqué, l’esprit toujours critique, le regard en éveil, Driss Chraïbi voit s’envoler les quelques certitudes emportées dans sa valise. Qu’importe « à trop maintenir sa monture sur place, on se retrouve chevauchant un cheval de bois. Le doute est salutaire dans nos certitudes. » (21) La rencontre avec l’Autre permet un enrichissement, une ouverture, un élargissement de son monde intérieur qui débouchent sur la mise à mal des frontières et des certitudes reçues en héritage : passé, origine, mémoire, filiation, sociétés marocaine et française, Occident, Orient, représentations, perceptions… tout est passé à la moulinette d’un esprit universel et d’une quête personnelle, une quête de soi qui toujours détournera Driss Chraïbi des compromis aliénants.

    Illustration : deux mois avant la fin de ses études en doctorat des sciences, Driss Chraïbi laisse tout tomber, faisant le constat que la science « est la faillite de l’humanité », et qu’elle entraîne la perte de la spiritualité. L’idéalisme n’est pas de l’ordre du discours chez Chraïbi. Il est action, fulgurance, éclat, excès. Courage aussi ! Alors qu’il se trouve à deux doigt du but, il refuse de se fourvoyer sur un chemin qui assécherait sa sensibilité, « ce trésor de chacun » comme disait Baudelaire, ce trésor également protégé par le personnage de la mère dans La Civilisation, ma mère ! : « Sa vie était comme un puzzle. Sa vie intérieure qu’elle essayait de faire correspondre à la vie sociale qu’on attendait d’elle - mère et épouse. Tout ce qu’elle pouvait toucher, sentir, voir, entendre, goûter et aimer, elle l’assimilait aisément, l’adaptait à sa personnalité - ce qui était à sa mesure. Le reste, elle le rejetait. Tout ce qui risquait de bouleverser, non pas sa vision du monde, mais sa sensibilité du monde. » (22) Et le texte se poursuit : « Et moi, j’avais beau puiser dans ma langue maternelle, puis mouler les mots dans celle de ma pensée pour les retraduire dans les termes de mon enfance, jamais je ne pus trouver ceux qu’il fallait. Les mots n’avaient plus désormais qu’un seul sens : celui qui s’adressait au cerveau. Secs comme lui. Déshumanisés et déshumanisants. Une culture jadis vivante et à présent écrite. Une littérature qui survolait la vie, très haut au-dessus des vivants et qui donnait en exemple des héros et des archétypes au lieu de descendre vers deux milliards d’anonymes. Et une civilisation qui se vidait d’année en année et de guerre en guerre de sa spiritualité, sinon de son humanisme. Non, non, je n’ai pas trouvé de mots humains pour répondre à cet être humain qui était ma mère, pour éteindre son angoisse – si une simple lance de pompier pouvait éteindre un incendie. Et pourtant, nous aussi, nous sommes combustibles. Alors, où est notre eau » (23)

    En tout cas, celui qui devait devenir ingénieur ira puiser cette eau à un autre puit. Il travaillera une trentaine d’années comme producteur des dramatiques à France Culture et écrira, pour le plus grand bien de ses lecteurs, une vingtaine d’ouvrages.

    Septembre 1945, rue Taclet, dans le XXe arrondissement de Paris, sur les hauteurs du quartier Pelleport. Driss Chraïbi a dix-huit ans, il connaît alors le bonheur des premiers émois amoureux. Elle se prénomme Geneviève, il la surnomme « Ginou ». Mais ce sera Paulette, une Bordelaise, qui, sur les rives de l’Adour, « délivrera » son jeune amant de son « puritanisme ». Plus tard Catherine sera sa première épouse. Ensemble, ils auront cinq enfants, Laurence, Stéphane, Daniel, Dominique et Michel. Puis il épousera Sheena, une écossaise. Cinq autres enfants naîtront de leur union.

    Des amours transfrontières, deux mariages, le premier avec une Française, le second avec une Écossaise, dix enfants : « un croisement de races et d’angoisses » (24) L’amour, cet autre principe moteur chez Chraïbi, fut aussi vécu « à la croisée [d’au moins] deux chemins ». Une croisée où il était reconnu pour ce qu’il était, un homme, ou, comme l’écrit Eddy L. Harris, « un homme tout court » (25), c’est-à-dire loin des « étiquettes différentielles » qui seraient « le fait des hommes, des mâles constitués comme moi ». « Aucune des femmes que j’ai connues ne m’a jamais fait sentir ma différence d’Arabe, sous quelque latitude où je me sois trouvé » écrit Driss Chraïbi. (26)

    Driss Chraïbi est né en 1926. Il a vécu au Maroc jusqu’en 1945 avant de partir pour la France. Dès lors, à l’exception d’un séjour en 1960 pour les funérailles de son père, Driss Chraïbi ne reverra sa terre natale qu’en 1985 où, avec le relâchement de l’ostracisme politique, une jeunesse marocaine débordante de vitalité et de soif de connaissance offrira au vieux maître un bain de jouvence. De sorte que, par ce qu’il nomme lui-même un « hasard », une bifurcation de l’existence, Driss Chraïbi aura passé près de soixante ans de sa vie hors de son pays natal, installé en France et multipliant les séjours en Italie, en Grèce, en Allemagne ou au Canada.

    Cette partie de dés, commencée à l’institut Guessous à Rabat s’est donc poursuivie la vie durant pour se terminer à Crest, un petit village de la Drôme provençale. Mais, qu’il s’agisse d’éducation, de formation, d’amitié, d’amour, de société ou de pays, Driss Chraïbi s’est toujours trouvé à l’intersection de deux mondes. À l’instar de Descartes, cela a peut-être été une source de liberté : « Me tenant comme je suis, / Un pied dans un pays / Et l’autre dans un autre, /Je trouve ma condition / Très heureuse, / En ce qu’elle est libre. »

    Cela a en tout cas nourri son œuvre et sa sensibilité, élargissant même les frontières étriquées du réducteur entre-deux pour occuper un espace plus vaste, traverser d’influences multiples. Un espace au diapason d’un monde nouveau en émergence.

     (A suivre)

     Notes

    10-   Le Monde à côté, éd. Denoël, 1998

    11-    Voir entre autres Salah Guemriche. Note : l'arabe oriental "az-zahr" désigna jusqu'au XIIe siècle un jeu de dés (imprévisible)

    12-    Le Passé simple, éd. Denoël, 1954, repris en poche dans la collection « Folio »

    13-    Le Monde à côté, éd. Denoël, 2001

    14-    L’Homme qui venait du passé, éd. Denoël, 2004

    15-    Vu, lu, entendu, Denoël, 1998

    16-    Le livre de Kalîla wa Dimna est une traduction des Fables de Bidpaï, fables animalières tirées d’une épopée fondatrice de la civilisation indienne, le Pantchatantra. Écrites en sanskrit vers 200, elles ont été d’abord traduites en persan puis en syriaque au VIe siècle. Ibn al-Muqaffa’ les adaptera en langue arabe vers 750. En 1644, une version française fut publiée qui inspira à La Fontaine quelques-unes de ses fables : Le Chat, La Belette et le Petit Lapin, Le Chat et le Rat, Les Deux Pigeons, La Laitière et le Pot au lait…

    17-    Vu, lu, entendu, Denoël, 1998

    18-    Ibid.

    19-    Ibid.

    20-    Ibid.

    21-    L’Homme qui venait du passé, Denoël

    22-    La Civilisation ma mère, Denoël, 1972

    23-    Ibid.

    24-    Succession ouverte, éd. Denoël

    25-    Harlem, éd. Liana Lévi, Piccolo 2007

    26-    Vu, lu, entendu, Denoël, 1998

     

  • Driss Chraïbi. La recherche d’une humanité perdue (1)

    Driss Chraïbi. La recherche d’une humanité perdue (1)

     

    « J'ai toujours été animé par quatre passions : le besoin d'amour, la soif de la connaissance lucide et directe, la passion de la liberté, pour moi-même et pour les autres ; et enfin la participation à la souffrance d'autrui. » (Driss Chraïbi)

     

    thumb.php.jpegDriss Chraïbi est mort le 1er avril 2007. Il avait officiellement quatre-vingt-un ans. Dernière facétie d’un vieux monsieur qui finit par armer son œuvre d’humour pour dire son fait au monde et à ses contemporains. Comme Driss Ferdi, le personnage du Passé simple, son premier roman, il y eut d’abord le temps de l’impatience, de la rage et de la révolte. Mais toujours, Driss Chraïbi, en musicien qu’il aurait aimé être, su accorder les mots de la langue française, la langue de l’ancien colon, à sa propre musique, pour offrir à ses lecteurs davantage que les clefs du monde : les clefs de leur monde intérieur. « Jamais plus je n’irai à la recherche de cerveaux, de vérités écrites, de vérités synthétiques, d’assemblages d’idées hybrides qui n’étaient rien que des idées. Jamais plus je ne parcourrai le monde à la poursuite d’une ombre de justice, d’équité, de progrès ou de programmes propres à modifier l’homme. J’étais fatigué et je retournais à ma tribu » (1)

    La quête humaniste de Driss Chraïbi se refuse à toute logique de système et, ne nous y trompons pas, sa « tribu » n’est pas synonyme d’enfermement mais de la (re)découverte, de la (ré)appropriation de ce qui fait l’essence du genre humain. Une essence par définition universelle (2) et qui pourrait bien ressembler à ce que Driss Chraïbi a trouvé du côté du Djebel Roumyat : « Ici, nulle trace de pollution, nul signe de ratiocination. On se sent renaître, naître, débarrassé des gangues de la civilisation technicienne et déshumanisante. Il n’y a plus de fossés entre l’homme et son instinct. La première aube est là, tangible. Tout est à découvrir, à aimer. Et d’abord soi-même. » (3)

    Cette quête, utile à chacun, suffit-elle à expliquer sa popularité ? Peut-être bien. Il y faut sans doute ajouter les quatre principes de la « thermodynamique chraïbienne » : amour, savoir, liberté, altruisme. Quatre principes au cœur de la vie et de l’œuvre de Driss Chraïbi : « J'ai toujours été animé par quatre passions : le besoin d'amour, la soif de la connaissance lucide et directe, la passion de la liberté, pour moi-même et pour les autres ; et enfin la participation à la souffrance d'autrui » confiait-il en 1967 à Abdelatif Laabi dans les colonnes de la revue Souffles.

    Comme l’écrivait Souad Bahéchar dans l’hebdomadaire marocain Le Journal Hebdo du 12 avril 2007, partir un 1er avril, c’est comme faire une « pirouette », jouer une dernière farce. Selon une légende, ce jour aurait été celui de celles et de ceux qui n’acceptaient pas « la réalité », ceux qui continuaient à célébrer la nouvelle année avec l’arrivée du printemps. Alors, les « clairs voyants » qui avaient institué, au beau milieu de l’hiver, le premier janvier jour de l’an, forts de leurs certitudes et de leur nombre, leur offraient de faux présents : un poisson d’avril moqueur, une blague pour se jouer de leur crédulité.

    Mais qui sont les crédules ? Ceux qui, majoritaires, acceptent la mécanique d’un monde sans âme ou ce Driss Chraïbi, parti un premier avril, infatigable « titilleur » de consciences, progressant à contre-courant d’une foule où flotte l’étendard d’une « pensée unique », technicienne et froide. À n’en pas douter, le monde et ses semblables lui ont injecté, quotidiennement, sa dose de misonéisme et de misanthropie.

     

    Libre et probe

    ChraibiDriss.jpgDriss Chraïbi traînait derrière lui une réputation sulfureuse : celle d’un révolté, irascible et sans concessions. Un « ours » que rien ni personne n’impressionnait. Une « grande gueule » adepte de la provoc qui ne se gênait pas pour rabrouer les fats et les imbéciles. Les petits comme les grands. Frais et frêle auteur d’un premier roman, il a vingt-huit ans quand il se permet de rembarrer, en direct sur le petit écran, un journaliste, sans doute et déjà boursouflé d’importance cathodique, qui lui demandait :

    « - Driss Chraïbi, vous pensez en arabe et vous écrivez en français. N’y a-t-il pas là une sorte de dichotomie ? (…) ».

    Et notre jeune auteur, peu soucieux d’urbanité et surtout de cirer des pompes, de répondre :

    « Si msiou ! Ji pense en arabe, mais ji trové machine à écrire qui écrit en françès tote seule. »

    Toujours insolent, dans ses mémoires, Driss Chraïbi feint l’étonnement : « l’émission a été coupée net, j’ignore pourquoi. » (4)

    Pas de plan de carrière chez le jeune écrivain pour corseter la liberté et embastiller l’existence. Voilà qui étonne et détonne en ces temps où un meurtrier devoir de réussite menace chacun d’aliénation - d’un « stress », comme il est d’usage de dire aujourd’hui, dévastateur pour les comptes publics mais rentables pour d’autres bourses.

    Et, comme l’illustre cet épisode télévisuel, pas de flagornerie non plus. L’ire chraïbienne s’abattait aussi bien sur le vulgum pecus, sur le journaliste en vue ou… sur le roi du Maroc. En 1972, dans une tribune parue dans le quotidien Le Monde, il sera peut-être le seul à condamner publiquement l’arrestation d’Abdellatif Laabi - et d’Abraham Serfaty.   « Je fus bien le seul. Tous ses confrères l’avaient abandonné, tous les auteurs en herbe qu’il avait contribué à lancer. Je dis : tous. Je pèse mes mots. » (5). Dans ses livres, à commencer par le premier, il dénonça l’ignorance et les entraves de toutes sortes qui ligotent ses contemporains au point de les rendre étrangers à eux-mêmes. C’est pour cela sans doute que Driss Chraïbi a su se forger une réputation et une estime internationales, voir son œuvre gratifiée de nombreux prix sans jamais être un auteur à succès, et encore moins un courtisan ou un triste roquentin, réglé comme du papier à musique sur le tempo des grands prix littéraires et autres rendez-vous d’importance. Ses romans furent interdits pendant près de vingt-cinq ans au Maroc.

    Dans la biographie de Driss Chraïbi, une question titille la curiosité des familiers et admirateurs de l’écrivain algérien Mouloud Feraoun : quel lien pouvait unir, lier d’amitié, deux hommes aux caractères si opposés, aux styles si différents ? En pleine guerre d’Algérie, à la fin des années cinquante, Driss Chraïbi fut un des rares à prendre la défense de l’auteur kabyle injustement et bassement attaqué. Il faut dire qu’en 1954, à la sortie du Passé Simple, Driss Chraïbi lui-même dû essuyer l’injuste et imbécile courroux des critiques et autres membres de l’intelligentsia marocaine : « Je recevais presque quotidiennement des lettres d’insultes en provenance de mon pays natal. Et ce matin-là précisément, j’avais appris qu’un parti politique m’avait condamné à mort. Un sentiment de culpabilité s’emparait de moi et il m’arrivait d’avoir des insomnies » (6). Sa réhabilitation n’interviendra que treize ans plus tard, grâce à Abdellatif Laabi. Driss Chraïbi a donc pris la défense de Mouloud Feraoun, dans Démocratie, « au risque de devenir haineux moi aussi », disait-il. Et Chraïbi ajoutait : « notre amitié date de cette époque. Il était discret, pudique dans son amitié. Je lui dois de m’avoir appris la patience et l’absence totale de passion » (7).

    Sans doute ces attaques, souvent « haineuses », ont rassemblé ces deux hommes face à la prétention de les faire écrire au pas d’un nationalisme étroit et liberticide. Mais pas seulement.

    Dans un texte publié par le magazine édité par l’Association de culture berbère à Paris, Tahar Djaout rappelait que « l'œuvre de Mouloud Feraoun a toujours eu ses détracteurs, mais aussi des défenseurs convaincus. Même des écrivains beaucoup plus "violents" que l'auteur des Chemins qui montent, tel le Marocain Driss Chraïbi, se sont manifestés à l'occasion pour souligner la valeur de l'œuvre et la probité de l'auteur. » (8)

    « Probité », voilà ce que ces deux hommes avaient d’abord et surtout en commun : une volonté farouche de défendre leur liberté et intégrité c’est-à-dire de tourner le dos à la « discourite », fut-elle primée, célébrée par leurs pairs et la critique zélée. Le souci d’observer un des principes essentiels de toute sagesse humaine et singulièrement de l’éthique berbère (9) : l’adéquation entre le dire et le faire, pour demeurer fidèles à eux-mêmes et aux autres.

    Tout cela fait de Driss Chraïbi comme de Mouloud Feraoun des écrivains essentiels et des hommes d’exception. Des œuvres et des vies, libres et probes, vers lesquelles plusieurs générations de lecteurs continuent et continueront de se tourner parce qu’elles éclairent la route des hommes. De tous les hommes, aussi bien au sud qu’au nord de la Méditerranée.

     (A suivre)

     

    Notes

    1-     Cité par Jean Dejeux, Cf. Souffles n°5 / (succession ouverte)

    2-     Nadia Mohia, De l’exil. Zehra, une femme kabyle, Georg Editeur, 1999

    3-     Vu, lu, entendu, éd. Denoël, 1998

    4-     Le Monde à côté éd. Denoël, 2001

    5-     Ibid.

    6-     Ibid.

    7-     « Le Brancardier », Confluent n°20, avril 1962 pp 322-323.

    8-     Tiddukla Magazine, n°14, Été 1992. Association de Culture Berbère,    Paris.

    9-     Voir Mouloud Mammeri, Poèmes kabyles anciens, éd. La Découverte

     

  • Naissance à l’aube

    Driss Chraïbi

    Naissance à l’aube

    220px-ChraibiDriss.jpgAvec Naissance à l’aube, Driss Chraïbi poursuivait son récit consacré à l’histoire de l’islam entamé avec La mère du printemps. Nous sommes ici en 712. Le général Tariq Bnou Ziyyad lance ses troupe « 3 000 combattants et 6 Arabes » à la conquête de l’Espagne. « J’avais cru qu’en tournant le dos à l’Orient, le vieux monde, j’allais fonder une « Oumma » vierge de toute souillure ». Il n’en est rien ! Ce qui devait être la naissance d’un monde nouveau où les Berbères auraient été « les piliers de l’Oumma future », meurt avant que de naître. Avant de connaître sa notoriété posthume, le général Tariq est aux yeux des souverains de Damas, un militaire félon, qu’il convient de punir pour son impudence : l’étiquette exige qu'un « serviteur militaire », un « client » ne pénètre pas le premier dans Cordoue conquise. Priorité aux nobles et aux bédouins venus d’un lointain désert. Pour son crime, il sera mis aux fers ; au nom de l’islam.

    Un autre Berbère, Azwaw Aït Yafelman, à qui dieu a accordé la vie éternelle, a connu, déjà au nom de la religion de Mohammed, le châtiment : « au nom d’Allah, tout de clémence et de miséricorde, le bourreau lui avait tranché la langue – cette langue berbère qui avait allumé et attisé la révolte – dans les termes mêmes du rituel coranique ». Mais, « en lui coupant la langue et la parole, le bourreau l’avait du même coup débarrassé de ses illusions sur la religion nouvelle. Et c’est tant mieux ! Oui, tant mieux parce qu’il l’avait fait revenir à ses très lointaines origines, au temps où il n’y avait ni rêves, ni mots, rien que la vie et la mort ».

    Azwaw Aït Yafelman sait que sa seule arme est le temps : le peuple berbère – « les Fils de la Terre » - survivra aux rejetons des émirs et autres califes. Il attend « patiemment, dans l’ordre, debout, prêt à reprendre le flambeau de l’Islam ». L’ « ancêtre du peuple berbère » a entrepris cette marche vers Cordoue pour une naissance et pour une mort. Rien ne les distinguera, aussi certainement que l’une et l’autre, étroitement mêlées, constituent la vie même.

    Douze siècles plus tard, en 1985, le général Tariq, Azwaw Aït Yafelman sont déjà bien loin, oubliés, ou presque… Raho Aït Yafelman, un autre fils de la terre, vient, sans en comprendre la raison, d’être chassé de la gare de Sidi Kacem Bou Asriya, où il apportait aux voyageurs éreintés et assoiffés, un peu d’eau, un peu de vie. Sa place n’est plus ici. L’histoire semble se répéter : « propriétaire du sol depuis la nuit des temps, le peuple berbère n’avait fait qu’attendre et espérer, depuis le VIIe siècle, attendre et espérer, attendre et s’éteindre – au nom de Dieu et de ceux qui, pour le servir, avaient asservi leurs semblables et asservissaient maintenant même l’eau. Les ténèbres de l’âge des cavernes étaient plus chaudes, oh oui ! plus humaines que toute lumière-mirage de toute religion ». Raho se dirige alors vers ceux qui l’ont précédé sur cette terre : « montant vers le dernier refuge, tous avaient l’impression de descendre le temps à la recherche de leurs ancêtres… ».

    De son écriture nerveuse, à fleur de peau et saccadée, Driss Chraïbi crie sa révolte contre les injustices, son aversion pour l’inhumanité et l’indifférence qui, avec la société moderne, ne cessent de s’étendre. Il poursuit son combat pour la vérité qui parfois accoste sur les rives de la nostalgie et des temps anciens, plus chauds et plus humains.

     

    Le Seuil, 1986

  • L'amande

    Nedjma
    L'amande


    9782843237249-5fab0.jpgBadr est âgée de dix-sept ans quand elle doit épouser, contre son gré, Hmed le vieux notaire d'Imchouk, village situé au fin fond du bled berbère marocain. Légalement violée pendant sa nuit de noces, elle sera, pendant cinq années, chevauchée par son ridicule et stérile époux. Aucun des émois pressentis durant les quelques attouchements de l'enfance ne traverseront le corps de l'épouse dans ces rendez-vous nocturnes, rendez-vous imposés, furtifs et repoussants. Badr décide de fuir. Elle va trouver refuge chez une tante à Tanger, chez la truculente et libre Selma. Elle laisse derrière elle son légal violeur, la belle-famille hostile, son bourg, et part s'aventurer dans la grande ville. C'est à Tanger qu'elle rencontre Driss, un cardiologue de renom, cultivé, riche, de bonne compagnie et libertin à souhait. L'auteur (qui prend le prénom de Nedjma pour pseudo) raconte alors une passion, passion des corps et des sens, qui se réduit à quelques parties de jambes en l'air (pardon pour la trivialité mais, enfin, il faut bien appeler un chat un chat) à deux, à trois et même à quatre, mêlant hommes et femmes, lesbiennes confirmées et apprentis pédés, le tout sans provoquer chez son lecteur de véritables émotions. Ce qui, pour une prose présentée comme érotique, dérange un peu. Bien sûr, in petto, Badr aime Driss, et le libertin est lui aussi jalousement épris de la jeune campagnarde. Mais ni l'un ni l'autre ne sauront déclarer leur flamme et cette union, in fine, partira en... quenouille. Après leur rupture, Badr se convertira en prostituée de luxe, technicienne du plaisir et spécialiste du braquemart. Ce récit, présenté comme érotique, se place sous l'égide de Nefzaoui, auteur au XVe siècle d'un beau traité d'érotologie dans lequel il faisait de la "conjonction", ou amour, non seulement un art mais aussi une science. Certes l'anonyme auteur a raison de rappeler à ses contemporains, oublieux ou ignorants, prudes ou bigots intolérants, la longue tradition érotique de l'histoire littéraire arabe. "Seule la littérature possède une efficacité 'd'arme fatale', dit-elle. Alors je l'ai utilisée. Libre, crue et jubilatoire. Avec l'ambition de redonner aux femmes de mon sang une parole confisquée par leurs pères, frères et époux." Cette "parole confisquée", comme la question toujours taboue de la sexualité, d'autres auteurs récents, sur un registre totalement différent, se sont appliqués à la restituer. Citons ici : la saoudienne Al-Bishr, la libanaise Hanan El-Cheikh ou son concitoyen Rachid el-Daïf, le syrien Ammar Abdulhamid, l'Algérienne Assia Djebar ou Salah Guemriche, sans oublier, pour en rester au Maroc, Rachid O et beaucoup plus récemment Driss Ksikes ou Abdellah Taïa. Ainsi Nedjma participe de ce courant perceptible au sein des littératures arabes et nord-africaines qui se réapproprie les corps au nom de l'amour et de la sexualité. Si, pour en rester au seul champ de l'érotique, n'est pas Nefzaoui qui veut, il faut reconnaître à Nedjma une efficacité dans sa dénonciation du sort fait aux femmes. Les pages consacrées à l'enfance, au statut de la femme, mariée par obligation et devant subir la méchanceté de la belle-famille, sont les plus fortes du livre.

    Edition Plon, 2004, 259 pages, 18 €

  • L'Étreinte du monde

    Abdellatif Laâbi
    L'Étreinte du monde




    zhao_bo_art_lovers_300.jpgAbdellatif Laâbi est né en 1942 à Fès. Installé en France depuis 1985, l'homme appartient à cette communauté restreinte d'écrivains et de poètes précieux, dont l'œuvre et la vie brillent comme une balise dans la confusion d'un "monde qui s'écroule". Fondateur en 1966 de la revue marocaine Souffles,  emprisonné de 1972 à 1980,  Abdellatif Laâbi n'écrit pas pour ne rien dire ou pour épancher des bobos à l'âme :


    "Les marteaux du monde peuvent frapper  
    je ne me courberai pas".


    La page blanche n'est ni un confessionnal, ni un divan.  Le poète se veut artisan, amoureux du vocable, du mot juste,  de l'image poétique. Il polit son propos, travaille sa matière pour créer sa propre langue. Ni verbeuse, ni absconse, elle reflète un monde intérieur et rend compte de la marche du temps.  Auteur prolixe et varié - romancier, poète, essayiste,  traducteur -, Laâbi éclaire la voie du lecteur, l'aide à  

     

    "remonter le fleuve
    jusqu'à la source des sources".

     

    Les  "barbares" - fils de pub, ordonnateurs des grands-messes médiatico-télévisuelles, despotes en tout genre, fieffé tyran ou démocrate patelin - "parlent-ils une langue inconnue" ? Que le lecteur se rassure,  ici les mots ne sont pas  "souillés". Le recueil s'ouvre sur un long poème adressé à l'aimée :

     

    "Alors dis-moi simplement ce que tu vois
    De quel mal meurt-on aujourd'hui
    Quelle est cette arme invisible qui extirpe l'âme
    et le goût à nul autre pareil de la vie."

     

    Le silence et la souillure attisent la parole :

     

    "Va ma parole
    délie moi
    délire-moi
    sois drue,  âpre, rêche, ardue, hérissée
    Monte et bouillonne
    Déverse toi
    Lave les mots traînés dans la boue
    et les bouches putrides".

     

    Le poète évoque le pays, l'écriture,  "la mort palestinienne",  la sagesse des morts et leur refus du "petit jeu du souvenir", sa mère,  Adam et "la jungle du désir",  ces "loups" auxquels nous ressemblons, mais aussi la cathédrale de Bourges et la mosquée Al-Qaraouiyine, la mosquée de l'enfance,  le désespoir aussi :

     

    "Il me tient éveillé
    et somme toute m'aide à marcher
    aussi bien que la canne de l'espoir"

     

    Hymne à la vie et à l'amour, sa parole loue aussi, avec humour, les nuits blanches,  la coupe partagée et "l'arbre à poèmes" qui, bien vivant, se gausse "de l'éphémère et de l'éternel". Ses tourments donnent à sa prière "ses accents de vérité défiant la foi".
    Il faut écouter et entendre Abdellatif Laâbi

     

    "refaire avec les mots ce que les hommes
    ont défait avec les mots"

     

    Alors,

     

    "nous allons danser la danse
    des soleils qu'on nous a volés".

     

     

    La Différence, 2001 (1re édition : 1993), 92 p., 13,57 €

     

    Illustration: Zhao Bo

     

  • Comme un été qui ne reviendra pas. Le Caire, 1955-1996

    Mohamed Berrada
    Comme un été qui ne reviendra pas. Le Caire, 1955-1996


    IMG_0374.JPGPourquoi, dans les années cinquante, choisir d'aller suivre des études supérieures au Caire quand d'autres camarades prennent la route de Damas ?  Cette question, Mohamed Berrada la pose dans ce livre où il raconte sa découverte de l'Égypte en 1956 et sa passion toujours intacte pour ce pays. Les films égyptiens, les chansons d'Abdel-Wahhâb ou la voix d'Oum Khalsoum, les livres de Taha Hussein, de Tawkif el-Hakim ou d'Ahmed Lofti el-Sayyed s'étaient tôt emparés de l'esprit de ce jeune Marocain pour orienter son choix. Avec poésie et chaleur, il fait partager son amour pour Le Caire,  "la mère du monde".

    Le récit mêle avec bonheur les souvenirs - ceux de l'étudiant et, plus tard, celui du professeur ou du conférencier de passage - et les anecdotes. Il brosse le portrait de rencontres marquantes avec des inconnues,  comme Faouzeyya,  Oum Fatheyya et Sett Zinât, ou avec un Prix Nobel nommé Naguib Mahfouz. Il est encore et toujours question de rencontres, plus fugaces cette fois, avec ces "liaisons ambiguës" entretenues avec de belles Égyptiennes. Il rapporte les débats politiques et idéologiques qui, au sein du Club des étudiants marocains, opposaient les tenants du baathisme et ceux du nationalisme. Il revient sur sa foi pour Nasser, pour la sincérité et le courage du dirigeant égyptien, une foi qui annihilait tout esprit critique.  Il évoque la nationalisation du canal de Suez, la défaite de 1967, la guerre de 1974.  
    Cet été qui ne reviendra pas va bien au-delà de simples souvenirs. Il est émaillé de réflexions, toujours profondes, sur la mémoire, la pensée arabe, l'écriture, le choix d'écrire en arabe pour se réapproprier une identité, une  "patrie" et pour pouvoir explorer les espaces portés par cette langue. Lorsqu'il aborde la littérature, Mohamed Berrada évoque le désir, les relations entre hommes et femmes, la place de la sexualité dans la littérature arabe, ou encore son travail sur l'écrivain Mohamed Mandour. Il offre de nombreux développements consacrés à l'œuvre du "maître" Naguib Mahfouz. Tendre et riche, le livre est aussi rythmé par les crises d'angoisses et les fuites oniriques de l'auteur, qui n'a de cesse de rendre hommage à une ville et à ses habitants et de communiquer la fascination que Le Caire continue d'exercer sur lui.

    Traduit de l'arabe (Maroc)  par Richard Jacquemond Sindbad-Actes Sud, 2001,  168 p., 16,62 €

  • French Dream

    Mohamed Hmoudane
    French Dream


    4635md.jpgMohamed Hmoudane est poète et l'auteur de six recueils,  French Dream (pourquoi ici la langue anglaise ?) est son premier et pour l'heure unique roman. Il y raconte les tribulations d'un candidat à l'émigration et ses galères dans cette douce France tellement rêvée. Une fois de plus rien de bien nouveau sous le soleil si ce n'est l'impression d'un texte qui s'essouffle sur la distance et des propos qui pourraient choquer le moins moraliste des lecteurs. Il faut dire que Mohamed Hmoudane place son texte sous les auspices d'une citation de Jean Genet :  "les romans ne sont pas des rapports humanitaires. Félicitons nous,  au contraire, qu'il reste assez de cruauté, sans quoi la beauté ne serait pas." Le lecteur est ainsi, d'entrée, averti.
    Après des tentatives contestataires vouées à l'échec dans une société marocaine policée et cadenassée par un pouvoir autoritaire, "je n'avais plus qu'une seule idée en tête, dit le narrateur, partir, d'autant plus que l'atmosphère chez nous était devenue de plus en plus insupportable,  plus que pesante. Nous étions comme frappés par un malheur indicible."  Ledit narrateur réussit à débarquer en France. Hébergé par son frère Adam, il va faire mille et un boulots pour essayer de s'en sortir.
    Mais notre héros qui n'a rien de vraiment positif (pour le moins mais cela n'est pas  une obligation)  empoche la recette des ventes militantes effectuées pour le compte du Parti et n'a qu'un objectif : obtenir sa « carte de dix ans ».  Pour ce faire, il est près à tout. Il tente sa chance avec Christelle,  mais déchante au bout de trois mois : "Tous mes châteaux de sable s'effondraient l'un après l'autre brusquement. D'une naïveté extrême, je lorgnais non seulement sur la carte de dix ans mais aussi, à long terme, sur l'héritage (...)"
    Avec Karine il convolera en justes noces et s'ouvrira ainsi la voie de la régularisation administrative, ce qui n'empêche nullement les propos critiques sur le masque de l'intégré,  revêtu pour faire bonne figure dans le couple, avec les amis, avec les collègues bien évidemment laïques du collège...
    Tout cela va se solder par un divorce et un retour fissa au Maroc.  Après quelques illusions laissées au vestiaire et une dose supplémentaire de bile déversée, retour à Saint-Denis : "C'est là où je vis le mieux ma condition d''indigène'.  Je vous laisse cogiter cette équation trop évidente ou alors pas assez : Paris = métropole - banlieue = ancienne colonie..." Voilà qui est peu original et démago à souhait. Le texte avance, un brin pompeux ("Écrire c'est aussi payer, mots et phrases sonnants,  le prix fort de la liberté"). Un premier texte nourri peut-être plus par le ressentiment que par la cruauté et qui se termine sur cette confidence : "les [les pages du livre]  noircir était pour moi une question de vie ou de mort. De vie surtout.  Cette dernière phrase fait peut-être tout le livre (sic)." Fonction  "vitale", prophylactique donc de la littérature. Pour l'auteur s'entend.

    La Différence, 2005, 123 pages, 14 euros

  • Terre d'ombre brûlée

    Mahi Binebine
    Terre d'ombre brûlée


    480443.jpgMahi Binebine, peintre et romancier, signait ici son sixième livre dans lequel il combinait au plus près ses deux activités. Terre d'ombre brûlée raconte l'histoire et la chute d'un peintre autodidacte, marocain immigré à Paris. Nous sommes loin des descriptions romantico-nostalgiques sur les charmes de la vie d'artiste ou de la bohème. Notre peintre est couché sur un banc vert, les rayures bleues et blanches de son pyjama tranchant sur le blanc de la neige. À mesure que le froid s'infiltre sous la peau mal protégée par de fines bandelettes qui compriment le corps davantage qu'elles ne le réchauffent, à mesure que s'épaissit la couche neigeuse, le narrateur livre son histoire. Son esprit "infesté" par les souvenirs donne à lire un récit décousu où les images et les personnages s'entrechoquent jusqu'au délire. Les souvenirs de "la boue de l'enfance", dans les ruelles de Marrakech, se mêlent aux évocations de l'exil et à ce présent sur un banc aux clous rouillés de la banlieue de Clichy.

    Les femmes des premières années et celles des temps nouveaux se télescopent. Ainsi Aïcha la mère devenue folle après la disparition de Mouna la plus jeune de ses filles, Mme Ouaknine, "Maman-l'autre", survivante, avec Ishaq le fossoyeur, de la communauté juive de la vieille cité almohade ou Soukhaïna, la femme aimée par l'adolescent croisent Martine, l'amante aujourd'hui envolée, Yaffa la voisine israélienne que sa mère a abandonnée pour aller vivre à Ramallah avec un jeune palestinien, Laurence, étudiante en art et France Dubois, "fille et petite fille de galeristes de renommée internationale", "la sorcière" qui sonnera le glas des dernières illusions de l'artiste peintre.

    Les compagnons d'infortune du narrateur viennent comme lui d'une autre terre. Ils traînent leur misère et leurs fantômes, d'ateliers de fortune en méchantes chambres de bonne, d'expositions minables en vernissages donnant droit à se sustenter, de petites compromissions en farouches refus d'aliéner leur peinture. Il y a là Antonio le Gitan, l'homme à qui le narrateur dit tout devoir, Harry, qui en fait de son nom afghan s'appelle Harroun, Désiré dit Dédé venu de Martinique et Paco le dernier soutien. À moins que ce ne soit Primera, une chatte recueillie avec qui s'entretient le peintre marocain. La plupart de ces artistes appartiennent à l'"écurie" de M.Mariano, le Catalan propriétaire d'une minuscule galerie dans la rue de Seine. Pour être pingre, il lui arrive tout de même d'en dépanner plus d'un et plus d'une fois même. Comme Kader, derrière le comptoir de son café ou Odette, la propriétaire de La Cambusse chez qui l'on vient casser une graine, arroser une maigre vente ou pleurer la disparition d'un compère.

    Mahi Binebine semble prendre plaisir à décrire (et dénoncer) un milieu de lui bien connu : ce monde de l'art où se joue "une vraie comédie sociale". Ici les collectionneurs sont des "charognards" ; la mort solitaire d'un peintre maudit inversant toutes les côtes : les toiles passent du mépris à la convoitise ; dans les vernissages, les flagorneurs hâbleurs développent "la rhétorique habituelle de ceux qui s'écoutent parler en débitant du vent" ; les engouements médiatiques demeurent éphémères et, chez les marchands d'art, l'appât du gain l'emporte sur la dignité. Le tableau est bien noir et le quotidien des artistes bien gris. Entre eux et les fous, la différence est bien mince. Seule diffère le temps d'immersion dans "l'espace de l'utopie". Séquentiel chez les uns. Définitif chez les autres. Sur son banc, transi de froid l'artiste, a entamé le voyage d'où l'on ne revient pas.

    Edition Fayard, 2004, 228 pages, 16 €

    Illustration: Mahi Binebine, Sans titre, 2008

  • Ma Boîte noire

    Driss Ksikes
    Ma Boîte noire


    Driss Ksikes G.jpgUn écrivain qui accable son lecteur de ses angoisses existentielles et pleure sur sa plume sèche devant une page désespérément blanche ou mal noircie est souvent ennuyeux. Dans Ma Boîte noire, le narrateur, Mokhtar, revisite son passé et raconte justement la genèse tourmentée d’un roman qu’il est en train d’écrire. Balancement entre mémoire et fiction pour, in fine, voir l’écriture se nourrir du vécu. Exercice périlleux donc, d’autant plus que Driss Ksikes n’évite pas quelques fautes de goût ou lieux communs du genre : « Au fait, j’ai décidé d’écrire un livre. Ce n’est pas la première fois que j’y pense. Je me suis toujours pris pour un écrivain. Depuis le jour où je surpris mon moniteur de colonie de vacances qui se mastiquait le mastodonte (périphrase grotesque indiquant qu’il se masturbait), j’ai compris qu’il y avait des choses à dire et d’autres indicibles. Reste à les écrire ». Et, à propos de l’écriture : « entre les fastes de la diarrhée et les timidités de la constipation, j’allais trouver ma voix. ». Pourtant, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain : Ma Boîte noire renferme une trame romanesque, en l’occurrence mémorielle et existentielle (celle de Mokhtar), captivante par ses rebondissements et révélations, et son sujet demeure, à n’en pas douter, l’un des plus brûlants au Maroc et ailleurs en Afrique du Nord : le droit au plaisir et la liberté individuelle.

    Après la mort de Tante Maria, Mokhtar s’installe dans l’appartement de la défunte. À la faveur de ce déménagement, l’homme revisite son passé et s’attèle à satisfaire sa vocation d’écrivain. Son sujet d’écriture est tout trouvé, ce sera Tante Maria. Cette femme, en apparence probe et respectueuse des convenances sociales et religieuses, cacherait en fait, dans l’intimité de son appartement, quelques inavouables secrets. Duplicité et ambiguïté donc. Tout est bon pour alimenter les fantasmes du neveu, lui-même surpris que sa « tête soit peuplée de tant de promiscuité ».
    Chez Mi Saliha, la voisine, entre trois joints et quelques verres, tombent deux révélations sur la véritable personnalité de sa tante. L’une alimentera son roman, l’autre sonne comme un coup de théâtre, un coup de théâtre qui lui fera porter un tout autre regard sur sa tante si mal aimée depuis ce temps lointain où, castratrice, elle mit fin aux dangereux attouchements auxquels il se livrait, dans un placard, avec la jeune Zina. Les révélations de Mi Saliha feront coïncider écriture et vécu le tout servi par une trame mémorielle tissée par le désir et la sexualité. Avant Zina, il y a eu Zahra, l’initiatrice, et, après, Warda, la cousine au slip rouge. C’est d’ailleurs au nom de la liberté sexuelle qu’adolescent, Mokhtar se brouillait avec son père et quittait, quinze ans plus tôt, le domicile familial.

    Car Mokhtar, « attaché à la compagnie des femmes », est une espèce rare et suspecte aux yeux des « conservateurs vicieux » à l’instar du proviseur du lycée où il enseigne ou de ses collègues du genre de M.Sallam, prof d’éducation islamique, digne représentant de la « junte masculine » pour qui la « promiscuité » commence avec la « mixité ». Jeune, Mokhtar chercha bien dans la voix de Dieu à calmer ses ardeurs. En vain : « je reniflais désespérément le musc qui emplissait la mosquée. Il ne me menait nulle part. Dieu s’éloignait. L’image de Zahra, origine de mon plaisir inextinguible devenait envahissante, irrésistible. » Une image si forte, si présente que Mokhtar ne pourra s’empêcher de jouir… en pleine mosquée ! L’alcool et l’herbe aidant, Mokhtar entrevoit qu’il n’est pas nécessaire d’attendre le trépas pour entrer au paradis, que le paradis est ici, sur terre.

    Mais voilà l’ordre des hommes est celui des interdits et des frustrations. Un ordre qui fait les hommes et les femmes malheureux et où la duplicité et l’ambiguïté sont partout. Warda, se cache en Arabie pour tapiner ; son père, taciturne à la maison, autrement prolixe à l’extérieur, cache des activités secrètes inavouables ; Tante Maria… jusqu’à une génération tout entière  « qui a tout vu, ou presque, et qui n’a rien dit, ou presque » des exactions commises par feu le monarque et ses sbires ! Cette critique de la société marocaine devient acerbe quand Amine un « vieux copain » émigré à Boston l’enjoint de quitter le royaume, « cette terre d’asservis », « les coups bas et l’attitude mielleuse » de ses compatriotes.
    Ce travail d’écriture et d’anamnèse se déroule au lendemain du 11 septembre et débouche sur une pirouette littéraire désuète pour expliquer le terrorisme islamiste : « Sans les femmes, finalement, j’aurais peut-être été un vulgaire kamikaze, au corps déchiqueté ». En bref, il suffirait de s’envoyer en l’air entre deux draps pour ne pas avoir à le faire, à quelques centaines de mètres du sol, entre deux tours…Programme certes alléchant mais sans doute un peu court.
    Dommage car Driss Ksikes  n’avait pas besoin de cela pour appuyer son utile et pertinente description des effets, sur les corps et les esprits, d’un puritanisme hypocrite et d’une idéologie masculine liberticide, offrant pour seules soupapes l’ambivalence (schizophrénique ?) et le secret. Rendons grâce à la femme donc ( « un monde sans femmes, sans la brise fraîche de leur parfum ? J’étoufferais à la longue »), louons le plaisir mais, en attendant des jours meilleurs, et pour paraphraser le cardinal de Retz, il vaut mieux, pour éviter des ennuis, ne pas sortir de l’ambiguïté.

    Le Grand Souffle Editions et Tarik éditions, 2006, 125 pages, 11.80   €