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Littérature nord-américaine

  • La liberté de vivre

    Ha Jin

    La liberté de vivre

     

    Ha-Jin.jpgC’est une longue et minutieuse chronique que livre Ha Jin. Elle se dessine en minces chapitres qui sont autant d’épisodes de la vie du couple formé par Nan Wu et son épouse Pingping, immigrés aux Etats-Unis, avec leur fils Taotao. La narration, linéaire, colle au quotidien des Wu, au plus près de leur lutte pour « s’enraciner » ; par le travail bien sûr, par la scolarité de leur enfant aussi. C’est là une priorité, et les parents redoublent d’efforts pour qu’il n’intègre pas une classe réservée aux étrangers. Ha Jin décrit la rupture avec le pays d’origine, les distances maintenues avec les représentants de la communauté chinoise, le regard critique, amusé, sceptique, séduit aussi, sur la société américaine. La part des frustrations, les transformations, visibles et intimes.

    En quelques années, Nan accomplira « le parcours qui prenait une vie entière à la plupart des immigrés ». Entre le « struggle for life » et le rêve américain, les Nan feront leur « trou » comme dit Marcel Detienne. Entre Boston, New York et enfin Atlanta, de petits boulots en petits boulots, d’emprunts en sacrifices, de capacités d’adaptation en illusions perdues, ils réussiront à ouvrir un petit restaurant (le Gold Wok) et à acheter une maison en Géorgie. Nan, l’ancien étudiant a du abandonner la science politique et une improbable carrière universitaire pour les fourneaux, ce qui laisse d’heureuses odeurs de cuisine s’exhaler de page en page.

    Sans être un réfugié politique, Nan n’a pas voulu retourner en Chine après ses études. Très vite, il s’est efforcé de « se délester du bagage de la Chine pour voyager plus léger, (…) devenir un homme indépendant ». Nan largue les amarres, refuse de vivre dans le passé, de moisir dans sa communauté d’appartenance : « Il lui fallait trouver sa voie dans ce pays, vivre non pas tant en tant qu’expatrié ou exilé mais en tant qu’immigré ». Autrement dit devenir citoyen de cette société américaine où le racisme se manifeste ici ou là, où l’argent est un « dieu », cette société obsédée par « les deux S » : « le Soi et le Sexe », intraitable pour les faibles, les « losers », une société multiculturelle et multireligieuse où la diversité s’expose aussi sous la forme des conversions et des bricolages identitaires.

    Nan assistera à des rencontres, des colloques sur la Chine, il côtoiera, toujours sur la réserve, quelques cercles communautaires malgré les recommandations de Pingping. Il n’est dupe de rien des comportements des uns et des autres, des intellectuels dissidents, des artistes et autre vulgum pecus chinois. Sans illusions, ilse tient à l’égard des officiels chinois, des associations relais et autres taupes. Intraitable, Nan n’est pas un homme de compromis et encore moins de compromissions. Et surtout, qu’on ne lui serve pas de vieilles lunes patriotiques : « La Chine n’est plus mon pays. Je lui crache dessus, à la Chine ! Elle traite ses citoyens comme des enfants crédules et les empêche constamment de grandir, de devenir des individus à part entière. Elle ne veut qu’une chose la soumission. Pour moi la loyauté ça marche dans les deux sens. La Chine m’a trahi, alors je refuse de rester plus longtemps son sujet. (…) Je me suis arraché la Chine du cœur. »

    Pourtant aux JO d’Atlanta, il se montre attentif aux performances des athlètes chinois, « il comprit qu’il ne parvenait pas à se couper affectivement de tous ces gens ». Nan se situe au point de rencontre des deux pays, aussi, « pour voir clair dans ses émotions », il s’imagine la Chine comme étant  « sa mère » et les USA « sa bien aimée »: si un conflit devait survenir, il devra « les aider à se comprendre, sans pour autant espérer qu’elles partagent un jour les mêmes opinions ». C’est Camus chez les sino-américains.

    Nan aime Pingping, mais sans passion. Bon père et bon mari, son cœur est tout entier à Beina, un amour platonique de jeunesse qui lui en fit voir de toutes les couleurs pourtant. Ainsi va la vie ! L’amour fantasmé est plus difficile à chasser de son esprit qu’un échec sans rappel ni retour. Entre les époux, l’ombre de Beina toujours s’insinue. Il recherche cette passion, convaincu qu’elle serait le moteur de sa force créatrice et poétique. Car gagner de l’argent n’intéresse pas Nan. Sa seule vraie passion est la poésie.

    Tirailler entre ses responsabilités d’époux, de père et sa vocation, il doit apprendre à se débarrasser de ses « peurs » comme dit Faulkner, de ses doutes sur son travail. « Je ne dois pas vivre dans la passé, mais me concentrer sur le présent et sur l’avenir ». Après bien des hésitations, il décide d’écrire en anglais malgré les avis contraires et définitifs d’une rédactrice en chef d’une revue de poésie. Il évoque la xénophobie et oppose le fait que « la vitalité de l’anglais résulte en partie de sa capacité à absorber toutes sortes d’énergies étrangères. » Ces pages sur le cheminement créatif de Nan constituent aussi le sel de ce roman. Le livre  se referme sur quelques uns de ses poèmes.

    Professeur à l’université de Boston, Ha Jin émaille  son texte de références à des poètes américains, à Faulkner et à Pasternak. La Liberté de vivre est son cinquième roman et le quatrième à être traduit en langue française (au Seuil) après La Longue Attente (2002), La Démence du sage (2004) et La Mare, (2004). La Liberté de vivre (paru en 2007 aux USA) est le premier récit de l’auteur à se situer hors de Chine et à plonger au cœur de l’immigration chinoise aux Etats-Unis.

     

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Perrin, Seuil, 2011, 669 pages, 24€

     

  • Le Dissident chinois

    Nell Freudenberger

    Le Dissident chinois

    nell_2294795c.jpgLe Dissident chinois aurait pu s’appeler Mensonges. Car davantage que la dissidence en Chine ou l’arrivée pour une année d’un artiste chinois dans une famille américaine de Los Angeles, c’est aussi de mensonges et de dissimulations dont il est question dans ce livre. Pour ce premier roman, l’auteure, new-yorkaise âgée de 35 ans à sa sortie en 2006, figura dans la liste des meilleurs jeunes espoirs de la revue Granta. Nell Freudenberger avait écrit un premier recueil de nouvelles, Lucky Girls, traduit en 2008 chez le même éditeur.

    L’histoire d’abord : la famille Travers s’apprête à recevoir, pour un an, Yuan Zhao un artiste et dissident chinois. On peut imaginer le grand écart culturel, les préjugés des uns et des autres, les quiproquos et le temps laissé pour s’apprivoiser. Yuan Zhao se présente comme un dissident chinois. Un ancien de Tien An Men et l’un des membres du mouvement artistique dit de l’East Village qui fit parler de lui au début des années 90 à Pékin en multipliant les performances et finit par être interdit par les autorités.

    In fine, entre les Travers et Yuan Zhao, il ne se passera rien de tangible. Comme si le quotidien des membres de la famille tourneboulée et celui de l’artiste énigmatique, professeur à l’école de filles St Anselm’s, filaient sur des rails parallèles. On se regarde gentiment. On s’observe avec bienveillance. A l’occasion, on se croise, mais de loin, sans échanges véritables. Le roman, sur ce point, laisse sur sa faim.

    Le récit s’articule autour de deux histoires parfaitement imbriquées mais sans lien réel. L’année américaine est rythmée par les déboires de la famille Travers, les désillusions de Cece, la maîtresse de maison et les ennuis de Yuan Zhao avec quelques unes de ses élèves et l’exposition qu’il est censé préparer. Le passé chinois de cet exilé offre, lui, l’occasion d’une formidable immersion au cœur du mouvement artistique pékinois de l’East Village.

    Du côté des Travers tout part à vau-l’eau : les gamins, le couple que forment Gordon, le père psychologue passionné de généalogie et passablement ennuyeux et Cece, son épouse, à qui incombe toutes les responsabilités parentales et les tâches domestiques y compris celle de s’occuper d’une envahissante ménagerie. Cece est amoureuse de Phil, le frère de son mari, lui-même incapable de se décider. Empêtré dans une relation avec une avocate new-yorkaise, Phil croit que ses scénarios intéressent les requins d’Hollywood. Quant à Joan, la belle-sœur, romancière sans succès, elle assaille le brave chinois de questions sur la Chine, son passé et son travail d’artiste.

    Le thème de la différence culturelle et de la rencontre n’est pas ou peu abordé par l’auteure. Ce qui remonte à la surface des existences ce sont les mensonges. Et les petits arrangements avec les représentations. La famille Travers est loin de correspondre à l’image de respectabilité et de conformité de l’American way of life, qu’elle s’efforce de rendre. L’hospitalité et la curiosité de la société américaine à l’endroit de cet exilé chinois restent engluées dans bien des préjugés culturels et des raccourcis. Yuan Zhao, lui-même, n’est pas en reste qui multiplie les mensonges sur sa personne et sur son passé. Mentir pour se façonner une nouvelle identité ou pour satisfaire à la doxa et à la bien pensance. En Chine, des années plus tôt, les parents de Yuan mentirent, eux aussi ; pour sauver leur peau.

    Yuan Zhao s’applique à recopier un rouleau intitulé « Liu Chen et Ruan Zhao dans les monts Tiantai » de Zhao Cangyun, un artiste de la fin du XIIIe siècle et du début du XIVe. La peinture et l’art sont au cœur du roman. C’est d’ailleurs là que se niche l’un de ses intérêts majeurs : la plongée au cœur du mouvement de l’East Village, de ses performances artistiques, des débats qui le traversent et l’histoire qui relie ce « dissident » aux principaux animateurs du mouvement. « Liu Chen et Ruan Zhao dans les monts Tiantai » de Zhao Cangyun constitue le fil rouge du récit. Son auteur serait resté anonyme n’était une inscription ajoutée par un inconnu. Cela rejoint-il l’interrogation moderne sur la propriété d’une œuvre ? La question traverse le roman car, quand l’argent entre dans la danse, de plus en plus lucrative, la question de savoir qui détient les droits sur les images devient pressante. Seraient-ce les artistes du groupe de l’East Village ou le photographe qui a immortalisé par ses clichés leurs performances artistiques ? De même, un fil semble relier l’expérience lointaine de Zhao Cangyun  à celle, dissidente et contestataire, des artistes chinois de la fin du XXe siècle. Enfin « Liu Chen et Ruan Zhao dans les monts Tiantai » offre l’occasion d’une réflexion sur le retour de l’exilé : retour impossible des marcheurs du rouleau de Zhao Cangyun à celui, anticipé, de Yuan Zhao. Les masques seront alors tombés.

    Dans ses cours données à Los Angeles, Yuan Zhao rencontre June, une jeune élève d’origine chinoise. Là encore, les thèmes culturels et identitaires seront à peine évoqués, simplement esquissés. Entre le professeur enamouré et la jeune artiste séduite, l’amour se fraye un chemin sur fond de passion artistique.

    Les thèmes de la rencontre entre deux cultures, celui de l’exil et des identités sont peu développés dans le roman, laissant un arrière goût de regret, d’autant plus que le récit, long, n’est pas dépourvu de boursouflures.

     

    Editions Quai Voltaire/La Table ronde, 2010, 445 pages, 23 €

  • Ce livre va vous sauver la vie

    A.M.Homes

    Ce livre va vous sauver la vie


    AM-Homes-photographed-in--010.jpgFaut-il prendre ce titre au sérieux ? Particulièrement rebutant pour les uns, plutôt attractif pour d’autres, il cache un roman picaresque, trépidant de bout en bout, écrit avec la légèreté et la vivacité d’un papillon volant autour d’un certain Richard Novak, témoin de ses aventures, tantôt improbables tantôt prosaïques.

    Notre héros est un richissime et génial homme d’affaires, un tantinet misanthrope, vivant en vase clos dans sa luxueuse villa des hauteurs de Los Angeles. Son quotidien est réglé comme du papier à musique : levé à l’aurore, consultation des cours de la bourse pendant qu’il fait son jogging sur un tapis, coach à domicile, diététicienne à domicile, ration alimentaire à domicile, spiruline et autres vitamines à domicile, et même un casque doté d’écouteurs pour éviter d’avoir à parler avec la femme de ménage… La caricature parfaite d’un être déshumanisé. Il vit séparé de sa femme, new-yorkaise, professionnelle de l’édition, qui consacre tout son temps à son métier. Il ne voit plus son rejeton de fils, doublement livré à lui-même. Quant à son frère et à ses parents…

    Mais voilà, Richard Novak approche de la cinquantaine. Le livre s’ouvre sur une crise et une hospitalisation high-tech et en urgence. Le lecteur tout comme le premier intéressé ignorent s’il s’agit d’une attaque cardiaque ou d’une autre faiblesse, serait-ce la somatisation d’un début de dépression ou la conscience de la finitude naissant avec l’avancée en âge ? Quoi qu’il en soit, Richard Novak quittera l’hôpital armé de cette seule ordonnance : « Pas la peine de ruminer tout ça - acceptez-le. Quelque chose s’est produit, simplement nous ne savons pas quoi. (…) Pour l’instant vous n’êtes pas en train de mourir, c’est bien, c’est l’essentiel. Vous avez le temps. (…) Jusque-là toute information est bonne à prendre. » Devant sa maison, un glissement de terrain provoque l’apparition d’un trou. Au fur et à mesure qu’il se creuse et qu’il s’élargit, la maison s’affaisse et menace de tomber.

    A partir de cet événement, l’existence de Richard Novak va prendre un tout autre cours. Il s’interroge, revient sur son existence, ses liens avec les siens, à commencer avec son fils. Lui qui se nourrissait de céréales aux allures de « copeaux de bois » et de lait sans lactose se met à dévorer donuts et pizzas, boire du whisky et fumer quelques joints. Il multiplie les rencontres hier encore impossibles à seulement envisager : un immigré indien entreprenant, une femme au foyer déprimée, une star de cinéma, une idole des années 70… Il se remet même à faire l’amour ! Il passe quelques jours chez son frère, héberge son fils, retrouve son ex dont il est toujours épris…

    Mais ce n’est pas tout : Il sauve un cheval, délivre une pauvre femme kidnappée dans un coffre de voiture,  visite les pensionnaires d’un hospice, s’adonne  le temps d’un stage à une semaine de silence et de méditation...

    Au cœur de toutes ses aventures et rencontres : la naissance d’un altruisme nouveau, une compassion pour ses semblables, le souci des siens (et de soi), le retour à une humanité perdue.

    Porté par des dialogues savoureux, tout ici file à vive allure, tient en haleine, sans jamais adopter un ton gnangnan ou des accents pour lecteurs macrobiotiques décharnés et haut-perchés. Il s’agit bien d’une satire drôle et humaine d’une société qui a placé au centre de ses valeurs le travail et l’argent - la Rolex au poignet ! -  l’indifférence et le tout à l’ego. Alors faut-il prendre au sérieux le titre de ce roman ? Sans doute que oui, en tout cas pour l’auteur, il ne doit pas seulement s’agir d’un simple clin d’œil…

     

    Traduit de l’américain par Yoan Gentric, Actes Sud 2008, 447 pages, 23€

  • Plan B

    Chester Himes

    Plan B

    chester_himes.jpgPlan B est le dernier livre de l'écrivain noir américain Chester Himes, mort en 1983. Écrit entre 1967 et 1972, ce roman est resté inachevé. La mise en forme finale revient à Michel Fabre, qui signe une postface fort utile. Le style est sobre. La construction superpose deux récits qui finissent par se rejoindre. Jamais l'attention et l'intérêt du lecteur ne se relâchent à la lecture d'un texte pourtant bien sombre. Plan B s'ouvre sur une palpitante enquête policière et se termine en un brûlot politique sur la question raciale aux États-Unis. Chester Himes y décrit un Harlem misérable et nauséabond où sévissent la drogue et la prostitution.

    Dans son appartement minable situé à l'angle de la 113e rue et de la 8e avenue, à Harlem donc, un certain T-Bone Smith reçoit un fusil automatique, avec pour consigne de "combattre pour la liberté du peuple noir". Parce que Tang, sa prostituée de bonne femme, refuse de le porter au poste de police, il la tue. À son tour, il sera abattu par l'un des deux inspecteurs - Ed Cercueil et Fossoyeurs Jones, bien connus des amateurs de Himes - venus sur les lieux du drame. D'autres fusils sont envoyés à d'autres Noirs de Harlem, qui se transforment en tueurs suicidaires, sortes de kamikazes en lutte contre le pouvoir blanc. Les massacres succèdent aux massacres. La répression du pouvoir américain est aveugle et encore plus meurtrière. La culpabilité des Blancs laisse vite la place à la peur, à la suspicion, et finalement à la colère. Une effroyable guérilla oppose les communautés noire et blanche.

    Tandis que l'apocalypse s'abat sur les États-Unis, l'enquête piétine : d'où proviennent donc tous ces fusils automatiques envoyés en cadeau ? Quelle est l'organisation capable de rassembler autant de moyens et d'informations sur les destinataires des armes ? C'est une description minutieuse d'un soulèvement armée de la communauté noire de Harlem, de ses dessous et de ses conséquences, de son échec aussi, que brosse le roman. Comme le montre Chester Himes, l'injustice raciale plonge ses racines loin dans l'histoire américaine et semble ne pas devoir trouver de solution politique. Répétons-le, ce roman a été écrit entre 1967 et 1972, avec pour toile de fond la révolte des ghettos des années soixante. Dans cette perspective historique, Chester Himes verse ici dans une littérature du désespoir où la violence deviendrait l'ultime arme pour mener le combat en faveur de l'égalité des droits. L'absurdité finit par devenir le thème central. L'impasse politique du roman dérange. Pourtant, servi par une écriture linéaire et un montage parfaitement maîtrisé, le suspens reste entier et retient le lecteur. En poussant jusqu'au paroxysme les logiques de confrontation ethnique ou raciale, l'auteur alimente la réflexion sur la place, le rôle mais aussi les limites de la violence dans les luttes engagées contre l'exclusion ou le racisme. Dans sa postface, Michel Fabre explique : "Plus que tout, peut-être, Plan B est une réponse symbolique aux questions posées par le mouvement du pouvoir noir. Himes ne voyait pas la violence comme une solution - du moins pas la violence non organisée. Il se peut qu'il n'ait pas terminé son roman parce qu'il avait atteint une impasse idéologique."


    Traduit de l'anglais par Hélène Devaux-Minié, André Dimanche Éditeur, coll. "Rive noire", 1999, 216 pages


  • Une affaire de viol

    Chester Himes

    Une affaire de viol

    chimes2.jpgLe 4 février 1999 au petit matin, quatre policiers blancs de la police new-yorkaise abattaient de 41 balles Amadou Diallo. Les policiers ont plaidé la légitime défense, arguant qu'ils pensaient que la victime, un vendeur de rue de vingt-deux ans, d'origine guinéenne, dissimulait une arme. Les jurés (huit blancs et quatre noirs) ont retenu cette thèse. Verdict rendu le 25 février 2000 : l'acquittement. Selon Emma, une voisine de la victime : "C'est trop facile de dire qu'il n'y a que des criminels dans le Bronx et qu'ils méritent tous d'être abattus. La réalité, c'est plutôt que la police considère que tous ceux qui ont la peau noire sont des assassins ou des voleurs. Et le verdict ne fait que renforcer ces préjugés. Comment voulez-vous que l'on ait confiance dans les forces de l'ordre désormais ?"(1) Il était difficile de ne pas faire un lien entre cette affaire et le livre de Chester Himes, Une affaire de viol dont la traduction paraissait en France la même année.

    Dans ce roman, une femme blanche appartenant à la riche société américaine est retrouvée morte dans une chambre d'hôtel, où elle avait rendez-vous avec quatre Noirs américains, dont l'un a été son amant. Comme les quatre policiers de l'affaire Diallo, la justice française - le récit se déroule à Paris en 1954 - ne doute pas : les quatre Noirs sont évidemment coupables. Les mécanismes idéologiques et les fantasmes sur la sexualité des Noirs, sur l'union d'une Blanche et d'un Noir et, ici, tabou absolu, d'une Blanche et de quatre Noirs, fonderont seuls l'accusation. "Rien n'impose à l'accusation, dans cette affaire, où les faits sont si clairs et les preuves si concluantes, l'obligation d'établir à quel mobile obéissaient les accusés".

    Un écrivain noir américain, installé en France, décide de mener sa propre enquête. Sa thèse est simple : "Ils [les quatre accusés] avaient été condamnés à seule fin de démontrer que la race noire était une race inférieure." Mais lui aussi est victime de préjugés idéologiques et racistes, de frustrations et d'animosités personnelles, de sorte que son entreprise est vouée à l'échec.

    L'auteur emprunte une autre voie. Toute la subtilité est de montrer ce qui agit sur les uns et les autres, ce qui motive, réellement, intimement, leur choix, décisions et jugements. En menant une étude serrée de la personnalité, du parcours socioculturel et psychologique des uns et des autres - les quatre accusés, la victime, l'écrivain -, l'auteur rompt avec ces idées reçues, ces certitudes idéologiques productrices de victimes. L'enquête prend alors en compte la singularité de chacun et restitue à la recherche et à l'étude des faits la première place, réintroduit le doute là où les certitudes condamnent a priori. "Tout homme, quelle que soit sa race, doit revendiquer sa part du fardeau, de la culpabilité du crime suprême de l'humanité : l'inhumanité de l'homme envers l'homme. Car telle est la vérité : nous sommes tous coupables", finit par écrire l'auteur. Peut-être. Il n'en reste pas moins vrai, encore aujourd'hui, aussi bien dans le roman de Chester Himes que dans l'affaire Diallo, que certains ne soupçonnent même pas qu'ils puissent être coupable de quoi que ce soit !

    1)- Libération du 28 février 2000.


    Traduit de l'anglais par Michel Fabre et Françoise Clary, André Dimanche Éditeur, coll. "Rive noire", 1999, 100 pages


  • Vos désirs sont désordres

    Mako Yoshikawa

    Vos désirs sont désordres

    BWmakoglam-224x300.jpgMako Yoshikawa est née aux  États-Unis. New-yorkaise, elle  est l'arrière-petite-fille d'une  geisha et signe là son premier  roman. Elle y démonte les ressorts  secrets du désir au féminin  à travers trois générations de  femmes. Il y a d'abord Yukiko,  la grand-mère, ancienne geisha,  vivant toujours au Japon, qui  par amour a épousé Sekiguchi,  accédant ainsi au statut de  femme respectable ; la mère,  Akiko, qui s'est enfuie aux États-Unis avec Kenji, son amant, un  cousin d'origine coréenne, lequel  a fini par l'abandonner, la laissant  seule avec une fillette de  neuf ans. Cette fille, c'est Kiki  Takehashi, la narratrice. Elle  s'apprête à épouser Eric, un  jeune avocat, dynamique et sûr  de lui, autoritaire mais si prévenant  et rassurant...  Pourtant, tout ne va pas de soi.  Kiki ne parvient pas à oublier  Phillip, qui a trouvé la mort au  Népal au cours de l'un de ses  nombreux voyages à l'étranger.  Phillip, ou plutôt son fantôme,  continue, plusieurs mois après  sa disparition, de lui apparaître.  Kiki attend avec impatience la  venue annoncée de sa grand-mère  pour lui poser moult questions  et recueillir l'avis de son  aïeule sur des sujets - désir, relation  amoureuse - qu'elle connaît  bien, et pour cause. À l'aide de  l'histoire et de l'expérience de  ses deux aînées, Kiki tente de  retrouver son propre chemin et  peut-être, alors, de renaître à  l'amour.  L'originalité de ce récit est de  lier à ce thème celui de la transmission,  à travers trois générations  de femmes. "Que cela me  plaise ou non, la vie de ma  mère et celle de ma grand-mère  sont les étoiles à partir desquelles  j'établis mon parcours",  dit Kiki. Avec la même subtilité  qu'elle met à explorer les mystères  du désir, Mako Yoshikawa  traque les tours et les détours  de la transmission. Kiki n'a pas  reçu de sa mère une culture  japonaise ("Je n'ai pas su me  servir de baguettes avant l'âge  de 24 ans, quand Phillip m'a  appris à les utiliser.") et pourtant  elle déclare : "Je suis peut-être  plus japonaise que je ne le  crois." Sans doute que les récits  sur la vie de sa grand-mère que  lui racontait, le soir, sa mère,  ont produit là leur effet.  Ces reliquats d'une mémoire  familiale et culturelle rapportés  par Akiko seraient  "un acte de contrition pour  le fossé qui s'était creusé  entre elle [Akiko] et sa  mère, pour le froid et le  silence presque total qui  allait durer vingt-neuf années".  "Il m'est difficile de  ne pas en vouloir à ma  mère de m'avoir privée de  ma grand-mère ainsi que  de tant de chose", ajoute  Kiki. Après le départ de Kenji,  une distance s'est installée  entre la mère et la fille, Akiko  se repliant sur elle-même et sur  sa douleur. Comme Kiki après la  mort de Phillip. Mais les relations  entre Akiko et Kiki sont  subtiles et complexes. Leur  tendre complicité ne peut éviter  une distance, voire des ruptures  culturelles qui inévitablement  se tissent entre cette mère, Japonaise immigrée aux  États-Unis, et sa fille, d'origine  japonaise certes, mais américaine  avant tout : "Élevée dans  une culture où les membres  d'une même famille se contentent  généralement de se saluer  d'une inclinaison de tête, ma  mère est bien évidemment une  personne réservée, distante  même avec sa fille [...]. La chaleur  d'un corps me berçant et  me serrant contre lui, de même  que la caresse de longs doigts  frais sur ma tête ne sont pas  des choses que j'attends de  ma mère", dit, avec regret mais  compréhension, Kiki.  Une autre distance traverse la  vie de Kiki. Dans ses relations  avec des Américains blancs,  elle montre comment elle est  trop souvent renvoyée et enfermée  dans ses origines, à l'exclusion  de toute autre appartenance  identitaire. Parfois même,  le regard de l'autre ne parvient  pas à se débarrasser d'un imaginaire  empreint de racisme :  "J'ai réfléchi intensément et  depuis longtemps à notre secrète  affinité [avec sa grandmère],  et j'ai découvert ceci :  une Japonaise est pour les  Américains ce qu'une geisha  est pour les Japonais." À ce propos, le titre original  de ce roman est One hundred  and one Ways, allusion aux  cent et une manières d'aimer  un homme...


    Traduit de l'anglais  par Matine Leroy-Battistelli  Flammarion, 2000,  396 pages. Réédité en poche (J'ai lu, 2002)


  • Harlem

    Eddy L.Harris
    Harlem


    jpg_harris_c_sylvie_biscioni-03386.jpgUne scène ouvre le livre et revient plusieurs fois hanter le récit : le narrateur, réveillé par des hurlements, observe de sa fenêtre, dans la nuit, un homme battre violemment une femme. « Je reste à ma fenêtre. Ce que je vois me déchire les yeux. Ce que je ressens dévoile qui je suis. » Cela se passe à Harlem. La mythique, la légendaire Harlem. Harlem « refuge », « La Mecque noire ». Comme le montre l'auteur, « il fallait que naisse Harlem, où les Noirs pourraient être loin à l'écart » de l'injustice. Mais Harlem est devenu un « ghetto », une « zone ». C'est aussi l'histoire d'Harlem que décrit ici Eddy L.Harris,  de l'Harlem idéalisé - et le mythe a la vie dure - à la réalité du début des années 90 : un ghetto sordide, délabré et dangereux. « La route est longue de Harlem-lieu d'espérance à Harlem-terre de désespoir ».
    Pourquoi alors Eddy L.Harris décide-t-il de s'installer, deux ans durant, à Harlem, du côté de la 133e Rue ? Pour témoigner. Pour prendre sa part de la souffrance, son « tour de garde sur le front ». Pour répondre à une autre question « qui je suis ? ». Pour, malgré l'apparent paradoxe, rester fidèle à son père : « mon père à travailler dur pour me déshériter », « (...) il s'est désespérément battu pour m'éviter ce monde-là. » Aussi apprenant les intentions de son fiston, il lui demande : « tu ne regrettes jamais la vie que tu as vécue ? »
    Non ! Eddy L.Harris ne désavoue nullement ce que son père a accompli - « tout ce qu'il a fait c'était pour que je vive » - la « vie privilégiée » qu'il lui a prodiguée. Il ne renie rien : « alors je lui présente mes remerciements et je hurle la réponse à la question de mon père dans l'obscurité de chacune des nuits de Harlem. »
    Il y a bien une filiation, un héritage sans testament comme dit René Char. Certes Eddy L.Harris s'installe à Harlem « comme s'il me fallait être ci ou ça et me contenter de moins, comme s'il me fallait m'emprisonner, tête, corps et âme. » Il est même à deux doigts de revendiquer comme sien ce « lieu que dans leur ignorance crasse, ils [les Noirs] sont suffisamment stupides pour apprécier ».
    Eddy L.Harris va s'efforcer de se conformer à l'image du Noir de Harlem, à « singer » ses frères de Harlem, il va « faire semblant d'être quelqu'un d'autre », tomber dans la « vie insulaire », se « couper du reste du monde du fait de [la] race ou de [la] classe sociale ». Mais « c'est une chose de venir ici, et c'en est une autre d'y être pour de bon » lui dit Ann qui lui ouvre les yeux : « Ce qu'il nous faut, c'est quelqu'un pour nous montrer qu'il y a un autre monde dehors qui est aussi à nous, et que nous ne devrions pas nous contenter si facilement et si aveuglément de celui-ci. C'est pour ça que j'ai besoin de toi. C'est pour ça que ma fille a besoin de toi. Sinon nous pouvons très bien nous passer de toi. »
    Un double « piège » hante les pages de ce récit-témoignage. Celui dans lequel les Blancs sont enfermés, cette perception qui ne voit dans l'autre qu'un Noir, au mieux « un Noir acceptable ». Et l'autre piège, celui dans lequel les Noirs eux-mêmes s'enferment. « N'oublie pas ta race, grand. N'oublie pas ta race » s'entend dire Eddy L.Harris. Mais lui ne veut ni être un noir « acceptable » ni n'être qu'un Noir. « (...) Les arguments que nous avançons pour nous ghettoïser sont les mêmes que d'autres utilisent pour nous exclure et garder le gâteaux pour eux. » « C'est l'isolement qui crée la prison, bien sûr, et comme pour n'importe quelle prison, il y a réclusion de part et d'autre des barreaux. »
    Eddy L.Harris veut être « un homme tout court » ! Il retrouve les paroles paternelles : « essaie de te créer ton petit monde et ne laisse jamais personne te dire qui tu es ou comment tu devrais être ; même pas moi. C'est toi seul qui décides. »
    « Je ne suis prisonnier ni de Harlem ni de la couleur de ma peau » écrit Eddy L.Harris qui refuse la double assignation, celle des Blancs comme celle des Noirs, brandit une double récusation et revendique le « choix », la possibilité de « choisir » même si « un Noir est défini par certaines réalités statistiques et par le domaine le plus restreint des possibilités. » Il n'y a aucune naïveté ici, Eddy L.Harris sait bien que malgré les efforts consentis pour s'en sortir « la vie n'est pas devenue meilleure, ni même restée pareille ; non, c'est devenu pire. L'espoir a étouffé et soufflé, ici, dans les rues de Harlem. Toute trace d'espoir s'est effacée. »
    Pourtant, écrit Eddy L.Harris, « j'ai grandi dans la certitude de pouvoir faire tout ce que je souhaitais et être qui je voulais. Je pensais avoir droit à tout, pouvoir être noir et en même temps être davantage que simplement noir. J'ai toujours voulu être davantage.
    Je n'ai jamais accepté de contrainte.
    »
    « La vie est une question de choix, j'en ai pris le parti, la vie et les mauvaises passes où nous nous trouvons. Tout ce réduit à ce que nous choisissons, et à ce que les autres choisissent pour nous. »
    De sa fenêtre, Eddy L.Harris observe cet homme qui continue de frapper et de frapper cette malheureuse femme. Les coups pleuvent et les cris déchirent la nuit de Harlem. Que va faire Eddy L.Harris ?

    Edition Llana Lévi, collection « Piccolo », 2007, 281 pages, 10 €

  • Noire, la couleur de ma peau blanche. Un voyage intérieur

    Toi Derricotte
    Noire, la couleur de ma peau blanche. Un voyage intérieur


    Toiphoto.JPGToi Derricotte est une Noire à la peau blanche. Professeur de littérature en Pennsylvanie, auteur renommé aux Etats-Unis de plusieurs recueils de poésie, elle a pendant plus de vingt ans tenu un journal intime. Avec une lucidité et une profondeur rares, elle a consigné ses douleurs, ses hontes, ses doutes et ses réflexions sur le racisme de la société américaine nées de sa singularité par rapport à cette société mais aussi par rapport au reste de la communauté noire.
    Toi Derricote est « déterminée à ne pas mentir ». Aucune vérité - aussi insupportable soit-elle, pour elle-même, pour ses relations ou ses amis, aussi incompréhensible soit-elle pour sa communauté d’origine - ne résiste à sa détermination : « j’ai décidé de publier ce texte et d’être maudite, parce que la « vérité » doit être dite par quelqu’un : le racisme n’est pas là, dehors, quelque part, il est à l’intérieur de nous, de nos familles et de notre communauté ».
    La relation à l’Autre est au cœur de ce livre où domine cette interrogation : comment réduire la distance qui sépare la conscience que l’on a de soi des apparences ? Comment faire en sorte que l’image de vous-même que vous renvoie le monde soit conforme à ce que vous pensez être ? Selon que vous ayez l’air de ce que vous êtes ou que vous soyez doté d’une « identité plus incertaine », la distance est variable. Pour Toi Derricote elle est immense. Le désir de se faire accepter peut, quand l’Autre vous ignore, vous refuse ou vous rejette, conduire à la mise en œuvre de subterfuges psychologiques, d’artifices comportementaux, à la haine ou à la fuite : « Quelquefois, quand je parle avec un Blanc, qui ne sais pas que je suis noire, un sentiment soudain m’envahit, (...). Mon envie de fuir se confond avec mon désir d’échapper à ma « négritude », à ma race, et je suis remplie de honte et de colère ».
    Avec efficacité, Toi Derricotte décortique l’intériorisation de la culpabilité par les victimes elles-mêmes ; le racisme de la société américaine secrété par une « longue histoire d’exclusion et de haine » ; le pouvoir d’exclure des groupes ethniques dans une Amérique « où toute trace d’amour entre les races est abhorrée » ; la prison des représentations et des préjugés dans laquelle l’écrivain noir est enfermé ; les non-dits de la vie à deux à l’aune de ce racisme intériorisé ; la part du refoulé des relations les plus intimes, de la capacité d’aimer et de vivre ou encore la dépossession de soi : l’idée d’infliger un procès aux dirigeants du Club de son quartier qui lui en refusent l’accès parce qu’elle est noire la terrifie : « je deviendrais folle ou je me suiciderais – comme si ce qu’ils pensaient de moi était plus puissant que ce que je pouvais penser de moi-même. Comme si je pouvais être dévorée par l’idée d’un autre ».
    Pour Toi Derricotte les choses ne peuvent être simples : « ma couleur de peau empêche littéralement les choses d’être blanches ou noires ». Aussi s’interroge t-elle quant à la signification – « dans quel camp suis-je ? » - et à la portée - « est-ce que mon travail donnerait des arguments aux racistes ? » - de ces confessions. Pendant longtemps elle n’a pu avouer qu’à des Blanches l’opposition profonde qui la minait entre ce qu’elle était et ce qu’elle voulait être ou le choc qui la frappait en croisant un Noir dans la rue. « J’avais trop peur de dire ces choses à ceux par qui je voulais le plus être comprise, et aimée ». Sa souffrance, sa honte, sa haine de soi, le reniement des siens, jusqu’aux plus proches, aux plus intimes, ne font pas de Toi Derricotte une femme « inhumaine ». Il faut avoir connu sa « peur de petite fille noire », comme son amie Toni, pour la comprendre. La condition du Noir américain serait inaccessible aux Blancs car « être noir, c’est être profondément seul »
    L’incandescence de cette introspection réduit en cendres les apparences et les clichés, les recettes faciles qui n’engagent pas trop, la bonne et vertueuse conscience vite auto satisfaite. « Les écoles avec une majorité d’élèves blancs tentent d’enseigner le concept de la « famille humaine », en introduisant les photos de personnes noires dans les textes de cours. Mais valoriser l’autre, apprendre que nous sommes tous du même sang, n’est pas une leçon que l’on apprend avec la tête ». Il faudra bien plus pour se dégager de « la persistance des conflits intérieurs, du désir, de la honte et de la terreur ». Une leçon à méditer, dans une moindre mesure, de ce côté-ci de l’Atlantique.

    Traduit de l’américain par Philippe Moreau, éditions du Félin, 207 pages

  • Quand l’empereur était un dieu

    Julie Otsuka
    Quand l’empereur était un dieu


    otsuka.jpegAvant que les Japonaises ne deviennent en Amérique du Nord objets de fantasmes sexuels (1) ou parures siliconées pour jeunes blacks dans le New Harlem (2), il fut un temps où la communauté nipponne des Etats-Unis était rejetée. Pouvait-on prévoir que ces immigrants américanisés ou en voie de l’être, ces hommes et ces femmes qui, sur les bancs des écoles, commençaient leur journée par le serment d’allégeance et entonnaient des chants à la gloire de leur nouveau pays, allaient être transformés en ennemis par ceux-là même avec qui ils partageaient le quotidien et les promesses du rêve américain ? Tout cela a eu lieu pendant la seconde guerre mondiale. Tandis que Vichy livrait des Juifs français à l’extermination, les Américains parquaient  leurs concitoyens originaires du Japon dans des camps d’internement comme ceux de Fort Missoula dans le Montana, Sam Houston dans le Texas, Lordsburg dans le Nouveau-Mexique, le camp de Tule Lake où étaient regroupés « les antiloyalistes » avant d’être rapatriés  au Japon, ou encore le camp de Topaz dans l’Utah.  Ainsi la France avec les Espagnols républicains, les Juifs ou les Algériens n’a pas le monopole de ces « camps de la honte ».
    C’est cette sombre page oubliée de la glorieuse Amérique qu’écrit Julie Otsaka avec une précision et une froideur chirurgicale, comme volontairement extérieure, indifférente. Pourtant il ne s’agit pas d’une fiction mais bien d’une histoire réelle. Celle vécue par ses propres grands-parents internés pendant trois ans et cinq mois dans le camp de Topaz, un camp au milieu du désert, dans le fournaise et la poussière de l’été et le froid glacial de l’hiver, un camp entouré de fil de fer barbelé où « des centaines de baraques en papier goudronné [sont] écrasées sous un soleil de plomb ».
    Le texte est dégraissé à l’extrême ne laissant place qu’à une impitoyable recension de faits qui, mis bout à bout, finissent par former un quotidien, un destin dont les protagonistes ne sont plus maîtres, chassés d’une communauté à laquelle ils croyaient appartenir. Il n’y a aucun épanchement, juste des indications, des allusions. L’émotion, la compassion, le sentiment d’injustice et de révolte naissent des faits et seulement des faits : les ordres d’évacuation placardés sur les murs de la ville, le regard méfiant ou hostile des passants, les interdictions de sortir après  20h ou de se déplacer au-delà d’un rayon de cinq miles autour de son domicile, les pancartes « interdit aux Japs », les préparatifs du départ, l’abandon des objets familiers, du vieux chien, la prudente nécessité de brûler tout ce qui rappelle le Japon, les matricules épinglés sur les cols, le courrier censuré par le ministère de la guerre et sur l’enveloppe le tampon : « ressortissant d’un pays ennemi, actuellement en détention »…
    La construction est faite d’aller-retour entre le passé et le présent, entre l’avant paisible et heureux et la fin des illusions : l’évacuation, le convoi et l’internement. Julie Otsuka  montre comment, autour du drame, la vie continue, comment chacun vaque à son petit train-train, petits moments de bonheur aveugles à la détresse de ces ex-concitoyens emportés dans des trains vers des destinations inconnues et secrètes. Cette indifférence frappe : « il y avait les gens qui se trouvaient à l’intérieur du train et ceux qui se trouvaient à l’extérieur et, entre les deux, il y avait les stores ». Banal ! Comme si deux mondes évoluaient en parallèle. Pourtant il vaut mieux laisser les stores baissés : « La dernière fois qu’ils avaient traversé une ville avec les rideaux relevés, quelqu’un avait jeté une pierre à travers une vitre ». L’hostilité alimentée par des associations comme l’American Legion, les Homefront Commandos ou les Native sons of the Golden West est là et le racisme de la société américaine aussi.
    D’ailleurs, le retour chez soi ne signifie pas la fin des souffrances et des violences : des maisons seront encore incendiées, dynamitées, des coups de feu continueront de retentir, des cimetières seront encore profanés, les harcèlements seront quotidiens et des visites nocturnes continueront de terrorisées des familles.
    Comment vivre après une telle épreuve ? L’oubli pour beaucoup est un passage obligé. « Maintenant que nous étions de retour dans le monde, nous ne désirions qu’une seule chose : oublier ». Oublier, nier ce passé récent, nier jusqu’à son identité, jusqu’à son nom pour que « plus jamais on nous [prenne] pour l’ennemi ». Pour d’autres, comme ici le père de famille, le retour à la maison marque l’entrée dans la maladie, la dépression, le repli paranoïaque et craintif : « Ils ne nous aiment pas, c’est tout. C’est comme ça. Ne leur dites jamais plus que le strict nécessaire. Et n’allez pas vous imaginer un seul instant que ce sont vos amis. »
    Dans les camps, les autorités militaires distribuaient aux Japonais un questionnaire pour apprécier le loyalisme des internés. De ce questionnaire et de cette douloureuse injustice, la mère tira sans doute le plus sûr et le plus universel enseignement : « Loyalisme. Antiloyalisme. Allégeance. Obéissance. Des mots, ce ne sont que des mots ».

    (1)    Mako Yoshikawa, Vos désirs sont désordres, éd. Flammarion, 2000.
    (2)    À lire sur ce sujet : Jean Hubert Gailliot, 30 minutes à Harlem, éditions de L’Olivier, 2004

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bruno Boudard, édition Phébus, 2004, 185 pages, 14,50 euros

  • La Vie après

    Claire Messud
    La Vie après


    messud.jpegImaginez. Vous êtes un étudiant fraîchement débarqué aux Etats-unis. Votre physique, votre nom tout en vous rappelle vos origines lointaines. Méditerranée, Afrique du Nord, Algérie... Pourquoi cette fille au prénom peu commun, Sagesse, s’intéresse t-elle à vous ? Toute rencontre renferme sa part mystérieuse, souterraine. Claire Messud, dans son roman La Vie après, offre, à travers une minutieuse introspection familiale, quelques clefs pour suivre Sagesse dans sa quête de liberté, d’émancipation, de paix avec soi même et avec les autres. Pour un observateur, cette attirance de Sagesse pour cet étudiant étranger ne révèle rien. Pas plus d’ailleurs que la présence chez elle d’une reproduction de la baie d’Alger d’avant la guerre. Son sens caché, sa signification possible, n’est accessible qu’à Sagesse... et au lecteur de La Vie après.

    Au commencement du livre Sagesse a quatorze ans. Sa mère est américaine, son père, Alexandre, est un pied-noir. Il travaille dans le luxueux hôtel construit sur la Riviera par son propre père qui, en chef de famille rigide et étouffant, omnipotent, veille au grain et à la destinée des siens. Alexandre, malgré ses velléités, ne parviendra jamais à prendre la direction de l’affaire. Les grands parents de Sagesse n’ont jamais accepté cette Américaine mariée à leur fils. Le couple d’ailleurs bat de l’aile. Le terrible handicap de leur second enfant, Etienne, n’est pas pour rien dans le semblant de vie commune qu’ils s’imposent.
    Le livre commence comme un récit d’adolescence : rupture et contestation des aînés, amitié, éveil aux premiers émois amoureux... Jusqu’au soir où une détonation éparpille les adolescents qui batifolaient gaiement et bruyamment autour de la piscine de l’hôtel, blessant légèrement une des filles du groupe.
    Tout bascule alors. Non seulement la vie du clan mais aussi celle de Sagesse. Gardiennes de la mémoire familiale, la mère et la grand-mère ouvriront à Sagesse la porte de l’invisible et des non-dits. La lourde porte des secrets, des souffrances d’autant plus douloureuses que l’on s’est évertué à les taire, à les recouvrir d’un voile de silence et de mensonge. À faire « comme si » !
    Comment démêler, dans l’entrelacs des racines qui fondent une histoire familiale, celles qui portent le devenir ? Sont-ce les fréquents adultères qui ici n’épargnent aucune génération ? Les branches familiales reléguées dans l’oubli ou coupées ? Ne serait-ce pas plutôt l’autoritaire et criminelle indifférence du père pour son fils ? Ou bien encore faut-il voir dans chaque humaine condition le jouet de l’Histoire : ici, la présence française en Algérie et sa fin misérable. Pour la famille La Basse, cette inscription dans un destin collectif commence dès la première moitié du dix-neuvième siècle et se détermine en 1962. Alexandre, alors âgé de dix-sept ans, est le dernier de la famille à fuir Alger. Lesté du cercueil où repose sa grand-mère, il tente, harassé par le poids et la peine, de se frayer un chemin dans la foule des malheureux rassemblés sur le port qui cherchent eux aussi à embarquer pour la métropole.

    « Tout cela, que ce soit instant, heure ou jour, nous le portons en nous, quelque part... » écrit Sagesse lestée d’un autre et terrible drame.
    Claire Messud décrit avec minutie et précision l’histoire d’une famille, cet avant d’une vie qui détermine tellement l’après de chaque existence.
    Interrogation psychologique, effort de mémoire, questionnement identitaire, reconstitution d’un puzzle dont on voudrait s’extraire, dissection d’une réalité dont on s’efforce de déchirer le voile étouffant de l’apparence, ce deuxième et dense roman, d’une américaine aux origines franco-canadiennes, née en 1966, malgré des longueurs certaines, est riche d’émotions et dit le lot commun : vivre dans l’ombre de fantômes et sous le poids de lourds héritages.

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillemette Belleteste, édition Gallimard, 2001, 515 pages, 24,39 euros