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Littérature syrienne

  • Les Sables de Mésopotamie

    Fawaz Hussain
    Les Sables de Mésopotamie


    Fawaz Hussein N&B.jpg« Que Dieu tout puissant soit avec toi, mon fils. Va ! Ne t'en fais pas pour moi. Ma mort sera un soulagement pour ta mère et une libération pour moi. Va ton chemin ! Il est terrible qu'il y ait de l'air partout et que mes poumons en soient privés. » Ce sont là les paroles qu'adresse le père du narrateur à son fils sur le point de quitter sa famille et son village pour des études littéraires à Bordeaux. Double symbole ici : l'asthme paternel et l'encouragement à partir. Il faut dire que nous sommes aux confins de la Syrie, à la frontière avec la Turquie, et que Fawaz Hussein est kurde. À en croire certaines sources médicales, l'asthme traduirait un conflit de territoire. Rien d'étonnant dès lors que cette maladie frappe le vieil homme, témoin d'un autre temps où la région ne connaissait pas de frontières et où les hommes étaient libres de circuler sur de vastes étendues ouvertes aux échanges, au commerce et aux courses sans fin sur des chevaux fougueux et puissants. Le vent de la liberté pouvait adoucir alors les rigueurs de la misère. Aujourd'hui, legs du protectorat français et violence du nationalisme arabe obligent, seule reste la misère. Alors, le narrateur, comme tant d'autres, doit quitter les siens, Amoudé, son village, qui semble avoir perdu son âme, sa joie de vivre et ses communautés bigarrées,  fuir aussi l'arrogance des nouvelles populations venues du désert, la terreur des représentants de l'administration, les barbelés dressés tout le long de la ligne de séparation d'avec la Turquie voisine, le béton et les paraboles, symboles d'une modernité envahissante et destructrice.
    Les Sables de Mésopotamie est un récit d'enfance. Le regard qu'un jeune garçon porte sur les adultes et sur un monde en plein bouleversement. Nous sommes dans la région kurde de la Syrie dans les années soixante. Le gamin évolue dans une famille divisée, un père affectueux mais effacé, presque contraint à l'absence, une mère acariâtre et méchante, une belle mère et des demi-frères plus chaleureux, une grand-mère, gardienne des traditions culturelles, Zbéda la tante aussi bonne et douce que ses pâtisseries gorgées de miel... Avec le récit de la geste familiale, Fawaz Hussain recrée la vie du village, évoque quelques pratiques et croyances kurdes, dit la nostalgie d'un autre temps : celui où les langues, les religions et les communautés semblaient faire bon ménage. Celui où les Kurdes vivaient en paix. Si l'irruption du protectorat français au lendemain du démantèlement de l'Empire ottoman marque les premiers coups de boutoirs d'une modernité liberticide pour les Kurdes de Syrie, l'arrivée de l'idéologie panarabiste, du nationalisme arabe et le règne du parti unique signe définitivement la fin d'un monde. Le récit court sur une vingtaine d'années, depuis l'entrée du gamin en classe coranique et la découverte de la langue arabe - enseignement fort heureusement dispensé par un cheikh qui s'exprimait en kurde - jusqu'au sortir de l'université d'Alep. Tandis que les coups d'État succèdent aux coups d'État, tandis que de nouveaux dirigeants renversent les anciens, tandis qu'une nouvelle doxa nationaliste ou socialiste remplace la précédente, pour les Kurdes rien ne change ! La même politique d'exclusion, de vexations, de soumission ! Une politique violente visant à terroriser une population différente et indésirable. Ce n'est pas seulement le kurde que l'on assassine ici. Comme le montre en de nombreuses pages Fawaz Hussain, c'est au nom d'une prétendue unité et pureté arabe que l'on assassine la diversité et la riche histoire d'une terre où cohabitaient kurdes, arabes, arméniens, chrétiens, musulmans...
    Dans ce champ de bataille où les langues et les hommes tombent, où la possibilité même d'un autre vivre ensemble s'efface jusque dans les consciences, où les imaginaires se rétrécissent et s'assèchent, l'enfant voit, lui, son horizon individuel s'élargir : par l'école d'abord, la langue française, les livres, puis, plus tard, l'université, la BD, le cinéma, l'amour aussi avec une belle et fugace romaine. Le legs culturel, comme le statut de minoritaire, peut aussi éveiller à une conscience de la différence. Une conscience non pas repliée sur soi mais disponible aux autres et à la diversité du monde.
    Fawaz Hussain livre ici ses souvenirs sur un ton enjoué. Aucune dramaturgie dans le récit d'événements parfois douloureux. Les mots, comme l'enfance, se veulent curieux et gourmands, de cette gourmandise pour la vie qui, à l'instar des pâtisseries et autres plats kurdes fait briller les yeux de l'enfant et saliver le lecteur. Au cœur de la barbarie dont les adultes ont partout le secret, Fawaz Hussain parvient à préserver un îlot de candeur et de douceur : le temps de l'enfance. Le temps de toutes les promesses et de tous les espoirs. Il faut souhaiter que parmi les possibles à venir, les enfants, les communautés et tous les peuples de la région, ne s'enlisent pas définitivement « dans les sables mouvants et émouvants de Mésopotamie ».

    Edition du Rocher, 2007, 303 pages, 17,50 €

  • Dérèglements

    Ammar Abdelhamid
    Dérèglements


    auteur_10.jpgAmmar Abdelhamid est syrien et, selon l’éditeur, il vivrait à Damas. Une fois ce livre sulfureux refermé, on s’interroge sur la liberté prise par cet auteur qui, avec ce premier roman, signait un récit sans concessions pour les sociétés arabes et les dictatures qui les plombent. À commencer par la Syrie !

    Rarement, dans la littérature arabe contemporaine un texte aura été si loin et si crûment dans la dénonciation du machisme, du conservatisme et des dictatures politiques ou religieuses qui bâillonnent les peuples et leurs intellectuels.

    De quoi s’agit-il ? Dans un texte mêlant récit, pensées intérieures, “sentiments” et extraits de livres, le lecteur telle “une divinité dans ce monde” finit par connaître la vie privée, les secrets les plus intimes et les ressorts psychologiques de quatre personnages dont les existences traversent une période de “dérèglement”. La tendre harmonie du couple formé par Kindah et Nadim, tous deux intellectuels de renommée internationale, opposants notoires au régime et bêtes noires des islamistes, est mise à mal par le désir d’enfants de Kindah.
    Hassan, jeune homme doué d’un sens olfactif hors du commun, se débat entre ses obligations familiales, par son cheikh de père imposées, et ses propres aspirations. Enfin, Wisam, jeune femme au foyer, insatisfaite par son mariage, subit les assauts du conjoint comme autant de corvées odieuses et répugnantes.

    En croisant les désirs, les attentes et les besoins de ces quatre destins arabes, l’auteur montre que les vrais “dérèglements” ne sont pas ceux de ces hommes et de ces femmes en quête de liberté de pensée, de tendresse, de sexualité (y compris dans l’adultère, l’homosexualité ou le libertinage) mais plutôt du côté d’une société où l’esprit est emprisonné derrières les barreaux de la dictature ou de l’intégrisme et où les corps sont enchaînés par le conservatisme et les frustrations. Ammar Abdelhamid dénonce avec force et sans fioritures les conséquences du mensonge généralisé et des tartuferies politico-religieuses : pédophilie, inceste, domination des mineurs par les aînés et, bien sûr, étouffement d’une moitié de l’humanité par la gent masculine.

    Traduit de l’anglais (Syrie) par Stéphane Camille. Edition Sabine Wespieser, 2002, 194 pages, 19 €