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Quand l’empereur était un dieu

Julie Otsuka
Quand l’empereur était un dieu


otsuka.jpegAvant que les Japonaises ne deviennent en Amérique du Nord objets de fantasmes sexuels (1) ou parures siliconées pour jeunes blacks dans le New Harlem (2), il fut un temps où la communauté nipponne des Etats-Unis était rejetée. Pouvait-on prévoir que ces immigrants américanisés ou en voie de l’être, ces hommes et ces femmes qui, sur les bancs des écoles, commençaient leur journée par le serment d’allégeance et entonnaient des chants à la gloire de leur nouveau pays, allaient être transformés en ennemis par ceux-là même avec qui ils partageaient le quotidien et les promesses du rêve américain ? Tout cela a eu lieu pendant la seconde guerre mondiale. Tandis que Vichy livrait des Juifs français à l’extermination, les Américains parquaient  leurs concitoyens originaires du Japon dans des camps d’internement comme ceux de Fort Missoula dans le Montana, Sam Houston dans le Texas, Lordsburg dans le Nouveau-Mexique, le camp de Tule Lake où étaient regroupés « les antiloyalistes » avant d’être rapatriés  au Japon, ou encore le camp de Topaz dans l’Utah.  Ainsi la France avec les Espagnols républicains, les Juifs ou les Algériens n’a pas le monopole de ces « camps de la honte ».
C’est cette sombre page oubliée de la glorieuse Amérique qu’écrit Julie Otsaka avec une précision et une froideur chirurgicale, comme volontairement extérieure, indifférente. Pourtant il ne s’agit pas d’une fiction mais bien d’une histoire réelle. Celle vécue par ses propres grands-parents internés pendant trois ans et cinq mois dans le camp de Topaz, un camp au milieu du désert, dans le fournaise et la poussière de l’été et le froid glacial de l’hiver, un camp entouré de fil de fer barbelé où « des centaines de baraques en papier goudronné [sont] écrasées sous un soleil de plomb ».
Le texte est dégraissé à l’extrême ne laissant place qu’à une impitoyable recension de faits qui, mis bout à bout, finissent par former un quotidien, un destin dont les protagonistes ne sont plus maîtres, chassés d’une communauté à laquelle ils croyaient appartenir. Il n’y a aucun épanchement, juste des indications, des allusions. L’émotion, la compassion, le sentiment d’injustice et de révolte naissent des faits et seulement des faits : les ordres d’évacuation placardés sur les murs de la ville, le regard méfiant ou hostile des passants, les interdictions de sortir après  20h ou de se déplacer au-delà d’un rayon de cinq miles autour de son domicile, les pancartes « interdit aux Japs », les préparatifs du départ, l’abandon des objets familiers, du vieux chien, la prudente nécessité de brûler tout ce qui rappelle le Japon, les matricules épinglés sur les cols, le courrier censuré par le ministère de la guerre et sur l’enveloppe le tampon : « ressortissant d’un pays ennemi, actuellement en détention »…
La construction est faite d’aller-retour entre le passé et le présent, entre l’avant paisible et heureux et la fin des illusions : l’évacuation, le convoi et l’internement. Julie Otsuka  montre comment, autour du drame, la vie continue, comment chacun vaque à son petit train-train, petits moments de bonheur aveugles à la détresse de ces ex-concitoyens emportés dans des trains vers des destinations inconnues et secrètes. Cette indifférence frappe : « il y avait les gens qui se trouvaient à l’intérieur du train et ceux qui se trouvaient à l’extérieur et, entre les deux, il y avait les stores ». Banal ! Comme si deux mondes évoluaient en parallèle. Pourtant il vaut mieux laisser les stores baissés : « La dernière fois qu’ils avaient traversé une ville avec les rideaux relevés, quelqu’un avait jeté une pierre à travers une vitre ». L’hostilité alimentée par des associations comme l’American Legion, les Homefront Commandos ou les Native sons of the Golden West est là et le racisme de la société américaine aussi.
D’ailleurs, le retour chez soi ne signifie pas la fin des souffrances et des violences : des maisons seront encore incendiées, dynamitées, des coups de feu continueront de retentir, des cimetières seront encore profanés, les harcèlements seront quotidiens et des visites nocturnes continueront de terrorisées des familles.
Comment vivre après une telle épreuve ? L’oubli pour beaucoup est un passage obligé. « Maintenant que nous étions de retour dans le monde, nous ne désirions qu’une seule chose : oublier ». Oublier, nier ce passé récent, nier jusqu’à son identité, jusqu’à son nom pour que « plus jamais on nous [prenne] pour l’ennemi ». Pour d’autres, comme ici le père de famille, le retour à la maison marque l’entrée dans la maladie, la dépression, le repli paranoïaque et craintif : « Ils ne nous aiment pas, c’est tout. C’est comme ça. Ne leur dites jamais plus que le strict nécessaire. Et n’allez pas vous imaginer un seul instant que ce sont vos amis. »
Dans les camps, les autorités militaires distribuaient aux Japonais un questionnaire pour apprécier le loyalisme des internés. De ce questionnaire et de cette douloureuse injustice, la mère tira sans doute le plus sûr et le plus universel enseignement : « Loyalisme. Antiloyalisme. Allégeance. Obéissance. Des mots, ce ne sont que des mots ».

(1)    Mako Yoshikawa, Vos désirs sont désordres, éd. Flammarion, 2000.
(2)    À lire sur ce sujet : Jean Hubert Gailliot, 30 minutes à Harlem, éditions de L’Olivier, 2004

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bruno Boudard, édition Phébus, 2004, 185 pages, 14,50 euros

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