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Littérature égyptienne

  • Turbans et chapeaux

     

    Sonallah Ibrahim

    Turbans et chapeaux

     

    1368117807297.cached.jpgDe l’expédition de Bonaparte en Egypte on ne retient que les quarante siècles qui du haut des pyramides contemplaient l’armée du général, l’armada de savants qui collait aux basques du Corse vindicatif, Champollion et ses hiéroglyphes et autre pierre de Rosette. En Egypte, comme ailleurs, la France prétendit apporter la civilisation et le bien être au nom de l’universalisme et de l’amitié entre les peuples. Rien de nouveau sous le soleil... Mais voilà, les peuples qui ont eut le « privilège» de goûter aux douceurs de la civilisation « made in France » en ressortent avec quelques indigestions. Pour peu que l’on accepte de décentrer son regard, et de les écouter, ils aident à envisager cet angle mort de la mémoire et du récit national.

    Ainsi, Sonallah Ibrahim, né en 1937 au Caire, auteur d’une dizaine de romans, offre l’occasion de revisiter nos manuels scolaires. Turbans et chapeaux est un roman historique écrit sous la forme d’un journal rédigé par un jeune disciple du cheikh Jabarti, lui-même auteur d’une célèbre chronique sur la présence française en Egypte. Du 22 juillet 1798 au départ  des troupes françaises, le narrateur consigne tout de ce qu’il voit, entend, vit, partage, subodore, ressent, échange… Comme traducteur à l’Institut d’Egypte, disciple d’un cheikh qui siège au divan mis en place par les Français, ami du copte Hanna et du très religieux Abdel-Zaher, et, last but nos least, amant de « la Citoyenne Pauline », il est idéalement placé pour faire briller le kaléidoscope de la société égyptienne en ces temps d’occupation française. Une occupation de « trois ans et vingt et un jours ». Comme notre homme sera aussi de l’expédition « calamiteuse » et meurtrière de Syrie où « les Français s’étaient transformés en bêtes furieuses (…) », le panorama devient complet. 

    Car cette présence française n’a rien à voir avec le tableau idyllique d’une armée en goguette et pérégrination intellectuelle. La soldatesque de Bonaparte est une armée d’occupation et comme telle se livre aux pires exactions et sème la terreur : multiplication des humiliations, extorsions de fonds sous forme d’impôts nouveaux et de taxes imposées, profanation de lieux saints (l’Azhar) et autres livres et Coran avec, aussi et déjà, l’instrumentalisation de l’islam par Bonaparte quand ses intérêts le dictaient, pillages, viols, têtes coupées, exécutions sommaires d’hommes et de femmes, villages incendiés, etc. Un avant goût de « l’œuvre civilisatrice » de la France en Algérie…

    Certes ! Certes ! La France en Egypte c’est aussi des travaux de voirie, des mesures d’hygiène pour prévenir les maladies, la mise en place d’un système de transport du courrier et des voyageurs, de nouveaux moulins à blé, le développement des sciences et des techniques, un foisonnement intellectuel et des projets à tire-larigot comme ce canal entre mer Rouge et Méditerranée… Mieux peut-être - involontairement sans doute - l’influence française gagnera quelques esprits éclairés, préfigurant peut-être la future Nahda (Cheikh Hassan el-Attar dans le roman) et semant l’idée d’indépendance, histoire de se délivrer du joug ottoman. Mais voilà ! Selon le mot prêté à Kléber, il faut « presser l’Egypte comme un citron pour y établir une colonie durable ».

    Lassitude, exaspération et révolte grondent au point que notre narrateur, plutôt inoffensif, en vient à rédiger quelques libelles qu’il affiche sur les murs de la ville, invitant les « Français infidèles » à déguerpir et fissa.

    Ce que consigne le jeune narrateur n’est pas exactement du même tonneau que son maître par ailleurs notable : il y décrit la société cairote du XVIIIe siècle, le sort des minorités copte et juive, la vie intellectuelle, les différentes composantes sociales et ethniques de l’élite, les quartiers de la ville, le rôle des « Maghrébins », l’islam déjà instrumentalisé en arme politique de résistance… Il montre surtout la docilité des  oulémas d’al-Azhar, des cheikhs et autres notables de la ville et la résistance de quelques uns.

    Dans ce chambard notre narrateur vit un autre bouleversement, celui des sens et des repères culturels. Avec ardeur, il s’est amouraché de Pauline, l’amante infortunée de Napoléon. Entre deux rendez-vous avec le généralissime, elle lui sert du chocolat, lui joue Mozart, Beethoven, et La Marseillaise, lui fait découvrir Laclos et le transporte déjà au paradis des mahométans qui, comme chacun sait, regorge de charmantes houris.

    Les Français sont chassés par les Ottomans alliés des Anglais. Les Turcs reprennent possession de la ville… « comme à son habitude, la population faisait la fête aux nouveaux arrivants et n’en augurait que du bien »… Mais très vite l’oppression de la Sublime Porte se révèlera aussi insupportable que celle exercée par les Français. Germe alors l’idée que face à ces Turcs arrogants, le salut viendra de l’Occident, et notamment de l’Angleterre.

    Un récit foisonnant, admirablement conté, historique à souhait et pourtant si… contemporain.

    Traduit de l’arabe (Egypte) par Richard Jacquemond, Actes Sud 2011, 278 pages, 22€

     

  • La Belle du Caire

    Naguib Mahfouz
    La Belle du Caire


    naguib-mahfouz129200830724.jpgLa Belle du Caire est paru en 1945 et ouvre le cycle réaliste que le romancier égyptien, Prix Nobel de littérature, consacre à son pays et tout particulièrement à sa ville, Le Caire. Il y décrit la société cairote des années trente et les rapports de soumission qui obligent les pauvres à devoir vendre leur âme aux puissants. Il décortique les ressorts psychologiques des uns et des autres et, sans aucune méchanceté, montre la petitesse des hommes. Visionnaire, il relate les débats intellectuels qui divisent la jeunesse universitaire sur la société à bâtir.
    Ce roman est enfin et surtout une interrogation dostoïevskienne sur le bien et le mal : tout est-il permis dès lors qu'il s'agit de s'extraire de la pauvreté ? Ihsane est amoureuse d'Ali Taha, son condisciple à la nouvelle université du Caire. Ali l'aime d'un amour sincère et platonique. Moderne, de tendance laïque et socialiste, il aspire à partager sa vie avec une femme qui soit son égale et qui ait toute sa place au sein de la société. Mais les pas d'Ihsane croisent la route de Qasim bey Fahmi. Il ne sera pas difficile pour le riche aristocrate d'illusionner la belle roturière. Trompée sur les intentions réelles de son amant, Ihsane est contrainte, pour éviter qu'un scandale n'éclabousse le puissant, d'épouser un mari complaisant par lui acheté. Les gratifications du bey, l'aisance de sa nouvelle situation au sein de la haute société cairote n'y feront rien : le rêve s'est effondré, la vie et ses horizons ensoleillés se sont voilés.
    L'heureux élu de ce subterfuge beylical est un certain Mahgoub Abd al Dayim, lui aussi étudiant. Il est pauvre, laid, amer et cynique. Pour parvenir à ses fins, pour s'élever dans la société, s'adonner aux plaisirs et jouir de la puissance, le jeune homme s'est forgé une philosophie qui l'affranchit de tout, "valeurs, idéaux, doctrines, principes. Bref, tout le legs de la société." La première partie du roman décrit la pauvreté et la misère de Mahgoub. Son ressentiment et son amertume alimentent cette philosophie de l'existence où le bien et le mal ne comptent pas, n'existent pas. Le vice seul peut lui permettre d'atteindre et de satisfaire ses désirs et ses envies. Le désespoir, l'amertume, le sentiment légitime de l'injustice face à un monde empli d'allégresse quand lui a faim, peuvent-ils justifier une conduite amorale, voire immorale, cette négation du bien et du mal ? Pourquoi en douter quand au sein même de la haute société, derrière le fard de la respectabilité, se cache le vice : "Tous ces gens s'élevaient en suivant ses propres principes, et sans philosopher. Question cynisme et audace, ils le valaient et pire encore." La vie serait idéale et en tous points conforme à sa philosophie si justement il n'y avait Ihsane. Car, revers de la médaille, lui qui se gausse de n'être entravé par aucune chaîne se révèle dévoré par le désir et la jalousie. Mahgoub s'en veut de cette souffrance qui peut-être corrompt "le fruit de sa philosophie et de sa liberté". Le combat intérieur le mine. Sa conscience souffre aussi à la pensée de ses parents qui, après s'être sacrifiés pour ses études, sont aujourd'hui abandonnés par le fils indigne. Mais voilà, Mahgoub jouit de tout ce qu'il convoitait. "Haute fonction, ambition, prestige, alcool, femmes, argent, nourriture, luxe... il avait tout. Comment laisser un père impotent, des idées morbides, une jalousie démente, lui gâcher ce plaisir ?" Il a tout. En apparence du moins. Car au fond, il n'a rien, surtout pas l'amour, et il n'est rien, juste un jouet entre les mains de plus puissants que lui. Cela marque t-il l'échec de sa philosophie ? Tout n'est que tromperie et mensonge. Le coup de théâtre final sonnera la fin de ses illusions.

    Traduit de l'arabe égyptien par Philippe Vigreux, Denoël, 2000, 312 pages. Disponible en poche chez Gallimard Folio, 2001

  • Le désespoir est un pêché

    Yasmine Khlat
    Le désespoir est un pêché


    yasmine-khlat.jpgIl y a des récits qui, malgré la noirceur des existences rapportées, parviennent tout de même à faire percer une infime lueur d’espoir dans les horizons les plus bougés. Ce premier roman de cette égyptienne d’origine libanaise, par ailleurs actrice de cinéma, réalisatrice et traductrice (on lui doit la traduction du Mont des chèvres du tunisien Habib Selmi), est de ceux-là. Et par les temps qui courent voilà qui revigore sans pour autant berner le lecteur sur le triste spectacle des hommes.
    Nada est une enfant bossue, âgée de sept ans seulement et de père inconnu, quand sa mère décide de la vendre à la famille Nassour. Réduite à la condition de bonne à tout faire, d’esclave, elle devra rester jusqu’à la fin de ces jours dans cette vaste demeure où, un lourd secret de famille semble avoir recouvert, telle une chape de plomb, toute expression de joie et de vie.
    Yasmine Khlat réussit admirablement à rendre à la fois l’atmosphère pesante, oppressante même de cette grande maison progressivement désertée par les enfants et, la peur, la solitude de Nada, recluse dans une existence sans humanité. Paria terrorisée par l’hostilité de l’ainé des Nassour, Ichhane, qui a deux reprises la violera.
    Pourtant « le désespoir est un pêché » répond Nasri, le père sans nouvelle de son fils en fuite après la découverte de sa faute, à Teymour un ami musicien venu séjourner quelques jours chez lui.

    Edition du Seuil, 94 pages, 2001, 9,81 €

  • L’Immeuble Yacoubian

    Alaa Al-Aswany

    L’Immeuble Yacoubian

     

    Alaa al Aswani.jpgL’Immeuble Yacoubian est le condensé, le lieu symbolique de l’histoire égyptienne des années 1930 aux années 1970. Au Caire, l’immeuble est sorti de terre en 1932. Jusqu’aux années cinquante, ses appartements luxueux logeaient la fine fleur de la société. Sur sa vaste terrasse, une cinquantaine de cabanes métalliques, une par appartement, servaient alors à entreposer le tout venant. En1952, après le coup d’État dit des « officiers libres », les caciques de l’ancien régime, la communauté juive et les étrangers commencent à quitter le pays. Les appartements devenus vacants sont accaparés par les officiers de l’armée. Les épouses des nouveaux hommes forts du pays logèrent dans les cabanes en fer leurs « sufragi » ou domestiques d’origine nubienne et certaines y élevèrent même des poules et autres lapins !

    Avec l’ouverture économique (infitah) des années 70, les riches quittent le centre ville, les appartements de l’immeuble Yacoubian se transforment progressivement en bureau ou cabinets médicaux, tandis que les cabanes en fer deviennent les habitations d’une nouvelle population pauvre, fraîchement débarquée des campagnes voisines ou travaillant dans le centre-ville. Ainsi se développa sur la terrasse « une société nouvelle complètement indépendante du reste de l’immeuble ».

    Dans l’immeuble ou sur la terrasse, se croisent, se jalousent ou s’ignorent, s’aiment aussi Taha, le fils du concierge, humilié par l’injustice de la société ; Hatem, rédacteur en chef du journal Le Caire, homosexuel amoureux de Abd Rabo qui fait son service militaire dans les forces de sécurité ; Zaki ci-devant aristocrate et réjouissant héritier du lointain Mohammad al-Nafzâwî et donc expert es « science de la femme » qui multiplie les rendez-vous galants, la consommation d’alcool et autres substances fortes malgré ses soixante-cinq ans, Azzam, le millionnaire, lui aussi sexagénaire encore vert qui calme ses ardeurs libidinales retrouvées en épousant, en secondes noces, mais secrètement et sous conditions expresses, la pauvre Soad qu’il loge dans un appartement du septième étage. Tandis que les frères Abaskharoun et Malak manigancent pour obtenir une pièce sur la terrasse, Azzam lui aussi complote et, pour faire une carrière politique, paie son tribut au redoutable apparatchik Kamel el-Fawli, dont le nom « est devenu, dans l’esprit des Égyptiens, synonyme de corruption et d’hypocrisie ». Il y a enfin la belle Boussaïna. Elle vit seule avec sa mère. Jeune diplômée en commerce, elle apprend que pour conserver un emploi, il faut savoir satisfaire son employeur et subir ses assauts et attouchements.

    À travers la description du quotidien et du destin, parfois tragique, des locataires de l’immeuble, Alaa Al-Aswany brosse le tableau d’une Égypte soumise au « Grand Homme » et à sa police, d’une Égypte « submergée » par « une vague de religiosité dévastatrice » et un islam politique mortifère porté par des étudiants animés par l’« amour sincère de la mort pour la cause de Dieu ». « Ils ont peur de vous, car vous aimez la mort autant qu’ils aiment la vie » dit le cheikh Bilal à ses jeunes ouailles prêtes à mourir.

    Avec subtilité, l’auteur écrit l’acte d’accusation de la société égyptienne et au-delà des sociétés arabes : l’injustice économique et sociale, le despotisme aux allures de gangstérisme, le sexisme dont souffrent les femmes du pays qui souvent doivent ravaler honte et culpabilité pour satisfaire un patron ou un mari imposé, les corps soumis, les sexualités frustrées et même l’homosexualité ostracisée et persécutée.

     « Ce pays n’est pas notre pays Taha, c’est le pays de ceux qui ont de l’argent » dit Boussaïna qui ne souhaite plus qu’une chose : partir, s’exiler « n’importe où, loin de ce fichu pays ». Il faut lire Alaa Al-Aswany et avec lui les auteurs arabes ou africains pour en finir avec les vieilles lunes sur l’immigration clandestine, ses causes et ses solutions de bateleur. Il faut les lire pour appréhender les dimensions humaines, les enjeux existentiels à l’œuvre dans ses sociétés et comprendre que l’aventure périlleuse de l’exil ou le refuge dans des idéologies radicales trouvent leur source dans l’humiliation quotidienne infligée à leur peuple par des régimes dictatoriaux.

    Alaa Al-Aswany décrit avec délicatesse et humanité, avec une empathie communicative ses personnages et le piège dans lequel, tous, les bons comme les méchants, les magouilleurs comme les lésés, sont enfermés.

    Alaa El Aswany est né au Caire en 1957. Dentiste de profession, il exerce son activité dans le centre du Caire. L’immeuble Yacoubian abritait son premier cabinet. Homme de gauche, chroniqueur régulier d’un journal d’opposition dans son pays, Alaa El Aswany est épris de littérature française du XIXe siècle et de littérature russe, ce qui n’étonnera pas après la lecture de ce roman qui souvent rappelle Dostoïevski.

     

    Traduit de l’arabe (Égypte) par Gilles Gauthier, éd. Actes Sud, 2006, 327 pages, 22, 50 €