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Terre d'ombre brûlée

Mahi Binebine
Terre d'ombre brûlée


480443.jpgMahi Binebine, peintre et romancier, signait ici son sixième livre dans lequel il combinait au plus près ses deux activités. Terre d'ombre brûlée raconte l'histoire et la chute d'un peintre autodidacte, marocain immigré à Paris. Nous sommes loin des descriptions romantico-nostalgiques sur les charmes de la vie d'artiste ou de la bohème. Notre peintre est couché sur un banc vert, les rayures bleues et blanches de son pyjama tranchant sur le blanc de la neige. À mesure que le froid s'infiltre sous la peau mal protégée par de fines bandelettes qui compriment le corps davantage qu'elles ne le réchauffent, à mesure que s'épaissit la couche neigeuse, le narrateur livre son histoire. Son esprit "infesté" par les souvenirs donne à lire un récit décousu où les images et les personnages s'entrechoquent jusqu'au délire. Les souvenirs de "la boue de l'enfance", dans les ruelles de Marrakech, se mêlent aux évocations de l'exil et à ce présent sur un banc aux clous rouillés de la banlieue de Clichy.

Les femmes des premières années et celles des temps nouveaux se télescopent. Ainsi Aïcha la mère devenue folle après la disparition de Mouna la plus jeune de ses filles, Mme Ouaknine, "Maman-l'autre", survivante, avec Ishaq le fossoyeur, de la communauté juive de la vieille cité almohade ou Soukhaïna, la femme aimée par l'adolescent croisent Martine, l'amante aujourd'hui envolée, Yaffa la voisine israélienne que sa mère a abandonnée pour aller vivre à Ramallah avec un jeune palestinien, Laurence, étudiante en art et France Dubois, "fille et petite fille de galeristes de renommée internationale", "la sorcière" qui sonnera le glas des dernières illusions de l'artiste peintre.

Les compagnons d'infortune du narrateur viennent comme lui d'une autre terre. Ils traînent leur misère et leurs fantômes, d'ateliers de fortune en méchantes chambres de bonne, d'expositions minables en vernissages donnant droit à se sustenter, de petites compromissions en farouches refus d'aliéner leur peinture. Il y a là Antonio le Gitan, l'homme à qui le narrateur dit tout devoir, Harry, qui en fait de son nom afghan s'appelle Harroun, Désiré dit Dédé venu de Martinique et Paco le dernier soutien. À moins que ce ne soit Primera, une chatte recueillie avec qui s'entretient le peintre marocain. La plupart de ces artistes appartiennent à l'"écurie" de M.Mariano, le Catalan propriétaire d'une minuscule galerie dans la rue de Seine. Pour être pingre, il lui arrive tout de même d'en dépanner plus d'un et plus d'une fois même. Comme Kader, derrière le comptoir de son café ou Odette, la propriétaire de La Cambusse chez qui l'on vient casser une graine, arroser une maigre vente ou pleurer la disparition d'un compère.

Mahi Binebine semble prendre plaisir à décrire (et dénoncer) un milieu de lui bien connu : ce monde de l'art où se joue "une vraie comédie sociale". Ici les collectionneurs sont des "charognards" ; la mort solitaire d'un peintre maudit inversant toutes les côtes : les toiles passent du mépris à la convoitise ; dans les vernissages, les flagorneurs hâbleurs développent "la rhétorique habituelle de ceux qui s'écoutent parler en débitant du vent" ; les engouements médiatiques demeurent éphémères et, chez les marchands d'art, l'appât du gain l'emporte sur la dignité. Le tableau est bien noir et le quotidien des artistes bien gris. Entre eux et les fous, la différence est bien mince. Seule diffère le temps d'immersion dans "l'espace de l'utopie". Séquentiel chez les uns. Définitif chez les autres. Sur son banc, transi de froid l'artiste, a entamé le voyage d'où l'on ne revient pas.

Edition Fayard, 2004, 228 pages, 16 €

Illustration: Mahi Binebine, Sans titre, 2008

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