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Essais - Page 4

  • Jihad. Expansion et déclin de l'islamisme

    Gilles Kepel

    Jihad. Expansion et déclin de l'islamisme


    gilles_kepel.jpgDirecteur de recherche au CNRS, membre de l'Institut d'études politiques de Paris et célèbre essayiste, l'auteur diagnostiquait dans cet ouvrage l'échec de l'islamisme politique, à tout le moins d'une certaine dynamique. Armé d'une grille de lecture sociologique, il s'appliquait à montrer les antagonismes internes, les objectifs différents et les intérêts contradictoires des diverses composantes d'un mouvement idéologique et politique né dans les années soixante-dix et dont les premiers signes d'essoufflement seraient perceptibles dès le milieu des années quatre-vingt-dix.

    Gilles Kepel, dont l'ambition avouée est "de rendre compte du phénomène dans son ensemble, à travers le monde, pendant le quart de siècle écoulé", décrypte discours et textes, dissèque les évolutions pays par pays : Arabie saoudite, Égypte, Malaisie, Pakistan, Iran, Afghanistan, Algérie, Palestine, Soudan, Jordanie et Turquie. Il analyse, sans entrer dans le détail, et on peut le regretter, les contradictions et les enjeux internationaux : rivalité entre l'Iran et l'Arabie saoudite, politique américaine... Il soupèse enfin les retombées en Bosnie et en Europe occidentale. Faisant la somme des données factuelles sur la question, l'auteur propose aussi une interprétation globale. La caractéristique essentielle de l'islamisme contemporain résiderait dans sa composition sociologique. Après avoir esquissé le portrait idéologique de Sayed Qotb, de Mawdoudi et de l'ayatollah Khomeiny, les maîtres à penser des différents mouvements islamistes, G. Kepel explique par le détail comment l'alliance entre des classes moyennes pieuses et une jeunesse urbaine pauvre, qui a fait un temps - le "moment d'enthousiasme" de Marx - le succès du mouvement, a éclaté au mitan de la décennie quatre-vingt-dix. Cette combinaison sociale d'intérêts contradictoires ne résistera pas à l'épreuve des luttes contre les pouvoirs en place qui se sont appliqués à diviser et à opposer les composantes bourgeoise et populaire (Égypte, etc.), pas plus qu'elle ne résistera à l'exercice du pouvoir (Iran, Soudan...). Qu'il s'agisse du salafisme (respect strict et rigoriste de la tradition), du djihadisme version pakistano-afghane, des gama'a el islamiyya et des Frères musulmans égyptiens, du prosélytisme tendance Ben Laden, de l'islamisme turc ou encore du chiisme de Khomeyni, le diagnostic est général : le mouvement est en perte de vitesse. Bien souvent de Londres, dans le fameux "Londonistan", les idéologues du mouvement tirent la sonnette d'alarme et invitent à repenser l'action en tenant compte des erreurs passées. De ce point de vue, la radicalisation violente et meurtrière est perçue comme l'une des causes de l'échec. Une utopie se meurt, usée par l'épreuve du temps, minée par sa propre folie. Pour les classes moyennes pieuses, qui désormais se méfient des classes pauvres, repenser l'action consiste aussi à tenir compte des évolutions des sociétés civiles et de leur adhésion à des valeurs et principes universels (droits de l'homme, démocratie...). La pensée évolue, qui cherche à trouver des terrains d'entente plutôt que d'affrontement avec les milieux laïcs et l'Occident. Les intérêts de classe dominent (!) et les considérations économiques prennent le pas sur l'idéologie. Gilles Kepel l'illustre par des exemples qui rappellent que "l'islam, comme toute autre religion, est aussi une "existence", et [que] ce sont les musulmanes et les musulmans qui lui donnent corps".

    Mais si les moyens sont à repenser, les objectifs et le caractère difficilement conciliable des projets de société demeurent ! Dès lors, quel crédit accorder à des discours qui, tout en maintenant fort logiquement des références islamiques, prétendent s'inscrire dans un cadre politique universel ? Pour certains observateurs, il ne s'agirait là que de la bonne vieille pratique du double langage, avec des discours de circonstance, audibles et donc publics pour les uns, et une réalité tout autre pour les autres... Alors, en a t-on fini avec l'islamisme ? Rien n'est moins sûr, comme le note l'auteur, car l'évolution de ce mouvement dépend... de la capacité des régimes en place à démocratiser leur société. Leur responsabilité est entière, hier comme aujourd'hui. Le mouvement islamiste est l'expression d'une dynamique qui a su mobiliser des groupes sociaux aux intérêts divergents contre des dirigeants liberticides et mafieux, hostiles justement à toute évolution de leur société. Le déclin de l'islamisme est, pour Gilles Kepel, le déclin de ce processus de mobilisation spécifique et historiquement marqué. La balle serait donc dans le camp des pouvoirs en place : à eux de démocratiser, sinon le risque demeure grand de voir, sous une forme ou sous une autre, resurgir le spectre de l'islamisme contestataire. Force est déjà de constater qu'il n'a nullement disparu en Algérie, que le Hamas palestinien mobilise à nouveau et qu'au Maroc (un pays malheureusement absent de ce livre), il serait plutôt en pleine ascension. Mais sommes-nous toujours dans le cadre de la dynamique sociale décrite par Gilles Kepel ?


    Gallimard, 2000, 452 pages




  • De l’exil. Zehra, une femme kabyle

    Nadia Mohia

    De l’exil. Zehra,  une femme kabyle

     

    mohiaex.gifVoilà un livre qui ne paie  pas de mine, au vu de la couverture  et de la platitude du  titre retenu. Il faut pourtant  aller au-delà de cette impression.  L’auteur, psychanalyste et  anthropologue, offre ici un travail  original quant à sa forme et  stimulant intellectuellement.  De quoi s’agit-il ? Du récit, brut  et brutal, d’une vie. Celle de  Zehra, Kabyle immigrée en  France dont l’existence a été  confinée dans un réduit par un  mari alcoolique et violent.  Nacira, sa fille, est sa seule raison  de vivre. Zehra parle de  son quotidien mais aussi de son  enfance, de sa Kabylie, de sa  langue, de sa culture et bien sûr  de l’exil. Son récit est émaillé  de proverbes, de dictons, d’extraits  de chansons, quintessence  de la sagesse kabyle  confrontée à l’épreuve du déracinement  et à la nécessité de  donner un sens aux souffrances,  à un monde qui nous  échappe. Au sens des choses, à  leur pourquoi et à leur comment,  Zehra, comme sa mère  avant elle, livre une “réponse  franche, simple, indiscutable,  ni exaltante ni décevante ;  une réponse qui [a] l’étendue  d’une de ces révélations qui te  rappellent à l’humilité des  vérités majeures, qui t’obligent  à mesurer la vanité de  ton intelligence encline aux  explications alambiquées…”

    Sur le discours de Zehra, Nadia  Mohia ne plaque pas de grille de  lecture sociologique ou ethnologique,  sorte de mode d’emploi  commode pour ouvrir toutes les  portes d’un réel élaboré en laboratoire,  préparé avec force  connaissances et épicé d’un  langage abscons. Elle ne se sert  pas de ces entretiens et de ce  témoignage pour confirmer des  hypothèses d’école (ou de chapelle)  trop vite érigées en  axiomes. La force de ce récit est  d’être irréductible à une seule  vérité ou interprétation. Avec  ses mots, dans sa langue, Zehra  dit la fragilité de toute condition  humaine mais aussi témoigne  de l’ineffable de cette condition  et, singulièrement, de celle  d’une femme immigrée.

    L’autre originalité du livre est  d’imbriquer au texte de Zehra,  celui, personnel, de Nadia  Mohia. L’auteur entend ici  rompre avec “une certaine  arrogance coloniale” que serait  “la démarche objectiviste qui  consiste à s’exclure des interrogations  auxquelles on soumet  autrui”. Aussi, avec pudeur  et dans le cadre de quatre  “intermèdes” insérés dans les  dits de Zehra, témoigne-t-elle,  elle aussi, de son parcours, de  son propre exil. La démarche –  mais non la forme – rappelle les  premières pages du livre admirable  de sensibilité et d’intelligence  de Pierre Milza sur l’immigration  italienne( 1).  La relation à l’Autre est au  coeur de ce travail. Pour Nadia  Mohia, spécialiste entre autres  des phénomènes d’acculturation,  “l’expérience de deux  cultures, telle qu’elle est observée  dans la situation de l’exil,  n’est pas réductible aux  conflits culturels, trop souvent  ressassés […] ; c’est aussi la  pleine expérience d’individus  complets ; en conséquence de  quoi se profilerait une autre  approche anthropologique  sans doute plus intéressante  que celle qui continue de séparer  les sociétés et les cultures  à partir de critères discutables  et, de surcroît, peu  féconds”. L’exil ou l’immigration  “imposerait une dialectique  qui crée des liens à la  place de l’opposition”. Ainsi,  l’exilé n’abandonne pas sa  culture pour une autre qui  serait “plus moderne”. Il “s’invente” au jour le jour par ce  qu’il fait et dans sa relation à  autrui. Nadia Mohia insiste sur  “le mode d’être et de penser”,  c’est-à-dire sur “le fonctionnement  psychique, et plus particulièrement sur les rapports  à l’imaginaire qui fondent  véritablement toute culture”.

     

    1- Pierre Milza, Voyage en Ritalie,  Payot, “Petite bibliothèque”,  Paris, 1995.

     

     

    Édition Georg, Genève, 1999,  214 pages, 18,30€

  • Lettre à ma fille qui veut porter le voile

    Leïla Djitli
    Lettre à ma fille qui veut porter le voile


    9782846751360.jpgNawel a 17 ans et annonce à sa mère Aïcha qu'elle entend désormais porter le voile. Aïcha décide de lui écrire une longue lettre. L'idée de ce livre présenté comme un "docu-fiction" est née du travail en banlieue de la journaliste Leïla Djitli. À travers la voix d'Aïcha, c'est la parole d'une femme qui s'est battue en Algérie, au nom de la liberté, qui se donne à entendre ici, mais c'est surtout la parole d'une mère, intime, aimante, blessée, une mère qui voit s'écrouler ce qu'elle a bâti, avec constance et patience, pour et autour de sa fille, consciente sans doute de la fragilité de la construction. Là est l'originalité de cette lettre : des mots que l'on entend rarement sur les tribunes publiques à commencer par cette fêlure : "Mais, jamais comme aujourd'hui, je ne me suis sentie si loin de toi. Jusque-là, j'ai toujours trouvé les mots, recollé les morceaux, renoué notre complicité. Aujourd'hui, c'est différent, c'est comme une crevasse au beau milieu de la maison...".
    Bien sûr, Aïcha dit sa colère contre "les fous de Dieu", contre l'instrumentalisation du voile, contre les échecs de la République. Elle explique à sa fille ce que ce triste tissu signifie. Elle tente de lui parler de la tolérance dont est aussi porteur le Coran, la place que tenaient hier l'école et l'éducation chez les aînées. Elle cherche à l'aider à se dépatouiller avec ces notions-pièges que sont l'identité et les origines. Mais le plus juste, le plus émouvant, ce ne sont pas ces arguments (par ailleurs connus), mais le vacillement, la fragilité, le désarroi provoqués par cette fracture existentielle et, malgré tout, les mots d'amour d'une mère pour sa fille, unique à ses yeux, unique aux yeux de la création elle-même. A contrario de cet amour bien réel, les propos d'Aïcha révèlent la logique du voile : un islam abstrait, une communauté désincarnée et robotisée, la négation de l'individualité de chacun pour l'asservissement de tous. "Confusément, je te sens, je nous sens, toutes les deux, tomber dans un piège", dit Aïcha qui explique à sa fille que sa propre mère, sa propre grand-mère n'ont jamais porté le voile. Qu'il s'agit là d'une "greffe". Une "greffe" rendue possible par une éducation faite "dans le silence" empêchant la transmission d'une mémoire et d'une histoire familiale, empêchant l'établissement d'une filiation. C'est avec des mots de mère qu'elle fait comprendre la signification du voile : "ton voile, devant mes yeux, nie l'histoire, mon histoire, celle de mes parents, les cinquante années de vie qui se sont écoulées avant toi. Il nie le déroulement du temps, ce temps que nous avons vécu, éprouvé, passé. Il nie la réalité de l'exil qui nous précède. Il réduit tout cela à zéro."
    Et c'est encore et toujours en mère qu'elle tend la main : "Quoi qu'il m'en coûte, je préfère te voir voilée plutôt que de ne plus te voir du tout." Dans cette relation à deux, on se prend à rêver la présence d'un Salomon pour rendre justice à celle qui n'ignore pas le sens du mot aimer...

    Edition La Martinière, 2004, 126 pages, 10 €

  • Amère banlieue. Les gens des grands ensembles

    Agnès Villechaise-Dupont
    Amère banlieue. Les gens des grands ensembles


    9782246596417.jpgAgnès Villechaise-Dupont publie ici les résultats d'une enquête comparative qu'elle a menée sur deux sites accueillant des populations précarisées : le quartier des Hauts-de-Garonne, sur la rive droite bordelaise, et l'ancien quartier populaire Saint-Michel, au centre-ville de Bordeaux. Appuyant sa démonstration sur des témoignages variés, elle montre que les faits comme les existences ne peuvent être réduits à des interprétations univoques ou à des grilles de lecture par trop simplificatrices et dépréciatives. Elle incite les responsables politiques et autres élus à mieux écouter les femmes et les hommes des grands ensembles, à en faire les partenaires et les acteurs des mesures à prendre pour éviter la déréliction de la banlieue et de ses habitants. Pour l'auteur, les habitants des Hauts-de-Garonne ne sont pas porteurs d'une culture populaire ; ils n'appartiennent pas à la classe ouvrière mais plutôt à ce qu'elle nomme les "catégories moyennes paupérisées". Définies non pas d'après leur position dans le processus de production, mais selon "la réalisation d'un certain niveau de vie", ces catégories moyennes constitueraient un groupe hétérogène comprenant aussi bien des employés, des ouvriers qualifiés que des indépendants. A. Villechaise- Dupont a certes rencontré des gens victimes de l'exclusion économique, mais qui ont en commun avec les autres catégories moyennes - virtuellement du moins - des aspirations et des modèles. L'écart, la "discordance" entre cette intégration culturelle dans la société de consommation et le "défaut d'intégration économique" génèrent frustrations, dévalorisation et amertume. L'impossibilité de voir émerger une contestation collective et un contre-modèle culturel conduit au repli sur la sphère privée, unique attitude de résistance. "C'est bien dans cette absence d'identité collective, dans ce défaut d'appartenance, que peut se révéler un principe commun à même de définir les populations des grands ensembles urbains aujourd'hui", estime l'auteur.
    Voilà toute la différence entre les habitants de cette périphérie et ceux du quartier Saint-Michel. Vivre ici n'est pas perçu comme dégradant ou infamant, ni comme le résultat d'une sanction sociale. Il est de bon ton de le revendiquer et de mettre en avant la beauté du quartier, son histoire, sa mémoire, sa tradition d'accueil et même sa diversité culturelle - des cultures qui s'y côtoient plus qu'elles ne se mêlent -, donnant à ses rues et ses places une tonalité colorée et, pour certains, un parfum d'exotisme socioculturel. Malgré les profondes transformations qui, en quinze ans, ont modifié le quartier, malgré les tensions qui y existent aussi, vivre à Saint-Michel procure une identité valorisante. À l'investissement de l'espace public, qui offre ici le cadre d'une "sociabilité de proximité très dense", s'oppose le repli sur la sphère privée aux Hauts-de-Garonne, la volonté de se démarquer d'un voisinage d'autant plus méprisé qu'il reflète son propre sentiment d'échec.
    Cette "individualisation" des "catégories moyennes paupérisées" comme seule réponse tactique porte en elle les dangers d'une "fragmentation", d'une "désaffiliation" avec le reste du corps social. D'une manière générale, subissant une autre forme de dépendance, les habitants des cités reprendraient le discours que le monde extérieur leur renvoie, avec pour critères récurrents l'insécurité, le chômage et l'immigration. Ils intégreraient même ces jugements de valeur qui les présentent comme passifs, assistés, voire comme des "cas sociaux". L'habitant des cités "se voit ainsi dépossédé de ses propres capacités cognitives : on lui dit l'horreur de l'endroit où il habite, et il subit ce discours". Convaincue que "les caractéristiques objectives de ces espaces sont sans doute moins importantes que le regard porté sur eux...", l'auteur invite "à encourager les timides et fragiles velléités identitaires observées en particulier chez les jeunes et les immigrés dans la cité, tout en évitant une dérive ségrégative qui réaliserait la vision pour l'instant fantasmatique de la banlieue comme "monde à part" à l'image du ghetto américain". Si de telles mesures peuvent sans doute permettre de "relativiser le sentiment de l'échec", elles peuvent aussi, et cela n'échappe pas à l'auteur, s'apparenter à l'administration d'un placebo dès lors que les causes réelles de l'échec demeurent : exclusion, chômage, précarité. Mais, reprenant à son compte les analyses présentées entre autres par Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar dans Le Foulard et la République (La Découverte, 1995), A. Villechaise- Dupont présente ce qu'elle appelle, par un doux euphémisme, l'adhésion à un islam "très critique" comme une provocation volontaire des intéressés à l'exclusion dont ils seraient victimes. Tout cela ne serait qu'une "rébellion douce, qui n'est pas détachable d'une volonté d'intégration". Sur cette question, l'enquête, plus large et sur bien des aspects plus pointue, menée à Dreux par Michèle Tribalat  parvenait à des conclusions bien moins optimistes et valorisait chez les jeunes des mobilisations et des contestations plus "citoyennes". L'auteur, en conclusion, ne cache pas les risques de dérives vers un "repli désabusé et hostile sur des communautés devenues fermées et intolérantes". Mais son relatif optimisme fera bondir ceux qui demeurent fermes face à l'instrumentalisation des identités ou même, refusant de jouer avec le feu, maintiennent la même fermeté face à ce qui ne serait encore qu'une tendance "douce" au repli sur des comportements ou des valeurs rattachées à un islam "très critique".

    Edition Grasset-Le Monde, 2000, 329 p., 20,60 €

  • Lettre du Maroc

    Christine Daure-Serfaty
    Lettre du Maroc


    1024409_3003781.jpgEn 1999, Abraham Serfaty et sa femme Christine Daure-Serfaty rentraient au Maroc. Le plus célèbre opposant au monarque Hassan II revenait après "quinze mois au Derb Moulay Chérif, le centre de torture de Casablanca, dix-sept ans de prison à Kenitra, huit ans de bannissement en France". Sa compagne avait derrière elle des années de combat, pour son mari mais aussi pour dénoncer le régime marocain et faire connaître au monde l'horreur de ses prisons, à commencer par le bagne de Tazmamart, qui serait resté longtemps secret n'eut été le courage de Christine Daure-Serfaty. En préface, Edwy Plenel raconte comment est né le livre Notre ami le roi, de Gilles Perrault, et ce qu'il doit aux informations fournies par l'opposante marocaine. Il y a deux lectures possibles de cette Lettre du Maroc.
    images.jpegIl y a d'abord le retour de ces deux "héros", comme l'écrit Edwy Plenel. Christine Daure-Serfaty revient sur l'engagement et le courage des "années de plomb". Le sien, celui de son mari et celui des Marocains, morts ou survivants du régime de Hassan II. Emouvantes sont les retrouvailles avec d'anciens détenus, avec des hommes et des femmes qui, refusant de plier sous le joug royal, ont connu l'humiliation, l'internement et la torture. Le récit est sobre, mesuré. Il dit, simplement, le passé, ce triste et douloureux passé : "Nous avions tous peur en ce temps-là." Les mots se suffisent à eux-mêmes pour exprimer, sans effet de style ni dithyrambe, l'héroïsme de ceux qui ont eu le cran de dire non : "Ces hommes-là [et ces femmes], je le pense profondément, sont une chance pour leurs enfants, une richesse pour leur pays, ils sont le sel de la terre...". Ce passé, si proche et déjà si lointain, est au cœur de l'actualité marocaine : "Que faire du passé, en fait, de ce passé qui à la fois date d'hier, mais a quarante ans d'âge derrière lui, dont les victimes sont là, avec nous, qui croisent dans la rue leurs bourreaux ?"

    L'autre lecture de cette Lettre porte justement sur la description d'un pays retrouvé et les incertitudes quant à sa démocratisation. Christine cite un ami espagnol : "Dans mon pays, la démocratisation s'est faite en cascade. Ici, c'est du goutte-à-goutte..." On la devine plus circonspecte qu'Abraham Serfaty. Certes, le Maroc change, il retrouve sa liberté de parole, le retour des exilés politiques s'accélère. La question des disparus n'est plus taboue, certains se battent pour la reconnaissance de leurs droits, des réformes sont en cours, une commission d'indemnisation pour les victimes de la détention arbitraire a vu le jour. Le tout-puissant ministre de l'Intérieur, Driss Basri - qui continuait de sévir au sein de l'université marocaine, où il enseignait le... droit -, a été limogé le 9 novembre 1999 et son "système", démantelé. Si le changement ne vient pas assez vite, c'est que la volonté royale doit composer avec les lourdeurs et les blocages du Makhzen ; écrit l'auteur, "ce noyau central du pouvoir despotique et de l'insolente richesse, porte toujours sur lui l'image sombre des décennies de plomb." Mais la situation sociale et économique est à maints égards catastrophiques. Christine Daure- Sefaty dit la pauvreté, la misère héréditaire, le chômage qui n'épargne pas les diplômés de l'université, dans ce pays où la soumission et les liens familiaux passent avant les compétences. Elle insiste sur le sort des femmes pauvres, répudiées, mères célibataires souvent condamnées à la prostitution, sur l'antisémitisme diffus ou le racisme anti-Noirs à peine caché. La popularité du roi auprès des déshérités sera-t-elle suffisante pour enrayer la montée d'un islamisme de plus en plus entreprenant ? La société civile, si dynamique aujourd'hui, pourra-t-elle s'opposer à ceux qui se sont dressés contre le Projet d'action nationale pour l'intégration de la femme au développement ? C. Daure-Serfaty ne cache pas non plus ses doutes face à la persistance de certaines vieilles habitudes policières et des pratiques de l'ombre... Dans ce panorama marocain, l'auteur n'aborde pas (ou si peu) la question, toujours délicate pour ne pas dire taboue, du Sahara occidental ou celle des relations avec le voisin algérien. Mais cette lettre n'avait pas prétention à l'exhaustivité. "Des mots tournent dans ma tête depuis des jours, autour de l'espérance, autour de l'inquiétude." Ce sont ces mots qu'en toute simplicité, Christine Daure-Serfaty adresse.

    Edition Stock, 2000, 160 p., 13,57€

  • Le ghetto français, enquête sur le séparatisme français

    Éric Maurin
    Le ghetto français, enquête sur le séparatisme français

    et-si-on-sortait-de-nos-ghettos,M16347.jpgSelon Éric Maurin, les Français ne se divisent plus en riches et pauvres mais en plusieurs groupes sociaux qui cherchent fébrilement et maladivement à vivre dans un "entre-soi", exclusif, confortable et prometteur. Tous, des plus riches aux classes moyennes du secteur privé, socialement menacées de déclassement et fragilisées professionnellement, en passant par les cadres, cherchent à éviter le groupe social du dessous et ahanent pour offrir à leurs chères têtes blondes des fréquentations de bon aloi et un parcours scolaire et socioprofessionnel leur permettant de monter d'un étage.
    Quant aux plus pauvres, aux immigrés et aux peu ou prou diplômés, ceux, que dans les cités et les périphéries des grandes villes on accuse de créer des ghettos ou de céder au communautarisme, ce sont justement ceux qui n'ont plus le choix : relégués, ils sont dans l'incapacité, faute de stratégies, de se projeter dans l'avenir. La ségrégation s'opère par l'argent, certes, mais aussi par la nationalité ou l'origine culturelle et surtout par le diplôme : "Le manque de diplôme et de qualification est à l'origine des formes de pauvreté les plus performantes, et donc les plus pénalisantes sur le marché du logement". Voilà qui devrait fermer le caquet des contempteurs de l'école et des diplômes ! "Le ghetto français" est une création de riches et non de déshérités. D'ailleurs les plus pauvres sont les moins concentrés sur le territoire hexagonal, tandis que "les ghettos les plus fermés sont les ghettos de riches", dixit Éric Maurin.
    C'est à partir de l'enquête annuelle sur l'emploi de l'Insee, qui repose sur une série d'échantillons représentatifs formés de trente à quarante logements, qu'Éric Maurin a mesuré la constitution des différents voisinages de l'enquête et leur évolution dans le temps. Résultat, statistiques à l'appui : "le lieu de résidence est aujourd'hui plus que jamais un marqueur social. Peut-être même le principal marqueur pour beaucoup de familles". Les choix de résidences et les stratégies mises en œuvre pour éviter certains quartiers ou villes ne sont pas tant fonction d'une recherche de sécurité (le calme) ou d'une course aux meilleurs équipements (les infrastructures) que des conditions de scolarité et de socialisation des enfants et des adolescents.
    Certes, cela n'est pas nouveau : tandis que les uns cumulent les facteurs d'échec, d'autres multiplient les facteurs de réussite. La nouveauté tient à la généralisation du phénomène et à l'apprêté des luttes engagées par différents acteurs sociaux. Par sa méthode, Éric Maurin en mesure l'amplitude (par groupe et par résidence) et donne à apprécier, via des études américaines, l'incidence du contexte résidentiel et démographique sur la scolarité, la santé, l'obésité... Les citoyens, censés être libres et égaux en droit, ne le sont nullement en termes de destin. Pour l'auteur, la société française n'est plus le théâtre d'une lutte frontale entre deux grandes classes sociales. "Les clivages existent toujours, mais ils sont plus nombreux et plus diffus. Surtout ils s'inscrivent ailleurs que dans l'entreprise, et notamment sur le territoire".
    Partant du constat que "ce n'est pas l'immobilisme, mais la sélectivité des mobilités qui fige nos ghettos", Éric Maurin éclaire l'échec des politiques de la ville et du logement, des politiques de zones franches comme les effets réduits des politiques ZEP (il n'y a pas plus de mixité sociale aujourd'hui qu'hier). En simplifiant, ces politiques menées depuis plus de vingt ans, plutôt que de s'appliquer à corriger les flux, les mobilités - c'est-à-dire les mécanismes d'évitement et les stratégies mises en œuvre pour rester entre soi -, travaillent à la pelleteuse, déblayant ici, chargeant là, provoquant alors de nouveaux contournements sans jamais enrayer les logiques ségrégationnistes.
    Pour favoriser la mixité sociale et corriger les inégalités, Éric Maurin propose, plutôt que de cibler les territoires ("ce qui ne condamne en rien l'idée qu'il faille 'donner plus à ceux qui en ont moins'"), d'agir sur les motifs qui président à ces logiques ségrégationnistes : les peurs et les ambitions de chacun, les possibilités et les impasses des autres. S'appuyant sur des exemples de politiques plus ciblées (expérimentées aux États-Unis, au Canada ou en Grande-Bretagne), engageant les bénéficiaires eux-mêmes, il invite à substituer les individus aux territoires, à prendre en compte les ressorts de ces mobilités, les logiques de ces flux, plutôt qu'une logique de stocks et de territoires. La priorité devrait alors porter sur les actions en direction des enfants (scolarité), des adolescents (logements) et des jeunes adultes (formations). Sur ce point, la "crise de confiance" entre les jeunes et l'institution scolaire est dramatique, non seulement pour l'image injustement écornée de l'école, mais surtout parce que "la formation initiale a un impact de plus en plus décisif sur les carrières professionnelles". L'ambition de cette sociologie version taoïste (réintroduire de la fluidité et de la souplesse) ne peut se limiter au choix des lieux de résidence. Comme le montre en conclusion Éric Maurin, elle doit porter sur l'ensemble du système éducatif (de la maternelle à l'enseignement supérieur) et plus largement sur la société française. Une société qui, après que le lecteur a refermé ce livre, paraît bien anxieuse, rigide, bloquée même, fragmentée et inégalitaire.

    Edition du Seuil, 2004, 96 pages, 10,50 €

    photo : Léa Crespi (pour Télérama)

  • Les couples mixtes chez les enfants de l'immigration algérienne

    Bruno Laffort
    Les couples mixtes chez les enfants de l'immigration algérienne


    MauvaiseFoi450RZ.jpgDeux axes ont guidé le travail du sociologue Bruno Laffort. Tout d'abord mettre en parallèle la situation des couples mixtes franco-algériens de la première génération et ceux des générations suivantes. L'auteur s'appuie ici sur une comparaison entre les travaux passés (ceux d'A. Barbara ou de J. Streiff-Fénart notamment) et les résultats de sa propre enquête. Pour réaliser ce travail comparatif, Bruno Laffort s'est livré à une étude des couples mixtes aujourd'hui : qui sont-ils ? Quelles sont les difficultés traversées ou les points de convergence ? Quelles relations entretiennent-ils  avec les familles respectives des conjoints... ?
    L'enquête, menée à Tourcoing et à Roubaix, rapporte les conclusions tirées d'une série d'entretiens avec des jeunes hommes et des jeunes femmes, vivant en concubinage ou mariés, la plupart d'origine algérienne, même si un ou deux entretiens donnent à entendre le partenaire « né en France de parents français ». Sur les onze entretiens, sept sont reproduits in extenso, sans que le lecteur sache ce qui a présidé au choix de cette sélection. On aurait ainsi aimé lire les réponses de Kader ou de Karim (séparés de leur conjointe) ou celles d'Aladin (le seul qui manifeste « un retour à l'islam »).
    Tous les témoignages - mais cela doit-il étonner ? - réfutent, à tout le moins contestent, cette notion de « mixité ». Toutes et tous semblent dire que l'objet même de cette recherche n'a pas lieu d'être étant donné qu'ils pensent ne rien avoir à dire sur un sujet (les couples mixtes) qui ne les concernerait pas. Ainsi, ils soulignent non seulement l'absence d'« incompatibilité culturelle » dans le couple mais l'absence même de difficultés ou de différences à gérer avec un partenaire présenté (par l'enquête) comme étant d'origine culturelle autre. Ces hommes et ces femmes disent, vivement parfois, leur appartenance à des univers socioculturels identiques et présentent leur couple comme la rencontre de deux individualités issues du même « creuset » socioculturel. Les quelques différences ici commentées paraissent bien secondaires voir dérisoires. Qu'il s'agisse de cuisine (le modèle qui domine est la restauration rapide du vulgum pecus moderne et stressé et non le convivial couscous), de langue (le français s'impose), de rapport au temps et à l'espace, d'hospitalité ou... d'aménagement et de décoration.
    La question religieuse elle-même, qui occupe une bonne partie des entretiens, ne constitue, nullement un obstacle. En effet, la plupart des couples partagent la même représentation sécularisée de la religion ou s'adonnent à des pratiques individualisées, libérées des rets du dogme et éloignées des chapelles et des mosquées. Pour les autres, le respect des croyances respectives donne lieu à des aménagements ou compromis : mariage religieux de complaisance, circoncision... Enfin, un couple de croyants (François et Fatima) s'est engagé sur les voies œcuméniques des mystiques chrétienne et musulmane. Manque ici, et l'on peut le regretter, le cas d'Aladin, Aladin l'adepte d'un « islam fondamentaliste » et présenté comme une exception.
    Finalement la « mixité » est dans le regard des autres : communauté, quartier, famille élargie, parents. Le vrai problème que rencontrent tous ces couples mixtes, à des degrés divers, allant de la gestion douce à la rupture, souvent cause de traumatismes, en passant par le mensonge ou la dissimulation du lien avec un Français dit de souche (parfois sur des dizaines d'années !) porte sur le rapport avec la famille du partenaire d'origine algérienne. Quelles que soient les justifications religieuses et socioculturelles, et toute attitude peut trouver une explication, une origine, malgré même la forte charge affective entre parents et enfants et cette relation mère-fille par trop « fusionnelle » (tous les témoignages sont ici émouvants, celui de Fatima en particulier), il faut tout de même appeler un chat un chat. Les souffrances, les blessures, l'intériorisation d'un sentiment de culpabilité, l'hostilité des siens, la rupture et parfois (ce n'est pas le cas ici) la violence physique ne peuvent être dissimulés derrière son petit doigt différentialiste pour éviter des qualificatifs - valables quand il s'agit de « beaufs » bien « franchouillards » - qui seraient, par on ne sait quelle tour de passe-passe intellectuel, inadaptés pour les familles d'origine algérienne ou autres. Il faut alors, simplement reconnaître, comme le dit et le résume Ali qu'« il y a un racisme de la part des parents algériens ». De certains parents.
    Au terme de son travail, B. Laffort montre que les « incompatibilités culturelles » au sein des couples mixtes de la première génération n'existent plus chez ceux des générations suivantes. Pourtant, discutant - une fois encore ! - la notion d'intégration, il réfute ce qu'il appelle « la vision assimilationniste » qu'il attribue aux travaux de M. Tribalat, au profit d'une représentation en termes  d'« addition » des « spécificités culturelles » des uns et des autres - spécificités bien relatives à lire les entretiens reproduits. Cette logique comptable (l'« addition ») ouvrirait sur un « enrichissement mutuel » des conjoints se traduisant notamment par une plus grande « ouverture d'esprit ». Outre que cette « ouverture des esprits » est peut-être aussi une des tendances de la société d'aujourd'hui (via les migrations, la mondialisation, l'intérêt croissant pour les littératures étrangères, la « babélisation » linguistique et autres des quotidiens urbains etc...), cette notion peut rester insaisissable (quand on veut la quantifier, pages 277 et 283) et peut-être même sujette à discussion quand elle devient une « tolérance » servant à justifier, par exemple, un regard complaisant sur le port du tchador (page 278) ! Mais il ne s'agissait que d'un exemple, un malheureux exemple.
    Malgré un côté fastidieux (la langue parlée est reproduite ici fidèlement) et parfois répétitif (à l'intérieur d'un même témoignage ou entre plusieurs témoignages), le livre de Bruno Laffort offre l'intérêt d'entendre  des hommes et des femmes qui disent leur quotidien, banal en soi et, a-t-on envie d'ajouter, heureusement banal. Ils y confient aussi leurs souffrances nées de l'opposition plus ou moins musclée des familles, quand ils ont décidé de partager leur vie avec un partenaire présenté comme étant culturellement différents.

    Edition L'Harmattan, 2003, 27 €

    Illustration: Roschdy Zem et Cécile de France dans Mauvaise foi, film de Roschdy Zem (2006)

  • Frère Tariq. Discours, stratégie et méthode de Tariq Ramadan

    Caroline Fourest
    Frère Tariq. Discours, stratégie et méthode de Tariq Ramadan

    celebre Caroline Fourest20.jpgIl faut lire le livre de Caroline Fourest. Le travail de cette journaliste est essentiel et, à n'en pas douter, courageux. Essentiel quant à sa méthode : systématique, exigeante, documentée, référencée et donc... vérifiable. Il ne s'agit là nullement d'un pamphlet, une sorte d'écrit bêtement militant mais bien d'une méticuleuse et difficile enquête mise au service de chaque citoyen. Travail fastidieux et "épuisant" que de "suivre à la trace un rhéteur aussi habile et prolixe : une centaine de cassettes, une quinzaine de livres, 1 500 pages d'interviews et d'articles à son sujet parus dans la presse anglaise, française, allemande ou espagnole. Sans compter l'historiographie consacrée aux Frères musulmans, à Hassan al-Banna, ainsi que d'innombrables compléments d'enquêtes et autant d'interviews nécessaires pour pouvoir décoder". Essentiel aussi pour comprendre le système et la nébuleuse Ramadan : Caroline Fourest ne se contente pas de livrer quelques citations du leader controversé. Elle démonte une à une les pièces de cette mécanique complexe pour dévoiler la cohérence d'ensemble d'une pensée et d'une action de prime abord insaisissables parce que volontairement compartimentées et filandreuses : depuis sa prestigieuse (pour les milieux islamistes) filiation et l'héritage des Frères musulmans, jusqu'au double discours servi par le leader genevois, en passant par son parcours, ses années de formation, ses troubles et suspectes accointances, ses provocations médiatiques et sa stratégie des petits pas (c'est ce qui l'oppose à ses anciens et plus impétueux affidés de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF). Essentiel enfin pour décoder le langage de Tariq Ramadan. Les mots ont un sens et même ici un double sens. Un sens volontairement caché au commun des concitoyens abusés. Ce sens caché, Caroline Fourest le révèle. Elle donne les clefs de ce "travail de redéfinition terminologique" qui permet à Tariq Ramadan et à des auditoires avertis de "donner un sens très différent à une phrase apparemment anodine selon le contexte où il est entendu". Ainsi le mot "réformisme" dont se gargarise "frère Tariq" lui sert à masquer les différences qui existent entre le réformisme rationaliste, libéral, progressiste et le réformisme réactionnaire, version salafiste, celui des Frères musulmans qui est en fait le sien. Caroline Fourest montre le glissement rhétorique opéré par Tariq Ramadan lorsqu'il substitue aux termes "islamistes" ou "intégristes" pour désigner les Qaradhawi, les Qotb ou même son aïeul Banna, les notions de "musulmans politiques" ou de "savants" ; comment en revisitant les prises de position et l'histoire, il donne l'illusion de représenter le "juste milieu" ; comment l'islam politique devient chez lui un "islam englobant" ; la citoyenneté, un simple "espace géographique" ; la laïcité, la pauvre garantie de la liberté de culte ; comment par la caricature, il réduit l'individualisme à l'égoïsme et à la "permissivité", la modernité au "modernisme"... Ainsi Tariq Ramadan (et les siens) peuvent se fondre dans de nombreux mouvements sociaux et cercles qui sont par ailleurs et souvent des fourre-tout idéologiques et militants. De même acquiert-il une légitimité et une caution morale grâce à des organisations de gauche, à des personnalités et des universitaires (Caroline Fourest en fournit une longue liste et montre le sens et la portée de cet "entrisme" tactique). Grâce au décryptage de ses nombreuses et édifiantes cassettes, Caroline Fourest donne à entendre, exprimées alors sans subterfuges médiatiques, les positions de Ramadan sur le mariage mixte, le rapport entre femmes et hommes, les châtiments corporels, le droit à l'avortement, l'homosexualité, comment ses conceptions de la citoyenneté, de l'intégration ou des relations Nord-Sud sont passées systématiquement au filtre de l'identité musulmane et de l'appartenance, première et prioritaire, à cette communauté plus vaste que serait l'umma (communauté des croyants). Idem en matière de culture, d'art en général et de musique en particulier (1). Si le tribun des tribunes altermondialistes est contre l'uniformisation culturelle version américaine, le prêcheur sur bandes magnétiques prône une autre uniformisation : l'uniformisation au nom de l'islam au détriment des cultures (et des langues) populaires... et sans doute de la liberté individuelle. Souvent la phrase du rhéteur, par ailleurs dispensateur de cours sur la stratégie de communication, balance entre une proposition "comprise" et acceptable par tous, suivie immédiatement d'un bémol, d'une limitation, de conditions suspensives comme si, in fine, la première proposition servirait de cache-sexe à la seconde ! celle qui exprimerait la véritable pensée, celle qui demeure fidèle aux "principes". Ainsi, bien sûr, le voile ne peut être une contrainte, mais il serait tout de même "une obligation" ; bien sûr que le travail des femmes est permis mais pas n'importe quel travail tout de même, "le devoir [à géométrie variable] de pudeur" oblige... y compris dans le cadre de la pratique sportive. Et d'ajouter que les femmes jouissent d'un droit spécifique : celui de ne pas avoir à subvenir à leur besoin ; bien sûr l'ancien militant des causes humanitaires (islamiques surtout) est contre la lapidation mais il préfère demander un moratoire ; bien sûr les actions terroristes du Hamas contre les civils sont des actes "moralement condamnables", mais enfin ils sont aussi "contextuellement compréhensibles", etc. Malgré l'esbroufe philosophico-exégétique et la fausse complexité intellectuelle de celui que les médias ont complaisamment présenté comme un universitaire (Caroline Fourest lève l'imposture) son discours, comme toute pensée intégriste, est mû par une conception pauvrement binaire du monde. Le "choc des civilisations" n'étant pas politiquement correct, il préfère parler du "face-à- face" des civilisations et se sert de manière admirable de la culpabilité post-coloniale de ses concitoyens européens pour fustiger l'Occident décadent (c'est-à-dire matérialiste et athée) et faire des revendications laïques en faveur de la liberté individuelle et du statut personnel, une tendance à l'"occidentalisation", entendre : une nouvelle forme du colonialisme ! Être "occidentalisé" pour celui qui est né et a grandi en Suisse n'est pas (en apparence du moins) une insulte, mais déjà une façon de discréditer ses interlocuteurs, laïcs ou musulmans, partisans, eux, d'un réformisme libéral. En Algérie, depuis des années, les démocrates et les laïcs qui militent pour l'abrogation du code de la famille ou d'une reconnaissance de la diversité culturelle et linguistique du pays sont fustigés par les islamistes comme les représentants du "parti de la France". Ces islamistes algériens que semblent connaître et apprécier Tariq Ramadan, comme le montre Caroline Fourest, ont d'abord raillé, méprisé, puis menacé avant de liquider ! Nous n'en sommes pas encore là, mais la logique est la même et la pente est tout aussi glissante. Car Tariq Ramadan fait du mal dans les banlieues et dans certains cercles d'une jeunesse déboussolée et oubliée de la République. Après le livre de Caroline Fourest, il n'est plus possible de se laisser abuser par les discours sirupeux et le ton doucereux de "Frère Tariq". Il ne sera pas permis demain, confronté aux ravages d'une pensée et de son action, de dire : "On ne savait pas" !

    1)- Cf. le témoignage du rappeur Abd al Malik, Qu'Allah bénisse la France !, Albin Michel

    Grasset, 2004, 428 pages, 19,50 euros

  • Histoire et recherche identitaire

    Abdelmalek Sayad
    Histoire et recherche identitaire


    11.jpgCe n'était pas sans plaisir que le lecteur retrouvait dans un texte d'une quarantaine de pages et un entretien datant de 1996, le sociologue Abdelmalek Sayad disparu en 1998, funambule de l'écriture et de la pensée, dont la prose, tout en circonvolutions savantes et pourtant légères, se déploie sans aucune ostentation à la différence de bien des textes lourds et balourds assénés parfois par une recherche assommante et univoque.

    L'histoire, le besoin d'histoire est au cœur de toute recherche identitaire qui conduit à interroger les origines, non pour tomber dans cette « dérive facile » de l'auto-valorisation, mais bien plutôt pour rendre le présent plus intelligible. Parce que l'histoire n'est pas une connaissance ex-nihilo, une œuvre scientifique désincarnée, mais aussi objet politique, Abdelmalek Sayad montre ici les conditions sociales de la constitution des discours historiques tant sur l'émigration-immigration que sur l'Algérie coloniale et post-coloniale.
    « Nous souffrons et notre histoire souffre d'une extrême pauvreté et d'une grave indigence » écrivait l'auteur devant l'exclusion - par les histoires officielles, entendues comme seulement nationales (voire nationalistes), soumises à la seule pensée d'Etat - des populations émigrées-immigrées d'une part et des mouvements migratoires qui ont mis en relation deux sociétés d'autre part. De ce point de vue, émigration et immigration ne manquent pas d'apparaître comme de véritables « hérésies » et malgré tous les beaux discours, il plane toujours « un air de suspicion » sur l'émigration et sur l'immigration.

    « L'immigration est dans son actualité une réalité interdite d'histoire » et cette « réduction déplorable de l'histoire » lèse d'abord les émigrés-immigrés qui non seulement se voient privés d'histoire, de leur histoire, mais aussi d'eux-mêmes : « renouer les fils de l'histoire (...) ce n'est pas simplement une nécessité d'ordre intellectuel; c'est aujourd'hui une exigence d'ordre éthique en ce qu'elle a sa répercussion sur tous les actes de la vie quotidienne de chacun de nous, sur toutes les représentations que nous nous donnons de nous-mêmes (...). C'est une exigence qui conditionne l'intégrité de notre être, la cohérence de notre système de relation avec nous-mêmes, c'est-à-dire avec nos semblables ou nos homologues (...), avec ceux dont nous avons été séparés par le fait de l'immigration (...) et, pour finir, avec nos contemporains du même lieu, la société d'immigration (...) ».

    À toutes les raisons, Abdelmalek Sayad ajoutait « les effets qui résultent des mutilations que l'histoire a imprimées à l'histoire de l'Algérie ». Brossant à gros traits les contours de l'histoire coloniale et de l'histoire post-coloniale, Abdelmalek Sayad montre comment chacune d'elles, « pour des raisons homologues », procèdent « à une véritable occultation d'une partie de l'histoire du pays ». L'histoire n'étant jamais neutre, Abdelmalek Sayad invitait notamment les Algériens à poser « un regard neuf » sur ce passé colonial, à assumer « cette « parenthèse honteuse » dont l'Algérie est pourtant, en partie, le produit ». L'enjeu est d'importance, car, « pour une société, « avoir de l'histoire (ou « avoir une histoire »), (...) c'est faire son histoire en se donnant le maximum d'assurances qu'il faut pour maîtriser le présent et, à partir de là, concevoir et réaliser un futur qui soit œuvre de l'histoire ». Ainsi, l'histoire ne se résume pas aux seuls résultats du travail des historiens

    Dans l'entretien avec Hassan Arfaoui, Abdelmalek  Sayad revient sur la pensée sociologique, ses années de formation sa rencontre et son travail avec Pierre Bourdieu, la guerre de libération, les premières recherches en Algérie et la prise de conscience que « le savoir sociologique peut servir en pratique ». Les réponses, portant sur l'immigration et le nationalisme algérien, complètent ses réflexions de la première partie. Ainsi, la « faillite la plus grave » du nationalisme algérien serait de ne rien avoir fait pour l'éducation du peuple, « pour l'amener, par la pédagogie, mais aussi par les conditions sociales qu'on peut lui assurer, à des positions rationnelles dans toute son existence ». « l'Algérie ne guérira jamais de la situation actuelle, si elle ne fait pas un travail de réévaluation intégrale de son nationalisme » écrivait t-il. Propos visionnaires et un brin tabous. Encore aujourd'hui.

    Suivi d'un entretien avec Hassan Arfaoui, préface d'Emile Temime, éd. Bouchène, 2002, 113 pages, 12 €

  • L'Affaire Bellounis, Histoire d'un général fellagha

    Chems Ed Din
    L'Affaire Bellounis, Histoire d'un général fellagha. Précédé de Retour sur la guerre d'Algérie par Edgar Morin


    OL476819M-M.jpgQui se souvient encore de cet épisode de la Guerre d'Algérie? Qui se souvient de ce « général », militant messaliste de la première heure, monter au maquis,
    chef d'un groupe MNA qui, entre avril 1957 et mars 1958, passera un accord avec l'armée française pour « pacifier » l'Algérie c'est-à-dire débarrasser le pays de l'ALN ?  Pourquoi Bellounis passe t-il cet accord verbal avec les autorités locales? Quels en étaient les termes ? S'agissait-il d'une ruse de guerre du militant indépendantiste ? D'un ralliement voir d'une trahison?
    Pour une partie de la gauche française de l'époque, il ne faisait aucun doute que Bellounis était un traitre. La mémoire en a conservé quelques stigmates. A lire les références historiques sur cette affaire, force est de constater qu'à de rares exceptions (notamment Bernard Droz et Evelyne Lever, Histoire de la Guerre d'Algérie, éd. Seuil, Points Histoire, p.108) l'historiographie voit en Bellounis un traitre (Mohamed Harbi, Le FLN mirage et réalité, Les éditions Jeunes Afriques, 1980 réédition, 1985, p. 151,157 et 161) ou, un maquisard messalite qui « rejoint directement l'armée française » (Benjamin Stora, La Gangrène et l'oubli, éd. La Découverte, 1992, p.143 ou Histoire de la guerre d'Algérie, éd. La Découverte, 1993, p.36).
    Le document que publient les éditions de l'Aube apporte un tout autre éclairage. Il a été rédigé en 1959 par un auteur anonyme. Cette pièce a versé au dossier de l'histoire de cette guerre et notamment des rapports MNA-FLN mérite l'attention pour une double raison : il s'agit du seul document qui, de l'intérieur même du groupe Bellounis, relate cet épisode; ce texte brille par le souci d'objectivité et de rigueur de son auteur qui, d'entrée et fort honnêtement, place le lecteur dans une position critique : « posons clairement que outre que, tout en se réclamant de la plus complète objectivité, nos sources sont unilatérales ».
    Le document montre comment au début de l'année 1957, le groupe Bellounis, confronté à la fois à une offensive du FLN et à des actions répétées de l'armée française, est au pied du mur. Seules deux portes de sorties se présentaient alors : se rallier à l'armée française ou se rallier au FLN. Hostile - pour nombre de militants et maquisards messalistes il s'agit d'un euphémisme -  aux « frontistes » et à leurs desseins hégémoniques, sans doute aussi quelques peu mégalomane ou naïf, Bellounis échafaudera une autre solution. Bellounis qui « avait une très haute opinion de sa personne » écrit non sans malice le rédacteur de ce document « en vint à l'idée de traiter avec la France de puissance à puissance » (sic). Ce qu'il propose aux autorités militaires ce n'est pas un ralliement mais une sorte de trêve. « Bellounis n'avait quant à lui     aucun doute sur l'inestimable chance qu'il offrait aux Français en leur proposant un pacte. Il se considérait suffisamment pour cela » note l'auteur...
    Et voilà donc Bellounis et son armée, - l'ANPA - qui reçoit des autorités françaises armes, munitions, argents, médicaments.... En contrepartie l'autoproclamé général  s'engage à lutter contre le FLN mais aussi à ne déposer les armes « qu'après la solution du problème algérien ».
    Dans sa stratégie qui consiste à mettre en place des contre-maquis aux maquis de l'ALN, l'armée française réussira avec Bellounis autrement mieux qu'avec l'épisode kabyle des Iflissens qui s'est soldé en 1956, pour les autorités coloniales par un désastre (voir Camille Lacoste-Dujardin, Opération oiseau bleu, La Découverte, 1997).
    Certes, d'une centaine d'hommes en mai 1957, l'armée de Bellounis comptera au début de l'année 1958 près de 8 000 hommes, armés, encadrés et, si l'on en croit le rédacteur de ce document, convaincus qu'un jour ou l'autre il faudra bien « remonter au djebel » et reprendre la lutte pour l'indépendance, c'est à dire mettre un terme à cet accord qui n'est qu'  « une mise en veilleuse » de la lutte contre la France.
    L'armée de Bellounis respectera - en partie seulement - les termes de l'accord. Ses rapports avec les autorités militaires seront marqués par la méfiance et une tension, perceptible dès septembre 1957. Les pressions de l'armée française seront continuelles et croissantes, au point qu'en mars 1958 Bellounis ordonne à ses hommes de reprendre le maquis.
    Il semble que l'échec de Bellounis - qui trouvera la mort en juillet 1958 au cours d'un accrochage avec une unité française - soit moins liée à la réaction française qui passe à l'offensive le 21 mai 1958 contre un groupe de Bellounis, qu'à l'incapacité du « général » messaliste à gérer politiquement les fruits d'un montage militaire qui dans un premier temps et sur le terrain sert ses intérêts. Il ne saura jamais faire valoir l'intérêt de son « bluff » à la direction du MNA et à Messali Hadj en premier lieu qui, suspicieux, croient à l'existence de clauses secrètes et refusent de se prononcer sur cette expérience. Insuffisance politique aussi, face à une dissidence menée par l'un de ses hommes à laquelle il opposera une politique d'épuration là où sans doute la conciliation lui aurait permis de maintenir intact  son armée et ses forces.
    Honneur aux vainqueurs, malheur aux vaincus. Le FLN ne s'est pas privé d'exploiter cet épisode de sa guerre contre le MNA. C'est ce que rappelle Edgar Morin dans sa présentation. Après la liquidation physique des hommes du MNA, la propagande du FLN va procéder à la liquidation morale d'un mouvement qui avait sans doute les mêmes ambitions monopolistes : « les messalistes furent traités par le FLN de traitres, policiers, collaborateurs des Français, et beaucoup d'intellectuels français de gauche en demeurent encore persuadés ».
    Edgar Morin dit n'avoir jamais renoncé à ce « devoir de restitution historique » depuis cette année 1959 où, de « façon mystérieuse »  ce texte lui parvient à Paris. A l'époque, celui qui participa à la création du Comité des Intellectuels contre la guerre en  Afrique du Nord ne pu publier ce texte : « montrer que les gens qui combattaient pour l'indépendance algérienne n'appartenaient pas tous au FLN perturbaient le manichéisme de guerre (...). Il y avait bel et bien une mythologie FLN et celle-ci écartait tous les éléments gênants qui pouvaient la contredire ».
    Dans sa présentation Edgar Morin ne se contente pas de contribuer au rétablissement de la vérité historique et partant à montrer la complexité de la Guerre d'Algérie. Non, il fait un parallèle entre cet épisode et la situation de l'Algérie de la fin des années 90.  

    Edition de l'Aube, 1998