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mémoire

  • Les Bains de Kiraly

    Jean Mattern

    Les Bains de Kiraly

     

    photo_J._MATTERN_Catherine_Helie2-2.jpgMémoire et quête des origines sont censées constituer le fil conducteur de ce premier roman, court mais dense, écrit avec élégance et sensibilité par Jean Mattern, par ailleurs directeur de collection chez Gallimard. Mémoire et quête des origines mais aussi et peut-être surtout, les ravages que le silence, les non-dits, les trous de mémoire infligent à une vie. A l’identité qui, pour être un devenir, a aussi besoin de s’accrocher à quelques certitudes.

    De certitudes, Gabriel, le narrateur n’en a aucune. Il ne sait rien des origines judéo-hongroises de sa famille. Et la mort accidentelle de sa sœur a laissé chez l’enfant un vide nourri d’absence et de culpabilité. Le silence de ses parents, ces « blancs », toujours là, enfermeront Gabriel lui-même dans un silence maladif, lesté pour tout héritage paternel de la parole de Job : « Dieu a donné, Dieu a repris ». Un peu court pour faire le deuil de sa sœur, un peu court pour vivre, un peu court pour « être un père pour notre enfant ». Car Gabriel, après s’être réfugié derrière les mots et les langues des autres - comme traducteur -, a cru que la sémillante Laura le convertirait au bonheur. « Et jusqu’à l’annonce de sa grossesse, elle avait presque réussi sa mission. » L’arrivée de cet enfant provoque chez Gabriel un sentiment où la panique se mêle à l’absurdité et au réveil des peurs enfouies. Il s’enfuit, abandonnant épouse, enfant, et l’ami Léo.

    Difficile de saisir les ressorts qui poussent Gabriel vers de lointaines et incertaines origines. De deux choses l’une, où ici le livre ne convainc pas ou alors, cette faiblesse indique justement que le véritable propos de l’auteur est ailleurs. « On ne devient pas juif par trois certificats de baptême » dit Gabriel lui-même. Il semble plus instructif alors de déplacer la question : peut-on se remettre d’un défaut de mémoire, d’un traumatisme laissé à vif faute d’attentions, et passer à autre chose, c’est-à-dire rester disponible à la vie ? A soi ? Jean Mattern répond ici par la négative. Faute de savoir que faire de ces « ombres » surgies du passé familial, faute de « comprendre », Gabriel est condamné à l’errance.

     

    Edition Sabine Wespieser 2008, 133 pages, 17€

     

  • Algérie, la guerre des mémoires

    Éric Savarese

    Algérie, la guerre des mémoires

     

    langue_babel.jpgPour évoquer cette guerre des mémoires algériennes, Éric Savarèse part de la construction de la mémoire pied-noire. Il montre en quoi les mémoires deviennent un matériau, un objet d’étude pour l’historien dans le cadre d’une historiographie renouvelée et comment les mémoires, constitutive de l’identité de groupes, sont construites, lissées, pour, dans un premier temps, permettre d’agglomérer le plus d’individus possibles pour, ensuite, faire valoir dans l’espace public la reconnaissance et les revendications du groupe ainsi constitué. Ce mécano mémoriel, savamment construit, masque alors la diversité des expériences individuelles  - « la carte bigarrée des Français d’Algérie, puis des pieds-noirs, incite à la vigilance » écrit l’auteur - et entend concurrencer, délégitimer voire contrecarrer tout autre représentation.

    Il montre, après d’autres, que les mémoires de la guerre d’Algérie, celle des pieds-noirs, des harkis, des appelés du contingent, des enfants de l’immigration algérienne etc. poursuivent la lutte armée sous un autre mode dans un contexte marqué, depuis les années 90, par un retentissant (et parfois abrutissant) devoir de mémoire et la multiplication de cérémonies mémorielles. Menées à tout va, ces cérémonies ne prémunissent en rien, les jeunes générations notamment, de reproduire les erreurs des aînés. Ainsi, à propos d’une autre page sombre de l’histoire nationale, Éric Savarèse écrit « aucune commémoration ne saurait remplacer le travail d’analyse et participer, à elle seule, à la construction de barrières morales contre l’antisémitisme, c’est-à-dire à la socialisation d’un humanisme à vocation universelle. »

    Plutôt que cette « socialisation d’un humanisme à vocation universelle », le danger serait que les groupes de pression, ces gardiens, représentatifs ou autoproclamés de la mémoire estampillée politiquement correcte,  mémoire souvent idéalisée et souffreteuse, s’érigent non seulement en gardiens de la vérité historique – délégitimant l’œuvre et le travail de l’historien - mais aussi en juges, habilité à condamner tel ou tel historien, telle ou telle publication, telle ou telle contre-mémoire, en s’appuyant notamment sur la multiplication des « lois sur l’histoire » (1990, 1999, 2001, 2005).

    Propriétaires des laboratoires de recherche historique et partant du droit au doute et de la liberté de recherche ; propriétaires des cours de justice et donc de la vérité ; propriétaires du passé (pour parler comme Philippe Sollers) , les gardiens de la mémoire pourraient bien emprisonner la société tout entière dans les rets de représentations qui asservissent le présent au passé sacrifiant les véritables enjeux sociaux sur l’autel des figures d’un autre âge et des particularismes : « le passé a donc changé de statut puisque, pratiquement réduit à n’exister que dans le cadre d’enjeux de mémoires, il n’appartient presque plus aux variables supposées explicatives du présent. Évoqué à travers le filtre de souvenirs collectifs, il est devenu à la fois objet de vénération collective, une ressource mobilisable dans le cadre de stratégies identitaires et un enjeu politique. »

    Plus grave, cette guerre des mémoires algériennes pourrait obstruer l’un des défis majeurs du temps et de la société : la gestion des différences, la compréhension de phénomènes historiques importants (comme l’usage de la violence) dont certains (la colonisation notamment) sont consubstantiels non seulement à la République mais à l’État-Nation français enfin, last but not least, l’interrogation de ce qui fonde la communauté politique et le pacte social. Des questions qui concernent l’ensemble des citoyens, qu’ils soient ou non liés à l’Algérie.

     

    Edition Non lieu, 2007, 176 pages, 18 euros

     

  • Un Été sans juillet

    Salah Guemriche
    Un Été sans juillet

    14608_2659486.jpgJournaliste et écrivain algérien, installé en France depuis 1976, Salah Guemriche signait là son troisième roman. Après le VIIIe siècle et la bataille de Poitiers(1), après l'exil algérien dans une France où islamistes et extrême droite s'acoquinaient à qui mieux mieux(2), Salah Guemriche transporte son lecteur au cœur de cette année charnière dans l'histoire de l'Algérie indépendante : 1962. L'homme a des convictions. Il les défend publiquement
    dans ses livres comme dans les pages des gazettes nationales.
    Il n'hésite pas à aller à contre-courant, à heurter la doxa de certains cercles bien pensants, à lever quelques tabous de l'histoire nationale algérienne et à se gausser de la pruderie et de la pudibonderie religieuses. Placé sous les auspices de saint Augustin, d'Apulée de Madaure, de Jean Amrouche, d'Albert Camus, de Malek Haddad et surtout (même s'il n'en est jamais question dans le roman) du Mohamed Dib de La Grande maison, Un Été sans juillet est de cette veine-là : courageuse, iconoclaste et furibarde.
    Été 1962, à Guelma. À l'intérieur de Dar Ouled Naïl, la grande maison, cohabitent onze familles. La ville et cet espace intérieur sont vus et décrits par un jeune adolescent, Larbi Foulène. Larbi assiste impuissant à la fin d'un monde et à l'accouchement douloureux d'un nouvel ordre. En cet été 1962, les temps nouveaux se bâtissent sur l'injustice. L'imposture plastronne. Les vols sous couvert de réquisitions de biens vacants se multiplient. Déjà la terreur idéologico-religieuse commence son travail de sape dans une société exsangue et délitée. L'OAS lâche ses dernières grenades.
    Dans le flot des malheureux qui quittent fissa l'Algérie, laissant derrière eux le temps et l'espace comme en suspens, il y a François, le copain de Larbi. Sa famille a fui. Une fuite précipitée et quasi clandestine. François n'a pas averti Larbi de son départ. C'est Mme Berardi, sa voisine de palier, qui annonce la triste nouvelle au gamin qui en verra d'autres. Les temps sont cruels et injustes. Larbi sera le témoin malheureux des exactions de ces nationalistes de la vingt-cinquième heure, ces fameux "marsiens"(3) d'autant plus vindicatifs qu'ils ont été longtemps planqués, d'autant plus accusateurs qu'il faut vite se faire une place au soleil. Après le départ de son ami, Larbi va encore pleurer le meurtre antisémite de son oncle, le juif Joseph Lévy, dit Krimo, converti à l'islam par amour pour Aldjia, sa tante paternelle. Il sera impuissant face aux persécutions qui tueront la pauvre Mme Bérardi. Il assistera au procès "défouloir" qui condamne de vrais anciens harkis. Il sera blessé par le lynchage fomenté par de vrais imposteurs contre de prétendus harkis, ci-devant authentiques combattants de l'ombre, comme par les vols des biens vacants ou les luttes pour le pouvoir. Larbi ne participera pas à la liesse de juillet 1962 célébrant l'indépendance de l'Algérie. Quelques jours auparavant, il est victime, avec quatre de ses copains, d'un attentat. Il restera dans le coma pendant un mois et perdra momentanément la mémoire. Un vent d'éclipse a soufflé dans la tête du gamin, ce même vent qui depuis juillet 1962 souffle sur le pays. Les écrivains algériens semblent bien en avance sur la recherche historique et parfois sur la société elle-même. À tout le moins, la littérature offre des instruments dont les uns et les autres ne disposent pas. Ainsi, par un génial tour de passe-passe littéraire, mêlant vérités historiques et imaginaires, Salah Guemriche réussit-il à épargner à l'Algérie cinquante années d'un pouvoir né des convulsions de ce mois de juillet 1962 (mais en gestation depuis 1954...). Par la force du champ romanesque, l'auteur nettoie l'Algérie des faux héros et des vrais voleurs, de cet islam décharné et formel qui oublie que la révélation n'a pas été faite au nom de Dieu, mais "au nom des hommes". Il envoie valdinguer le nif des hommes, cet honneur masculin qui condamne hommes et femmes au malheur et, en deux beaux chapitres, où l'érotisme le dispute à l'émotion et à la sensibilité, il réintègre les corps et la sexualité dans leurs droits. Il balaie la violence contre les harkis, l'injustice faite à leurs descendants comme celle subie par les Pieds noirs. Du même coup, il dénonce l'antisémitisme et plus largement cette Algérie arabo-islamique qui nie les autres composantes humaines et culturelles du pays : le substrat berbère comme la présence juive et française symbolisée par les deux visages rassemblés de François (le Français) et de Larbi (l'Arabe), "un signe du ciel et la preuve que vous faites bien la paire", dit Pépé Shlomo, le grand-père de François...Avec constance et avec humour, il rend justice à ces Algériennes qui, non contentes d'avoir été, en 1962, renvoyées à leur kanoun (brasero en terre cuite), ont en plus été spoliées de leurs biens et bijoux pour remplir ce "coffre de la solidarité" qui devait aider à renflouer les caisses du nouvel État.
    Comme Larbi, l'Algérie doit retrouver sa mémoire. C'est ce à quoi concourt, entre autres, la littérature algérienne depuis le milieu des années quatre-vingt dix. Mais, comme le montre Salah Guemriche, cela demeure insuffisant.
    Il ne suffit pas de retrouver le passé, encore faudra-t-il cesser de conjuguer le passé au présent pour qu'enfin une nouvelle aube puisse se lever et chasser ce terrible vent d'éclipse.

    1 - Un Amour de Djihad, Balland, 1995
    2 - L'Homme de la première phrase, Rivages/Noir, 2000
    3 - Les "marsiens" sont ces combattants de la vingt-cinquième heure qui, après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, se découvrent une âme d'indépendantiste et de révolutionnaire.


    Édition Le Cherche Midi, 2004, 286 p., 17 euros