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Essais

  • Frédéric Boyer Quelle terreur en nous ne veut pas finir ?

    Frédéric Boyer

    Quelle terreur en nous ne veut pas finir ?

    711x400_frederic-boyer.jpgCe Quelle terreur en nous ne veut pas finir ? a été publié après les attentats de janvier 2015, avant que la photo du petit Aylan ne fasse le tour de la planète, avant l’arrivée de réfugiés et l’érection sur le sol européen de barrières de barbelé et de murs, avant les attentats du 13 novembre. Et depuis, de drame en drame, de tragédie en tragédie, d’urgence en urgence, la lecture de ce « petit livre » comme dit son auteur, devient, jour après jour, cruciale, vitale. Car il s’agit de contenir cette terreur en nous qui, sondage après sondage, semble se répandre et avec elle ces idées de fermeture et de protection, de forteresse à défendre, de passé à protéger, d’identité menacée et malheureuse, de mémoire figée ; la crainte du grand remplacement. Une terreur contagieuse, qui se nourrie de fantasmes, de peurs irraisonnées, disproportionnées. Une terreur qui conduit à la résurgence des idéologies de division, de classement, aux « relents tristes de la vieille souveraineté » qui s’autorise le droit de vie et de mort, le bannissement, la production de bouc émissaires et le retour de la race. Le tout emballé dans une pseudo morale – car il en faut une  - imprégnée de certitudes républicaines ou civilisationnelles, du « tout n’est pas possible » ou pire du « mieux faut rester chez vous, mieux faut rester vous mêmes et vous nous remercierez ».

    Cette terreur repose sur une illusion : l’illusion de la permanence, de l’immortalité, des civilisations, des cultures et peut-être des hommes. Croire à l’imprescriptibilité des idéologies, des religions, des romans nationaux. Il suffirait de fermer la porte, de rester entre soi pour se protéger, se pérenniser quand l’histoire enseigne le contraire : il n’y a de pérennité que dans le mouvement, le changement, la plasticité, la réinvention, l’échange, la « bâtardise » (Amin Maalouf), dans le questionnement de l’accueil et de sa nécessité, dans l’hospitalité et la présence de l’autre, dans l’horizon et l’espoir d’une autre histoire. « Est ce que nous ne serions pas plus fort en nous agrandissant ? » demande Frédéric Boyer qui rappelle L’art français de la guerre d’Alexis Jenni.

    Il faut risquer notre intégrité, notre histoire commune « sous peine de ne pas préserver notre propre humanité ». Aujourd’hui, plus encore qu’hier, il faut « accepter d’être liés par obligation de tous envers tous (Dostoïevski) » L’exigence éthique rejoint l’effectivité d’un monde devenu, par quelque bout qu’on le prenne, interdépendant.

    C’est de morale dont Frédéric Boyer nous entretient. La vraie, celle qui « ne tranche pas », qui « répare », celle qui tente de renouer les fils. A ceux qui l’accusent, lui et ses semblables, de « bons sentiments », d’« angélique bêtise », il répond que « ce qui demande le plus de courage » est justement de « ne pas rester entre soi ». Comme Pennac, Laabi ou Belaskri[1], avec Saint Augustin et son « amour de l’amour » - « peut-on aimer son frère sans aimer l’amour ? » - il assume crânement ses engagements moraux, et cela est tout sauf facile ! Tout sauf angélique ! Rappelant le Jean Amrouche des Chants Berbères de Kabylie (1938), Frédéric Boyer écrit : « Je prends le parti de l’innocence, justement, humblement, je prends le parti de ne rien comprendre, de ne rien savoir, et qui est souvent la seule force de l’enfance, qui est souvent la seule ressource nous menant à l’innocence, la seule voie éthique. (…) Savoir d’instinct, savoir sans le comprendre que la seule force, la seule valeur, la seule dignité, c’est de ne pas comprendre si comprendre nous fait renoncer à l’amour de l’autre. Voilà ce qui fonde, voilà ce qui fait la légitimité d’une existence. »

    P.O.L. 2015,103 pages, 9€

     

    A lire ici l’entretien que Frédéric Boyer a donné au JDD le 1er novembre 2015

     

    [1] Voir Eux, c’est nous, L’instinct, le cœur et la raison de Daniel Pennac, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 2015 ; le poème J’atteste de Abdellatif Laabi ou Yahia Belaskri, Les Fils du Jour, Vents d’ailleurs 2014.

     

  • L’Invention de l’immigré

    Hervé Le Bras

    L’Invention de l’immigré

    hervelebras.pngCertains prétendent réduire l’arrivée annuelle des immigrés à 10 000 gugusses et autres enamourés de Français(es), naturalisé(e)s ou pas. D’autres annoncent vouloir diviser par deux (pourquoi par deux ?) le nombre de ces entrées pour le ramener à quelques 90 000 par an. Il semble que l’immigration soit un sujet trop sérieux – parce que d’abord et avant tout une question humaine – et compliqué pour le laisser entre les mains des politiques et autres experts qui le rabaissent à la seule dimension statistique, elle-même ravalée à une vulgaire addition de bistro. En fait, derrière ces chiffres, grossiers et/ou fantaisistes, se cachent des mécanismes complexes et une histoire pour le coup quasi linéaire. Au fondement de ces chiffres rabâchés à longueur de temps et de tribune, qui agitent régulièrement l’inconscient collectif, il y eut (et il y a)  la fécondité puis la race ! C’est ce que montre Hervé Le Bras qui, dans L’Invention de l’immigré, interroge les notions d’ « immigrant », d’ « immigré », d’ « étranger », remonte leur généalogie, traque les idéologies (et oui !) qui ont présidé à leur genèse, jauge les outils statistiques (et politiques) au regard de leur pseudo neutralité scientifique… C’est finalement un coup de gueule que pousse le docte démographe contre… la démographie, ou plutôt le rôle prépondérant qu’elle tient aujourd’hui dans « cette simplification des idées sur la migration ». Un coup de gueule aussi contre une certaine « idéologie molle » qui depuis des décennies gangrène le débat, phagocyte l’entendement sur les questions migratoires et empêche la société d’aller de l’avant en distillant doutes et surtout craintes en matière d’immigration. « Ne craignez rien ! » dit le démographe il n’y a pas et il n’y aura pas d’invasion et l’immigration d’aujourd’hui n’a rien à voir avec l’immigration de papa.

    1913, Paul Leroy-Beaulieu écrit : « si la race blanche et la civilisation occidentale ont pu prendre la prédominance dans le monde, c’est qu’elles ont produit régulièrement un excédent de population qui a pu se déverser sur l’Amérique et l’Océanie (…) ». Voilà qui aide à lever le voile sur quelques ressorts de la pensée hexagonale en matière de migrations : si, hier, on pensait conquérir le monde en y « déversant » notre surplus démographique, aujourd’hui, on craint l’invasion par une sorte d’inversion des fluides !  Cette citation permet de discerner plusieurs généalogies de pensée en matière migratoire : tout y est, ou presque, du lien entre émigration et colonialisme, entre démographie et puissance militaire, comme de la conception hydraulique des mouvements de populations…  Avec tout cela nos modernes concitoyens n’en ont pas fini. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les élites, politiques et mêmes scientifiques,  ont su graisser l’outillage rouillé du XIX siècle. En France cette conception colonialo-militaro-hydraulique des migrations s’est concrétisée politiquement par au moins deux axes : une politique nataliste (l’ « eugénique positive » pendant de l’ « eugénique négative » de l’idéologie nazie) et, en matière migratoire, une classification ethnique des étrangers, d’abord sur des bases politiques puis biologiques et enfin culturelles. Cette classification pseudo scientifique des peuples, cette géopolitique aussi de la place de la France dans le monde, organisée en « cercles concentriques », renferme toutes les sottises racistes, tuf caché et limon inavouable, qui inspirent «  encore la perception présente de l’immigration et de l’intégration » : les uns sont inassimilables, pervers, les autres des ennemis héréditaires ou des fainéants, inaptes aux travaux manuels… Voilà ce que Hervé Le Bras qualifie d’« idéologie molle ». « Ce qui est mou triomphe de ce qui est dur, ce qui est faible triomphe de ce qui est fort » enseigne Lao Tseu et pour le coup, il ne s’est pas trompé : si le dure de l’idéologie nazie a disparu de l’autre côté du Rhin, ici, le racisme mollasson des « cercles concentriques » perdure.

    Mais aujourd’hui on solde ! On ne dissocie plus les peuples voisins des lointains, les ennemis (l’Allemagne et l’Angleterre) des amis, les Italiens ou les Espagnols des Nord Africains et autre « nègres », on se contente d’ « une dichotomie de plus en plus grossière : nous et les autres », d’une opposition bébête entre national et étranger, évacuant allègrement les données historiques, politiques, culturelles… pour ne céder qu’au vertige du chiffre.

    L’Autre c’était, encore hier, l’étranger. C’est aujourd’hui l’immigré. Le vocable aurait été inventé de toute pièce. Suite au recensement de 1990 indiquant que la proportion et même le nombre total de résidant étrangers avait baissé (par rapport au recensement de 1982) on « inventa » le terme d’immigré avec pour définition « personne née étrangère à l’étranger », une façon de réexpédier fissa (et pour combien de générations parfois) le Français naturalisé à ses origines : « La manœuvre a atteint son but : entre 1982 et 1990, le nombre des immigrés avait augmenté légèrement, mais augmenté. » Allez oust ! Du balai ! Puisque les cercles concentriques ont laissé place à la ligne de démarcation, à la frontière, allez donc voir au delà du limes du national, au delà de l’entre soi des gamètes si l’herbe est aussi tendre ailleurs ! Car la « nocivité » du vocable, qui donc « fait fi de la naturalisation », va plus loin. De manière sournoise, plutôt que de rapprocher les naturalisés des Français de naissance, on a, selon Hervé Le Bras, « gonflé la partie étrangère en lui adjoignant les naturalisés, ce qui a creusé l’écart entre ces derniers et les Français ». Cette adjonction élargissait,  « le fossé (…) entre les Français de naissance et les immigrés ». Un immigré devenu français par naturalisation restera toujours un immigré et donc, renvoyé à sont « étrangeté » d’origine. D’ailleurs et entre autres coups de canifs, Hervé Le Bras brocarde la prétendue nécessité de lutter contre les discriminations par la recherche des origines : « En fait, une personne libre doit toujours regarder avec méfiance l’utilisation de la généalogie car elle en est prisonnière sans aucun moyen de la remodeler. » L’émancipation est aussi une émancipation des origines.

    Pour en revenir aux chiffres, Hervé Le Bras rappelle que selon l’Insee entre 1980 et 2010, le solde migratoire était en moyenne de 65 000 par an soit un millième de la population totale de la France ! Les immigrés ne sont pas une menace par leur nombre. Mieux ils ont changé : plus diplômés, ils disposent de compétences et donc de possibilités d’adaptation variées, ils sont célibataires (exit le regroupement familial), et la naturalisation ne peut plus être une assimilation en ces temps où les formations s’améliorent, les communications sont facilités d’un bout à l’autre de la planète, où la maîtrise de plusieurs langues devient une exigence non seulement professionnelle mais aussi culturelle (lire Amin Maalouf). Les procès en loyauté, la tentation du contrôle de la double nationalité renvoient à un autre âge, dénotent une incapacité à saisir les nouvelles complexités en formation et les nouveaux espaces de liberté individuelle en émergence. « A la réalité de la convergence des comportements et des compétences des Français et des étrangers, on oppose la fiction d’étrangers de plus en plus différents des Français (…) L’invasion n’a pas eu lieu dans les faits, mais on l’a inscrite dans les têtes d’où il sera difficile de les déloger ».Il faudra bien se libérer de ce qui a présidé à cette « invention de l’immigré », admettre enfin que l’intégration (et l’immigration) à la papa ne marche plus, qu’il faut en finir avec la « fiction » de l’étranger, de la « différence » rédhibitoire et de la crainte de l’invasion.

     

    L’Aube 2012, 149 pages, 13€

  • Le Drame linguistique marocain

    Fouad Laroui

    Le Drame linguistique marocain

    fouad-laroui1.pngMarocain et batave d’adoption, Fouad Laroui est ingénieur de formation, docteur en sciences économiques, installé à Amsterdam où après y avoir enseigné l'économétrie puis les sciences de l'environnement, il professe aujourd’hui la littérature. Son premier roman, Les Dents du topographe (Julliard, 1996) lui valut le Prix Découverte Albert Camus, deux ans plus tard il reçoit le prix Méditerranée des Lycées et le prix Beur FM pour De quel amour blessé (Julliard). Auteur prolixe, son sixième roman Une année chez les Français (Julliard 2010) est retenu parmi la première sélection du Prix Goncourt.Il est aussi l’auteur de nombreux recueils de nouvelles et de chroniques dont Des Bédouins dans le polder. Histoires tragi-comiques de l’émigration (Zellige, 2010) ou Le Jour où j’ai déjeuné avec le Diable (Zellige, 2011).

    Dans Le Drame linguistique marocain paru au Maroc chez Le Fennec en 2010, Fouad Laroui livre une longue réflexion, nourrie de données linguistiques, syntaxiques, sociologiques et littéraires pour interroger le statut des langues au Maroc. L’analyse est transposable à nombre de pays de cette vaste sphère dite arabe mais qui recouvre une diversité culturelle et linguistique par trop négligée voir ignorée - à commencer par le voisin algérien. Le « drame linguistique », au cœur des interrogations identitaires, a pour nom la diglossie entre langue savante et langue(s) populaire(s). La première est formée de l’arabe classique, celui du coran et l’arabe moderne, celui des médias, des discours politiques et autres feuilletons télévisés. Quant à la seconde, l’arabe parlé ou darija, elle est le lot commun de tout un chacun : paysan du cru ou citadin, tchitchi des beaux quartiers ou lumpen des bas fonds, papicha romantique ou intellectuelle féministe, voilée ou laïcarde convaincue, recalé du système scolaire ou diplômé du supérieur… L’arabe classique ou moderne, celui des écoles, n’est la langue maternelle de personne. Quant à la langue parlée par les peuples, nulle part elle est enseignée ! Si, comme le dit l’auteur, l’arabe classique est une langue étrangère au Maroc, qu’en est-il alors de son statut de langue « nationale » quand, dans le même mouvement, la langue (ou les langues) parlée par la nation est niée ? Ne serait-ce pas une autre forme de colonialisme ? Car les deux langues sont différentes : la darija marocaine serait, du moins dans sa syntaxe, davantage influencée par le berbère que par l’arabe classique. L’égyptien Chérif Choubachy parle même d’un « abîme » entre langue classique et langue parlée. Pour ce qui est du berbère, les choses sont claires : « je suis berbère. L’arabe est pour moi une langue aussi étrangère que le français » dixit l’écrivain Moha Souag.

    Dans cet embrouillamini linguistique, écrire en langue française n’est pas un choix mais une échappatoire, une façon de sortir du conflit en utilisant la seule langue à disposition : l’arabe classique étant réservée à quelques rares lettrés et la darija étant la grande absente des livres et cahiers d’écolier. Fouad Laroui invoque une fois de plus la notion de « malédiction », appliquée cette fois à l’écrivain quant à sa relation à la langue d’écriture. Comment traduire ses émotions, sa personnalité, sa sensibilité, sa chair, ce qu’il a emmagasiné dans son enfance à travers les mots et ici les mots de sa mère ? Qu’en est-il de l’identité, si la langue qui en constitue le substrat essentiel, n’est pas enseignée, ne permet pas de s’exprimer et de dire son imaginaire ? Pour l’auteur, la naissance de la littérature d’expression française est la conséquence de cette diglossie, une réponse à la schizophrénie.

    Pour sortir de cette situation aux conséquences culturelles, éducatives, individuelles et collectives, alarmantes, il faudrait rendre toute sa place, tout son « prestige », à la darija, non seulement en l’enseignant mais aussi en abandonnant (par souci notamment de classification et de nomenclature) la graphie arabe pour l’écriture latine, à la façon d’un Atatürk. Scandale ? Provocation ? Sacrilège même (car il ne faut pas oublier que la langue arabe est la langue du coran…) ? Pourtant, là aussi, la société semble innover et notamment… les publicitaires qui y vont de leurs slogans en darija écrits en lettres latines. Sont-ils plus au fait des ressorts souterrains des sociétés ? Des dynamiques culturelles à l’œuvre ? Des attentes du citoyen à tout le moins du consommateur ?

    En tout cas, dans La vieille dame du Riad (Julliard 2011) réédité en poche (Pocket 2012), où un couple de Français découvre qu’une vieille femme, sortie du fond des âges, se cache dans le riad qu’ils viennent d’acquérir à Marrakech, Fouad Laroui applique sa recette linguistique. Il fait, avec élégance et humour, flirter la langue française et le dialectal marocain, offrant au lecteur la possibilité d’entrer un peu plus en « connivence » (François Jullien) avec l’univers culturel et linguistique marocain.

    Zellige 2011, 188 pages, 19,50 € 

     

     

    RENDEZ-VOUS :

    Café littéraire avec Gauz et Fouad Laroui

    Samedi 7 Février 2015, 16:30

    Le Café littéraire animé par Elisabeth Lesne invite les écrivains en lice pour le Prix littéraire de la Porte Dorée, qui récompense un roman ou un recueil de nouvelles ayant pour thème l'exil.

    Pour ce troisième café littéraire de la saison, deux écrivains sont invités :

    • Gauz, pour Debout-Payé (Le Nouvel attila)
    • Fouad Laroui, pour Les Tribulations du dernier Sijilmassi (Julliard)

    L’un est né en Côte d’ivoire, l’autre au Maroc. Leur point commun : l’humour, pour nous dévoiler le petit monde des vigiles africains ou la crise existentielle d’un ingénieur marocain.
    Fouad Laroui nous parlera aussi de son Essai sur la littérature de l’exil (Zellige)

     

    Musée de l’histoire de l’immigration - Palais de la Porte Dorée
    293, avenue Daumesnil
    75012 Paris

    En métro : station Porte Dorée (ligne 8)
    En tramway : ligne T3
    En bus : 46

     

  • La Guerre d’Algérie vue par les Algériens.

    Renaud de Rochebrune, Benjamin Stora

    La Guerre d’Algérie vue par les Algériens. 1.Le Temps des armes (Des origines à la bataille d’Alger)

     

    001182386.jpgIl y aurait-il un art algérien de la guerre, pour paraphraser le remarquable L’Art français de la guerre (Gallimard 2011) signé Alexis Jenni ? Une façon bien à soi de régler les conflits et les problèmes et surtout - tout l’intérêt du livre de Jenni est là - de s’ingénier, de se fourvoyer, des années après que les armes se soient tues, à creuser le même, le tragique et fatal sillon de la force et de la violence. De cette terrible Guerre d’Algérie, déclenchée  il y a tout juste soixante ans cette année, sont nées bien des mémoires, des controverses, des interrogations et autant de regrets. Si, selon la formule de Baltasar Gracián, « faire comprendre est bien meilleur que faire souvenir », le rôle et la fonction de l’historien sont essentiels.  Pour peu qu’on lui fiche la paix et singulièrement que les politiques évitent de lui donner des leçons, de lui tenir la jambe et accessoirement le crayon, l’historien peut aider chacun à forger les outils indispensables pour non pas se souvenir, mais comprendre, pour non pas choisir entre le paradis ou l’enfer, mais mieux distinguer l’un de l’autre et en mesurer les enchevêtrements. « Les Algériens en général, cultivent un rapport singulier à leur histoire. C’est à la fois leur paradis et leur enfer » écrit en préface Mohamed Harbi.

    En France, la recherche historique progresse entre les écueils des conflits mémoriels, les vacarmes législatifs, les silences officiels et autres éructations révisionnistes et nostalgiques vociférées à contre courant de la marche du temps et des hommes. En Algérie, il faudrait que « le métier d’historien, encore balbutiant, cesse d’être soumis à surveillance comme le prône la Constitution ». L’un des enjeux de ce livre est là : en finir avec l’instrumentalisation - idéologique, nationaliste ou mémorielle - dénoncée ici par le préfacier, grognard de l’indépendance algérienne et de historiographie franco-algérienne.

     

    Si le livre ne renouvelle par la recherche et les savoirs sur l’histoire de la guerre d’Algérie, il offre l’occasion de la remettre en perspective, non pas depuis 1954 mais depuis l’irruption de l’armada française sur la terre algérienne jusqu’en 1957, année où se termine ce premier tome. Nos deux auteurs montrent que l’opposition algérienne à la conquête, puis au colonialisme et enfin la revendication d’indépendance, n’a jamais cessé. C’est peut-être le premier enseignement de ce livre : la présence étrangère sur cette terre fut toujours perçue, de manière plus ou moins tranchante, comme illégitime.

    Nos deux historiens sont partis en reportage au-delà des lignes, dans les chambres d’appartements modestes où une poignée d’hommes, souvent inexpérimentés, improvisent, « avec les moyens du bord »,  - plus qu’ils ne décident - l’avenir de l’Algérie et de la France. On les retrouve dans les maquis de Kabylie, des Aurès ou du Constantinois où les quelques centaines de maquisards, sans armes et déguenillés, deviendront quelques milliers qui donneront du fil à retordre à l’une des plus puissantes armées du monde. Ils sont aussi dans les caches de la Casbah avec le commandant Azzedine pour comprendre, expliquer, comment et pourquoi est prise la décision de  s’attaquer aux civils.

     

    Les dates qui rythment ce récit ne sont pas choisies au hasard. L’attaque en 1949 de la poste d’Oran, le 1er novembre 1954, le 20 août 1955 et l’insurrection dans le Constantinois, août 1956 et le Congrès de la Soummam et enfin la bataille d’Alger en 1957. Du point de vue algérien, ce sont des moment clefs, des dates charnières. Le hold-up de la poste d’Oran survient deux ans après la création de l’OS (Organisation spéciale) qui montre l’existence d’un groupe d’indépendantistes algériens partisans de la lutte armée. « La nuit de la Toussaint » de 1954 sonne l’heure du passage à l’acte : les hommes qui créent le FLN rompent avec les tergiversations d’hier et décident d’écrire une nouvelle page. Août 1955, Zighout Youcef, le commandant de la wilaya 2 (Constantinois) décide de frapper fort et d’engager la population. Plus que l’insurrection, les représailles de l’armée et des milices creuseront un fossé entre les communautés. Pour les auteurs, le déclenchement de la révolution date de ce 20 août 1955. Au Congrès de la Soummam, où sont repensés les liens entre les membres du FLN de l’extérieur et ceux de l’intérieur, la question du rapport entre politique et militaire, Abane Ramdane offre à l’Algérie les premières lignes programmatiques et organisationnelles de la révolution. Exit ici les références à la religion… Tout cela, sur fond de course au leadership, ne plaira pas à tous, à commencer à Ben Bella, affublé, en France, depuis le début, d’un chapeau bien trop large pour lui. Enfin, la fameuse bataille d’Alger se solde par la « victoire » des paras, mais politiquement, diplomatiquement, sur le plan de l’organisation, le FLN  s’est renforcé, même s’il est à la veille de nouveaux conflits internes.

    Lorsque l’on parle de cette guerre, on n’évoque pas la même histoire, en France et en Algérie. Et la liste est longue des ignorances réciproques et parfois partagées.

     

    « L’art français de la guerre »

    historien-Benjamin-Stora.jpgAinsi, connaît-on en France les horreurs commises en Algérie au nom de la mission civilisatrice par les troupes de Bugeaud ? Sait-on combien de morts sont à mettre au crédit de ce que les Algériens appelèrent la « syphilisation » ? Entre les années 1830 et 1870, il y eut entre un et trois millions de morts selon les sources,  soit entre un tiers  et les deux tiers de la population globale, suivant là encore des estimations.

    Sait-on que ces « indigènes » s’opposèrent continuellement au régime colonial et militèrent, les armes à la main puis politiquement pour que les choses changent. En vain. Toujours en vain…

    Sait-on que « la tradition des tripatouillages électoraux » dont on se gausse aujourd’hui quand il sont pratiqués de l’autre côté de la Méditerranées fut inaugurée, mise en place et développée par la France en Algérie ?

    Sait-on en France que des Algériens avaient pris le maquis dès 1945 ? Que la torture était pratiquée bien avant la bataille d’Alger ? Que des Algériens ont été liquidés, à Paris, bien avant le 17 octobre 1961 ?

    Sait-on aussi que la première revendication officielle d’indépendance remonte à 1927 ?

    Sait-on la responsabilité des « civils européens » et de quelques officiels dans le déclenchement des émeutes du 8 mai 1945[i] ? On peut ignorer le nombre de victimes algériennes de la « répression » - de 15 000 à 35 000 morts selon les historiens, 45 000 pour le FLN – mais sait-on que cela se fit au prix de sauvageries, de bombardements aveugles, de villages passés à la mitrailleuse, de « charniers remplis à ras bord », de corps brûlés dans des fours à chaux, et tout cela, avec pour toile de fond, un peuple en liesse qui fêtait la victoire sur la barbarie nazie !? Les Algériens ont-ils tort d’évoquer ici la qualification de « crimes contre l’humanité » ?

    Sait-on que la guerre d’Algérie aurait pu commencer dès 1949 ? Sait-on que les consignes données aux militants du 1er novembre 1954 interdisaient l’usage de la violence contre les civils européens (voir page 97 les circonstances rapportées sur la mort des époux Monnerot) ?

    Qui connaît en France Ahmed Zahana ? La place que tiendra son exécution, guillotiné le 19 juin 1956, dans le déclenchement de la bataille d’Alger ? Quid d’Abane Ramdane ? De Ben M’hidi (assassiné sur ordre par le commandant Aussaresses[ii] )?

    Sait-on que la première bombe à Alger qui vise aveuglément des civils innocents explosa rue de Thèbes en aout 1956 et est l’œuvre des ultras de l’Algérie française ? Que les auteurs étaient connus et qu’ils n’ont jamais été inquiétés ? Se doute-t-on, ici, que le « contre-terrorisme » a pu précéder les « terroristes » ? Qui connaît en France celui qui seul incarna l’honneur de son pays aux heures sombres où les soldats de la République torturaient : Paul Teitgen[iii] ?

    Sait-on la part de l’intransigeance des ultras, les responsabilités des autorités dans l’inéluctabilité de la lutte armée ; et des monstruosités ? Se doute-t-on, en France, à quel point les responsables français, de la métropole et plus encore ceux d’Alger, ne comprirent rien à cette lutte algérienne, la renvoyant à un panarabisme piloté depuis le Caire ou à l’avant poste du communisme international ?

    Sait on en France que dans l’Algérie de papa « à peine 15% des hommes et 6% des femmes parlent plus ou moins bien le français » ?  Qu’il existait des « camps d’hébergement » que les Algériens appelaient « camps de concentration », que des villages entiers étaient « nettoyés », vidés de leurs populations[iv] ?

    Se placer du côté algérien c’est déjà, en ces années 1945-1957, montrer la disproportion des méthodes utilisées, l’aveuglement et la surdité politiques, les horreurs infligées aux populations au nom de la « responsabilité collective » et la torture érigée en système d’un régime colonial devenu insurrectionnel, bafouant et défiant l’Etat de droit [v].

     

    « Le paradis et l’enfer »

    Mais cette « guerre d’Algérie vue pas les Algériens » révèlera ou rappellera au lecteur d’autres faits d’importance : sait-on, en Algérie cette fois, que le nationalisme algérien fut pluriel ? Qu’il fut traversé par moult conflits opposant réformistes et indépendantistes ; politiques et partisans de l’action armée, politiques et militaires ? Que ces oppositions se réglèrent souvent dans une « atmosphère de méfiance et de règlements de comptes » ? Il y eut certes le FLN, mais quid du MNA de Messali Hadj ? Quid des voix démocrates ? Quid des alternatives pluriculturelle et laïque portées aussi par des militants indépendantistes ? De ce point de vue, ce livre pointe aussi les absences et les amnésies de l’histoire officielle, algérienne cette fois.

    C’est par la violence que les Algériens règleront leurs désaccords, et très tôt, avant même la création du FLN, (voir par exemple la crise dite  « berbériste » de 1949). Qu’en est-il alors de la violence exercée contre le peuple, contre les mous, les pacifistes et ceux qui ne partageaient pas la ligne dictée par le FLN ? Quelle place le peuple algérien tenait-il pour les cadres du FLN ? N’était-il qu’un simple pion que l’on pouvait exposer au moindre risque, voir sacrifier (en août 55 dans le nord-constantinois, ou en octobre 61 à Paris ) ? Que sait-on en Algérie des massacres de Ioun-Dagen (Bejaïa) en 1956 et de Melouza en 1957 ? Comment, entre étonnement, réserve, indifférence, hostilité, peur, adhésion, évolua l’attitude des populations algériennes ? Quid de la responsabilité de Zighout Youcef dans l’usage de la violence contre les civils ? Des règlements de compte ordonnés par Abane Ramdane contre les militants algériens du MNA ? Se doute-t-on en Algérie du service que les Français ont rendu en organisant, le 22 octobre 1956, le premier détournement d’avion de l’histoire, évitant ainsi au mouvement nationaliste sa première guerre des chefs ?

     

    Alexis Jenni repère dans la façon dont la société française se penche sur ses problèmes, un lourd héritage belliciste et, disons-le, suicidaire. De Rochebrune et Stora en pointant, côté algérien, les bifurcations de l’histoire, les choix retenus, les rivalités de personnes, de pouvoir, d’orientation, le parti pris de la violence, l’instrumentalisation sacrificielle du peuple, les mystères qui entourent encore certaines dates et certains événements, montrent que la société algérienne a sans doute aussi hérité d’un art particulier de faire la guerre. L’histoire rejoint ici la littérature dans le processus d’édification démocratique. Et ce par delà les frontières.

    Sans doute ce ne sont ni les mêmes dates, ni les mêmes personnalités que l’histoire des deux pays retient. Ce ne sont pas non plus les mêmes causes qui sont associées à tel ou tel effet. En montrant où et en quoi la guerre d’Algérie ne recouvre pas, en France et en Algérie, les mêmes vérités, ce livre contribue à comprendre les différences de focale pour, peut-être, demain, contribuer au projet d’un manuel d’histoire franco-algérien, commun aux élèves des deux pays.

     

    Préface de Mohammed Harbi. Edition Denoël, 2011, 446 pages, 23,50€

     



    [i] Voir le livre de Jean Pierre Peyroulou, Guelma, 1945. Une subversion française dans l’Algérie coloniale. Préface de Marc Olivier Baruch, éd. La Découverte, 2009

    [ii] Lire le roman de Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme, Actes Sud 2010

    [iii] Lire, une fois de plus, les pages fortes que lui consacre Alexis Jenni, dans L’Art français de la guerre, Gallimard, 2011

    [iv] Voir Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence, éd. Odile Jacob, 2012

    [v] Il faut lire là aussi le livre de Claire Mauss-Copeaux intitulé Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression, massacres, éd. Payot 2011.

  • Les Etudes postcoloniales, un carnaval académique

    Jean-François Bayart

    Les Etudes postcoloniales, un carnaval académique

    photobayart-collegefrance2012-1.jpgDirecteur de recherche au CNRS, auteur de L'Etat en Afrique (Fayard 1979), de L’Illusion identitaire (Fayard, 1996), de  La Politique du ventre (Fayard, 2006), de L’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar (Albin Michel, 2010), Jean-François Bayart se livre ici à une descente (argumentée) en flèche, une critique tous azimuts des études postcoloniales en France. Ce courant en vogue dans l’Hexagone depuis les années 90 voit « dans la "situation coloniale" et dans sa reproduction l’origine et la cause des rapports sociaux contemporains, qu’ils soient de classe, de genre ou d’appartenance communautaire, tant dans les anciennes colonies que dans les anciennes métropoles » selon la définition de l’auteur.

    Après en avoir dégagé la filiation anglo-saxonne et rappelé les conditions sociales et politiques de son émergence (globalisation et migrations internationales), Jean-François Bayart en montre la diversité, l’extrême « hétérogénéité ». Au détour de deux pages, il reconnaît aux études postcoloniales au moins deux intérêts : celui de ne pas se dessaisir du fait colonial et, reprenant une formule, celui de « sauver l’Histoire de la nation », autrement dit permettre de décentrer le regard sur l’histoire nationale. Un intérêt très vite relativisé par le fait que ces thèmes, et d’autres encore, sont déjà présents chez bien des auteurs qui ont su, eux, éviter certains « pièges » dans lesquels seraient tombés les maîtres es études postcoloniales.

    Jean-François Bayart s’amuse des postures de dénonciation et/ou de victimisation adoptées par les apôtres des études postcoloniales. A ce propos, s’appuyant sur nombre d’exemples, il démontre que la France ne s’est nullement détournée de son histoire coloniale et encore moins des expressions nouvelles (musique, cinéma, littérature…)  nées d’une sensibilité postcoloniale. Il multiplie les références indiquant, malgré ce que disent les avocats des études postcoloniales,  que les universités n’ont pas snobé les travaux sur la période coloniale et ses retombés. Il montre aussi ce que lesdites études postcoloniales doivent aux travaux des Foucault, Sartre, Fanon et autre Bourdieu. Pire, pour Jean-François Bayart, ces études « sont contestables et conduisent l’étude du fait colonial ou postcolonial dans des impasses, au risque d’une vraie régression scientifique par rapport aux acquis de ces trente dernières années ». Ces dénonciations, faciles et impératives, cacheraient mal, toujours selon l’auteur, la recherche d’une « rente d’éminence », la mise en place d’une « stratégie de niche » par les promoteurs desdites études.

    Au centre de sa critique, Jean-François Bayart dénonce les dérives culturalistes des études postcoloniales : le primat de la problématique culturaliste sur tout autre considération dans la lutte contre les inégalités sociales ; le primat accordé à l’étude des « discours » et des « représentations », négligeant ainsi l’études des « pratiques ». Le résultat conduit les études postcoloniales à s’enfermer dans « le concept catastrophique d’ « identité » et à réifier la condition postcoloniale. Tout cela se traduit, en France du moins, par une ethnicisation de la question sociale et politique des banlieues et à privilégier la question du racisme sur, par exemple, la vieille notion de lutte de classes.

    Jean-François Bayart attribue ces « dérives » à une double « dé-historisation » : du fait colonial d’abord, du passage - des continuités ou discontinuités - du moment colonial à la situation postcoloniale, ensuite. Ce que l’auteur nomme d’une formule savante la « concaténation du moment colonial au moment postcolonial ». Autrement dit, la « reproduction mécanique, univoque et surdéterminante du colonial ». Mais voilà, pour l’auteur, les études postcoloniales ne disent rien  « par le truchement de l’ "histoire effective" [...], des conditions de l’éventuelle transmission de cet héritage ». Cette mystérieuse « concaténation » a au moins le mérite de ravir quelques « Indigènes de la républiques », tout heureux de s’affubler de ce qu’ils croient être le masque de leurs aînés et de participer au défoulement de ce « carnaval académique » ici dénoncé et où sont reproduites,  singées, les situations de dominations coloniales et « en particulier [les] catégories identitaires nées de celles-ci ». Plus grave peut-être, en matière de recherches et de réflexion, les études postcoloniales appauvriraient la pensée en refusant, par exemple, de replacer l’étude de l’empire colonial dans la catégorie générique des empires ; en se détournant de l’étude du passage de l’empire à l’Etat-Nation ; en négligeant l’autonomie du social par rapport au politique ou en sous estimant « l’historicité propre » des sociétés africaines et asiatiques et ce malgré la domination coloniale ou plutôt les dominations coloniales – car la diversité des situations, des durées, ici aussi, importent. « Le fait colonial » est pluriel.

    Citant de nombreuses études et recherches pluridisciplinaires, françaises mais aussi étrangères, s’appuyant sur une imposante bibliographie (pas moins de vingt-cinq pages), Jean-François Bayart invite le lecteur à prendre en considération la formidable (et stimulante) complexification du regard posé sur ces questions par les travaux menés « dans la discrétion de l’université et des laboratoires de recherche ».

     

    Edition Karthala, 2010, 126 pages

    (Photo Mathieu Andrieux)

     

     

  • Writerly identities. In Beur fiction and Beyond

    Laura Reeck

    Writerly identities. In Beur fiction and Beyond

     

    laura_reeck.jpgLaura Reeck est professeure de français à l’Allegheny College de Meadville (Pennsylvanie). Elle publie ici son premier ouvrage consacré à quelques écrivains français classés - relégués ? - par la doxa dans le rayon des auteurs « beurs » ou « écrivains de banlieue ». A chacun, elle consacre un chapitre. Elle ne se contente pas d’y analyser les œuvres des uns et des autres mais se livre également à des mises en perspectives théoriques, sociales et biographiques. Elle illustre ainsi, avec rigueur et conviction, la fameuse opinion qui veut que la littérature en dise plus sur nos sociétés et sur leur devenir que nombre de doctes traités, lourdement lestés de statistiques. A l’ère du chiffre-roi, les poètes ne seraient pas tout à fait morts…

    L’auteure détrousse les écrits d’Azouz Begag, Farida Belghoul, Leïla Sebbar, Saïd Mohamed, Rachid Djaïdani et Mohamed Razane. Un autre écrivain traverse à plusieurs reprises le livre, sans qu’un chapitre lui soit pour autant dédié : Mounsi. Le choix, personnel, pourrait être discuté, mais l’éventail présenté offre plusieurs intérêts. Il est constitué d’hommes et de femmes appartenant à trois générations. Certaines personnalités ne rechignent pas à occuper le devant de la scène quand d’autres choisissent volontairement de s’en retirer Les acteurs de la politique y côtoient des intellectuels engagés dans le débat public. Certains acceptent de jouer le jeu médiatique pour se faire entendre quand d’autres, refusent, en actes et par écrit, de faire la danse du ventre. Tous ont à voir avec l’Algérie, sauf un esseulé qui laisse s’exhaler quelques fragrances franco-marocaines. Socialement, ils sont issus des bidonvilles, des cités, de la DDASS ou de ces armoires franco-algériennes, riches en secrets et non-dits. Tous mettent en avant la littérature et l’universalité de leurs propos. Le style et la langue avant tout ! Ils écrivent une « littérature engagée », un engagement qualifié d’« extraverti » pour Begag ou d’« introverti » pour Belghoul, une « autofiction extravertie » pour Said Mohammed, une « littérature au miroir » pour Rezane ou une littérature « tout court » pour Djaïdjani. Le premier livre présenté est paru en 1986 et le dernier en 2007 ; ce large spectre littéraire permet de rendre compte des évolutions, des formes et des objets de ces engagements.

    Laura Reeck dissèque « ses » auteurs, convoque tour à tour Fanon, Camus et le concept d’absurde, Ralph Ellison et les notions de visibilité et d’invisibilité, le Tout-Monde d’Edouard Glissant, le philosophe Kwame Anthony Appiah, Michel Serres, Michel De Certeau, Salman Rushdie ou Le Clezio.

    Chez Azouz Begag, ci-devant ministre, toujours chercheur en sociologie et écrivain devant l’éternel, l’identité s’émancipe dans un processus continu, individuel et déterritorialisé. La réussite ou l’échec de l’intégration n’est pas tant le fait d’un défaut de volonté des pauvres bougres aux cheveux noirs et bouclés mais davantage l’expression d’un rejet, d’un refus des hôtes, des « insiders ». Sans la carte de membre du club, gare à l’exclusion, sournoise ou brutale. Au mieux, ces rejetons d’immigrés nord-africains servent de passeurs entre l’ici et le lointain, de « traducteurs » entre l’entre soi propret et la mystérieuse cohorte des immigrés. « Traducteurs » mais non citoyens à part entière. Comme l’ont montré récemment Jean Mattern (Les Bains de Kiraly, Sabine Wespieser 2008) et Stéphane Fière (Double bonheur, Métaillé 2011) les mots des autres forment un masque bien fragile et insatisfaisant à qui aspire à une reconnaissance pleine et entière.

    On peut, comme chez Farida Belghoul dans son unique roman, Georgette, réduire l’orgueilleuse République et ses immigrés nouveaux à une société et des minorités postcoloniales, et recourir aux notions de « fragmentation » et d’ « exclusion réciproque » (Frantz Fanon) ou celle d’ « invisibilité » de Ralph Ellison. Exclu, invisible, l’imaginaire choisit de se cacher (ou de se réfugier) derrière un masque comme le petit Mehdi  d’Une année chez les Français de Fouad Laroui (Julliard 2010). Mais pour affronter l’irrationnel et ici l’irrationnel est postcolonial, il faut en passer par la révolte silencieuse et par l’éducation (à l’image des personnages, de l’engagement - ou des égarements - de Farida Belghoul).

    Leïla Sebbar proposerait des perspectives plus larges en termes d’études et d’engagement. Analysée ici via les travaux de Kwam Anthony Appich et d’Edouard Glissant, la série des Shéhérazade présente un processus par lequel un nouvel imaginaire est en émergence. Un imaginaire qui bouleverserait les rapports entre le centre et les périphéries et où l’horizontalité des relations prendrait le pas sur la verticalité. Dans cette relation nouvelle (incarnée par Shéhérazade et Gilles), le droit à l’opacité se substituerait à la clarté des temps anciens, ceux où la lumière occidentale – et coloniale - écrasait les subtilités d’un monde bariolé, multicolore et où la finitude entravait le cheminement, les processus de découverte, de connaissance, de métissage…

    Michel Serres, Michel De Certeau, Salman Rushdie, Edouard Glissant, Le Clezio ou Mounsi servent à Laura Reeck pour décortiquer l’œuvre de Saïd Mohamed. Ce dernier incarne la figure du « poète maudit », celui que refuse toutes compromissions, qui n’a que faire des thèmes à la mode, du marché et des plans médias des gourous-communiquants de la politique ou de l’édition. Seul le style compte. Son champ est celui de l’autofiction. Pas le nombrilisme des petits bobos à l’âme des chouchous de la République. Ici l’autofiction serait « extravertie ». Le « je » narratif est relié au monde. L’individu parle de lui à travers le monde, et le monde parle à travers l’individu. Les processus d’individuation sont complexes et l’individualité un bricolage qui n’a que faire du cadre étroit de la vérité.

    Les mots chez Saïd Mohamed sont-là pour restituer la parole des sans voix : le père, la mère et la cohorte des sans-grade qui traverse ses récits. Et que constate t-on ? La diversité des voix, la restitution de l’Histoire par ses fantômes pour parler comme Michaël Ferrier, le lauréat 2011 du Prix de la CNHI (Sympathie pour le fantôme, Gallimard, 2010). En retournant au village paternel, il réintroduit le père dans l’Histoire, par ses propres mots - ceux de l’oralité – et son propre récit.

    Avec Rachid Djaïdani et Mohamed Razane, on passe de la « littérature beur » aux écrivains de banlieue, ce qui serait une autre façon de « contenir », « séparer », « marginaliser » « exclure ». Comme chez l’aînée Farida Belghoul, la multiculturalité à la française  revient à « ghettoïser les différences », c’est dire si entre l’aînée et les jeunes auteurs des années 2000 il semble que pas grand chose n’ait changé dans la société française à tout le moins dans la perception que les principaux intéressés en ont.

    Elle replace les œuvres dans le contexte sociohistorique. Elle part des rodéos de Venissieux en 1980 en passant par la Marche de 1983 et Convergences 84 pour arriver aux émeutes de 2005. C’est dire si, en matière d’identité, ce n’est pas seulement celle de quelques « gratte-papier » qui intéresse l’universitaire nord américaine mais bien les identités en devenir des populations issues de l’immigration (« postcoloniales » ou « minorités ethniques » selon son vocabulaire) et les chambardements induits au sein de la société française. Comme l’écrivait récemment Amin Maalouf, « l’intimité d’un peuple c’est sa littérature » (Le Dérèglement du monde, Le Livre de poche, 2010). Avec ces écrivains -  français ! – on barbotte au tréfonds des entrailles et de l’âme française.

    Des revendications politiques de la Marche de 1983 à la violence des années 2005, la même blessure taraude ces Français un peu trop à part : comment faire entendre qu’ils sont partie prenante de l’histoire et du devenir national, qu’ils partagent les valeurs héritées des Lumières et de la Grande Révolution et qu’il constituent une clef du futur de (et pour) leurs concitoyens ? Le titre du Manifeste « Qui fait la France ? » résume à merveille cette double disposition vieille maintenant de plus de trente ans : ils « kiffent » la France et participe de son dynamisme.

    Laura Reeck dissèque justement les processus de métissages - ce qu’en bonne américaine elle nomme le « multiculturalisme » de la société - qui traversent les romans de ces auteurs et, au-delà, les populations dont ils sont issus. La société française se métisse. Et ce n’est pas simple ! Ce processus est difficile et douloureux. Pour les intéressés d’abord qui en subissent les premiers et rudes coups. Mais aussi, ce que montre ce livre en creux et peut-être même involontairement, pour la société dans son ensemble. On peut adopter telle ou telle grille de lecture  - échec et tromperie du modèle d’intégration (A.Begag), reproduction de la société coloniale (F.Belghoul ou L.Sebbar) ghettoïsation en périphérie (R.Djaïdjani ou M.Razane), injustices sociales (S.Mohamed) - la question qui est au centre du propos de Laura Reeck porte sur la capacité de la société française à se réinventer, à se régénérer dans le monde du XXIe siècle devenu le « Tout-Monde ». La France sera-t-elle capable de repenser les liens entre l’ici et l’ailleurs, le local et le monde, ses parties et le tout, l’horizontalité des relations et la verticalité des dominations, l’écoute et donc la disponibilité à l’autre qui est aussi le tout proche, l’échange comme cheminement et non comme volonté de convaincre, la question des langues et des cultures débarquées clandestinement avec ses populations venues d’ailleurs, l’écoute des autres voix du monde dont ils sont (un peu) les ambassadeurs et qui expriment l’essence des jours présents et la lumière des prochaines aubes ? Pourra-t-elle concevoir des identités « déterritorialisées » et l’irruption d’un « Je »  autonome et complexe ?

    Bien sûr, la question sociale est au cœur des évolutions attendues. Ce n’est pas une nouveauté : la priorité (l’urgence) exige une prise de conscience et une volonté politique en faveur notamment des populations reléguées aux périphéries des grandes villes. Du travail, de l’éducation, des conditions de vie décentes... De l’espoir et du rêve aussi ! Si, comme le disent ces auteurs, la violence – celle de la sphère publique mais aussi celle des sphères privées et même intimes -  renferme des causes sociales, il n’en reste pas moins que cette prise de conscience politique (pré)suppose un bouleversement culturel. Que le « centre » se décentre, qu’il change de logiciel et voyage vers d’autres imaginaires pour écouter, autrement plus sérieusement que le spectacle du cirque médiatique, ce que ces écrivains ont à dire d’eux-mêmes ; et de tous. Alors, peut-être que oui, la parole des poètes ne sera pas galvaudée.

     

    Lexington Books, USA, 2011, 191 pages

  • La Géopolitique et le géographe. Entretiens avec Pascal Lorot

    Yves Lacoste

    La Géopolitique et le géographe. Entretiens avec Pascal Lorot

     

    la_geographie_des_conflits_yves_lacoste.jpgC’est un long et riche entretien que donnent ici Yves Lacoste, géographe, historien, célèbre figure de proue de la géopolitique française et fondateur en 1976 de la revue Hérodote et Pascal Lorot, président de l’institut Choiseul et directeur des revues Géoéconomie et Sécurité globale. Riche parce que les discussions portent aussi bien sur la vie d’Yves Lacoste depuis l’origine quercynoise de la famille, les amis, ses lectures jusqu’au Maroc natal et les nombreux pays visités, pays d’études ou de résidence, en passant par les domaines de recherche de l’universitaire et les controverses qui ont émaillé plus de cinquante ans de vie intellectuelle hexagonale, de la question coloniale au récent débat sur l’identité et la nation.

    Yves Lacoste se livre à un vaste tour d’horizon de sa discipline qu’il arrime à la géographie et à l’histoire, en présente la genèse (on y croise Friedrich Ratzel, Vidal de La Blache, Élisée Reclus ou Ibn Khaldoun), la méthode (qui emprunte à la théorie des ensembles, au jeu des intersections et à l’étude des représentations, tant individuelles que collectives). La géopolitique étant définie comme  « toute rivalité de pouvoir sur des territoires, y compris ceux de petites dimensions » l’analyse peut aller de l’infiniment petit (les colonies israéliennes en Cisjordanie par exemple) à l’infiniment grand, les luttes et conflits planétaires avec la grande question du moment, selon Yves Lacoste : « l’extension du mouvement révolutionnaire islamiste ».

    Les migrations n’échappent pas à l’auteur de La Question postcoloniale (Fayard 2010) : « L’immigration ne devient un problème géopolitique qu’à partir du  moment où il y a rivalité de pouvoir sur des territoires : c’est ce qui se produit aujourd’hui en France, du fait de la concentration, dans les « grands ensembles » d’habitat collectif construits en banlieue, d’une grande partie des descendants d’immigrés algériens venus paradoxalement en France au lendemain de la guerre d’Algérie (…) » explique t-il.

    Si Yves Lacoste relie les banlieues et les émeutes de 2005 à « la question postcoloniale » - ce n’est qu’une question explique t-il, une question qui n’appelle pas de réponse - ce n’est pas pour faire un parallèle entre des situations si diverses et des temps si lointains qu’ils sont irréductibles les uns aux autres. Non ! S’appuyant entre autres sur les réponses à un questionnaire de l’association ACLFEU, conseillée par le chercheur Jérémie Robine, distribué aux habitants de « 500 à 600 grands ensembles » de France, le lien qu’il établie entre « question postcoloniale » et malaise des banlieues, s’enracine ailleurs, dans l’ignorance d’une histoire et l’absence de transmission. Pour Yves Lacoste : le « mal-être », le « malaise » des jeunes est né d’une interrogation, terrible, profonde, déstabilisante : pourquoi sont-ils nés ici, en France ? Pourquoi ont-ils vu le jour dans le pays des anciens colonialistes ? La réponse que propose ce spécialiste de l’histoire nord africaine et notamment algérienne n’est pas celle, on s’en doute, de certaines associations, « indigènes » autoproclamés et pétroleuses de la république. Ces jeunes des banlieues, et surtout les jeunes issus de l’immigration algérienne ignoreraient l’histoire familiale, et les raisons qui ont conduit leurs parents et/ou grands parents à rester ou à venir en France au lendemain de l’indépendance. L’originalité de l’analyse – qui se limite aux seuls descendants d’Algériens, quid alors des autres migrations ?  – est de faire de l’immigration algérienne, non pas, ou pas seulement, une immigration économique mais aussi (surtout ?) une immigration politique. Il faut alors se plonger dans l’histoire, collective du mouvement national et les histoires individuelles, des pères et des mères. L’explication est alors plurielle : il faut remonter à la guerre fratricide du FLN et du MNA ; au conflit en Algérie qui, au lendemain même de l’indépendance, opposa le maquis kabyle à l’armée de l’extérieur de Boumediene et Ben Bella ; au rôle central de la Kabylie dans le mouvement national et dans la lutte pour l’indépendance et, après 1962, à son excommunication de la vulgate nationaliste. Il faut enfin, toujours selon Yves Lacoste, évoquer les bataillons de migrants algériens qui, dans le silence, ont fuit « un pouvoir totalitaire ».

    Si les Algériens sont restés dans ces « grands ensembles », qui n’étaient nullement des ghettos à l’origine précise-t-il, c’est parce qu’à la différence de leurs voisins portugais, rentrés massivement au pays à la chute de Salazar, eux, ne rentrèrent pas… Certes, tout cela n’élude pas les questions économiques, sociales, ou les rapports entre jeunes et police, mais offre à l’analyse un autre espace de compréhension. D’ailleurs, l’auteur kabylophile, comme son épouse Camille, spécialiste de la Kabylie, vante les mérites de l’immigration kabyle, sont rôle d’ « exemples » et d’ « entraineurs » pour d’autres jeunes, issus ou non de l’immigration.

    Banlieues, grands ensembles, islam, migrations… une illustration parfaire de la méthode appliquée par Yves Lacoste : l’« articulation des différents niveaux d’analyse spatiale » pour faire sens, éclairer et surtout agir. On est loin ici des méthodes psychologisantes et des discours idéologiques : tout est concret, presque pratique, dégraissé au possible, prêt pour l’action.

     

    Edition Choiseul, 2010, 270 pages, 20 €

     

     

     

  • Le 89 arabe. Dialogue avec Edwy Plenel. Réflexions sur les révolutions en cours

    Benjamin Stora

    Le 89 arabe. Dialogue avec Edwy Plenel. Réflexions sur les révolutions en cours

     

    stora_482208556.jpgFace à face l’historien et le journaliste. Le temps long et l’actualité. Ce sont deux regards sur le monde qui se déploient ici. D’un côté l’œil pétillant, perçant, curieux de l’homme d’information, de l’autre, le regard calme, attentif, presque introspectif de l’universitaire. Deux intelligences aussi, l’une plus théorique, 002903499.jpgcomparatiste, horizontale, fulgurante, volontaire presque audacieuse, l’autre, vissée au temps long de l’histoire, aux conditions humaines et sociales à l’œuvre, réaliste, pragmatique, à l’enthousiasme mesurée. Ces deux-là se connaissent. Ils furent des mêmes courants de pensée, ou proches. L’un et l’autre ont à voir avec cette partie du monde. Stora est un natif, qui n’a jamais vraiment quitté sa terre. Plenel, on le sait peut-être moins, a passé quelques années en Algérie. L’un et l’autre savent que rien de ce qui survient de l’autre côté de la Méditerranée ne doit laisser ici indifférent. Ce lien n’est pas intellectuel, il n’est même pas le fait de l’histoire, de la géographie ou de calculs économiques, il est d’abord organique, humain. C’est « le bal des gamètes » comme aurait dit Céline ! Le toubib de Meudon pouvait le déplorer. On peut s’en réjouir.

    Fort justement, fort logiquement, ces réflexions et ces échanges sont placées sous le signe du « refus de l’indifférence », pour en finir avec les clichés mais aussi les suffisances et les mépris, les politiques de la peur (« tout plutôt que les islamistes ») et cette ignorance crasse et suspecte de ces sociétés née d’une diplomatie française, plus attentive aux Etats qu’aux peuples, née des accommodements du Nord avec les pires des régimes, née d’un rétrécissement du savoir dans l’espace public, née aussi de la guerre d’Algérie. L’un et l’autre, intellectuels de gauche, ne cachent pas leur étonnement devant la « prudence » de l’opposition de gauche, « la sidération de la gauche  française face au surgissement de cette nouvelle question d’Orient. »

    Il faudrait interroger cet « aveuglement », ce peu d’empathie pour ces peuples pourtant si proches. L’introspection remonterait jusqu'à la nuit coloniale et laisserait affleurer aux consciences les inhibitions des contemporains face à l’évidence : la société française s’est, une fois de plus dans son histoire, diversifiée, transformée. Pour poser un regard « lucide » sur ces sociétés, il conviendrait aussi de changer « le logiciel de nos gouvernants » où « la peur, l’identité, la discrimination » tiennent lieu, en France, de politique.

    Certes, « la faiblesse des relations tissées augurent mal de la suite » et pourtant, comme le répète Benjamin Stora, à travers les expériences familiales, individuelles, quotidiennes, banales etc., « la rencontre et le croisement de populations venant de différents horizons, crée une identité multiple, diverse, plurielle (…) ».

    Pour emprunter une formule appliquée à l’immigration en France, l’histoire du monde arabe est aussi notre histoire. Peut-être en viendra t-on alors à se rendre compte que ces peuples dits « arabes » ne descendent pas d’une lointaine planète. Qu’ils sont constitués d’hommes et de femmes qui partagent, à leur manière et compte tenu de leur propre histoire, les mêmes aspirations. D’ailleurs, précise l’historien, ces sociétés changent : « on commence à entrer dans une autre société, celle des rapports personnels, des rapports individuel », « y compris en matière migratoire » ajoute t-il, où les projets relèvent aussi de l’individuel et non plus du seul collectif.

    Pour Benjamin Stora : « Être sur une frontière imaginaire, au croisement de plusieurs mondes du Sud et du Nord, reste cependant un atout pour la connaissance comme pour l’action. Les bouleversements qui viennent du monde arabe nous obligent à réfléchir sur la coexistence égalitaire entre différentes histoires, à reconnaître des appartenances culturelles diverses dans le cadre d’une culture politique universelle, partagée. Et donc, à reprendre espoir pour l’avenir. » Ces entretiens ouvrent sur un nouvel imaginaire, celui qu’évoquait déjà en 2002 Edwy Plenel dans son indispensable La Découverte du monde (Stock et Gallimard, « Folio actuel », 2004)

    Sur ce « 89 arabe », Plenel s’enthousiasme, Stora tempère. Tous deux s’accordent pour y voir la fin d’un cycle et le commencement d’un autre. L’éducation devra en être une priorité (il y a une vingtaine d’années déjà, l’Algérien Tahar Djaout ne disait pas autre chose), et la prise en compte de la pluralité, une nécessité. Education et diversité un programme urgentissime au sud de la Méditerranée. Un peu aussi au nord… C’est sans doute cela aussi l’« effet miroir » de ces révolutions.

     

    Stock 2011, 173 pages, 16,50

     

     

     

  • Antillais d’ici, « Les Métro-caraïbéens »

     

    Samia Messaoudi et Mehdi Lallaoui (textes et photos)

    Antillais d’ici, « Les Métro-caraïbéens »

     

    AVT_Samia-Messaoudi_2465.jpegNos deux auteurs se sont, pendant plus d’un an, immergés dans l’univers antillais francilien : chatoiement des madras, velouté et volupté des danses caraïbéennes, force et parfum du ti punch, acras appétissants et roboratif boudin, rendez-vous festifs mais aussi mémoriels et enfin des dizaines de rencontres qui font sans doute le sel de cette initiative. Cela donne un livre-album à la tonalité « amicale », presque « familiale » : les photos sont pour la plupart des portraits, accompagnés de quelques scènes collectives : fêtes, manifestations publiques ou solennelles commémorations. Le tout offre autant de rendez-vous riches en émotion et convivialité. Les dix-huit témoignages, écrit à la première personne, ajoutent au sentiment d’intimité. Ces hommes et ces femmes sont responsables associatifs, élus locaux ou national (Christiane Taubira), artiste-peintre, travailleur social, enseignant, salariés de la Ratp, de La Poste ou retraités. En quelques pages, ils racontent leur arrivée « en France », livrent un peu d’eux-mêmes et de leurs préoccupations, tracent le trait d’une trajectoire existentielle qui a connu des hauts et des bas.

     

    arton1494.jpgUne introduction donne quelques repères historiques, culturels et politiques ainsi qu’un éclairage littéraire fournit par deux textes du chantre de la « Négritude », Aimé Césaire. On aurait aimé qu’une petite place soit faite à des auteurs plus récents et surtout à cet autre sommet de la littérature et de la pensée, Edouard Glissant, dont l’œuvre demeure indispensable.

    L’histoire de l’immigration antillaise en métropole ressemble à toutes les histoires d’immigrés, qu’ils débarquent de Bretagne, d’Alger ou de Lisbonne : exil et premières déceptions, mythe du retour qui débouche sur les allers-retours des retraités ou, pour les plus jeunes, les congés annuels, transmission culturelle, intégration et implication citoyenne. Le racisme aussi ; omniprésent dans les témoignages : « j’ai encore le souvenir aujourd’hui, d’un jour où en sortant du métro, un homme m’a bousculée et m’a dit : « sale noire, va te faire blanchir », je n’ai rien dit sur le moment, mais encore aujourd’hui, c’est dans ma mémoire » confie Nita Alphonso.

    Si beaucoup d’Antillais travaillent « en France », dans l’administration, occupant souvent des emplois subalternes, c’est parce que, dans les années 60, la métropole est allée les chercher, et sans ménagement parfois comme ces 1 600 enfants réunionnais arrachés entre 1963 et 1982 à leur île et à leur famille (1).

    La spécificité de cette migration tient au fait que ces Antillais sont français. Ils portent avec eux à la fois l’histoire de France - la France esclavagiste - et une culture de France, - celle, créole, des îles. Sous l’amertume et les désillusions palpables dans bien des témoignages, couve la question centrale de l’identité. Pour Mathilde Favel, arrivée en 1983 à l’âge de huit ans « en France », « nous avons tous un sentiment de ne pas être à notre place ici. » La France ! Il ne s’agit pas de nostalgie ou du « mal du pays ». Il ne s’agit même pas d’intégration (qui oserait remettre en question l’intégration de ces citoyens « entièrement à part » quand ils peuvent se le permettre, noyant le poisson dans l’eau, pour d’autres groupes, immigrés ou français issus des migrations ?). Non, le mal est plus profond. Les révisions et les introspections plus déchirantes pour l’ensemble de la communauté nationale. La France n’ose pas se regarder dans la glace, voire ce qu’elle est vraiment aujourd’hui, reconnaître les siens et se reconnaître à travers eux. A travers tous. La France, vieille terre aristocratique, devenue grande bourgeoise au détour d’un 14 juillet, semble toujours jalouse de ses inégalités : culturelle, sociale, économique ou  politique. Elle s’éloigne se faisant d’une autre France, celle du triptyque républicain.

    Il n’y a qu’à voir les gesticulations verbales pour nommer ces hommes et ces femmes venues d’un territoire national situé à quelque 8 000 kilomètres : Antillais, Afro-caraïbéens, Négro-politains, Français d’outre-mer, ultra-marins, originaires des Antilles ou encore, c’est le choix des auteurs : « Français des Antilles » ou « Métro-caraïbéens ».

    Et  si une fois pour toute on se décidait à les appeler Français ? Français d’une France enfin riche de sa diversité régionale, pleinement européenne, forte des apports culturels et historiques nés de la marche des hommes et de la mondialisation. Que faire ? Commémorer l’abolition de l’esclavage chaque 10 mai, sans doute. Et, comme à l’entre soi indifférent au devenir de tous, nos deux auteurs préfèrent l’entre nous dans le respect de chacun, il faut alors enseigner l’histoire aux chères têtes blondes et brunes, et surtout leur donner le goût de ces penseurs et de ces écrivains qui disent le monde tel qu’il est, ses transformations et ses possibles devenir : Edouard Glissant encore. Et lire ce livre ! écrit comme une grande gifle assenée à la belle Marianne ; pour qu’elle se réveille.

    (1) Lire Eugène Durif, Laisse les hommes pleurer, éd. Actes Sud, 2008

     

    Au nom de la mémoire, 2009, 138 pages, 25 €

     

  • Les Trente glorieuses sont devant nous

    Karine Berger et Valérie Rabault

    Les Trente glorieuses sont devant nous

    image_67688385.jpgKarine Berger et Valérie Rabault sont aujourd’hui députées socialistes. La première élue des Hautes Alpes la seconde du Tarn et Garonne et tout nouveau rapporteur général du budget à l'Assemblée. Toutes deux se trouvent aux avants postes de la fronde, à tout le moins des tentatives de bémol apportées par quelques députés socialistes au plan d’économies de 50 milliards défendu par le Premier ministre. Discussion et vote prévus  mardi 29 avril à l’Assemblée nationale. 

    Il y a trois ans « nos » deux députés commettaient de concert un livre au titre prometteur et optimiste. Membres du Parti socialiste, elles n’étaient pas alors élues, mais directrice de la stratégie Etude et marketing du groupe international d’assurance Euler Hermes pour Karine Berger et spécialiste des risques de marché sur les produits dérivés chez BNP-Paribas pour Valérie Rabault .

    Dans Les Trente glorieuses sont devant nous, ces deux femmes tranchent avec la sinistrose ambiante et le pessimisme responsable affiché en costume cravate. Elles montrent que ce qui a fait le succès de la France dans un passé récent c’est un modèle particulier de développement économique. Un modèle qui combine une intervention de l’Etat aux efforts et à la recherche de profit des entreprises privées, la « prise de risque économique » écrivent elles. Un modèle qui a su développer un système de protection et de solidarité sociales. Enfin un modèle ouvert sur les autres.  L’identité nationale ne se limite pas ici au seul système de protection sociale. Elles y ajoutent  le rôle de l’Etat (colbertisme et centralisation mais aussi éducation républicaine et laïque) et l’ouverture à l’Europe, au monde et… à l’immigration. L’immigration «  est l’une des pierres angulaires du succès économique, de 1945 à 1975. Elle constitue sans conteste un élément incontournable du « modèle français ».

    En trois mots, il s’agit là du triptyque républicain : « liberté, égalité et fraternité ».

    La liberté est ici la liberté d’entreprendre adossée à un Etat interventionniste, la prise de risque sera collective notamment dans le domaine onéreux de la recherche et du développement. Eh oui, après notamment les travaux de l’économiste coréen Ha Joon Chang, Karine Berger et Valérie Rabault renvoient les idéologues néolibéraux à leurs chères études et remobilisent l’Etat et ses commis pour la bonne marche de l’économie.

    L’égalité revient à évoquer bien sûr le modèle social français. Elle exige pour demain de mieux répartir les fruits de la croissance promise. Quant au volet fraternité, pour Karine Berger et Valérie Rabault il s’agit à la fois de plus d’Europe et d’une ouverture au monde. « Si elle [la France] ne décide pas de s’ouvrir aux autres pour relancer le renouvellement de la population, elle sera condamnée à se voir mourir, à voir sa créativité estompée, son système de protection sociale démantelé et ses villes cloisonnées. »

    Or, depuis une quinzaine d’années « la France a tourné le dos à son fameux modèle. (…) Elle a tranquillement intégré l’antienne selon laquelle ses pesanteurs bureaucratiques et étatiques seraient son principal handicap (…) ». « En plébiscitant la « rupture » depuis la fin des années 90, les Français ont opté pour la dislocation de leur équilibre politique, économique et social. »

    C’est à ce modèle qu’il conviendrait de revenir pour s’assurer un futur fait de nouvelles « Trente glorieuses ». La croissance oui mais sans forligner ! Après deux chapitres d’éco-fiction sur le devenir de la France en 2040 partagé entre « conte noir » et scénario de prospérité, nos auteures entrent dans le vif du sujet. Elles insistent sur l’importance des « choix de politiques économiques adoptées » et rendent à l’Etat et à ses grands commis leurs fonctions de décision et leur capacité à influer sur le devenir national. En somme, des dirigeants responsables et intéressés au seul bien commun. De la crédibilité, de l’élan et de l’allant. La quadrature du cercle de l’électeur lambda.

    Le projet « France européenne 2040 » développe cinq objectifs (une croissance de 2 à 3% par an, une hausse de la productivité, du mieux en matière d’emploi et de santé et le développement énergétique du pays). Les moyens, le « business plan » ou le « management »  comme l’écrivent les auteures, se déclinent en trois points : une vision collective mise en musique par la puissance publique ; une meilleure répartition du gâteau de la croissance et enfin, une ouverture à l’Europe et au monde. Il faut ici laisser de côté le chiffrage du programme et le débat sur les justifications, les finalités et les conséquences de la croissance. Le lecteur pourrait pourtant discuter le « lien étroit entre richesse économique et bonheur des sociétés ». L’optimisme et le volontarisme de ce livrene sont pas encore vendus. Pour convaincre le citoyen-électeur il faudra sans doute davantage qu’un programme. D’autant plus que nos auteures vantent les mérites de la croissance et plaident en faveur du développement du nucléaire, ce qui pourrait faire froncer quelques sourcils. Idem quant à l’action de la main visible de l’Etat (jusqu’où l’étendre ?) ou en matière éducative (l’utilitarisme ici prôné qui vise à favoriser certaines matières sur d’autres aurait de quoi inquiéter les descendants de Condorcet).

    En revanche, pour ce qui est du rôle de l’immigration, les propositions des deux économistes ne surprendront pas. Du moins pas ceux qui, familiers de la littérature économique et des ouvrages d’experts montrent que la France – et l’Europe en général – devra recourir à l’immigration pour contribuer à la croissance future du pays, contribuer à résorber le déséquilibre entre actifs et inactifs et faire en sorte que le pays, sous le poids du vieillissement de sa population, ne se rabougrisse pas trop vite. Car si Sollers gratifia la France du qualificatif de « moisie », les perspectives démographiques pourraient lui adjoindre celui de « grabataire ».

    Comme pour tant d’autres économistes et spécialistes de la question, l’affaire est entendue mais nos deux auteures l’expriment, elles, d’une bien étrange façon : « Pour remédier » auvieillissement et au manque de main d’œuvre « une solution sera de faire appel aux talents et à la « niaque » de populations plus jeunes hors de France. C’est le plan « fraternité » du modèle français. C’est bien évidemment la dimension la plus fragile, sans doute la plus contestable et de toute façon la plus aventureuse du business plan. Mais ne nous trompons pas : sans cette hypothèse, le modèle ne tourne pas, et le cercle vertueux de la prospérité, ne pourra pas s’enclencher. »

    Ainsi dans leur scénario de croissance à 2 voir 3 % pour les trente prochaines années, le recours à l’immigration, et ce quels que soient les niveaux de qualification, est indispensable et pourtant, écrivent-elles, il s’agit de la « dimension » la plus « fragile », « contestable » et « aventureuse » du scénario. Le lecteur ignore pourquoi. Et pour enthousiasmer des troupes électorales qui trainent déjà la patte, il y a sans doute mieux. Certes l’immigration ne constitue qu’un volet d’un projet chiffré à 90 milliards d’euros sur trois ans (30 milliards pour l’Education, 21 pour les transport en commun et autant pour l’énergie, 15 milliards pour la santé et 3 milliards pour l’agriculture) et qui devra mobiliser non seulement les partenaires privés et sociaux mais aussi l’Etat, pour autant, quelques développements sur ce besoin d’immigration et ses effets escomptés n’auraient pas nuit pour convaincre le chaland. Par les temps qui courent, cela n’aurait pas été de trop…

    Si après les élections présidentielles de 2012, un scénario de réduction des flux migratoires devait advenir, nos deux auteurs ne parieraient pas non plus un kopeck sur notre système de santé (pénurie de médecins, besoin de main d’œuvre dans les hôpitaux, etc.). La peur de l’autre et le repli sur soi auraient deux conséquences funestes pour le pays : se priver de l’apport de richesses et de créations venu d’ailleurs et voir son territoire abimé par le développement des « ghettos ». D’ailleurs, à partir d’une extrapolation américaine, elles estiment, toute chose égale par ailleurs selon la formule, à quelques 80 milliards d’euros le coût de la ghettoïsation en France. Les Français auront besoin demain de petits camarades venus d’ailleurs, mais alors, il faudra mettre le paquet en matière d’intégration et en premier lieu dans le domaine de l’éducation. Il faudra savoir ce que l’on veut et ne pas répéter certaines erreurs passées. Karine Berger et Valérie Rabault ont raison de prévenir leurs concitoyens.

    Déjà, elles constatent que « la proportion d’étrangers dans la population active ne cesse de baisser depuis le début des années 2000, passant en 2007 de 6,2 % à 5,4 % quand tous les autres pays connaissent la tendance inverse Au royaume uni la proportion, cette année là est de 7,2 % contre 4 % en 2000, en Allemagne 9,4% contre 8,8%, en Espagne 9% contre 2,5% ». Partant d’une prévision de l’Insee selon qui d’ici à 2040, les plus de 60 ans constitueront un tiers de la population (une proportion multipliée par deux en 30 ans), nos auteures en arrivent à leur proposition. « Pour assurer un ratio population active sur la population totale à peu près stable dans les trente prochaines années, l’appel d’environ 10 millions de nouveaux arrivants sur le territoire français serait nécessaire ». 10 millions sur 30 ans revient à admettre sur le territoire national plus de 330 000  immigrés par an soit trois fois plus que le « solde migratoire net » de 2010.

    Ces affirmations, à l’instar des développements sur l’Europe, la mondialisation ou la question éducative auraient mérité plus d’explications et plus de pédagogie. Tribalat par exemple a montré avec force qu’il fallait manier avec prudence la notion de « solde migratoire » lui préférant celui de « flux » des entrées d’étrangers. Idem en matière d’évaluation des besoin en immigrés. Sur ce plan, le démographe Hervé Le Bras avance d’autres données (136 000 nouveaux migrants d’ici à 2050 pour simplement maintenir le niveau actuel de la population active). En revanche en ce qui concerne le maintien du rapport actifs/inactifs, il faudrait, selon lui une immigration annuelle comprise, selon les estimations, entre 900 000 et 1,3 million de personnes d’ici à 2025. A ce niveau, il n’est pas dit que les pays du Sud puissent satisfaire à de tels besoins ou en aient seulement envie…

    Tout cela pour dire que sur ce sujet il y a débat, les chiffres changent d’une prévision à l’autre, et la faisabilité de tel ou tel scénario varie en fonction de telle ou telle étude. Alors, sur ce sujet, pour convaincre une opinion publique plutôt réticente, il faudra davantage qu’une affirmation rapidement étayée et étonnamment qualifiée ici de « contestable », « fragile » et d’ « aventureuse ». Pour convaincre et taire les peurs et les démagogues, il faudra en faire un peu plus. Comme dirait Bourdieu inspiré par Spinoza : « il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie »… A peine installée dans ses nouvelles fonctions de rapporteur général du budget à l'Assemblée, Valérie Rabault, avec sa complice Karine Berger, travaillent à des scénarios alternatifs au plan d'économies présenté par Manuel Valls. Être dans le vrai ne suffira pas pour être entendues.

     

    Edition Rue Fromentin 2011, 204 pages, 20€