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Littérature classique arabe

  • La Jambe sur la jambe

    Faris Chidyaq

    La Jambe sur la jambe

     

    retour juillet 09.jpgLa femme (l'homme) ne serait-elle pas le sujet essentiel de nos réflexions les plus intimes, de nos pensées inavouées, de nos rêves les plus fous comme de nos désirs les plus ardents, de nos plus intenses bonheurs et de nos plus cruelles désillusions ?
    C'est du moins l'un des enseignements du livre volumineux et rabelaisien de Faris Chadyaq, très largement consacré aux jeux de l'amour et du désir, aux relations conjugales et extraconjugales, à l'éloge de la femme comme à son statut dans les sociétés musulmanes de la première moitié du XIXe siècle. Car La Jambe sur la jambe de Faris Chadyaq date de plus de 160 ans ! et l'on y trouve davantage de vérités, d'audaces et d'intelligence, de tolérance et de plaisirs que dans nombre de publications récentes. L'ouvrage est d'ailleurs considéré comme le texte fondateur de la modernité dans le monde arabe et nord africain.

    Faris Chadyaq est né en 1804 au Liban. Maronite, il se convertira au protestantisme puis à l'islam et quittera cette terre en 1887, à Constantinople, agnostique et tolérant. Il voyagea beaucoup - Syrie, Egypte, Malte, Tunisie, Angleterre, France, Turquie - et exerça plusieurs métiers.

    La Jambe sur la jambe conte, à travers le personnage de Faryaq (abréviation du nom de l'auteur) la première partie de cette vie.


    Souvent l'auteur interpelle le lecteur pour le mettre en garde, l'avertir, le féliciter, le morigéner voire pour s'excuser de clore rapidement un chapitre pressé qu'il est par un besoin urgent. Le lecteur aurait d'ailleurs mauvaise grâce à ne pas respecter ces recommandations pour un livre écrit « dans nul autre intérêt que de [le] distraire, de chasser de [son] esprit l'affliction, d'y verser à grands flots le plaisir. »

    En matière religieuse, l'auteur prêche la tolérance : «  (...) cessez de prohiber les bonnes choses que Dieu a rendu licites pour vous et abstenez vous de scruter la conduite  des autres pour voir si, à la faveur d'une distraction, il n'aura pas failli. Ne vendez pas les titres de propriété sur les domaines du Ciel, quand vous, sur terre, vous vous roulez les pouces. »

    Fustigeant les tartuffes, la bigoterie, « la paresse », « la débilité mentale » des « clercs cléricants » - des écoles plutôt que des églises ! - il souhaite l'entente entre les religions et la fraternité entre les hommes pour qu'enfin cesse l'opposition entre « le chaud partisan de la petite peau » à « celui qui en tient pour l'ôter » (1).

    La femme, « parfum de l'existence divine » en ce monde, occupe la plus grande part de ce récit qui appartient par bien des pages à la littérature libertine. Mais, davantage que ces libéralités et audaces - savoureuses au demeurant - ce sont les réflexions de Faryaq et de Faryaqa, son épouse, sur le statut réservé par l'islam  et la société à la gent féminine qui, plus d'un siècle et demi après, demeurent de circonstance et qui, malheureusement,  et de manière étonnante, en choqueront plus d'un(e). Ainsi, en matière de séparation conjugale, plutôt que la répudiation des musulmans ou le mariage sans divorce des chrétiens, l'auteur avance l'idée d'une sorte de divorce par consentement mutuel. Pour rendre toute sa place à la femme dans la société, il condamne leur claustration et demande qu'elles accèdent à l'instruction : « peux-tu sérieusement espérer voir la lumière pénétrer l'esprit de ton épouse et de tes filles, quand elles sont confinées dans cette prison dorée où tu les enfermes ? Comment pourrais-tu accepter pour elle - Dieu t'en préserve ! - l'ignorance et la bêtise ? »

    Quant au voile - ce fameux voile ! - il avertit le naïf : « ne crois pas qu'une femme ayant caché son nez / sous des voiles épais n'en soit pas moins à son aise / dans le déduit d'amour et les jeux qui lui plaisent... ».

    Sans doute, l'auteur excelle dans la description des femmes « bien plus en tout cas que s'il nous parlait des particularités des plantes, des pierres, des climats, des hommes et du régime politique de la région. Cela il n'y entend goutte. » Ce qui reste à voir. A lire les commentaires rapportés de ses pérégrinations, anglaise et française notamment, il est fort aisé d'en conclure que « notre » Fadyaq fait, en l'occurrence, le modeste. Qu'on en juge.

    S'il est prompt à condamner l'injustice sociale - « les ouvriers anglais sont ceux qui enrichissent le monde, tout en étant frustrés des fruits de leurs efforts » - il ne cède pas pour autant au vertige totalitaire d'une société égalitaire révélant ainsi une pensée subtile et complexe : « oui on ne peut décidément ignorer que l'inégalité est un fait auquel on n'échappe pas, comme l'existence du beau et du laid. Sans cela le monde ne serait pas en mouvement, les activités utiles perdraient leurs sens, de même que la contestation, ce ferment de l'action. A ceci près que la pauvreté n'implique aucun progrès, aucune évolution vers le luxe et l'absence de retenue. » Voilà une belle définition de l'idéal démocratique fondé sur l'expression des contraires.

    Il y aurait beaucoup à dire et à écrire sur ce magnifique et spirituel ouvrage servi par une traduction haute en couleurs et érudite de René R.Khawam.

    Un conseil tout de même : pour lire et découvrir Faris Chidyaq, il faut prendre le soin de s'installer confortablement au fond d'un fauteuil et, la jambe sur la jambe, apprécier page par page, ligne à ligne, les réflexions, digressions, poèmes, bons mots, contes et autres historiettes.


    (1) Le lecteur comprendra l'opposition entre le chrétien et le musulman (ou le juif) quant à l'obligation ou non de la circoncision.


    Traduit de l'arabe par René R.Khawam, édition Phébus, 1991, 745 pages


  • Le Livre de l’humour arabe

    Jean-Jacques Schmidt,

    Le Livre de l’humour arabe

     

    humour arabe.jpeg« On dit à un pique-assiette : « quelle est la sourate que tu préfères dans le Coran ? » Il répondit : « Celle de la Table ! ». « Un sage avait écrit sur la porte de sa maison : « qu’aucun mal n’entre dans ma maison, si Dieu le veut ! » Un autre sage lui dit : « par où entre ta femme ? ! »

    Disons le tout de go, une bonne partie des citations qui constituent ce livre est de cette eau-là. Pas de quoi déclencher une franche hilarité ni même parfois l’esquisse d’un sourire. Pour ne pas être injuste, il convient de préciser que dans ce recueil qui couvre les périodes anté-islamique et celle de la révélation coranique puis celles des dynasties omeyade et abbasside, se glissent quelques perles d’intelligence, de subtilité philosophique, d’irrévérence et aussi quelques grivoiseries. Ainsi : « On dit à ‘Umar Ibn al-Khattab : « Un tel ne connaît pas le mal. » Il répondit : « Alors il risque, plus qu’un autre, d’en être la victime ! ». Et pour l’irrévérence : « Des gens avaient parlé du qyâm [prière de la nuit]. Il y avait chez eux un bédouin. « Est-ce que tu t’adonnes au qyâm, la nuit ? lui demandèrent-ils. – Oui, par Dieu ! répondit-il. – Et que fais-tu ? – Je vais pisser et ensuite je retourne me coucher ! ». Ou encore celle-ci qui ne détonnerait pas chez quelques imams de banlieue par trop ignorants : « On raconte qu’un juriste de la campagne avait voulu être nommé dans un tribunal. Le juge lui ayant demandé s’il savait le Coran par cœur, il répondit : « Oui, et j’ai un magnifique Coran de la main de l’auteur ! ». Côté politique un bon mot peut éviter bien des révoltes : « Mansûr dit à ses capitaines : « Il a dit vrai celui qui a dit : « Affame ton chien, il te suivra ! » Abû l-Abbâs at-Tûsi lui répliqua : « Commandeur des croyants ! Je crains que quelqu’un ne brandisse devant lui un morceau de pain : c’est lui qu’il suivrait et il te laisserait ! ». Enfin, puisque le genre n’est pas absent : « On demanda à Ibn Masawayh : « Quel est celui qui connaît le mieux les maladies du cul ? il répondit : « une vieille « tapette » ! »

    En fait, si le livre n’est pas à se tordre mais brille tout de même de bons mots et autres flèches drolatiques, il mérite aussi le détour pour l’érudition de son collecteur (pas moins de sept cents notes placées en fin d’ouvrage) qui rappelle que l’humour varie en fonction des temps et des latitudes : tribal et ironique avant la révélation, il devient avec la délivrance du message divin plus religieux, fraternel pour les musulmans, pinçant pour les autres. À Damas, sous les Omeyaddes, il se fait frondeur et urbain. À Bagdad, dans le « creuset » abbasside, l’humour prend des formes plus cosmopolites, raffinées et littéraires.

    Enfin, et ce n’est pas le moins important, ce recueil donne à lire, une fois de plus, une tradition arabe d’irrévérence, religieuse et politique, de légèreté spirituelle, d’individualisme, de libertinage et de diversité culturelle (même si trop souvent elle se décline sur fond de chauvinisme proprement arabe au mieux empreint de condescendance pour les mondes perse et nord-africain).

    A contrario de quelques commentaires (cf. les notes 100 ou 256) par trop révérencieux et prudes de l’auteur, les citations et historiettes par lui rapportées donnent à voir des sociétés, à tout le moins des cercles, bien moins corsetés que le triste tableau auquel voudraient réduire aujourd’hui les sociétés de ce vaste et divers monde dit arabe quelques idéologues barbus et enturbannés du cru et autres esprits chagrins, observateurs extérieurs ceux-là, souvent bien peu au fait des débats en cours et de la profondeur historique et conceptuelle qui les sous-tendent. En picorant ici ou là quelques blagues du livre, le lecteur subodore que ce vaste monde arabe ne se réduit nullement aux dépêches d’agences. En sirotant quelques boissons, même fermentées, il pourrait même approcher ce que René.R.Khawam appelait les « mystères de l’âme arabe » et les « secrets de l’arme qu’elle a toujours privilégiée, et qu’elle continue à l’évidence de privilégier, dès que vient l’heure de passer à l’action : la parole, qui pour elle a toujours prévalu sur le sabre » (1).

     

    (1) Dans l’introduction à Al-Qâsim al-Harîrî, Le Livre des Malins, traduit par René.R.Khawam, éd. Phébus 1992.

     

    Editions Actes-Sud/Sinbad, 2005, 221 pages, 23 euros

     

  • Les Mille et une nuits

    Les Mille et une nuits
    Traduit, présenté et annoté par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel


    1001 nuits.jpegEntre 1991 et 2001, Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel faisaient paraître en poche chez Folio une traduction des Mille et une nuits. Les contes présentés par les deux éminents spécialistes ne constituaient qu’une partie du vaste ensemble de ce joyau de la littérature universelle (et pas seulement arabe). Tel était le seul désagrément de cette édition : l’absence de plus de 550 nuits. Ce premier travail préfigurait en fait la parution en 2005 dans la Bibliothèque de la Pléiade du premier des trois tomes d’une édition complète des Mille et une nuits. Le lecteur francophone disposera désormais, et pour la première fois, non seulement de l’ensemble des contes et poèmes du recueil mais aussi de LA référence, indispensable à tout « honnête homme » curieux de littérature.
    Cette intégrale arrive quelque trois cents ans après la première traduction donnée en France par Antoine Galland. Les deux professeurs rendent hommage à leur aîné. Certes, la version donnée par Galland demeure expurgée de quelques passages par trop licencieux aux yeux du contemporain de Louis XIV et brille de quelques ajouts (les contes d’Aladin, d’Ali Baba ou les voyages de Sindbad ne figurent pas à l’origine dans le texte) mais elle continue d’émerveiller et présente le mérite d’avoir contribué à populariser en France et en Europe les Mille et une nuits. Mieux encore, Galland a permis de tirer les Nuits de l’oubli dans lequel elles se morfondaient depuis quelque huit cents ans, à tout le moins, il a aidé à les sortir des marges (géographiques, culturelles et sociales) dans lesquelles le texte était confiné en Orient même.
    Dans sa préface, André Miquel rappelle justement qu’au tournant de l’an mille, les Nuits, souvent irrévérencieuses et peu enclines à la religiosité et au puritanisme, deviennent objet de suspicion et de prévention. Les scrupuleux docteurs de la loi, zélés partisans d’une orthodoxie religieuse figée, fermée à tout effort d’interprétation personnelle (ou ijtihad) veilleront à écarter les Nuits. De même, portées par une langue orale et métissée, les Nuits, « écritures de l’imaginaire » opposées aux « écritures du savoir » pour reprendre la distinction de Jamel Eddine Bencheikh, étaient boudées par les lettrés partisans d’une conception savante de la littérature.
    Les Nuits version Bencheikh et Miquel réparent les « silences » et la « décence » de Galland pour restituer « le texte tout le texte », c’est-à-dire tous les contes mais aussi les 1205 poèmes totalement absents chez Galland et en partie traduits par Madrus entre 1899 et 1906 l’autre traduction française, bien personnelle celle-là (par trop exotique et érotisante). Bencheikh et Miquel ne cachent rien, ne censurent rien, d’autant plus que « les Nuits ne sont pas le Kama-sutra ».
    Ce travail d’érudits - et de passionnés - repose sur des décennies de recherches et de travaux savants. Pour établir leur traduction, ils ont tenu compte des précédentes versions et sont allés, selon les spécialistes, à la meilleure source, l’édition de Bulaq, en Egypte, où le texte a été imprimé en 1835. Dans les deux derniers volumes parus en 2006, Bencheikh et Miquel ont adjoint les ajouts apportés par Galland qui ont su acquérir, au fil du temps, une légitimité incontestable.
    Mais, Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel sont également poètes et écrivains et ces qualités font aussi le sel de cette version nouvelle. Poétique et subtil, le texte épouse tous les registres de la langue : orale, populaire, savante…
    Les Nuits, venues du fond des âges il y a au moins deux mille ans de la lointaine Inde, sont passées par l’Iran, le Proche-orient d’avant et d’après la révélation coranique, la Bagdad abbasside, l’Egypte des pharaons avant celle des Fatimides et des Mamelouks... Sur leur passage, et sur un périple de près de trois milles ans, elles se sont nourries de cultures et de traditions multiples (zoroastrienne, hébraïque, biblique, hellénique, soufie …), ont connu mille et un auteurs anonymes, mille et une versions mais toutes articulées autour d’une structure et d’un cadre fixés très tôt. Malgré leur vieil âge, Les Nuits continuent d’émerveiller, demeurent d’actualité et portent encore aujourd’hui leur charge…de soufre.
    Les thèmes, déclinés à l’envi, sont connus : thèmes de la femme bien sûr, de l’amour, des passions et du désir, de la parole et du pouvoir de l’imaginaire face à la menace de la mort…
    Aussi, lorsqu’en 1985 la version originale de Boulaq est rééditée au Caire, le tribunal des affaires de mœurs de la capitale égyptienne ordonne la confiscation de cette édition non expurgée des Nuits au motif, selon le procureur du moins, que ce joyau de la littérature universelle serait « immoral et anti-islamique ».
    L’autre indice d’actualité des Nuits et de son universalisme, cette fois non plus seulement en amont mais en aval, réside dans le formidable succès que ce texte n’a cessé de rencontrer depuis sa révélation-renaissance par Galland : multiplication des traductions, des recherches pluridisciplinaires, des inspirations et des variations diverses.
    C’est justement sur ces adaptations au XXe siècle des Nuits à des univers culturels et littéraires différents (ici notamment David Maximin, Isabel Allende, Proust, Salman Rushdie…) que se penchent plusieurs auteurs dans Les 1001 Nuits et l’imaginaire du XXe siècle(1). Comme le rappelle dans sa préface Christiane Chaulet-Achour, s’appuyant entre autres sur les travaux de Bencheikh et Miquel, les « deux charnières » des Nuits, à savoir « l’ambiguïté » (« incitation au vice ou incitation à la vertu ? ») et le « franchissement » (la parole de Shahrazade est une parole du désir, opposée à la parole de la loi, de la féminité opposée à la masculinité, où le verbe brave le silence que l’on veut lui imposer…) expliquent en partie la censure dont elles ont été victimes intra-muros et l’attirance qu’elles ont exercé et continue d’exercer extra-muros.

    1.- Christiane Chaulet-Achour (sous la direction de), Les 1001 Nuits et l’imaginaire du XXe siècle, éd. L’Harmattan 2004, 246 p., 21,50 €.



    Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 2005 & 2006

  • Poèmes de vie et de mort

    Abü l-‘Atâhiya
    Poèmes de vie et de mort


    athaya .jpegAbü l-‘Atâhiya est né pauvre, en 748, à Kufa, capitale intellectuelle de renommée. Après une vie de débauche partagée entre sa ville natale, les cabarets de Hira ou les faubourgs de Bagdad fondée en 762, l’homme se repent et retourne en religion. La « trajectoire » existentielle est connue. Ils ne sont pas rares, aujourd’hui encore ceux qui, après une vie bien remplie, se rachètent une conduite avant de comparaître devant le Très Haut... Le basculement d’ Abü l-‘Atâhiya survint quelque vingt-cinq années avant sa mort en 825. Oubliés alors les poésies de jeunesse, libertines, bachiques ou satiriques et autres panégyriques. D’ailleurs, à la différence de la prose également bachique et libertine d’Abu Nuwas, son contemporain (747-815) originaire de Bassorah, elles ne nous sont pas parvenues, peut-être ont-elles été détruites par leur auteur.
    Poète philosophe (le premier selon certaines sources), ses vers déclinent sur un mode pessimiste une philosophie du renoncement et de célébration de l’amour divin. André Miquel évoque une « poésie de la lucidité désenchantée » : « Si tu voyais ce monde avec un œil lucide / ce monde pour le coup te semblerait mirage ».
    L’essentiel ici tient en un propos universel dans le temps comme dans l’espace : la vie est illusion : « Tant de jours... qui faisaient la vie suave, exquise / Tant de jours... Je traînais des habits fastueux / Tant de jours... Je suivais ou raison ou sottise / Tant de jours... entre amis... qui donc boirait le mieux ?/ Tant de jours... se vouloir jeune, jouer l’amour... / Et puis se retrouver au plein cœur de la cible ! ». Car « le chemin est tracé : prends pour tout équipage / La pensée que bientôt ton heure va venir ».
    Avec constance, Abü l-‘Atâhiya rappelle à l’« habitant de ce monde, ami de l’éphémère », l’impermanence de toutes choses : « Il n’est rien qui ne soit promis à un malheur / Il n’est rien qui ne soit promis à une fin ». L’existence, bien sûr, mais aussi l’amitié, l’amour filial, la fidélité, la richesse, le pouvoir, les badinages... Alors convient-il de s’en remettre à Dieu car « De Dieu seul je suis sûr contre l’adversité / Je tiens de Dieu ma force, et de Dieu mon honneur / Qui donc pourrais-je craindre, étant à ses côtés / De qui me garder mieux qu’avec ce Protecteur ? ». Et pour connaître le repos, « un seul moyen : désespérer des hommes ».
    Sa poésie aurait été peu appréciée des classes dirigeantes abbassides. Sans doute moins pour ses accents moralisateurs que pour le parfum de subversion qui s’en dégage : « Toi, l’hôte de logis au décor somptueux /La mort te logera au tréfonds d’une fosse / Je vois bien que ce monde accapare tes vœux /  Beaucoup trop, et ces vœux te font un cœur féroce ». Et de manière plus explicite : « La passion d’être chef, fait naître un oppresseur : Sur terre, c’est à qui tyrannise le mieux. »
    Sans oublier cette réflexion de celui qui a été le contemporain de nombreuses révoltes et assassinats de palais « Dès qu’une dynastie siège en une nation / Le sort vient aussitôt hâter sa destruction ».
    Le style d’Abü l-‘Atâhiya est vif et simple. Sans pleurnicherie ni lamentations. Les choses sont ce qu’elles sont et il vaut bien le savoir et faire avec. Sa poésie et ses sentences sont directes et ne laissent, à l’image de sa philosophie, pas de place à l’illusion.

    Traduits de l’arabe, présentés et annotés par André Miquel, édition Sindbad Actes Sud, 2000, 96 pages


  • La Prairie parfumée où s'ébattent les plaisirs

    Mouhammad al-Nafzâwî

    La Prairie parfumée où s'ébattent les plaisirs

     

    el nafzaoui.gifIl n'est pas fréquent de commencer la recension d'un livre en saluant le travail du traducteur. Mais enfin il est juste de rendre hommage à René R. Khawam infatigable traducteur d'une quarantaine d'ouvrages appartenant à la littérature arabe, classique en particulier. Celui à qui l'on doit notamment une traduction des Mille et une nuits (chez le même éditeur et du Coran (chez Maisonneuve Larose) est mort en mars 2004. Dans cette édition de poche de La Prairie parfumée, le lecteur retrouvera son esprit d'ouverture et de tolérance, sa liberté de ton et ce respect scrupuleux de textes libres de toute censure. Sans fausse pudeur et sans céder à la bigoterie du temps, René R. Khawam a offert au public occidental l'accès aux plus belles pages de la littérature arabe. Et, pour en venir à cette Prairie parfumée qui est en fait, un plaisant petit traité d'érotologie du XVe siècle, le traducteur prévient dans son introduction qu'il ne s'agit point là de "dévergondage" et qu'il est grand temps et ce pour une "question de justice" de réhabiliter ces écrits. Selon lui cette "réhabilitation [est] aussi nécessaire que celle d'autres œuvres injustement négligées dans le domaine de la philosophie ou de la pensée politique, et ce ne sera pas la mauvaise humeur ou la colère des érudits qui pourront nous arrêter dans cette entreprise". Voilà qui était dit !

    Cette claire et cinglante apostrophe - qui date de 1976 et alors destinée aux seuls érudits - conserve pertinence et souffle face à la montée des prêchi-prêcha des tartufes et autres talibans de banlieue qui, trop souvent, ignorent tout d'une civilisation et d'une religion qu'ils croient pourtant pouvoir enfermer dans les rets de leur ressentiment. D'ailleurs et fort civilement al-Nafzâwî prévient ses coreligionnaires : "une longue barbe est le symbole de la faiblesse de l'esprit ; elle ne s'allonge pas sans que l'on constate de plus en plus de décombres au niveau de l'intelligence". Quid du voile-uniforme a-t-on envie d'interroger ?

    Reconnaissons que Mouhammad al-Nafzâwî peut déranger quelque unes de ces bonnes âmes quand, dès sa préface, il écrit : "louanges à Dieu, qui a fait que le grand plaisir pour l'homme réside dans l'huis de la femme, et que le grand plaisir de la femme réside dans l'instrument de l'homme (…)" Ainsi Dieu n'interdit nullement le plaisir. Ce qui en islam n'est point nouveau malgré cette représentation mortifère qui court à travers le monde et les esprits. Mais de plus ce droit au plaisir s'applique aussi bien à l'homme qu'à la femme. Ce qui pourrait bien être nouveau, non seulement en terre mahométane mais aussi ailleurs... Partant, l'auteur, si loin par le temps et si proche par sa modernité, prodigue moult enseignements sur l'art de l'amour ou de "la conjonction", élevant même cet art au rang de science qui, "par Dieu, répond à une nécessité" et que tout un chacun se doit de "connaître".

    Comme le souligne René R. Khawam, al-Nafzâwî tourne le dos à la pornographie. Il invite son lecteur à entrer dans un espace aéré, parfumé, doux et tendre, où le verbe, prose ou poésie, est foisonnant et évocateur. L'harmonie n'accorde pas seulement les corps et les esprits, elle s'entend aussi dans sa dimension sociale et religieuse. Cette science de la conjonction exige d'abord de bien distinguer ceux qui parmi les hommes et les femmes "sont dignes d'éloges" de ceux qu'il convient de blâmer. Alors, et alors seulement il est permis d'aller plus avant dans la lecture du livre (comme dans la vie…) pour suivre l'auteur et ses mille et un conseils pratiques, règles d'hygiènes et médicales, observances alimentaires, fortifiants et autres aphrodisiaques, méthodes contraceptives et même abortives, mises en garde…jusqu'à y compris son interprétation des songes (Freud parlait lui des rêves).

    Et si quelques opinions émises ici choquent le lecteur occidental de ce début de siècle (voir cette suspicion qui toujours plane sur la gent féminine) qu'il se reporte à cet autre utile conseil : "la connaissance d'une chose est meilleure que sa non-connaissance, (…) tout savoir peut étayer la méchanceté, l'ignorance fortifiant celle-ci davantage que le savoir". À n'en pas douter Mouhammad al-Nafzâwî  y serait revenu de bonne grâce.

     

    Edition non expurgée établie par René R. Khawam, éd. Phébus (libretto), 2003, 188 pages, 7,50 euros.