Habib Selmi
Les Amoureux de Bayya
Ils sont quatre. Malgré les jours qui filent, indifférents et inexorables, rapprochant chacun un peu plus de sa destination finale, ce quatuor de vieux os décharnés n’en finit pas de jouer l’éternelle musique de la vie. Au cœur de ce vénérable théâtre de la comédie de l’existence, la mort n’est jamais loin. Pour déjouer l’ennui, pour se donner l’illusion de tenir à distance l’instant fatal, ils meublent leur quotidien d’histoires ressassées, de chicaneries et de blagues, de discussions sans fin sur des sujets futiles ou sérieux, de complicité et de jalousies. Lorsque le temps présent se fait trop rude, les souvenirs deviennent refuges. Chacun a besoin des autres, mais tous sont trop fiers pour l’avouer.
Bourni, qui sait lire et écrire, campe le « savant », le cacique du groupe. Mekki et Tayyeb sont les plus pauvres, les « ignorants » aussi. Si le premier est calme et silencieux, Tayyeb, lui se montre perspicace et souvent provocateur. Enfin Mahmoud est le beau-frère, effacé et un brin soumis, de Bourni.
Chaque jour, ils se retrouvent sur un promontoire, un peu à l’extérieur du village, à l’ombre d’un arbre. Un olivier séculaire, dont le tronc abrite le territoire secret des scorpions. Au loin les quatre vieillards distinguent le chemin du puits et celui, empruntées par des processions de plus en plus nombreuses, qui conduit au cimetière. Chacun a emporté sa cruche pour les ablutions, un chapelet et un tapis. La prière rythme les jours. En hiver, le burnous millénaire sert encore à se protéger des rigueurs du froid. Ainsi va la vie. Paisiblement. En apparence du moins.
Involontairement une femme va troubler la sérénité et les habitudes de ces vénérables gérontes. Bayya, « la veuve » du village, a réanimé les feux du désir chez ces hommes décatis et décrépits, dotés d’ « un tortillon de pâte molle » en guise de sexe. Ils souffrent. Bourni est le plus affecté, le plus troublé. « Sa virilité est morte depuis longtemps déjà », mais « son cœur continue à brûler de désir… ». Ces désirs fous et impossibles, ces fantasmes cruels taraudent au moins trois des quatre compères. Mais Bayya, remariée au fils de Mekki, part avec son époux dans ses terres d’exil. Un exil allemand, fait de réclusion et de mauvais traitements. Habib Selmi brosse ici la figure de l’émigré qui, rentré au village, malmène les repères et bouscule l’ordre social. Mais, derrière son apparente réussite loin des siens, le fils de Mekki cache une sombre réalité et une détestable personnalité. L’émigré a rarement eu bonne presse au pays…
Avec le départ de Bayya, le calme revient. Dans une représentation toute freudienne, l’érosion du désir sexuel sonne l’heure de la mort. Éros disparu, reste Thanatos. Pour Bourni, Bayya « n’est plus l’unique objet de ses désirs. Les sensations douloureuses qui se réveillaient de temps à autre ont disparu à jamais. Comme si le paroxysme de la crise avait été atteint, comme s’il avait enfin guéri d’une trop longue maladie. Le plus curieux, c’est que cela le fait penser à la mort, ce désir éteint, cette profonde indifférence, ce calme qui s’est emparé de lui. Cela lui fait penser que la mort approche, inexorablement. Dans sa tête comme dans son corps, il est prêt désormais, il a retrouvé son équilibre ».
Avec ce livre, qui s’ouvre et se referme sur une montre, Habib Selmi donne dans un style fluide et limpide, un tableau pudique sur le temps, le désir, la vieillesse et la mort. En somme sur la vie.
Traduit de l’arabe (Tunisie) par Yves Gonzalez-Quijano, édition Sindbad-Actes Sud, 2003, 154 pages, 18 euros