Farid Alilat, Shéhérazade Hadid
Vous ne pouvez pas nous tuer nous sommes déjà morts. L’Algérie embrasée
Comme le montrent l’historien Benjamin Stora et le journaliste Edwy Plenel dans leur livre d’entretiens récemment paru(1), ce que l’on nomme depuis janvier 2011 « le printemps arabe » n’a pas éclos ex nihilo, les révoltes ou révolutions en cours en Afrique du Nord et au Proche Orient ne surgissent pas dans des sociétés sans histoire ou insuffisamment entrées dans l’Histoire pour parler comme un certain conseiller de la présidence. Pour s’en convaincre, il n’est pas inutile de (re)lire par exemple le livre de Farid Alilat et Shéhérazade Hadid. Tous deux sont journalistes. Le premier a été, jusqu’en juillet 2000, rédacteur en chef du quotidien algérien Le Matin, la seconde officiait, à la sortie du livre, comme envoyée spéciale sur Canal + et dans le magazine Elle.
Ils reconstituent ici le fil des événements que l’on appelle en Kabylie, vingt-deux ans après un autre mémorable printemps, “le Printemps noir”. L’enquête se déroule entre avril et octobre 2001, c’est-à-dire depuis l’assassinat du jeune Massinissa Guerma dans la brigade de la gendarmerie de Beni Douala et la manifestation interdite du 5 octobre sur Alger, appelée par les comités de villages kabyles. Les auteurs reprennent les faits, brossent le portrait de manifestants, de victimes, de leur famille. Ils esquissent quelques mises en perspective pour comprendre pourquoi cette région en est arrivée à se soulever aussi massivement, de manière aussi déterminée sans faillir ni faiblir. Et ce malgré les provocations, l’attitude du pouvoir, à commencer par celle de la présidence, les agissements visant à temporiser, à jouer l’essoufflement du mouvement, à diviser, à discréditer… Tout cela, la présente enquête le dissèque, parfois heure par heure. Il ne s’agit pas d’un livre de réflexions ou d’analyses. Le lecteur est au cœur de l’action, aux côtés des manifestants, parfois avec les victimes. Leur détermination est époustouflante. Ils ne craignent pas d’avancer torse nu et sans armes face à des gendarmes qui, le plus souvent, sans jamais être en situation de danger, leur tirent dessus à balles réelles, usant de “munitions de guerre” et visant “les parties vitales les plus fragiles […] et qui laissent peu de chances à une thérapeutique” – pour reprendre les termes du rapport d’enquête de juillet 2001.
Ces émeutes auraient fait 60 morts et 2 000 blessés, selon des sources officielles ; plus de 100 morts et quelque 6 000 blessés, selon la coordination des archs (tribus). Cette détermination individuelle nourrit une détermination collective, qui se renforce du fait des manœuvres présidentielles et de l’attitude des forces de répression. Ce que revendiquent ces Kabyles est consigné dans les quinze points de la plateforme d’El Kseur, petite ville située à quelques kilomètres de Bejaïa, qui exige, notamment : le jugement “de tous les auteurs, ordonnateurs et commanditaires des crimes” ; le départ des brigades de gendarmerie et des renforts de police ; la proclamation du tamazight comme “langue nationale et officielle, sans condition et sans référendum” ; l’attribution d’une allocation chômage à tout demandeur d’emploi ; un État garantissant les droits socio-économiques et les libertés démocratiques… Autre point d’importance dans ce livre qui remet de l’ordre dans les idées et rétablit la signification de ces actes et événements : la dimension identitaire du mouvement. Très vite, trop vite, certains se sont répandus à longueur de colonnes et d’entretiens radiotélévisés pour édulcorer cet aspect et mettre en avant les autres revendications de la protesta kabyle. Plus présentables seraient les mots d’ordre qui condamnent la hogra, exigent plus de justice, demandent des comptes à ce pouvoir sur la gestion du pays, crient leur ras-le-bol de la misère, etc. Pourtant il suffit d’entendre les témoignages, il suffit de suivre les manifestations, il suffit de voir la figure tutélaire de Matoub Lounès omniprésente en images comme par sa voix pour comprendre que les Kabyles se mobilisent et meurent non seulement pour en finir avec l’Algérie des généraux et de leurs affidés, mais aussi pour une reconnaissance pleine et entière de la personnalité algérienne. Alilat et Hadid laissent deviner plus qu’ils ne le montrent l’éviction des deux formations politiques ancrées en Kabylie. Tandis que le FFS (Front des forces socialistes), pris de court et de vitesse, tente de rattraper le mouvement, le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) semble discrédité par son soutien à Bouteflika et son départ tardif du gouvernement. Quoi qu’il en soit, leurs divisions, leur incapacité à dégager des perspectives politiques, l’instrumentalisation de la question culturelle, tout cela a concouru à détourner de la politique une jeunesse kabyle fatiguée et lassée de et par ses aînés.
Restent ces fameux comités des archs, qui structurent le mouvement. Malheureusement, sur ce point, le lecteur reste sur sa faim. Quitte à être à l’intérieur de la mobilisation, au moins aurait-il été judicieux de nous aider à en comprendre la dynamique interne, sa structure organisationnelle, ses mécanismes décisionnels… Pire peut-être, après la lecture de la somme rédigée par Alain Mahé, on se demande si les auteurs n'auraient pas été bien inspirés en ajoutant un chapitre supplémentaire. Ainsi donc, dix ans avant ce que l'on nomme "le printemps arabe" il y eut, du côté de la Kabylie, un "Printemps noir" et, quelques tente ans plus tôt un autre printemps, berbère celui-là, "Tafsut imazighen". En Afrique du Nord l'histoire est en marche et ce, depuis des décennies. Peut-être que de ce côté-ci de la Méditerranée on finira par le comprendre.
Éditions 1, 2002, 243 p., 18,95 euros
1- Benjamin Stora, Le 89 arabe. Dialogue avec Edwy Plenel. Réflexions sur les révolutions en cours, éd. Stock 2011, 173 pages, 16,50€.
révolte
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Vous ne pouvez pas nous tuer nous sommes déjà morts. L’Algérie embrasée
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Plan B
Chester Himes
Plan B
Plan B est le dernier livre de l'écrivain noir américain Chester Himes, mort en 1983. Écrit entre 1967 et 1972, ce roman est resté inachevé. La mise en forme finale revient à Michel Fabre, qui signe une postface fort utile. Le style est sobre. La construction superpose deux récits qui finissent par se rejoindre. Jamais l'attention et l'intérêt du lecteur ne se relâchent à la lecture d'un texte pourtant bien sombre. Plan B s'ouvre sur une palpitante enquête policière et se termine en un brûlot politique sur la question raciale aux États-Unis. Chester Himes y décrit un Harlem misérable et nauséabond où sévissent la drogue et la prostitution.
Dans son appartement minable situé à l'angle de la 113e rue et de la 8e avenue, à Harlem donc, un certain T-Bone Smith reçoit un fusil automatique, avec pour consigne de "combattre pour la liberté du peuple noir". Parce que Tang, sa prostituée de bonne femme, refuse de le porter au poste de police, il la tue. À son tour, il sera abattu par l'un des deux inspecteurs - Ed Cercueil et Fossoyeurs Jones, bien connus des amateurs de Himes - venus sur les lieux du drame. D'autres fusils sont envoyés à d'autres Noirs de Harlem, qui se transforment en tueurs suicidaires, sortes de kamikazes en lutte contre le pouvoir blanc. Les massacres succèdent aux massacres. La répression du pouvoir américain est aveugle et encore plus meurtrière. La culpabilité des Blancs laisse vite la place à la peur, à la suspicion, et finalement à la colère. Une effroyable guérilla oppose les communautés noire et blanche.
Tandis que l'apocalypse s'abat sur les États-Unis, l'enquête piétine : d'où proviennent donc tous ces fusils automatiques envoyés en cadeau ? Quelle est l'organisation capable de rassembler autant de moyens et d'informations sur les destinataires des armes ? C'est une description minutieuse d'un soulèvement armée de la communauté noire de Harlem, de ses dessous et de ses conséquences, de son échec aussi, que brosse le roman. Comme le montre Chester Himes, l'injustice raciale plonge ses racines loin dans l'histoire américaine et semble ne pas devoir trouver de solution politique. Répétons-le, ce roman a été écrit entre 1967 et 1972, avec pour toile de fond la révolte des ghettos des années soixante. Dans cette perspective historique, Chester Himes verse ici dans une littérature du désespoir où la violence deviendrait l'ultime arme pour mener le combat en faveur de l'égalité des droits. L'absurdité finit par devenir le thème central. L'impasse politique du roman dérange. Pourtant, servi par une écriture linéaire et un montage parfaitement maîtrisé, le suspens reste entier et retient le lecteur. En poussant jusqu'au paroxysme les logiques de confrontation ethnique ou raciale, l'auteur alimente la réflexion sur la place, le rôle mais aussi les limites de la violence dans les luttes engagées contre l'exclusion ou le racisme. Dans sa postface, Michel Fabre explique : "Plus que tout, peut-être, Plan B est une réponse symbolique aux questions posées par le mouvement du pouvoir noir. Himes ne voyait pas la violence comme une solution - du moins pas la violence non organisée. Il se peut qu'il n'ait pas terminé son roman parce qu'il avait atteint une impasse idéologique."
Traduit de l'anglais par Hélène Devaux-Minié, André Dimanche Éditeur, coll. "Rive noire", 1999, 216 pages
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La Trempe
Magyd Cherfi
La Trempe
Magyd Cherfi, l'ex-chanteur du groupe Zebda, possède un trésor : sa sensibilité et sa capacité à la traduire par des mots. Sans tricher. C'est bien l'impression que laisse ce poète, chanteur et désormais auteur. La Trempe est son deuxième recueil de récits après Livret de famille publié en 2004 chez le même éditeur.
Le livre offre quelques souvenirs d'enfance, des souvenirs qui donnent le ton, et du récit et de l'homme comme cette histoire où, gamin, il sauve le clebs de sœur Marie-Madeleine du sadisme et de la cruauté de ses copains de la cité... quitte à passer pour un lâche aux yeux des autres...
Taos, la mère, dispensatrice de sagesse kabyle, est omniprésente : « ma mère étouffait dans son impossibilité à nous porter secours ». « Elle s'était effacée au fil du temps pour nous faire plus de place avec en filigrane la prétention de nous sortir de la mouise. » Et cet aveu d'impuissance : « L'amour des pauvres n'a pas de mesure. (...) Maman nous a aimés pour qu'on lui ouvre des portes trop grandes pour nous, pour qu'on allume la lumière alors que l'interrupteur était trop haut ».
Comme beaucoup de fils de cette génération, (il faut lire de ce point de vue le récent Ahmed Kalouaz, Avec Tes mains, Au Rouergue, 2009) lorsqu'il évoque son père, Magyd Cherfi mêle admiration et regrets : « Je n'ai jamais pleuré devant lui dans ma vie d'adulte et je me suis dit pendant la descente du corps : ç'aurait été sympa de pleurer devant lui, qu'il s'approche de moi pour me serrer dans ses bras, sans dire un mot, juste des gestes comme une couverture bien chaude. »
La retenue, l'honneur à la sauce kabyle qui oblige aux silences, se traduisait chez le père par des « ça va ? », pudique interrogation qui cachait toutes les inquiétudes, toute la tendresse, tout l'amour d'un homme pour ses enfants. Magyd Cherfi raconte une « histoire de fils d'immigré » : « Papa est mort au terme d'une longue maltraitance, il nous fallait un diagnostic. Bien sûr les pauvres meurent les premiers mais si en plus on leur ôte leur dignité, ils meurent en souffrant. Il souffrit. »
Et cette formule lapidaire : « (...) jusqu'à la fin il avait été plus bougnoule qu'homme et voilà qu'il crevait comme un chien. »
Autre temps fort de ces récits, l'amour, la vie avec l'aimée mais aussi la crise et peut-être le désamour. L'intimité et les fêlures d'un être à qui on n'a pas appris certaines règles, certaines attitudes.Il y a du courage dans ses confessions car Magyd Cherfi se heurte à une morale, un sens de l'honneur typiquement kabyle qui oblige à cacher, à taire, à rester fort, à toujours « passer pour des hommes »...
« L'honneur m'a fatigué » écrit Magyd Cherfi qui souvent rame à contre-courant d'une communauté aux fausses valeurs, d'une société de faux-semblants et d'un public parfois de faux amis.
Les dénonciations sont puissantes. Les images fortes et concrètes. Magyd Cherfi parle plus avec son corps et avec ses tripes qu'avec sa tête. Les fulgurances poétiques transpercent le texte de part en part. Sa poésie de castagne gronde contre la misère : « J'ai pas demandé la misère, cette chienne que réclame le mythe. J'ai pas besoin de ça. Mon père en a payé le prix pour trois générations, c'est bon ! ». En rage aussi contre la reproduction des inégalités : l'orientation quasi obligatoire, systématique, les voies de garage, la douleur et les pleurs de la mère devant le spectacle de son frère parvenu au « terminus du parcours Jules Ferry » : « Mon frère aîné était en bleu de travail ». C'est ce jour, devant une mère éplorée qui visait pour ses enfants « la cime des hommes » que « je me suis senti devenir méchant » écrit Magyd Cherfi qui demande « pourquoi faut-il naître quand on a la certitude de lécher le caniveau ? »
L'émotion est bien le maître mot de ce livre. Une émotion qui emporte tout. Jusqu'aux faiblesses d'une écriture prolixe, jusqu'à ce dernier chapitre à la tonalité décalée et même dérangeante où, une fois de plus, l'auteur entre dans l'arène des polémiques publiques. Il ne faut garder ici que la tendresse de Magyd Cherfi. Une tendresse de cœur brisé, une tendresse de gueule cassée mais une tendresse d'un grand cœur et d'une belle gueule.
La Trempe a reçu le prix Beur FM de l'année 2008
Edition Actes Sud, 2007,167 pages, 15 € -
Rose noire sans parfum
Jamel Eddine Bencheikh
Rose noire sans parfum
Jamel Eddine Bencheikh, universitaire, poète, traducteur, essayiste, intellectuel de renom qui n’hésitait pas à prendre part aux débats de son temps, s’adonna, avec Rose noire sans parfum, à un nouvel exercice : le roman .
L’échappée littéraire ne doit pas faire illusion. Si J.E.Bencheikh s’était penché sur une histoire lointaine ce n’était que pour mieux se rapprocher de ses contemporains et donner sens à un monde moderne sans ordre apparent.
Rose noire sans parfum est un roman polyphonique à cheval sur le IXe et le XXe siècle. J.E.Bencheikh brosse avec minutie, dans le scrupuleux respect des récits anciens, et sous des angles multiples, l’histoire d’une révolte d’esclaves noirs au IXe siècle dans l’actuel Irak. Dirigé par un certain Ali, fils de Yahya, la révolte est d’importance. Les insurgés parviennent à couper l’empire abbasside en deux, s’emparent et ravagent plusieurs villes comme Bassorah, al Ahwaz et Wasit, règnent sur le Khazistan et menacent même Baghdad.
J.E.Bencheikh, dissèque les ressorts psychologiques et historiques de l’action, les dessous d’une mobilisation et de l’engagement au nom de Dieu.
Il dévoile le pacte qui va lier les esclaves Zandjs à celui qui se prétend sixième descendant en ligne directe de Ali, le cousin et gendre du prophète : « j’ai besoin d’hommes, les hommes que j’ai ont besoin de Dieu, Dieu a fixé les termes du contrat, Il exige que je le remplisse. Je n’ai plus qu’à mettre en contact l’Un et les autres ».
Sur l’étendard il fait inscrire le verset 8 de la sourate 9 (Le repentir). Un verset qui « annule le passé des hommes et les appelle à mériter leur avenir » et d’ajouter : « A moi qui ose abattre leurs maîtres, il ne peuvent que remettre leur puissance. Puisqu’ils me doivent tout, ils me donneront tout. Ils ne raisonnent pas assez pour penser autrement, et d’ailleurs ils ne pensent pas, ils attendent ».
La révolte sera d’abord victorieuse avec pour point d’orgue la prise de Bassorah, ville de « savoir et de culture » qui « mit la raison au service de la foi » grâce à An Nazzam et aux mutazilites. Bassorah la ville d’al Djahiz, d’Abu Nuwas ou encore d’Ibn el Muqaffa’ - celui qui prôna la subordination de la Shari’a à l’autorité politique - tombe. Elle est ravagée, suppliciée par cette armée d’anciens esclaves. Les historiens et autres chroniqueurs dressent un bilan de 300 000 morts et 15 000 maisons brûlées. Mais aux yeux des survivants que vaut ce froid bilan chiffré : « nous savons bien, nous autres survivants que quelque chose de profond a cédé. Une menace mortelle a surgi, venue de loin. Elle ronge ce monde et n’arrêtera pas de le ronger ».
Les horreurs et abominations rapportées par l’auteur n’ont rien d’exceptionnelles dans l’histoire de l’humanité. J.E.Bencheikh se plait à le rappeler. Mêlant sa voix à celles de ces personnages - quand il ne la leur prête pas ou qu’il n’emprunte pas la leur - il égrène les morts de Srebrenica, les 15 millions de massacrés en 40 ans aux Indes, les récits de Las Casas sur la soumission du Mexique et du Pérou... : « Ah, théâtre de sang et de rire, violence par delà, violence en deçà ! ».
Comprendre le pourquoi, le mécanisme même de ce déchaînement de violence semble être l’une des interrogations de l’auteur. J.E.Bencheikh dissocie alors chez le Maître des Zandjs le « je » du « il », le « je » du « prophète » devenu chef d’une révolte qui pourrait, au nom de Dieu, faire vaciller l’empire abbasside. Le récit prend alors des allures d’étude psychologique où J.E.Bencheikh décrit avec force le lent dédoublement de la personnalité, la lente dépossession de soi, d’oubli et de mutilation du « je » au profit d’une « forme » en émergence qui finira pas acquérir une totale "liberté".Edition Stock, 1998, 265 pages.