Fethiye Çetin
Le livre de ma grand-mère
Le livre s’ouvre sur l’enterrement d’une femme de quatre-vingt-quinze ans. Pour tous elle s’appelait Seher et ses parents, Esma et Huseyin. Des prénoms turcs. Au cours des funérailles, Fethiye Çetin, la narratrice et la petite fille de la défunte brise la « honte » et « l’hypocrisie ». Non ! sa grand-mère ne s’appelait pas Seher mais Heranus et ses arrières grands-parents : Isquhi et Hovannes. Des prénoms arméniens.
L’auteur, avocate et militante des droits de l’homme turque, a appris cela bien tardivement. En 1975, Heranus lui confie en aparté : « Tu sais, ma mère, mon père et mon frère vivent en Amérique. (…) Si quelqu’un peut les retrouver, c’est bien toi. Fais le pour moi ! ». Fethiye Çetin se découvre alors des parents en Amérique, mais surtout, elle apprend qu’elle est arménienne et que toutes ses certitudes sur elle et les siens « étaient en fait erronées ». Heranus Gadarian, âgée alors de plus de soixante-dix ans, « voulait tout dire, elle voulait lever le rideau du secret, se débarrasser du fardeau qu’elle avait dû porter seule, mais elle avait peur que ses secrets puissent me mettre en danger. Je compris que ma grand-mère voulait me protéger ».
Seule, Heranus aura caché et porté le poids d’horreurs insoupçonnables et de malheurs que l’on pourrait croire insurmontables : les massacres de 1915, les pillages des maisons par les villageois musulmans voisins, la déportation forcée, cette « longue marche vers la mort », la séparation d’avec les siens qui avaient survécu et enfin son enlèvement par un caporal turc. Cet homme pouvait la traiter comme sa fille, pour tous elle n’était qu’une servante.
Quelque soixante ans après, Heranus, pour la première fois, raconte. Quand elle parle, elle ne regarde pas sa petite fille : « elle fixait les yeux sur un point précis du tapis, et, alors que sa main gauche serrait la mienne, sa main droite lissait sa robe vers le bas de manière automatique et répétitive. » Par-dessus les scènes revécues par sa grand-mère, « s’imprimait une image de moi-même récitant des poèmes à l’école lors de chaque fête nationale » écrit Fethiye Çetin.
Fethiye Çetin qui n’est pas écrivain donne ici, un récit court et parfaitement construit. Sa force tient autant à la rigueur et la sobriété de l’écriture, qu’au portrait émouvant d’une femme hors du commun. Heranus était « douée pour tout », au caractère entier et trempé, elle protégeait les siens de « l’environnement répressif d’une petite ville conservatrice », capable de tout obtenir à commencer par le respect de tous. Cette maîtresse femme qui ne manquait pas de cran savait être douce et profondément humaine, au point de se priver de ses indispensables lunettes de vue en les offrant à une femme qui n’aura jamais, elle, les moyens de s’en payer. Née chrétienne, enterrée musulmane elle n’hésitait pas à contredire le hoca (l’imam) de la mosquée qui incitait son mari à interdire à sa petite fille de jouer de la mandoline : « ne répète pas les mots de ces hoca ignorants à la maison ! » disait-elle à son époux à qui, quand elle était fâchée, elle s’adressait en commençant par « Bre, Musurman », « Oh toi, Musulman ». Comme bien d’autres femmes de Maden, village de l'Est anatolien, elle a continué à préparer la traditionnelle tcheurek, la brioche de Pâques, courageuse préservation de la mémoire et signe secret de reconnaissance.
Car pour celles que les Turcs appelaient « kiliç artigi » (« les restes de l'épée »), la peur est toujours là, de sorte que ces survivantes ne tiennent pas à connaître leur vraie famille même si, dans certaines régions, « il est impossible de trouver une personne qui n’ait pas « le sang souillé » - une telle personne n’existe pas ».
À propos de ce livre, un magazine arménien a parlé d’« un moment fondateur ». Sans doute, Le Livre de ma grand-mère, réédité déjà six fois en Turquie, contredit la version officielle turque des événements de 1915 sans jamais pour autant utiliser le mot génocide. Mais, de manière paradoxale, il montre aussi la vanité des origines face au temps qui passe, face aux temps nouveaux et aux révélations de l’Histoire qui montrent des Arméniens se découvrir des familles turques, des Turcs se découvrir des familles arméniennes, se découvrir même arméniens.
Traduit du turc par Alexis Krikorian et Laurence Djolakian. Edition de l’Aube, 144 pages, 14,60€