Mahi Binebine
Le griot de Marrakech
Marrakech est à la mode. Mais enfin, ce n’est pas parce que cette ville s’est refaite depuis quelques années des couleurs, qu’il faut éviter d’en parler. Certes il y a pas mal de raison pour se détourner du flot des touristes en quête d’exotisme à bon compte, d’émois plus ou moins avouables et de soleil livré en demi-pension autour d’un bassin bien propret. Car Marrakech ne se résume pas à quelques perversions touristiques et autres spéculations immobilières : sous l’ombre de la Koutoubia, les remparts de la ville rouge abritent neuf siècles d’histoire et une société humaine autrement désintéressée et chaleureuse une fois tombé le masque pour touristes.
Le peintre et romancier Mahi Binebine est un Marrakchi pur sucre. Sa ville natale est déjà présente dans nombre de ses livres et celui-ci, Le griot de Marrakech, lui est entièrement consacré. Ce recueil de textes, illustrés par les photos ascétiques du photographe portugais Luis Asin, n’est pas un guide pour voyageur en goguette, mais une façon de s’aventurer dans les ruelles de la ville, de rencontrer tel ou tel personnage qui a, un temps, connu son heure de gloire et de revisiter, avec un regard critique, une histoire dont les fastes s’étalent à longueur de palais et autres riads, fastes qui illuminent mais ne doivent pas pour autant aveugler. C’est aussi l’écovation d’un Marrakech disparu : celui de l’enfance au quartier Riad Zitoun et des contes de Sidi Moussa, l’histoire de Sidi Bel Abbès, le saint patron de la ville, racontée par Dada, l’esclave noire de la famille (présente dans le premier livre de l’auteur), le souvenir du Mellah le ghetto juif et de l’ami Prospère Bocara. Mahi Binebine raconte aussi le hammam Addi, célèbre pour sa pierre noire qui avait la vertu de soulager la disgrâce des bossus. Il baguenaude du côté de la rue du Pardon où, adolescent, il laissa son pucelage et où les psalmodies des aveugles « trouvaient grâce auprès des pêcheurs reconnaissants (…) parce que leurs yeux morts ne jugeaient pas ».
Le lecteur, aidé de Mahi Binebine, déambule dans la vieille cité, croise, ici ou là, le grand-père et le père de l’auteur ou la figure du poète Ben Brahim, marque une pause aux Jardins de l’Agdal pour évoquer la noyade d’un négrillon, s’arrête sous les remparts pour en observer d’étranges traces blanchâtres, ou vérifie si Dar Bellarj, la maison aux cigognes est, comme le dit la rumeur, hantée ou non… Le Palais de Bahia a beau être un des joyaux de la ville, la narrateur du cru aiguise le sens critique du visiteur en contant l’histoire du vizir à l’origine de la demeure : « l’arbitraire de son pouvoir féodal et corrompu dont on traîne encore les boulets, nous a jeté pour une durée indéterminée dans les affres du Moyen-Âge. Oui, j’avais dit (ce que je n’avais pas su dire à mon père) tout le mal que je pensais de ces suzerains qui incarnaient à mes yeux l’arantèle dans laquelle nous nous débattons encore, et qui continuent de faire des émules dans nos villes et nos campagnes ».
Enfin, Marrakech vers qui affluent des foules de plus en plus nombreuses et disparates, trop souvent aveugles au sort de leurs hôtes, est aussi, comme trop de cités du Sud, un endroit que l’autochtone cherche à fuir. Et, sur la question, Morad en connaît un rayon. Pour vivre, il vend ses services en faisant la queue au consulat de France pour les candidats au visa et monnaye quelques utiles conseils sur les procédures à suivre pour obtenir le ticket gagnant vers un ailleurs républicain et prospère. Aussi, lorsque Mahi Binebine avoue revenir « recoller les morceaux » à Marrakech après avoir passé vingt ans à l’étranger, Morad le met en garde : « en venant t’asseoir à ma table, j’ai tout de suite deviné que tu étais fou. Ne répète surtout pas ce que tu viens de me confier on risque de te lyncher ».
Photographies de Luis Asin, édition de l’Aube, 2006, 108 pages, 14€