Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature turque

  • Quarante chambres aux trois miroirs

    Murathan Mungan
    Quarante chambres aux trois miroirs


    h0403.jpgÉtranges récits que ces trois textes qui finissent par n'en former qu'un seul malgré la distance des personnages et l'originalité des intrigues. Quels liens en effet trouver entre Alice Star, une vedette internationale de la musique pop, Aliyé vendeuse dans une pâtisserie d'Istanbul et Ali un jeune garçon englué dans un imbroglio familial et qui aime à se travestir en femme ? A priori aucun n'était le talent et l'imagination de cet écrivain turc auteur prolifique (romans, récits, nouvelles) poète et dramaturge.
    Alice Star est enlevée par Adam, un extraterrestre.  Rapt d'amour selon la tradition turque (et arabe et ce depuis les premières qacidas  ou mo'allaqât, les sept célèbres poèmes préislamiques)  opéré dans la transgression la plus totale des règles intergalactiques qui interdit de faire connaître aux orgueilleux Terriens l'existence d'une autre vie interplanétaire. L'amour comme transgression, l'amour échappant à tout contrôle, voilà bien l'originalité de la planète Terre. Dans cette "variation de Roméo et Juliette adaptée au cosmos", Adam confie à son aimée : "je suis persuadé que des deux planètes différentes nous formerons un nouveau monde. Un monde rien que pour nous". À voir...
    Aliyé s'ennuie à vendre des gâteaux dans une pâtisserie de Beyoglu le vieux quartier stambouliote. Elle se rend compte que ce qu'elle donne en échange de son travail est un sacrifice : le sacrifice de sa vie. Aussi finit-t-elle par céder  à Mouchtik l'élégant et philosophe proxénète qui lui propose rien moins que de traverser le grand miroir qui se trouve dans la pâtisserie et ainsi de changer de vie. "Dans le fond chacun cherche à devenir un autre" enseigne Mouchtik à Aliyé. Elle deviendra une autre jusqu'à perdre  le sentiment de la réalité : "elle avait renoncé à la vie au point de ne plus faire de vœu au moment d'allumer un cierge. Un passé sans promesse d'avenir... Un présent dont aussi bien le passé que l'avenir avaient été pillés... Elle se tenait juste au milieu... Il semblait qu'elle fût perdue".
    Ali, ce jeune garçon coincé entre rêve et réalité, désire être une femme et découvre que les "plus grands mensonges et les plus affreuses hypocrisies" de l'histoire familiale concernent le sexe. Une découverte qui va bien au-delà de la maisonnée puisque "le sexe [est] une folie commune à tous". Entre crises de nerf et mutisme, entre séances d'électrothérapie et visites à des diseuses de bonne aventure, entre trahisons parentales et secrets inavoués, Ali grandit devient homme de loi, se marie et mène une vie en apparence rangée, "normale" pour utiliser un terme qu'enfant déjà il détestait. Mais voilà, ce récit comprend aussi un miroir autrement dit la possibilité d'identités différentes et une multitude d'existences différentes. Ali, qui aime à revêtir la robe de sa mère, comprend, face au miroir qu'il est "un autre"... Ce troisième récit retrouve Alice Star et surtout Aliyé. Un miroir unit le destin tragique de l'ancienne vendeuse de gâteau à celui du jeune avocat.
    Murathan Mungan donne ici trois contes fantastiques et philosophiques aux accents souvent schopenhaueriens  où l'ennui est à l'origine de toute chose, où la linéarité du temps est niée, où la souffrance est le prix à payer des illusions et de l'amour... : "De même qu'il n'existe pas de bon conte, il est illusoire de penser qu'il puisse exister un bon endroit, un bon moment, une bonne personne. Peut-être que l'existence elle-même est une erreur totale. Il se peut que nous menions tous des existences prisonnières de hasards absurdes et que nous perdions notre temps à chercher un ordre sous-jacent".
    Entre rêve et réalité, l'auteur pend plaisir à perdre son lecteur  dans des thèmes différents et des sujets de réflexions essentiels : l'amour, les illusions de l'existence, l'identité et les différences, la sexualité et ses déterminations... Murathan Mungan est un conteur qui donne le vertige.

    Récits traduits du turc par Alfred Depeyrat, Edition Actes Sud 2003, 477 pages, 25 €

  • Le livre de ma grand-mère

    Fethiye Çetin
    Le livre de ma grand-mère


    cetin.jpgLe livre s’ouvre sur l’enterrement d’une femme de quatre-vingt-quinze ans. Pour tous elle s’appelait Seher et ses parents, Esma et Huseyin. Des prénoms turcs. Au cours des funérailles, Fethiye Çetin, la narratrice et la petite fille de la défunte brise la « honte » et « l’hypocrisie ». Non ! sa grand-mère ne s’appelait pas Seher mais Heranus et ses arrières grands-parents : Isquhi et Hovannes. Des prénoms arméniens.
    L’auteur, avocate et militante des droits de l’homme turque, a appris cela bien tardivement. En 1975, Heranus lui confie en aparté : « Tu sais, ma mère, mon père et mon frère vivent en Amérique. (…) Si quelqu’un peut les retrouver, c’est bien toi. Fais le pour moi ! ». Fethiye Çetin se découvre alors des parents en Amérique, mais surtout, elle apprend qu’elle est arménienne et que toutes ses certitudes sur elle et les siens « étaient en fait erronées ». Heranus Gadarian, âgée alors de plus de soixante-dix ans, « voulait tout dire, elle voulait lever le rideau du secret, se débarrasser du fardeau qu’elle avait dû porter seule, mais elle avait peur que ses secrets puissent me mettre en danger. Je compris que ma grand-mère voulait me protéger ».
    Seule, Heranus aura caché et porté le poids d’horreurs insoupçonnables et de malheurs que l’on pourrait croire insurmontables : les massacres de 1915, les pillages des maisons par les villageois musulmans voisins, la déportation forcée, cette « longue marche vers la mort », la séparation d’avec les siens qui avaient survécu et enfin son enlèvement par un caporal turc. Cet homme pouvait la traiter comme sa fille, pour tous elle n’était qu’une servante.
    Quelque soixante ans après, Heranus, pour la première fois, raconte. Quand elle parle, elle ne regarde pas sa petite fille : « elle fixait les yeux sur un point précis du tapis, et, alors que sa main gauche serrait la mienne, sa main droite lissait sa robe vers le bas de manière automatique et répétitive. » Par-dessus les scènes revécues par sa grand-mère, « s’imprimait une image de moi-même récitant des poèmes à l’école lors de chaque fête nationale » écrit Fethiye Çetin.
    Fethiye Çetin qui n’est pas écrivain donne ici, un récit court et parfaitement construit. Sa force tient autant à la rigueur et la sobriété de l’écriture, qu’au portrait émouvant d’une femme hors du commun. Heranus était « douée pour tout », au caractère entier et trempé, elle protégeait les siens de « l’environnement répressif d’une petite ville conservatrice », capable de tout obtenir à commencer par le respect de tous. Cette maîtresse femme qui ne manquait pas de cran savait être douce et profondément humaine, au point de se priver de ses indispensables lunettes de vue en les offrant à une femme qui n’aura jamais, elle, les moyens de s’en payer. Née chrétienne, enterrée musulmane elle n’hésitait pas à contredire le hoca (l’imam) de la mosquée qui incitait son mari à interdire à sa petite fille de jouer de la mandoline : « ne répète pas les mots de ces hoca ignorants à la maison ! » disait-elle à son époux à qui, quand elle était fâchée, elle s’adressait en commençant par « Bre, Musurman », « Oh toi, Musulman ». Comme bien d’autres femmes de Maden, village de l'Est anatolien, elle a continué à préparer la traditionnelle tcheurek, la brioche de Pâques, courageuse préservation de la mémoire et signe secret de reconnaissance.
    Car pour celles que les Turcs appelaient « kiliç artigi » (« les restes de l'épée »), la peur est toujours là, de sorte que ces survivantes ne tiennent pas à connaître leur vraie famille même si, dans certaines régions, « il est impossible de trouver une personne qui n’ait pas « le sang souillé » - une telle personne n’existe pas ».
    À propos de ce livre, un magazine arménien a parlé d’« un moment fondateur ». Sans doute, Le Livre de ma grand-mère, réédité déjà six fois en Turquie, contredit la version officielle turque des événements de 1915 sans jamais pour autant utiliser le mot génocide. Mais, de manière paradoxale, il montre aussi la vanité des origines face au temps qui passe, face aux temps nouveaux et aux révélations de l’Histoire qui montrent des Arméniens se découvrir des familles turques, des Turcs se découvrir des familles arméniennes, se découvrir même arméniens.


    Traduit du turc par Alexis Krikorian et Laurence Djolakian. Edition de l’Aube, 144 pages, 14,60€


  • Balcon sur le Méditerranée

    Nedim Gürsel
    Balcon sur le Méditerranée


    images.jpgLe bleu illumine les treize nouvelles de ce recueil. Le bleu de la mer, le bleu des cieux et surtout le bleu des yeux des femmes, ces femmes présentes tout au long de ces récits comme si elles seules pouvait conjurer la noirceur des hommes et des temps. Toutes sans distinction : belle blonde au regard d’azur, “saintes femmes qui se livrent à la prostitution”, musulmane à Sarajevo et même Rosa Luxembourg dont le fantôme erre dans les rues de Berlin, à deux pas du Mur.
    Planté au cœur de ces histoires il y a le rouge sang de la dictature militaire, des années de terreur et de torture, celui du coup d’Etat à Chypre ou de la guerre à Sarajevo ; le noir aussi, celui de l’exil et de l’errance.

    Pourtant, toutes ces nouvelles sont traversées par une ligne de lumière et de vie : la passion de l’auteur pour les femmes. Même si, à travers ces passions, amours, rencontres d’un jour ou sans lendemain, l’écrivain revit parfois la violence des temps de la dictature (voir Balcon sur la Méditerranée, où comment une fellation en vient à rappeler les gestes des tortionnaires). Même s’il y retrouve cette pulsion de mort qui gagne les “jeunesses brisées”(Ivresse carmin ou Reviens à Sorrente) ou qu’il observe, impuissant, comment la folie meurtrière des hommes envahit les corps (Cet hiver-là à Sarajevo) ou s’immisce entre les draps de deux amants (L’Amour l’après midi). Partout où ses pérégrinations d’exilés le mènent et avec toutes les femmes croisées il cherche à oublier le “supplice de l’éloignement” (Étoile du Nord, Hôtel du désir). Reste que le plus grand supplice et le plus insupportable éloignement n’est autre que celui qui vous prive de l’être aimé (Dans les eaux turquoises ou Sadullah Pacha et Necibe Hanoum) ?

    Traduit du turc par Esther Heboyan et Timour Muhidine, édition du Seuil, 2003, 183 pages, 18 €


  • Les Passagers d’Istanbul

    Esther Heboyan
    Les Passagers d’Istanbul


    Esther Heboyan.jpgLes neuf nouvelles qui composent ce recueil signé Esther Heboyan offrent l’opportunité de découvrir quelques tableaux présentant la communauté arménienne de Turquie bien après les massacres de 1915, dans les décennies cinquante et soixante. Esther Heboyan qui est née à Istanbul dans une famille arménienne et enseigne aujourd’hui en France, à l'université d'Artois, décrit le quotidien d’hommes et de femmes que des conditions de vie modestes et difficiles contraignent à émigrer.
    Pittoresques et touchants, ces personnages rappellent ceux de l’Égyptien Albert Cossery. Il y a là Sylva « La Petite fille d’Ava Gardner » qui se fait couper les cheveux par Mélimé pour ressembler davantage encore à l’idole hollywoodienne. Oncle Zareh qui au cours d’un déjeuner familial parvient, à l’aide de force raki, à détendre et à faire danser Diguine Yester plutôt compassée. Le sympathique boucher Mardiros Agha est certes ennuyé par son envieux voisin, le cafetier Yilmaz Zafer, mais c’est à cause d’une dette de jeu que sa vie prendra un tour imprévu.
    Quant à Antranik, après avoir quitté sa province pour Ankara, il ne prendra plus aucune autre initiative, se satisfaisant de son sort. Fidèle à sa réputation « de ne rien faire, de ne rien vouloir », il en oublie de lire une lettre de son frère Vertabed, émigré aux USA.
    Dans cette nouvelle, l’auteur glisse cet échange sur la question culturelle :  « « Le foyer », dit [Vertabed] avec solennité, « est le lieu où vous devez tous, tous sans exception, parler la langue de vos ancêtres. L’autre langue, vous devez l’oublier en franchissant le seuil de la porte.(…) ». « Eh, plus facile à dire qu’à faire, tu crois pas ?» , dit Antranik. « Toi, tu fais le touriste. Nous autres, on vit dans ce pays. C’est pas rien ça. »
    À la mort d’Antranik, son fils, Serko retrouve dans une vieille boîte la lettre jaunie : son oncle proposait à son père de l’emmener avec lui à Boston. Après cette découverte, Serko court retrouver sa femme : « tu te rends compte, lança-t-il à sa femme, je ne t’aurais jamais rencontrée ! Oh, ma jolie, vient donc ici ! On l’a échappé belle ! ». L’amour plutôt que l’exil.
    Reste que l’émigration est une nécessité. Dans « Séquence d’automne », Hagop, qui s’apprête à partir, rassure sa femme Ani : « oui, c’est-là. Ils veulent des gars costauds. Ils appellent cela du travail à la chaîne. Une grande usine. Un vrai salaire. Je trimerais dur, tu verras. Ani, ne pleure pas. Je t’enverrai de beaux billets tout neufs. Imagine-toi, des Deutschemarks ! Ani, ne pleure pas. Y a plus rien à espérer par ici. Qu’est-ce qu’on peut espérer ? (…) Ani, ne pleure pas. Deux ans, ça passe vite. Deux ans dans une vie, c’est quoi après tout ? ».
    C’est l’époque ou l’Europe, l’Allemagne de l’Ouest en l’occurrence a besoin de force de travail : ainsi, Vartan, le mari de Sylva, suit un convoi de Gästarbeiter (travailleurs immigrés invités par le gouvernement allemand) jusqu’à Hambourg. Après les premiers pleurs, Sylva travaille, s’émancipe et devient pour son époux « Sylva la Belle ». Mélimé est partie aux USA. Yilmaz Zafer, le cafetier devra aussi se résigner à voir partir son deuxième fils dans un village allemand de Bavière. Grand-mère Noémie s’éteindra à Marseille, chez son petit-fils Garbis qui a épousé une Française, quant à Aroussiak, l’autre grand-mère, c’est à Athènes qu’elle finira ses jours.
    « Les Passagers d’Istanbul », la nouvelle éponyme de ce recueil, raconte l’exil d’une famille partie « pour s’installer à l’intérieur des frontières affirmées de l’Occident ». « Cette famille parue évidemment bien étrange aux yeux et aux oreilles des autochtones. Et à force de paraître étrange, cette famille devint étrangère à elle-même. » Histoire d’intégration, d’acculturation, de rêves et de peurs…


    Editions Parenthèses, 2006, 107 pages, 14€

    Esther Heboyan vient de faire paraître Les Rhododendrons aux éditions Empreinte