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  • Le ghetto français, enquête sur le séparatisme français

    Éric Maurin
    Le ghetto français, enquête sur le séparatisme français

    et-si-on-sortait-de-nos-ghettos,M16347.jpgSelon Éric Maurin, les Français ne se divisent plus en riches et pauvres mais en plusieurs groupes sociaux qui cherchent fébrilement et maladivement à vivre dans un "entre-soi", exclusif, confortable et prometteur. Tous, des plus riches aux classes moyennes du secteur privé, socialement menacées de déclassement et fragilisées professionnellement, en passant par les cadres, cherchent à éviter le groupe social du dessous et ahanent pour offrir à leurs chères têtes blondes des fréquentations de bon aloi et un parcours scolaire et socioprofessionnel leur permettant de monter d'un étage.
    Quant aux plus pauvres, aux immigrés et aux peu ou prou diplômés, ceux, que dans les cités et les périphéries des grandes villes on accuse de créer des ghettos ou de céder au communautarisme, ce sont justement ceux qui n'ont plus le choix : relégués, ils sont dans l'incapacité, faute de stratégies, de se projeter dans l'avenir. La ségrégation s'opère par l'argent, certes, mais aussi par la nationalité ou l'origine culturelle et surtout par le diplôme : "Le manque de diplôme et de qualification est à l'origine des formes de pauvreté les plus performantes, et donc les plus pénalisantes sur le marché du logement". Voilà qui devrait fermer le caquet des contempteurs de l'école et des diplômes ! "Le ghetto français" est une création de riches et non de déshérités. D'ailleurs les plus pauvres sont les moins concentrés sur le territoire hexagonal, tandis que "les ghettos les plus fermés sont les ghettos de riches", dixit Éric Maurin.
    C'est à partir de l'enquête annuelle sur l'emploi de l'Insee, qui repose sur une série d'échantillons représentatifs formés de trente à quarante logements, qu'Éric Maurin a mesuré la constitution des différents voisinages de l'enquête et leur évolution dans le temps. Résultat, statistiques à l'appui : "le lieu de résidence est aujourd'hui plus que jamais un marqueur social. Peut-être même le principal marqueur pour beaucoup de familles". Les choix de résidences et les stratégies mises en œuvre pour éviter certains quartiers ou villes ne sont pas tant fonction d'une recherche de sécurité (le calme) ou d'une course aux meilleurs équipements (les infrastructures) que des conditions de scolarité et de socialisation des enfants et des adolescents.
    Certes, cela n'est pas nouveau : tandis que les uns cumulent les facteurs d'échec, d'autres multiplient les facteurs de réussite. La nouveauté tient à la généralisation du phénomène et à l'apprêté des luttes engagées par différents acteurs sociaux. Par sa méthode, Éric Maurin en mesure l'amplitude (par groupe et par résidence) et donne à apprécier, via des études américaines, l'incidence du contexte résidentiel et démographique sur la scolarité, la santé, l'obésité... Les citoyens, censés être libres et égaux en droit, ne le sont nullement en termes de destin. Pour l'auteur, la société française n'est plus le théâtre d'une lutte frontale entre deux grandes classes sociales. "Les clivages existent toujours, mais ils sont plus nombreux et plus diffus. Surtout ils s'inscrivent ailleurs que dans l'entreprise, et notamment sur le territoire".
    Partant du constat que "ce n'est pas l'immobilisme, mais la sélectivité des mobilités qui fige nos ghettos", Éric Maurin éclaire l'échec des politiques de la ville et du logement, des politiques de zones franches comme les effets réduits des politiques ZEP (il n'y a pas plus de mixité sociale aujourd'hui qu'hier). En simplifiant, ces politiques menées depuis plus de vingt ans, plutôt que de s'appliquer à corriger les flux, les mobilités - c'est-à-dire les mécanismes d'évitement et les stratégies mises en œuvre pour rester entre soi -, travaillent à la pelleteuse, déblayant ici, chargeant là, provoquant alors de nouveaux contournements sans jamais enrayer les logiques ségrégationnistes.
    Pour favoriser la mixité sociale et corriger les inégalités, Éric Maurin propose, plutôt que de cibler les territoires ("ce qui ne condamne en rien l'idée qu'il faille 'donner plus à ceux qui en ont moins'"), d'agir sur les motifs qui président à ces logiques ségrégationnistes : les peurs et les ambitions de chacun, les possibilités et les impasses des autres. S'appuyant sur des exemples de politiques plus ciblées (expérimentées aux États-Unis, au Canada ou en Grande-Bretagne), engageant les bénéficiaires eux-mêmes, il invite à substituer les individus aux territoires, à prendre en compte les ressorts de ces mobilités, les logiques de ces flux, plutôt qu'une logique de stocks et de territoires. La priorité devrait alors porter sur les actions en direction des enfants (scolarité), des adolescents (logements) et des jeunes adultes (formations). Sur ce point, la "crise de confiance" entre les jeunes et l'institution scolaire est dramatique, non seulement pour l'image injustement écornée de l'école, mais surtout parce que "la formation initiale a un impact de plus en plus décisif sur les carrières professionnelles". L'ambition de cette sociologie version taoïste (réintroduire de la fluidité et de la souplesse) ne peut se limiter au choix des lieux de résidence. Comme le montre en conclusion Éric Maurin, elle doit porter sur l'ensemble du système éducatif (de la maternelle à l'enseignement supérieur) et plus largement sur la société française. Une société qui, après que le lecteur a refermé ce livre, paraît bien anxieuse, rigide, bloquée même, fragmentée et inégalitaire.

    Edition du Seuil, 2004, 96 pages, 10,50 €

    photo : Léa Crespi (pour Télérama)

  • Le Malentendu

    Franco La Cecla
    Le Malentendu


    littleitaly.jpgL’auteur, anthropologue italien partagé entre Palerme et Paris, ancien élève d'Ivan Illich et de Michel Foucault, présente dans Le Malentendu, son premier livre traduit en français, une réflexion stimulante sur l’altérité. Partant des travaux de Vladimir Jankélévitch (celui du Le je ne sais quoi et le Presque rien), le malentendu ne se réduit pas à un défaut de la fade et triomphante communication, mais est plutôt une chance, celle de la rencontre. Cet événement, ce « lubrifiant des rapports interpersonnels », selon le mot du philosophe français, seul le temps le sauvera, en permettant aux uns et aux autres de renouer avec la « conscience de l’« expérience de l’autre ». Au temps comme solution au malentendu (V. Jankélévitch), l’auteur, en ancien urbaniste qu’il fut, ajoute une dimension spatiale. Selon lui, « on peut « habiter » le malentendu et en faire une zone de respect, un « coussinet amortisseur » de la relation à autrui ».
    Revenant sur les ghettos juifs et illustrant son propos par l’expérience des Littles Italies ou des Chinatown, le ghetto « est une façon de limiter le malentendu interculturel, et de le gérer en se servant de l’espace urbain ». Ainsi, serait-il « le malentendu par excellence » parce qu’il cacherait « sous un terme négatif quelque chose de très utile ».
    Ce mode de gestion du rapport à l’autre, cette forme de résistance à une assimilation rapide ou ces simulations d’identité... créent « un espace pour la rencontre, pour le pacte qui doit s’en suivre ». Ce n’est pas de la fermeture et du repli sur soi mais bien de la rencontre dont l’auteur fait ici l’éloge, à travers le malentendu et ses transpositions spatiales et urbaines. Une rencontre qui ne va pas de soi et qui exige ces « acrobaties » de la part d’un groupe (minorité culturelle, linguistique, ethnique, immigrés...) pour « rendre sa présence élastique et apte à la contradiction sociale ». La « fragmentation », repérable dans les grandes villes américaines par exemple, n’est plus pour l’auteur assimilable au malentendu ; il en marque la fin, la disparition, sa mutation en « peur », alors, « l’espace physique n’est plus perçu comme seuil mais comme barrière ». Fustigeant le discours sur l’intégration, Franco La Cecla marque bien la différence entre ce qu’il nomme « ma découverte « positive » du ghetto » et « ces lieux de haine, de marginalisation et de violence » que seraient « les banlieues parisiennes ». « Une banlieue n’est pas un ghetto, c’est bien pire. C’est un lieu auquel on a soustrait le temps, c’est une périphérie où la temporalité relationnelle avec la ville est totalement impossible, c’est le lieu off limits de la réclusion, l’espace du refoulement physique des différences ». Et, sur cette question essentielle aujourd’hui, celle de la place de l’islam dans les sociétés européennes, l’auteur diagnostique que « l’islam tourne au fondamentalisme précisément là où l’Occident a perdu son caractère multiculturel et multiconfessionnel ».
    Après l’éloge du ghetto, l’auteur loue la frontière. Non pas la ligne de démarcation (caractéristique du « mythe de l’intégration », ligne tracée par on ne sait quelle instance supérieure et soupçonneuse, et qui très vite se transforme en tranchée) mais la frontière comme « filtre et séparation, lieux où se présentent deux identités », « sorte de terrain vague », flou et incertain. Elle s’apparente plutôt aux marchés traditionnels comme lieux de la mise en scène et de la rencontre des différences, ou, aujourd’hui, aux villes-mondes. La frontière est alors lieu de malentendu, c’est-à-dire « un parcours de la connaissance dans le temps. Mieux, elle devient « identité » et Franco de Cecla rejoint E. Glissant, P. Chamoiseau et d’autres dans la tentative de dégager une « troisième voie entre universalisme et fanatisme localiste », celle de la « créolité » et du métissage et de la « démonstration qu’il n’y a pas d’identité fixe, que l’identité n’est pas une limite mais une ressource de vie ».

    Préface de Marc Augé, édition Balland, 2002, 163 pages, 14,50 €