Jean Paul Gourévitch, L’Immigration ça coûte ou ça rapporte ?
Michèle Tribalat, Les Yeux grands fermés. L’immigration en France
Il n’est pas d’usage de commencer la recension d’un livre en citant sa concierge ! Pourtant, le livre de Jean-Paul Gourévitch rappelle cette populaire expression selon laquelle « qui veut noyer son chien, l’accuse de la rage ». Monsieur Gourévitch manie la plume avec habileté : il use de la prétérition comme pas deux. Bien sûr ! Qui oserait mettre en doute la bonne volonté et l’absence de partie pris d’un auteur qui, en posant cette candide question, entend, de toute bonne foi, faire le point sur la présence de l’immigration dans ce pays ? Un pays qui s’est construit depuis au moins deux siècles par et avec l’immigration. Un pays dont les sillons ont été abreuvés du sang et de la sueur de millions d’immigrés aussi profondément que du « sang impur » des illustres petits-fils et arrières petits-fils du Gaulois Vercingétorix ; dont les ancêtres venaient eux aussi d’ailleurs. De cela et de tant d’autres choses, l’esprit comptable ne tient pas compte. Reconnaissons le : tout ne peut être enfermé dans des formules algébriques. « De fait, reconnait l’auteur, les hommes politiques d’extrême droite ont été les premiers à soulever la question des coûts de l’immigration. Leur discours visait explicitement à contingenter voire à supprimer l’immigration. »
Pour autant, « l’information sur les coûts (…) peut-être utile aussi bien à ceux qui favorisent ou considèrent comme un fait acquis le développement (sic) de l’immigration dans la société française qu’à ceux qui souhaitent l’encadrer, la freiner, voire inverser le cours de l’histoire en encourageant les retours au pays ou l’immigration du Nord vers le Sud. » Que les mauvais esprits n’imaginent pas là justement une prétérition, l’art de se mouiller sans prendre une goutte d’eau. Non ! Monsieur Gourévitch appartient peut-être et tout simplement à son temps : le chiffre est omniscient et la suspicion généralisée. Ils tiennent lieu de politique et de savoir-vivre, ce sont là les nouveaux fondements du vivre ensemble.
Mais puisque le président Mitterrand lui-même aurait prédit qu’après lui il n’y aurait que des comptables, eh bien! comptons ! Première surprise à la lecture du livre dont le titre invite à fouiller son porte-monnaie, seuls deux chapitres sur les cinq (faisons grâce de l’intro et de la conclusion) sont là pour tenir la caisse. Il faut dire que l’auteur, et là il est convainquant, commence par recadrer les débats, rappeler quelques définitions, il contextualise et explique sa méthode. Moins convainquant sont les deux derniers chapitres où il évoque « les coûts immatériels » divisés en « défis » (les migrations illégales le racisme et la xénophobie, l’islam, l’échec du métissage social et les risques de ghettoïsation) et en « promesses » qui sonnent parfois comme autant de « défis » : la jeunesse de la population immigrée, l’accès au pouvoir des élites de la diversité, l’importance et le rôle des diasporas en matière d’intégration et d’aide au pays d’origine, la reconnaissance de la diversité culturelle et l’apparition d’une culture alternative.
Autre surprise : qui sont les « immigrés » pour monsieur Gourévitch ? Les immigrés de plus de 18 ans : 4,87 millions ; les enfants d’immigrés de moins de 18 ans nés en France (eh oui) qu’il estime selon une extrapolation personnelle à 2,21 millions et enfin « la population immigrée en situation illégale » estimée, elle, à 535 000. Résultat, pour M. Gourévitch il y aurait en France 7,54 millions d’hommes, de femmes et d’enfants d’origine étrangère soit 12,08 % de la population totale et l’auteur de souligner « on notera que les communautés maghrébines (3,4 millions de membres) et d’Afrique subsaharienne (2,4 millions de membres) représentent à elles deux 5,8 millions de personnes, soit les trois quarts de la population d’origine étrangère et près de 10% de l’ensemble de la population nationale ». Peut lui chaut qu’environ 40% des immigrés sont français par la loi, que les enfants d’immigrés vont se fondre dans le devenir national, ce ne sont, semble-t-il, en fait et en chiffres, que des « Français de papiers », des Français de seconde zone, des Français « entièrement à part », le second collège de la communauté nationale ! Et pourquoi alors ne pas remonter plus avant et compter tous ces Français d’origine étrangère qui étaient, a minima et selon Michèle Tribalat, quelques 14 millions en 1999 ?
Alors ? Les chiffres donc ! Plus exactement « LE » chiffre. Celui qui court sur les blogs et autres forums de discussions. « Eh ! L’immigration ! ça coûte ou sa rapporte ? » Et bien l’immigration, d’après les calculs de monsieur Gourévitch, ça coûte et comme diraient les jeunes de banlieues : « ça coûte grave ! » : 27 milliards d’euros de déficit annuel sans compter les quelques 10 milliards d’euros recensés par l’auteur au titre d’investissements pour réduire la facture « immigration » : l’Aide publique au développement et la politique d’intégration qui comprend le budget de la politique de la ville, celui de l’Education pour les ZUS et autre dépenses de santé (AME).
Pour arriver à ces 27 milliards d’euros, monsieur Gourévitch se veut exhaustif, scientifique, mesuré. Il manie ces chiffres comme de la dynamite, il met des gants, utilise des baguettes et tout le toutim. Et quand il ne possède pas de données ou des approximations nationales, il extrapole à partir de la Seine Saint-Denis, le 93 donc, le 9-3. Le sujet est explosif !
Résumons : côté coût l’auteur arrive à la somme de 72 milliards d’euros. Il additionne les coûts en matière de sécurité et de budget ministériel (5,2 milliards), les coûts de la fraude fiscale (13,6 milliards y compris la contrefaçon et la resquille à la RATP !), le coût de la protection sociale (51,6 milliards, dont plus de 20 milliards pour des dépenses de santé que l’auteur suppose au même niveau que l’autochtone et plus de 16 milliards au titre des prestations vieillesse), enfin il retient des coûts éducatifs pour les étudiants étrangers (1,8 milliard d’euros, des étudiants que bien des pays développés cherchent à attirer chez eux, on se demande pourquoi ?).
Quid des recettes ? Elles s’élèveraient à 45,2 milliards d’euros. Elles comprennent un peu plus de 12 milliards de contributions sociales et 33,2 milliards de recettes fiscales (dont 16,7 milliards de TVA et 6,8 milliards de fiscalité locale).
Premier constat, sauf erreur, monsieur Gourévitch additionne torchons et serviettes. En l’occurrence contribuables et salariés. Il y a d’un côté la fiscalité, ce que chaque contribuable paie en impôt à l’Etat ou aux collectivités locales, quand ils ne s’esbignent pas à l’étranger, et de l’autre le Régime général (avec ses branches « maladie », « vieillesse », « famille »…) et le régime d’assurance chômage dont les caisses sont alimentées par les cotisations sociales acquittées notamment par les salariés et leurs employeurs.
Qu’apporte cette distinction ? Elle montre d’abord que sur le plan fiscal, et compte tenu même des chiffres de monsieur Gourévitch, l’immigration rapporte (12,3 milliards). La somme des dépenses (sécurité, ministère, fraudes fiscales et autres cout éducatifs) s’élève à 20,7 milliards là où les contributions fiscales dépassent les 33 milliards d’euros.
Elle montre aussi que le « déficit d’exploitation » de l’entreprise « immigration » porte sur les dépenses sociales et notamment sur les dépenses de santé et de vieillesse.
Elle montre enfin que, et toujours selon les chiffres de monsieur Gourévitch, les 51,6 milliards de dépenses au titre de la protection sociale correspondent à 9,8 % des 526,2 millions des dépenses nationales donc, en deçà des 12,08 % de la population d’origine étrangère ici comptabilisée et même légèrement en deçà des 10% des seules « communautés maghrébines et d’Afrique subsaharienne » qu’affectionne l’auteur. Si, à croire notre auteur, le budget des dépenses sociales des populations d’origine étrangères est déficitaire, il ne l’est pas outre mesure. Il participe, à hauteur de son poids démographique, au déficit général : alors sont ce les immigrés et demain peut-être les retraités, les malades, les actifs, les femmes ou les jeunes qui sont responsables ou la logique et les ressorts d’un système qui a besoin d’être redynamisé ? Et en matière d’immigration, ne conviendrait-il pas aussi de se pencher sur l’efficacité des politiques mises en œuvres depuis des décennies ? C’est d’ailleurs une initiative prise par des députés de l’opposition mais aussi de la majorité, en lançant « un audit de la politique d’immigration ».
Non ! Monsieur Gourévitch, lui, insiste : « une analyse plus fine montrerait que ce sont les familles originaires du continent africain qui génèrent la presque totalité du déficit des comptes de l’Etat. C’est aussi la population la plus touché par le chômage, qui a le plus faible taux d’activité, le moins de revenus et le plus grand nombre d’enfants ». A ce compte, les chiffres étant de dociles marionnettes aux mains d’habiles ventriloques, on finirait pas applaudir à la récente proposition des 125 députés algériens visant à criminaliser le colonialisme ou les militants qui en appellent à l’ouverture d’un fonds de compensation pour les descendants de victimes de l’esclavage et du colonialisme.
L’auteur aurait peut-être pu orienter la réflexion en ce qui concerne les étrangers et autres immigrés, tenter d’expliquer des situations particulières. Non ! Rien sur le vieillissement d’une population qui, avant de subir le poids de l’âge, a été jeune et dynamique, a travaillé (et cotisé !) et qu’on est même parfois allez « recruter » de l’autre côté de la Méditerranée ou en Asie (voir le récent livre de Pierre Daum, Immigrés de force. Les travailleurs indochinois en France 1939-1952 paru chez Solin-Actes-Sud). Rien sur les heures de travail et les heures supplémentaires non déclarées par les employeurs comme témoignent aujourd’hui d’honorables chibanis. Rien sur l’espérance de vie des immigrés comparée à la moyenne nationale. Rien ou pas grand chose sur les emplois et le niveau des rémunérations des immigrés qui pourrait éclairer le faible volume des cotisations sociales. Rien non plus sur le travail clandestin (Gourévitch estime tout de même le manque à gagner en cotisations à 7,1 milliards d’euros) qui est moins le résultat d’un choix que d’une situation souvent imposée. Rien ou si peu sur les discriminations pour expliquer les taux d’inactivité et de chômage. Rien sur les quelques sept millions d’emplois qui sont fermés aux étrangers non communautaires. Rien sur les conditions de travail et cette aujourd’hui fameuse « pénibilité » qui pourraient expliquer bien des problèmes de santé (monsieur Gourévitch chiffre bien le « stress » que l’immigration causerait spécifiquement aux forces de l’ordre, policiers et gendarmes, soit 79,6 millions d’euros). Rien sur les allégements des charges sur les bas salaires payées par les entreprises et son incidence sur le montant des cotisations, rien demain sur le manque à gagner pour les caisses de l’auto-entreprenariat, etc.
Mais le plus troublant, c’est sans doute l’originalité des conclusions et de la démarche de l’auteur. A lire Les Yeux grands fermés, le dernier livre de Michèle Tribalat, auteur rigoureux, qui ne dédaigne pas croiser le fer et que l’on ne peut soupçonner « d’immigrationnisme », force est de constater que toutes les études sur ces questions, études européennes ou nord-américaines, en arrivent à la conclusion que les incidences de l’immigration sur les comptes publiques, mais aussi sur la croissance, sont quasi inexistantes, dérisoires, marginales. « Globalement, qu’il soit positif ou négatif, l’effet sur les finances publiques est faible, quel que soit le scénario » (page 92).
Et côté méthode, Michèle Tribalat s’appuie sur des études autrement sérieuses. Même si la multiplication des hypothèses fragilise d’autant les résultats de ces modèles économétriques, les économistes et autres démographes cités prennent en compte, eux, bien des variables pour déterminer l’effet de l’immigration sur les comptes publiques, sur la richesse nationale ou sur les salaires : nombre de générations, distinction entre le court et le long terme, caractéristiques des différentes immigrations, niveau de qualification, âge, sexe, taux d’emploi, fixité ou non de certaines dépenses publiques (comme le budget de la défense), âge d’arrivée dans le pays d’accueil, comportement d’épargne, de consommation etc. Finalement, comme l’écrit Michèle Tribalat « l’immigration prise globalement, ça n’existe pas ». Des distinctions sont à opérer dans le temps, entre les différentes vagues d’immigration comme dans les caractéristiques de chaque migration. Elle rappelle notamment que le niveau de qualification détermine des différences en terme de taux d’emploi et de niveau de rémunération qui expliquent à leur tour, les incidences positives ou négatives sur les comptes de la nation. Rien de vraiment surprenant en soi.
En résumé, à la différence des conclusions de monsieur Gourévitch, pour Michèle Tribalat, l’immigration ne rapporterait rien… mais ne coûterait rien non plus. Ces modèles d’une autre complexité, ces équations aux multiples variables finissent par faire ressembler les comptes de monsieur Gourévitch à des additions sur un coin de nappe en papier(1).
Conséquente avec elle-même, Mme Tribalat en tire comme enseignement le fait que si l’immigration n’est ni une charge ni une aubaine, on ne peut dès lors prétendre que les immigrés seraient la solution aux problèmes du financement des retraites, au vieillissement de l’Europe ou un recours pour « booster » la croissance. Monsieur Gourévitch lui, cherche au contraire, une solution.
« L’immigration apparaît comme une charge financière pour l’Etat qui l’accueille (sic) » une charge de 37,7 milliards (27,075 milliards + 10,245 milliards au titre des dépenses d’investissement en intégration et en APD). Alors l’auteur y va de ses propositions pour parvenir à équilibrer les comptes et sans doute justifier la présence de ces hommes et de ces femmes venus d’ailleurs. Pour combler les déficits, il retient quatre hypothèses : réduire le chômage des immigrés (1 point par an), augmenter le revenu de la population immigrée (+ 1% par an), faire venir 100 000 nouveaux migrants de plus de 18 ans, célibataires bien sûr, et actifs (mais il faudrait 7 millions d’immigrés et attendre … 70 ans) ou régulariser chaque année quelques 30 000 Sans-papier, toujours célibataires et toujours aussi vaillants ! A l’arrivée il faudrait régulariser plus d’1,3 millions de Sans-papiers et attendre 44 ans pour, selon l’auteur, résorber le déficit initial.
Comme tous ces scénarios sont irréalistes, absurdes ou insuffisants en soi, pourquoi ne pas les combiner ? Il ne faudrait plus alors que huit années pour rétablir les comptes de l’immigration, et pour le reste, faire baisser le chômage, augmenter les rémunérations, facile, non ? Après la prétérition, monsieur Gourévitch qui vient de participer aux « assises contre l’islamisation de l’Europe » organisées par les associations Riposte laïque et le Bloc identitaire, devient un maître de l’apagogie ! Puisqu’il ne peut ou ne veut dire ouvertement que les immigrés seraient une charge pour les Français pure sucre, il démontre, sans en avoir l’air, qu’aucune solution n’existe pour retourner la situation. Alors que fait-on de ces pauvres bougres, Français de papiers et autres étrangers ?
Sur ce sujet, Abdelmalek Sayad écrivait : « rationaliser dans le langage de l’économie un problème qui n’est pas (ou pas seulement) économique mais politique, revient à convertir en arguments purement techniques des arguments éthiques et politiques. » Et pour être tout à fait clair, il ajoutait : « l’exercice comptable (…) ne saurait se réduire à ce qu’il croit et veut être, une simple technique visant à « rationaliser les choix » des décisions à prendre. Parce qu’il s’applique à une population jouissant d’un statut particulier, il n’a rien de commun avec tel ou tel exercice analogue portant sur un autre groupe : alors que, quand il s’agit, par exemple, de la petite enfance, des jeunes ou des personnes âgées, la question posée est seulement de prévoir et de dégager les moyens que requiert le traitement qu’on veut réserver à la population concernée, dans le cas de la population immigrée, il s’agit de juger des profits et des coûts qui consiste à recourir à l’immigration, c’est-à-dire de l’existence ou de la « disparition » de la population immigrée. » Sayad le disait mieux, beaucoup mieux. Mais il ne disait pas autre chose que ce que dit ma concierge !
1- Mentionnons aussi le rapport dirigé par le professeur X. Chojnicki, maître de conférence à Lille 2, remis en juillet 2010 au ministère des Affaires sociales qui aboutit lui, pour l’année 2005, à un impact positif de l'immigration sur le budget de 4 milliards d'euros...
Édition Larousse. Collection « À dire vrai », 2009, 160 pages, 9, 90 €
Édition Denoël, 2010, 222 pages, 19 €