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Essais - Page 2

  • La Diversité contre l’égalité

    Walter Benn Michaels

    La Diversité contre l’égalité

    image.jpgNicolas Sarkozy, dans son discours sur la réforme du lycée, le 13 octobre 2009, rappelait que la création du lycée signifiait « la fin des privilèges de la naissance ». « Désormais, poursuivait-il, ce qui compte en France pour réussir, ce n’est plus d’être “bien né” : pour réussir, il faut travailler dur, et avoir fait la preuve, par ses études, par son travail, de sa valeur ». Voilà ce que Walter Benn Michaels appellerait sans doute une parfaite illustration de la « méritocratie » : on ne devient pas riche par héritage - richesse et patrimoine - mais grâce à son travail et à ses efforts. L’auteur, professeur à l’université de l’Illinois à Chigago, dit exactement le contraire : « ce n’est pas parce que qu’ils ont fréquenté une grande université qu’ils ont réussi [les étudiants des dites universités], mais parce que leur famille est assez riche pour leur offrir le genre d’environnement et de préparation qui permet d’être admis dans une grande université ». Point ! Voilà qui est affirmé sans circonvolutions ni prêchi-prêcha.

    Pour Walter Benn Michaels cette « illusion » de la méritocratie est le pendant de la discrimination positive qui, in fine, justifierait et légitimerait les richesses des riches. Ce que dit ici l’auteur, c’est qu’un Yazid Sabeg par exemple, sous couvert  de diversité et de discrimination positive, ne cherche pas à remettre en question un ordre social et économique inégalitaire mais à faire advenir un nouvel âge au capitalisme vieillissant, un « capitalisme black-blanc-beur ».  Et s’ « il faut aider les élites à changer », comme le proposait Carla Bruni-Sarkosy, ce n’est pas, précise l’auteur, pour « remettre si peu que ce soit en cause leur statut d’élites, mais pour les rendre plus noires, plus multiculturelles, plus féminines – le rêve américain. »

    Car ce petit livre est tout entier consacré à fustiger une idée à la mode, d’autant mieux partagée qu’elle est d’une simplicité biblique : l’injonction du respect de la diversité, le respect des différences et sa conséquence sociale et politique, le saupoudrage ad libitum des cultures, des ethnies, des croyances, des genre et des sexes.

    Voilà qui, pour rester dans l’esprit de ce livre frondeur, rappelle le « diviser pour régner ». Car pendant que l’on s’échine et se déchire à défendre son bout de gras différentialiste et mémoriel, on en oublie l’essentiel : «  l’idée, elle vraiment radicale, d’une redistribution des richesses devient quasi impensable. » C’est là la thèse unique, martelée et servie sur plusieurs mode de ce livre roboratif : la danse du ventre  de la diversité ne sert à rien d’autre qu’à empêcher de remettre en question, de « réduire », de « combler », l’inégalité suprême, celle qui depuis toujours divise nos semblables en humanité : l’inégalité entre les riches et les pauvres ! Et s’il fallait un autre argument contre les statistiques ethniques, on le trouvera également dans ce livre : en « ethnicisant » ou « racialisant » les statistiques on se rassure ! On laisse croire que les discriminations seraient les principales causes  de la pauvreté au lieu d’accuser les disparités économiques dans l’accès à la santé, aux formations, aux modes de consommation, aux loisirs…

    Ce livre n’est pas une adresse aux élites ou à la droite en général – qui préfèreraient la « guerres des cultures » à la lutte de classes – que l’ébauche d’un programme pour une gauche rénovée. « Le problème ce n’est pas le racisme » mais le « néolibéralisme ». « La diversité n’est pas un moyen d’instaurer l’égalité ; c’est une méthode de gestion de l’inégalité ». Et pour être tout à fait clair : « Si nous aimons la diversité, si nous aimons les programmes de discrimination positive, c’est parce qu’ils nous présentent le racisme comme l’unique problème que nous ayons à résoudre.  Or le résoudre ne nous demande rien d’autre que de renoncer à nos préjugés. Résoudre le problème de l’inégalité économique  demanderait sans doute un peu plus : peut-être de renoncer à notre argent. »

     

    Edition Raisons d’agir, 2009, 157 pages, 7€

  • Tu deviendras un Français accompli. Oracle

    Saber Mansouri

    Tu deviendras un Français accompli. Oracle

     

    saber-mansouri.jpgSaber Mansouri, est un historien versé dans les études hellénistiques qui, à la sortie de cet « oracle », a déjà publié deux livres consacrés à Athènes (la Démocratie athénienne, une affaire d’oisifs ?, André Versaille, 2010 et Athènes vue pas ses métèques, Tallandier, 2011)  et, comme arabisant, un essai sur L’Islam confisqué. Manifeste pour un sujet libéré (Actes-Sud, 2010). Cela pour dire que ce disciple de Claude Mossé et de Pierre Vidal-Naquet, enseignant à l’Ecole pratique des hautes études n’est pas un dilettante. Ce quadra, appelé sans aucun doute à un brillant avenir au sein de l’intelligentsia universitaire et hexagonale est né en Tunisie. Il y a fait ses classes avant d’atterrir, en 1995, en France « le seul endroit au monde où l’abstrait prend définitivement sa revanche sur le concret » pour parfaire sa formation. Il a du « quitter les siens », les « trahir » dit-il pour tenir la promesse qu’il s’était faite.

    Dans cet « oracle » par lui écrit, il se met en scène, lui le migrant, débarqué comme étudiant, un étudiant contraint aux veilles nocturnes dans des hôtels assoupis pour payer études, gîte et couvert. Ce thésard méritant évolue dans le maquis administratif et la bienveillance d’un autre âge de quelques doctes mandarins. L’oracle s’adresse à lui, le migrant « choisi », élu par la grâce du grand manitou qui croit pouvoir vous claquer la porte au nez ou, miséricordieux, vous introduire dans le vestibule de sa grande et belle demeure du Nord industrialisé et développé, démocratique et civilisé et tout le toutim. L’oracle, descendu d’on ne sait quel sommet,  prononcé par on ne sait quelle bouche, éclairé par on ne sait quelle expérience, quelle sagesse, délivre l’alpha et l’oméga pour devenir « un Français accompli », la nouvelle recrue d’une « intégration raffinée » entendre « républicain », « dreyfusard dépolitisé », « laïc » maudissant « Mai 68 », apologiste de la IIIe République mais impérativement muet sur la IVe, préférant Mauriac le « catholique, engagé et bon écrivain » au Sartre « qui a commencé la résistance à la Libération » (dixit Vidal-Naquet) et féministe - mais « entre le féminisme classique et le féminisme postmoderne et genré ». « Consensuel », il rejettera la loi sur « l’œuvre positive de la France outre mer » mais évitera de « culpabiliser » le pays. Lire Césaire ? Oui, Fanon ? Non ! Bien sûr pas de mariage blanc, etc., etc.

    Sur plus d’une centaine de pages, Saber Mansouri s’en donne à cœur joie. Il y va de ses conseils, de ses constatations, de ses descriptions, tendres ou satiriques. Il manie, de bout en bout, l’humour et le détachement pour in fine évoquer des sujets sérieux : la présence de l’Autre dans le pré carré national, l’intégration, l’identité, les sempiternelles représentations, les heurs et malheurs, la grandeur et la petitesse de la société française, les temps présents et ceux plus lointains, une terrasse de café, un musée, une résidence universitaire, les mille et un prix des mille et une dépenses quotidiennes. C’est de la haute voltige, un jet continue et puissant qui épuise toute recension tant les sujets sont nombreux, les domaines vastes et la plume prolixe et vive.

    Tout y passe, la télé, les one man show des comiques Noirs, la demande de naturalisation, l’UMP, le PS, le FN devenu « fréquentable », Sos racisme, Les Indigènes de la République et le Cran, la littérature (Céline,  Michaux, Hugo, Flaubert, Valéry, Gracq, Bossuet, Lautréamont, Mallarmé, Baudelaire et, dans un autre registre, Katherine Pancol ou Christine Angot). Il y a aussi Barrès, Lavisse ou la noble figure de l’historien Henri-Irénée Marrou. La France c’est aussi les « évidences » de ses éditorialistes, les soldes, l’islam réduit à une religion, amputé de sa part civilisationnelle, ses musulmans qui vont « à la mosquée mais pas au Palais-Bourbon », le voile (sur près de six pages !), le RMI et le RSA, les « bobos » qui aiment tellement les étrangers qu’ils ont « fini par occuper entièrement leurs quartiers ». Le pinard et la littérature qui font leur rentrée presque main dans la main, d’un côté le Beaujolais nouveau et de l’autre le Goncourt… Mansouri débite et débine à vitesse grand V.

    Nouveauté : le ci-devant thésard devenu professeur du sérail lève le voile sur l’Université française, ses limites ou ses paresses. Pour paraphraser Marc Lièvremont après une certaine victoire du XV tricolore sur le XV de la Rose, « quel pied ! » de voir ainsi asticoter quelques sommités, plus habituées à donner des leçons qu’à en recevoir. Saber Mansouri se joue de ces professeurs qui ne cessent d’assigner leurs étudiants étrangers à résidence culturelle et nationale. Ainsi, un doctorant malien devra plancher sur « les techniques agricoles ou le développement durable » mais pas question de se pencher sur « la protection de la côte corse ou bretonne ». C’est niet ! Doctement niet ! Et Mansouri d’offrir quelques sujets de thèses ubuesques en guise d’illustration. Petit florilège non exhaustif : « « Maria Callas et Oum Kalthoum : une comparaison vocale », « L’influence du Nouveau roman sur la littérature saoudienne », « la fin de la IVe République en France et le départ de Ben Ali : éléments de comparaison » ou « La guerre d’Algérie dans l’édition française : 1940-2001 ».

    Après avoir rappeler deux ou trois citations d’une académicienne, d’un philosophe omniprésent et omniscient, d’un président en exercice, il assène : « l’élite française s’écoute parler avec une satisfaction désarmante. Le racisme ordinaire, celui des sots, ne doit pas vous peiner : méfiez-vous toujours du racisme pudique, intelligent et paternaliste. » Après avoir dessillé les yeux de son lecteur, on peut interroger : quel regard porter sur le rôle assigné par la France à « ses » étudiants venues d’ailleurs ou à « ses » Français aux origines toujours convoquées, sur qui  « on compte » « pour redonner du galon à la politique africaine de la France » ? Ne sont-ils pas (aussi) confinés dans un rôle d’intermédiaire, de passerelle, de traducteur, de pion instrumentalisé, rentable, etc. ?  D’ailleurs, « avec les Arabes et les musulmans on parle volontiers de pétrole, de banlieues, de burqa… » explique l’auteur sur un  bon paragraphe, mais on ne parle pas de « l’aristotélisme, du platonisme, de la démocratie, (...) de gastronomie, de Glenn Gould (...) de la paix… »  égrène, sur deux pages cette fois, le même. Toujours ces maudites représentations d’un autre âge, un soupçon de colonialisme, un nuage de condescendance et peut-être pas mal de désintérêt. Aussi, quand la rue arabe manifeste et meurt pour les mêmes aspirations, les mêmes valeurs, on s’étonne, on snobe, on ragote : la démocratie Athénienne à Paris, Londres ou Madrid oui mais à Tunis, Le Caire ou Alger, vous rigolez !

    Conseils aux immigrés « choisis » ? Certes ! Mais cet oracle renferme aussi quelques recommandations bien utiles à tous pour mieux « vivre ensemble ». Urbi et orbi.

     

    Edition Tallandier 2011, 121 pages, 9,90€

  • Tunisie, Le pays sans bruit

    Jocelyne Dakhlia

    Tunisie, Le pays sans bruit

     

    Jocelyne_Dakhlia_17042011102545.jpgJocelyne Dakhlia revenait ici sur ce « Printemps arabe » à l’heure où les Tunisiens élisaient une Constituante dominée par les représentants du parti Ennahda, dispensateur (à Dieu ne plaise) de la bonne parole à des ouailles oublieuses. Oublieuses ? Peut-être mais (re)devenues « sujet politique » armé d’une exigence citoyenne et démocratique et à qui, conscient des incertitudes du jeu politique, on ne la fera peut-être pas. Là n’est qu’en partie le sujet du livre de Jocelyne Dakhlia, directrice d'études à l’EHESS, qui scrutait cette révolution tunisienne en interrogeant l’« aveuglement » de la France à ce qui s’est passé dans ce petit pays à l’origine de grands bouleversements.

    Dakhlia observe le regard hexagonal. Un regard forgé par plusieurs siècles de relations entre l’Occident et l’Orient, entre la France et ses colonies, entre la Ve République et ce pays qui a accédé à l’indépendance en 1956 et qui, jusqu’à un certain 14 janvier 2011, n’aura connu que les joies de la dictature, version Bourguiba puis Ben Ali. Dictature, dont, ici en France, les dirigeants, tous les dirigeants, se sont allègrement accommodés avec plus ou moins d’élégance, avec plus ou moins de cynisme. La peur de l’islamisme n’explique pas tout.

    Jocelyne Dakhlia montre qu’en Europe, depuis l’antiquité grecque, la démocratie serait à l’Occident ce que le despotisme serait à l’Orient, qu’il soit perse ou arabe. Par atavisme culturel ou paresse de l’intelligence, ce schéma a enfermé la Tunisie dans une seule et unique alternative, un « modèle binaire » : la dictature mafieuse à la Ben Ali ou la dictature rigoriste des islamistes. Entre ces deux versions point de salut et surtout pas du côté des démocrates et autres laïcs tunisiens, éliminés dans les années 60-70 par un Bourguiba chouchou de la doxa occidentale puis persécutés et relégués au rang de « malades » par un Ben Ali chouchou d’une classe politique, économique et commerciale qui a contribué à faire de ce pays « une sorte d’arrière-cour de la France, et de l’Europe, extension récréative, thalassothérapique, et industrielle ».

    La « pourriture coloniale » (Alexis Jenni) gangrènerait-elle encore les esprits, ici, en France, pour avoir des décennies durant vue dans la Tunisie – et au delà – « un pays presque sans histoire », une société figée pour l’éternité, sans luttes, sans diversité, sans aspirations autre que celle qui consiste à se satisfaire, par nature, par essence, d’un despotisme ontologique ? On aimait la Tunisie comme on aimait sa nounou arabe ! D’où sans doute le « scepticisme », l’« incrédulité », les  « résistances » qui accueillirent les premiers pas de la jeune révolution. Le « choc des civilisation » commence dans les têtes qui renvoie l’autre à une différence rédhibitoire au point de détourner le regard devant le spectacle de l’indignité et ce au mépris de ces propres valeurs. Et surtout de ses propres intérêts. Ainsi, la meilleure façon de « contrôler » l’immigration ici en France, ne serait-ce pas d’aider les peuples à vivre en paix et dignement chez eux ? Comme tout un chacun !

    Jocelyne Dakhlia dévoile un héritage, un impensé, un angle mort qui au fond détermine, conditionne tous nos rapports avec l’Autre, réel ou imaginaire, lointain ou à la périphérie de nos centres urbains. Les Tunisiens n’ont pas seulement chasser le dictateur et abattu son régime, ils sont aussi sortis de cet enfermement dans lequel, en Occident, par ignorance ou mépris, on les confinait, un orientalisme d’un autre âge, un exotisme de pacotille au relent de jasmin, de thé à la menthe et autres gesticulations abdominales émoustillantes. « Les mots d’ordre scandés dans les manifestations, « dignité », « liberté », font de toute façon référence, en Tunisie, mais aussi en Algérie, en Syrie ou en Libye, à des valeurs universelles et non pas à des systèmes particuliers. »

    En réintégrant ce que Jocelyne Dakhlia nomme la « commune humanité politique », les Tunisiens nous rappellent à l’ordre. Il faudra construire un nouveau partenariat entre le Nord et le Sud ; repenser la notion d’universalisme ; substituer dans les  relations, l’égalité à la verticalité ; cesser de croire, au nom d’un prétendu retard et d’une téléologie introuvable, que le rapport ne peut-être que mimétique ; en finir avec les pseudos relativismes culturels qui enferment, excluent, rejettent…

    Il faut que la France sorte « des schémas obsolètes » disait Moncef Marzouki, le nouveau président de la Tunisie (le Figaro du 13 décembre) : « Nos amis français doivent s'adapter à la nouvelle donne. Ils n'ont plus affaire à des malfrats et doivent comprendre que nous ne sommes plus des clients, mais des partenaires. La Françafrique ne passera plus par la Tunisie. »

    Pour comprendre ces évolutions en cours et pour préparer celles à venir, le petit livre de Jocelyne Dakhlia, brillant, efficace, écrit sans animosité ni amertume, est un outil indispensable.

     

    Actes Sud, 2011, 119 pages, 15€

     

  • Le Dérèglement du monde

     

    Amin Maalouf

    Le Dérèglement du monde

    Le précieux romancier franco-libanais, polyglotte à cheval sur l’ « Occident » et le « monde arabe », citoyen et intellectuel qui embrasse de son regard gourmand et de sa plume élégante le vaste monde devenu « village planétaire » revient à l’essai. Après ses percutantes Identités meurtrières, de nouveau, il aide ses contemporains à mettre un peu d’ordre dans un monde déréglé par la montée du « fanatisme », de la « violence », de « l’exclusion », du « désespoir » et des « surenchères identitaires ». Le Dérèglement du monde invite à créer les bases d’un « nouvel humanisme ».

     Bonne année 2014 à toutes et à tous !

     

     

    Amin-Maalouf.pngEt les musulmans par-ci, et les musulmans par-là. Et les immigrés irréguliers par-ci, et les immigrés légaux par-là. Et patati ! et patata ! Et allez qu’à chaque fois depuis des années, je te rajoute une couche dans l’exclusion, la suspicion, l’opprobre. A ce jeu, tout devient possible. Le pire surtout. Et les « plus jamais ça » mémoriels, des pièges à gogo. On se prépare des jours bien sombres. Il ne s’agit nullement-là d’une posture de gloriole ou de provoc, façon arrogance à la sauce beur ou black de banlieues en mal de reconnaissance. Non ! Non ! C’est Maalouf qui parle. Notre Goncourt 1993, gloire internationale des lettres françaises. Le Dérèglement du monde c’est aussi çà : des pays occidentaux qui méprisent leurs citoyens, du moins ceux venus d’ailleurs. L’arrogance ne sévit pas qu’en banlieue tout de même ! Et si l’on en doute, il faut relire Les Invités d’Assouline.

    Et pourtant ! « Je l’écris sans détour, et en pesant mes mots : c’est d’abord là, auprès des immigrés, que la grande bataille de notre époque devra être menée, c’est là qu’elle sera gagnée ou perdue. Ou bien l’Occident parviendra à les reconquérir, à retrouver leur confiance, à les rallier aux valeurs qu’il proclame, faisant d’eux des intermédiaires éloquents dans ses rapports avec le reste du monde ; ou bien ils deviendront son plus grave problème. » C’est dit. Le Dérèglement du monde dénonce dans le même temps « (…) un monde où les appartenances sont exacerbées, notamment celles qui relèvent de la religion ; où la coexistence entre les différentes communautés humaines est, de ce fait, chaque jour un peu plus difficile ; et où la démocratie est constamment à la merci des surenchères identitaires. »

    Ce monde déréglé par les communautarismes et les replis sur soi, l’est tout autant par l’absence de « légitimité » dans le monde arabe(1) et par la perte de « légitimité » de l’Occident, obligé de jouer des biscoteaux un peu partout sur la planète. Si les dérèglements sont locaux, leurs effets, eux, sont planétaires. Il suffit d’une poussée de fièvre à l’autre bout du globe, pour qu’on se mette à greloter dans son lit. Si la légitimité manque (ou manquait) au monde arabe, elle déserte aussi les pays d’Occident qui, faute de suprématie économique et d’autorité morale, font de l’intervention militaire « une méthode de gouvernement » de la planète. Car, selon Amin Maalouf, la civilisation occidentale, « créatrice de valeurs universelles » reste partagée « entre son désir  de civiliser le monde et sa volonté de le dominer ». Et pourtant, selon l’universalité occidentale, « l’humanité est une » et « aucun peuple sur terre n’est fait pour l’esclavage, pour la tyrannie, pour l’arbitraire, pour l’ignorance, pour l’obscurantisme, ni pour l’asservissement des femmes. Chaque fois qu’on néglige cette vérité de base, on trahit l’humanité, et on se trahit soi-même. »

    Le monde étant global, « nous sommes en train de sombrer ensemble » et, dans ce monde partagé et unique, « les problèmes ne peuvent être résolus que si l’on réfléchit globalement, comme si l’on était une vaste nation plurielle, tandis que nos structures politiques, juridiques et mentales nous contraignent à réfléchir et à agir en fonction  de nos intérêts spécifiques – ceux de nos Etats, de nos électeurs, de nos entreprises, de nos finances nationales. » Pour l’auteur des Identités meurtrières, il faut partir d’un fait, une évidence à l’heure où la radioactivité, les virus, les capitaux, les marchandises, les hommes et les identités se baguenaudent allègrement à la surface du globe, au nez soupçonneux et à la moustache frétillante de la maréchaussée douanière : le monde est un, global, partagé et unique, les cadres nationaux vacillent, il serait temps non seulement de penser « globalement » mais aussi d’agir « globalement » en imaginant « une sorte de gouvernement global ».

    Mais attention, dans le respect de tous et de chacun. Il faut alors et aussi dépasser ses petites mesquineries et ses grandes peurs, admettre que les civilisations sont allez au bout de leur bout, et qu’au bout de ce bout, c’est le vide pour tous ! Alors que l’Occident en rabatte de sa morgue et de sa suffisance, renvoyant (enfermant)  l’autre – et ici l’Arabe – à une improbable différence culturelle et surtout religieuse (il y a un trop plein de religion nous dit Maalouf).

    Il conviendrait d’en finir avec « l’esprit d’apartheid ». Basta ! des présupposés ethniques sur « ces gens-là »  qui « ne sont pas comme nous ». Ce pseudo « respect » de l’Autre est une forme de mépris, et le révélateur d’une détestation. »

    Ainsi, si l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire, l’Arabe, lui, poireauterait encore dans l’antichambre. Son passé, son présent et son avenir seraient, à l’ombre des minarets, écrit ad aeternam. « Et c’est ainsi qu’Allah est grand » aurait peut-être écrit Alexandre Vialatte. L’Occident oublierait-il ses propres leçons ? Le devenir des sociétés est le résultat de l’Histoire et non le fruit d’un commandement divin rappelle l’auteur, de sorte qu’« expliquer sommairement par la « spécificité de l’islam » tout ce qui se passe dans les différentes sociétés musulmanes, c’est se complaire dans les lieux communs, et c’est se condamner à l’ignorance et à l’impuissance. » Cela n’exonère nullement le monde arabe de corriger « l’indigence de sa conscience morale » : qu’il « s’introspecte » et fasse un  grand ménage (de printemps, s’entend…). Des décennies d’illégitimité satrapique ou révolutionnaire ont laissé des toiles d’araignées dans les constitutions nationales et dans les consciences de chacun.

    Amin Maalouf invite à un peu moins de religion et à un peu plus d’attention aux peuples. Et fissa encore ! Car il y a danger. « Dans le « village global » d’aujourd’hui, une telle attitude n’est plus tolérable, parce qu’elle compromet les chances de coexistence au sein de chaque pays, de chaque ville, et prépare pour l’humanité entière d’irréparables déchirements et un avenir de violence. »

    Pour sortir, « par le haut », de ce « dérèglement », il faut recourir à… la culture.  Voilà qui mettra sans doute du baume au cœur des lycéens imprudemment engagés en filière littéraire et des étudiants qui perdent leur temps à faire des langues, de la littérature et autres matières insignifiantes du genre philo, histoire, psy quelque chose et autres langues dites « mortes », au lieu d’être utiles à leur pays et à leur économie : des finances jeune homme ! de l’éco ! et plutôt de la micro que de la macro ; des mathématiques jeunes dame ! De la tenue, de la rigueur… de l’utilitarisme carnassier à vocation citoyenne et bourgeoise. Il ne s’agit pas d’opposer quoi que ce soit à quoi que ce soit d’autre, mais voilà, notre Goncourt national, redore le blason de la culture, des langues et des littératures pour allez vers l’Autre et s’imprégner de son « intimité » : « Sortir par le haut » du « dérèglement » « exige d’adopter  une échelle des valeurs basée sur la primauté de la culture ». La culture « peut nous aider à gérer la diversité humaine », aider à se connaître les uns les autres, « intimement »  et « l’intimité d’un peuple c’est sa littérature ». Ici, « l’intimité » à la sauce Maalouf a peut-être à voir avec la « connivence » façon François Jullien…

    Dans ce fatras planétaire aux retombées de proximité, la culture tiendrait donc le premier rôle pour éviter de sombrer ensemble. Et les immigrés du monde entier seraient, une fois de plus les OS, obscurs mais diligents, du salut général. C’est dire si l’attitude des pays européens à leur égard est une « question cruciale ». Que l’on cesse alors de les renvoyer à une religion ou une appartenance exclusive. « Limmigré a soif (…) de dignité culturelle [dont] (…) la composante la plus irremplaçable est la langue. « l’appartenance religieuse est exclusive, l’appartenance linguistique ne l’est pas ; tout être humain a vocation à rassembler en lui plusieurs traditions linguistiques et culturelles ». Comme Driss Chraïbi ou Ying Chen avant lui, Amin Maalouf demande que chacun s’enrichisse de l’individualité de l’autre, émancipé de tout communautarisme. Alors les immigrés du monde entier - et de France - pourront jouer ce rôle indispensable d’ « intermédiaire ». Et non celui de boucs émissaires.

    1-La première édition date de 2009 (chez Grasset). Autrement dit bien avant les fragrances du jasmin tunisien…

    Le Livre de poche, 2010, 320 pages

     

  • Roms et Tsiganes

    Jean-Pierre Liégeois

    Roms et Tsiganes 

    AVT_Jean-Pierre-Liegeois_9821.jpegAinsi les quelques 15 à 20 000 Roms Roumains et Bulgares qui se baguenaudent dans le pré carré national, qui survivent dans des campements insalubres, sont devenus l’objet de toutes les attentions sécuritaires. Voilà un petit livre bien utile pour dépasser les gros titres de la presse et les gros mots des responsables politiques, pour aussi mesurer le poids des préjugés qui traînent dans la tête de chacun. Jean-Pierre Liégeois est un spécialiste, auteur de dizaines de livres, rapports, conférences et autres articles sur le sujet. Fondateur en 1979 du Centre de recherches tsiganes de l’université Paris-Descartes, qu’il a dirigé jusqu’en 2003. C’est dire s’il est à son affaire ici. Le souci de l’exhaustivité bute sur les rigueurs de la collection : en un centaine de pages, le lecteur est gratifié d’une somme d’informations indispensables pour trouver son chemin dans le dédale d’un sujet aux ramifications multiples. Pourtant, il aurait peut-être accepté d’échanger quelques éclairages généraux et perspectives historiques pour saisir ce qui fait le quotidien de ces Roms et Tsiganes, objet aujourd’hui de toutes les attentions, bonnes ou mauvaises. Ce n’est là qu’un léger bémol à propos d’un livre dont les atouts sont nombreux, et pas seulement parce que les Roms sont au cœur de l’actualité française et européenne depuis bientôt une vingtaine d’années.

    Jean-Pierre Liégeois livre tout ce qu’il faut savoir (ou presque) sur ces Roms et autres  Tsiganes. Une centaine de pages donc pour essayer de chasser de nos esprits ces préjugés qui font des Roms des voleurs, des délinquants, des adeptes de la sorcellerie et autre diablerie, des mendiants dont les grosses cylindrées - qui tractent de belles caravanes comme disaient il y a quelques années un autre ministre - inoculent le virus de la suspicion chez les bonnes gens.

    Des préjugés aux persécutions, il n’y a qu’un pas, et l’histoire, de ce point de vue, ne fut pas mauvaise fille pour ces populations arrivées en Europe à la fin du XIIIe siècle. Les Roms furent enfermés, réduits en esclavage au XVIIIe siècle dans les principautés roumaines de Moldavie et de Wallachie, internés sous Vichy ou exterminés dans les camps nazis. Ce génocide coûta la vie à 500 000 d’entre eux et reste peu présent dans les mémoires ; mémoire rom exceptée… Expulsés, les Roms furent chassés au Moyen-âge comme des animaux, rejetés au fil des siècles. Il y a peu, c’est au nom de la « purification ethnique » qu’ils furent pourchassés en Ex-Yougoslavie et, par les temps qui courent, ils subissent des politiques d’exclusion globale et planifiée… A ces politiques d’élimination physique et/ou géographique, se substituèrent des politiques d’assimilation ou d’ « inclusion ». Mais l’auteur en montre les ambiguïtés : in fine, elles visent à faire disparaître des cultures classées comme déviantes, marginales et sources de troubles sociaux. Tout est bon pour rejeter l’autre… Voir sur ce point le roman de Marc Trillard, De sabres et de feu (Le Cherche midi 2006).

    Jean-Pierre Liégeois remonte loin, en Inde, pour retrouver la trace de ces communautés dont les premières familles apparaissent en Europe à la fin du XIIIe siècle. Roms, Tsiganes, Gitans, Gypsis, Gens du Voyage, Bohémiens, Manouches… les appellations varient pour désigner des groupes qui, pour avoir des origines communes, n’en constituent pas moins des communautés diverses, différentes, appartenant à une « mosaïque », un « kaléidoscope » où les parties, solidaires en tant que membres d’un tout, n’en affirment pas moins pour autant leur spécificité. Le terme « Rom » acquit sa légitimité en 1971, à l’issue du premier congrès mondial des Roms. Il marque l’émergence sur la scène politique de ces groupes diversifiés et trouve son origine dans la langue tsigane, le romani, elle-même dérivée du sanskrit. Aujourd’hui le terme « rom », de plus en plus souvent employé, marque l’émergence sur la scène politique de ces groupes diversifiés. Si le mot ne recouvre pas l’ensemble des groupes, les Roms d’Europe de l’Est et d’Europe Centrale constituent les groupes majoritaires. Intérêt politique, intérêt démographique, l’autre critère permettant d’expliquer cet engouement tient au fait que « rom » est une dénomination de l’intérieur (endomynie) à la différence des autres désignations, souvent chargées en préjugés, données de l’extérieur (exomynie).

    Avec des estimations variant de 8 à 12 millions, les Roms forment aujourd’hui la plus importante minorité d’Europe. On en compterait entre 1,8 millions et 2,4 millions en Roumanie, entre 1 et 2,5 millions en Turquie et entre 450 000 à 900 000 en Russie. En France, on estime cette population comprise entre 300 000 et 400 00 personnes. La grande majorité est de nationalité française. En 1812, les hommes, les femmes et les enfants tsiganes furent fichés dans un carnet anthropométrique obligatoire. Ces fiches serviront utilement à  la police de Vichy. La loi de 1969, toujours en vigueur, aménagea, plus qu’elle ne supprima, la loi de 1812 : les carnets de circulation se substituant aux carnets anthropométriques. Elle oblige par ailleurs les tsiganes à une présence d’au moins trois ans dans une commune pour être rattaché à une liste électorale et jouir du droit de vote…  Le droit commun impose seulement six mois aux autres Français. C’est dans les années 70 que l’administration française créa le néologisme « Gens du voyage » bien plus réducteur et bien moins poétique que « les fils du vent » de la fin du XIXe siècle.

    Jean-Pierre Liégeois s’efforce de dégager les spécificités culturelles tsiganes du folklore et de l’exotisme dans lesquels, non sans ambiguïtés, on voudrait les maintenir. Quant aux approches paternalistes ou technocratiques, elles tendent, elles, à gommer la culture des Roms pour réduire leur mode de vie à un problème social ou une déviance. Langue, organisation sociale, système de valeurs, règles de solidarité… sur tous ces points, l’auteur s’applique à fournir quelques repères.  De ce point de vue, la mobilité n’est pas nécessairement consubstantielle à la culture rom : elle est une forme d’adaptation car « ce sont les persécutions dont les Tsiganes sont l’objet qui les amènent à fuir ». Sait-on d‘ailleurs qu’en moyenne, 80% environ des Roms européens sont sédentarisés ?  Des raisons sociales et économiques peuvent aussi présider à cette mobilité qui permet alors de travailler, de rencontrer d’autres groupes, d’établir des liens (mariages, échanges, informations…), d’entretenir aussi sa spécificité par rapport aux groupes croisés. « Si le nomadisme n’est ni le produit ni le producteur  de la culture tsigane, il apparaît que les deux sont liés, notamment parce que les communautés tsiganes, par choix ou par obligations, ont toujours du prendre en compte la mobilité dans leur style de vie. »

    Les Roms sont les minorités les plus discriminées d’Europe. Réduire, comme on le fait souvent en France, la question rom à un problème migratoire c’est omettre ces discriminations voir les violences dont ils sont victimes dans les pays de départ (en Roumanie notamment). Les Roms, comme citoyens européens, ont le droit de circuler à l’intérieur de l’espace Schengen. Ils le font. Mais comme ils ne disposent pas du droit à l’emploi, ils sont, comme en France ou en Italie, renvoyer chez eux, manu militari ou avec leur consentement. Renvoyés parfois au casse-pipe. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ces expulsés sauront emprunter les routes que les ont conduits en France ou ailleurs. Pourtant, la lutte contre les discriminations et pour le respect des droits des minorités roms constitue un des critères à respecter pour les pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne. Une condition que l’on s’arrange pour remplir avant d’entrer et avec laquelle on prend quelques libertés une fois la porte refermée derrière soi…

    Autre ambiguïté que dénonce Jean-Pierre Liégeois : les politiques menées vis-à-vis des Roms. Après les phases d’ « expulsion », de « réclusion », d’ « inclusion », pour Jean-Pierre Liégeois nous serions entrés depuis quelques années dans une phase d’ « indécision ».  Ce moment d’incertitude n’est en rien le prélude à une « innovation » en matière de politique : qu’il s’agisse de la prise en compte des caractéristiques culturelles des Roms, de la question de leur citoyenneté ou de l’accès à l’éducation, rien ne permet d’entrevoir des innovations contribuant à lutter contre les discriminations et ce, malgré les recommandations de nombres d’organismes et associations européens. Les derniers événements pourraient même laisser à penser qu’une « réactivation du rejet » des Roms et autres Gens du voyages se profile, réduisant à zéro toutes les avancées observées ces dernières années.

    Pourtant, au cœur de ce formidable projet de construction d’un espace européen, ouvert aux différences, aux minorités et aux mobilités, à l’heure aussi de la mondialisation, de l’émergence des identités « rhizomes » et du questionnement des identités « racines »,  les Roms seraient porteurs d’un savoir et d’une expérience uniques qui pourrait servir à leurs contemporains parfois déboussolés. Pour l’auteur, « l’analyse de la société tsigane est une analyse de la permanence à travers l’éphémère ». Renversant les perspectives, Jean-Pierre Liégeois avance que dans « le mouvement de circulation mondiale » les Roms, « mobiles et minoritaires »  auraient une « longueur d’avance » qui pourrait profiter à tous. Une façon de décentrer le regard et d’aérer quelques esprits encrassés par des préjugés identitaires d’un autre temps. Il faut le souhaiter. 

     

    La Découverte 2009, 125 pages, 9,50€

  • 1931, Les Étrangers au temps de l’Exposition coloniale

    Laure Blévis, Hélène Lafont-Couturier, Nanette Jacomijn Snoep, Claire Zalc (sous la direction)
    1931, Les Étrangers au temps de l’Exposition coloniale

    1931-colonie-.jpg

    1931, l’année donc de l’Exposition coloniale. Célébration grandiose de l’empire et de la geste coloniale orchestrée par le maréchal Lyautey soi-même. La Porte Doré et le lac Daumesnil pour un théâtre d’expositions de 110 hectares. Succès total pour cette manifestation qui, du 6 mai au 15 novembre, accueillit pas moins de 8 millions de visiteurs pour 33 millions de billets vendus.
    La France populaire se presse, curieuse et goguenarde, à la rencontre de l’Autre mis en scène. Dehors, l’ombre du repli sur soi et du racisme obscurcit l’horizon national et singulièrement celui des immigrés. Ce n’est pas le moindre des paradoxes d’un temps qui, à bien lire ce catalogue de l’exposition présentée à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, en recèle un bon nombre. Tandis que l’Exposition coloniale participe de la négation de l’identité des « indigènes », la crise fait sentir ses effets d’abord sur les travailleurs immigrés. Pourtant, indigène et immigré s’apprêtent à devenir les acteurs essentiels de l’histoire nationale, les incarnations des transformations profondes à venir. Et pour longtemps.
    Pour les maîtres d’œuvre,  « à cette date se cristallisent d’une certaine manière les liens entre immigration et colonisation ». 1931 serait une « année charnière », héritage à la fois des mobilisations de la Grande Guerre et des vagues migratoires des années 20 et annonciatrice des bouleversements à venir.  Un temps aussi où l’indigène fait son entrée dans l’univers de la migration. 1931 cristallise enfin bien des paradoxes de la société française quant à son rapport à l’Autre, fut-il immigré européen ou indigène du vaste empire.
    En 1931 l’immigration en provenance de l’Empire ne représente que 150 000 immigrés sur les 2 890 000 immigrés présents dans l’Hexagone soit 7 % de la population. L’immigration, majoritairement européenne, c’est-à-dire italienne, belge, espagnole, polonaise… est la première victime de la crise. Ils seront 500 000 à perdre leur emploi entre 1931 et 1936. Tandis que l’Exposition coloniale verse dans une démesure spectaculaire, les immigrés sont relégués dans les mines, dans les usines, dans certains quartiers et logements, fichés par des documents administratifs ou des dossiers de surveillances et autres rapports de police… Le service des étrangers est le plus important de la Préfecture de police de Paris. Un exemple même pour les polices étrangères.
    La lumière de l’Exposition projette aussi dans l’ombre les « sujets de l’Empire » qui « importent en métropole les ambiguïtés et les contradictions du projet colonial français. » Entre les catégories de « français » et d’ « étranger », il faut créer la catégorie d’ « indigène » : ni tout à fait français ni tout à fait étranger. L’indigène est Français mais il n’est pas citoyen… ambiguïté qui perturbera plus d’un fonctionnaire de l’administration et autre recenseur… Ce sont des immigrés victimes déjà de « discriminations » : ils sont soumis à un régime particulier d’immigration, leur interdisant de venir en famille, leur fermant les portes de la naturalisation. Ils « bénéficient » même d’un service spécial de police, la fameuse Brigade nord-africaine créée en 1925.
    Mise en musique par une campagne de presse et certaines professions (avocats et médecins), relayée dans l’hémicycle national, la xénophobie gagne le pays. Les travaux de George Mauco et sa lecture raciale des populations lui offre même une caution « scientifique ». Les politiques d’immigration se durcissent. Comme on n’a rien inventé, déjà les responsables s’appliquent à fermer les frontières du pays et à renvoyer le plus possible d’immigrés présents en France. Le travailleur étranger des années 30 n’est qu’une force de travail dont le séjour est conditionné par son utilité économique. La préfecture de police de Paris veille et l’invention, en 1917, de la carte d’identité devient l’instrument essentiel d’une politique… d’ « immigration choisie » comme l’écrit Gérard Noiriel qui rappelle qu’« historiquement, l’exclusion des immigrants a précédé le combat pour l’ « intégration » ».
    Ainsi, les temps sont rudes pour celles et pour ceux qui, depuis près d’un siècle déjà, ont contribué - comme le montrent nombre de contributions - au développement économique, artistique et culturel, à la défense et à la régénération démographique de la France.
    Div041.jpgQu’importe ! Après la vogue des cabarets russes ou le succès de Joséphine Baker qui, en 1931, chante « j’ai deux amours, », après l’école de Paris (Modigliani, Chagall, Soutine ou Foujita) ou le mouvement surréaliste (Dali, Bunuel, Miro…), le visiteur s’esbaudit devant les premières manifestations d’un cosmopolitisme contemporain, expérimentant ce « goût des Autres » dont parle Benoit de l’Estoile.
    Tandis que l’œuvre coloniale est portée au pinacle à la Porte Dorée, une contre-exposition est organisée par les communistes aux Buttes-Chaumont. Les surréalistes pétitionnent et dénoncent le « concept-escroquerie (…) nouveau et particulièrement intolérable de la Grande France ». Au Jardin d’acclimatation du bois de Boulogne, des Kanaks de Nouvelle-Calédonie sont exhibés sous une forme qui rappelle les zoos humains. Lyautey, lui, s’efforce de ne pas flatter « la curiosité malsaine du public ».
    La police a fait son office, rien de vraiment sérieux n’est venu perturber la manifestation. Le lien entre l’empire et la grandeur de la France « irriguera la propagande de Vichy et participera de l’épopée de la France libre ». Pourtant, la France coloniale vit ses dernières années. Le 15 novembre 1931, les couleurs nationales sont montées pour la dernière fois. Les derniers projecteurs et lampions s’éteignent. Dans la nuit retrouvée, des hommes et des femmes se préparent à allumer d’autres feux. « Les feux du désespoir » pour reprendre Yves Courrières.
    Pas moins de 34 contributions et une iconographie nourrie de 195 affiches, photos, documents divers sont ici mis au service d’un projet qui multiplie les angles d’éclairage, les approches et les disciplines, rend compte des ambivalences, des contradictions, des potentialités d’un temps qui, même si cela doit déplaire aux rigoureux historiens, éclaire aussi l’actualité de ce début de siècle. Les textes et les photos consacrés à l’art et aux peintres, à la danse, aux affiches, au music-hall de variétés ou de revue, à la chanson sont nombreux. On aurait souhaité un éclairage sur l’évolution des produits et des habitudes alimentaires et surtout sur la vie littéraire, grande absente de ce beau et utile catalogue.

    Edition Gallimard-CNHI, 2008, 192 pages, 26€

  • L’invention du pré carré. Construction de l’espace français sous l’Ancien régime

    David Bitterling
    L’invention du pré carré. Construction de l’espace français sous l’Ancien régime

    carte-vauban.jpgPourquoi ne pas lire l’ouvrage de l’historien David Bitterling à la lumière d’un poète, chantre de la créolisation, d’une poétique de la relation et d’une opportune éthique du détour ? Il s’agit bien sûr d’Edouard Glissant. Car avec ce « pré carré » David Bitterling revisite, dans une langue élégante et sans jargon, cette période de l’histoire qui court entre le XVI et le XVIIe où le royaume invente son « espace » et préfigure le contour hexagonal où la patrie s’habillera de l’idée nationale. Moment charnière de l’histoire d’une France présentée, à tort selon l’auteur, par une historiographie récente comme un espace naturel, un contour pentagonal d’abord, hexagonal ensuite, réchampi de la nuit des âges et reçu, presque ex nihilo, en héritage. Cette histoire de l’espace national serait « bien plus celle d’un assemblage de différents territoires à l’intérieur d’un espace géographique vaste et de forme imprécise ». Citant Daniel Nordman, David Bitterling affirme avec lui : « tout territoire est, dans les faits, une construction ou une combinaison [artificielle] ». Voilà donc, après les travaux de Marcel Détienne qui ont mis à mal le mythe de l’autochtonie, une autre certitude qui tombe : le mythe de l’authenticité d’un territoire, de l’homogénéité et du « naturel » hexagonal.
    Colbert, Vauban, les jésuites, les jansénistes à commencer par Boisguilbert vont façonner cet espace nouveau, ce royaume présenté et pensé comme un espace clos, naturel, homogène et autosuffisant. Un vaste domaine où désormais seront confondues les propriétés du roi et les propriétés de la Couronne. Cette conception domaniale influera sur le cours de la pensée économique et, selon David Bitterling, ce détour par l’espace permet de montrer la filiation entre mercantilistes et physiocrates. De plus, par une sorte d’effet boomerang, non prémédité par ces concepteurs – à commencer par Vauban – elle sera à l’origine d’une remise en question implicite de l’absolutisme.
    S’il faut désormais gérer la France comme un domaine homogène c’est qu’il faut remplir les caisses de l’Etat ! Et la situation économique et financière est des plus catastrophiques. Mais cet espace nouveau en gestation s’inscrit aussi dans l’évolution des idées : la révolution copernicienne et les apports de Galilée, la physique de Newton et la géométrie de Descartes. La science est en marche, le monde va vite se trouver enfermé dans des formules mathématiques. Le sérieux des mathématiques et la rigueur de la logique confèrent à cette dynamique portée par Colbert et Vauban un poids difficilement contestable.
    Avec le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme, le royaume doit être organisé à l’image du cosmos, avec, au centre, le roi. L’espace devient «  absolu », c’est-à-dire régi par un même principe organisateur, supérieur aux éléments constitutifs de cet espace, le dedans se distinguant nettement du dehors – les frontières intérieures des continents apparaissent sur les cartes au cours du XVIIe siècle. Vauban invente  le « pré carré ». Il faut le mesurer, en apprécier les distances, les richesses, les potentialités humaines et matérielles, le valoriser par la promotion de l’agriculture, l’homogénéiser en gommant les différences et en bousculant les anciennes divisions et hiérarchies, au grand dam de la noblesse. L’homme occidental devient propriétaire de la terre (ou… de la Terre).
    Les termes de cette nouvelle pensée spatiale, de cette nouvelle représentation du monde sont : contrôle, emprise, soumission, utilité, efficacité, apprivoiser, géométrie, lois, règles, Raison, inventaire, chiffres, et autres métaphores empruntées à la machine et au corps humain… Mais ce n’est pas tout : L’espace maîtrisé par la géométrie et la mathématique facilite la mise au point de   « mécanismes de surveillance » et reproduit « à plus petite échelle la vision d’un monde qui conçoit les individus comme des atomes hostiles qu’il convient de maîtriser. » Sur le plan idéologique, « espace homogène et particularités ne font pas bon ménage et excluent l’application d’une mesure uniforme sur l’ensemble du territoire. C’est un trait caractéristique de l’aménagement territorial français qui qualifie sa politique jusqu’aux temps les plus récents. Appliqué à un espace marqué par la diversité naturelle, le principe de gestion uniforme d’un territoire homogène prend une dimension idéologique essentielle. »
    Et c’est là où Glissant intervient, notamment par ses propos extraits des Entretiens de bâton rouge (Gallimard, 2008) : « En France, l’ordre de la féodalité continue jusqu’au XVIIe siècle, jusqu’à son opposition à Louis XIV : il est divergent, particulier et hérétique, et l’ordre de l’Eglise de plus en plus s’affirme comme l’ordre de l’universel et du catholique au sens plein du terme (…).Quand la langue française conquiert son unité organique en ce même siècle, c’est le signe de la victoire réel de l’universel dans le royaume de Louis XIV. La langue de la rationalité a vaincu les créolisations relayées et prolongées par Rabelais, et Montaigne, et les poètes de la Pléiade, tous oubliés au Grand Siècle. »
    Ainsi le regard du poète invite aussi à (ré)interroger cette période pour saisir ce qui à ce moment s’est joué entre deux conceptions du monde, entre l’ordre des hérésies, des mystiques, l’ordre des pensées décentrées et l’ordre des systèmes, d ‘une « généralisation systémique où paraît déjà l’ordre de l’universel ».

    Edition Albin Michel, 2009, 265 pages, 22€

    Illustration : Les 14 sites majeurs de Vauban

  • Paris-Alger, couple infernal

    Jean-Pierre Tuquoi,
    Paris-Alger, couple infernal

    Jean-Pierre-Tuquoi.jpgAncien correspondant du Monde en Algérie, auteur de plusieurs ouvrages sur l’Afrique du Nord et notamment sur le Maroc, Jean-Pierre Tuquoi est à son affaire pour écrire cette histoire du couple Paris-Alger. Rafraîchissant la mémoire de son lecteur grâce à quelques rappels historiques, il décortique cette relation tumultueuse, avec pour point d’ancrage la fameuse loi du 23 février 2005 et le non moins fameux deuxième alinéa de l’article 4 sur “les effets positifs” de la colonisation. Il montre à la fois la genèse de cet article, les conditions de son vote, les réactions et les conséquences qu’il a suscitées. Autres temps forts de ce bras de fer voire de ce mano a mano franco-algérien, la campagne présidentielle en France et le projet chiraquien de traité d’amitié d’une part, les vicissitudes de la politique intérieure en Algérie de l’autre.
    Qu’il existe encore en France des groupes de pression d’autant plus actifs qu’ils sont ultra minoritaires, quelques personnalités, des parlementaires – particulièrement dans les rangs de l’UMP – pour qui la guerre d’Algérie n’est pas finie, on s’en doutait. Plus intéressante est la mécanique ici mise à nu qui, depuis 2003, se met en branle pour aboutir au vote de février 2005. Vote survenu dans un Parlement quasi vide, où le PS, représenté par Kléber Mesquida, somnole... à moins que ce député, élu de l’Hérault – département qui compte nombre de pieds-noirs – et né en Algérie, ne moufte pas, non “par inadvertance”, mais par tacite consentement. À ce vote s’ajouteront les maladresses, l’incompétence ou les arrière-pensées de certains, à commencer par le ci-devant ministre des Affaires extérieures, Douste-Blazy, qui en prend pour son grade.
    Alors que les relations entre les deux capitales étaient plutôt sereines, amicales même, entre Chirac et Bouteflika, voire propices à des avancées significatives, le climat va très vite se détériorer. Résultat, exit le traité d’amitié cher à l’Élysée (prématurément annoncé le 15 avril 2004 pour l’année suivante par un Chirac fougueux et grisé par l’accueil que lui avait réservé le peuple algérien en 2001 et en mars 2003) et place aux déclarations incendiaires du président algérien. Car Bouteflika, de son côté, était parfaitement informé des manœuvres et du vote de cette loi. Il aurait, selon Jean-Pierre Tuquoi, attendu une réaction de l’Élysée... en vain ! Puisqu’elle ne viendra qu’un an plus tard.
    Alors, le 6 mai 2005 à Sétif, sans faire explicitement référence à la loi de février, il dégaine, tonne et lance ce que l’auteur qualifie de “croisade anti-française”. À Sétif ! la même où, le 27 février, l’ambassadeur Hubert Colin de Verdière, tout à sa mission de faire aboutir les négociations entamées depuis deux ans en vue de la signature d’un traité d’amitié, déclarait, à propos des massacres de 1945, qu’ils avaient été une “tragédie inexcusable”. “Sans le vote de la loi du 23 février, il est probable qu’une mécanique vertueuse allait s’enclencher qui, si elle était portée par une volonté politique, allait aboutir à la signature à Alger d’un traite d’amitié entre la France et l’Algérie”, écrit Jean- Pierre Tuquoi. Il n’en fut rien, du fait de l’activisme d’une minorité agissante, nostalgique de l’Algérie de papa ou hostile à tout rapprochement avec l’ancienne possession coloniale.
    Par la suite, le président Bouteflika ne s’est pas gêné pour surenchérir (en avril puis en juillet 2006 où, dans le cadre d’un colloque tenu à Alger, il exigea de l’ancienne puissance colonisatrice des “excuses publiques”). Que le président algérien, tout à son référendum sur la réconciliation nationale, instrumentalise cette polémique à des fins de politique intérieure, cela n’étonne pas. Du point de vue français, cela ne change rien à l’affaire. La politique algérienne de Chirac se solde par un échec : le traité d’amitié n’a jamais été signé entre Alger et Paris et la question des excuses de la France à l’Algérie constitue une autre pomme de discorde, à tout le moins un élément supplémentaire de confusion entre les mains de ceux qui ne voient pas d’un bon œil le rapprochement entre Alger et Paris.
    Le président Sarkozy ne veut pas de repentance ni de traité d’amitié entre les deux pays. Pragmatique, il en appelait, lors de son premier voyage éclair en Algérie, à construire l’avenir.
    Sur le fond, loin des caméras, loin des états-majors et autres palais présidentiels, le couple franco- algérien n’a rien d’"infernal”. Il se construit et se renforce chaque jour, dans l’intimité des relations personnelles ou dans les succès de démarches collectives (associative, entrepreneuriale). La France reste “le premier investisseur étranger hors hydrocarbures”, rappelle l’auteur. Côté mémoire, s’il y a nécessité d’un réexamen de la colonisation française en Algérie, l’émotion – ici – et l’hagiographie nationaliste – là-bas – ne doivent pas se substituer au travail de l’historien, au risque d’infantiliser les peuples et de favoriser “une mémoire contestée” au détriment d’une “mémoire partagée” entre Paris et Alger. Côté politique, Jean-Pierre Tuquoi invite à la rédaction d’un traité d’amitié non seulement entre la France et l’Algérie mais avec l’ensemble des anciennes colonies. Pour l’auteur, un texte de référence existe, celui qui a été signé en avril 1998 pour la Nouvelle-Calédonie par les indépendantistes, les non-indépendantistes et l’État français.

    Edition Grasset, 2007, 125 pages, 9 €

  • Vous ne pouvez pas nous tuer nous sommes déjà morts. L’Algérie embrasée

    Farid Alilat, Shéhérazade Hadid
    Vous ne pouvez pas nous tuer nous sommes déjà morts. L’Algérie embrasée

    431537-gf.jpgComme le montrent l’historien Benjamin Stora et le journaliste Edwy Plenel dans leur livre d’entretiens récemment paru(1), ce que l’on nomme depuis janvier 2011 « le printemps arabe » n’a pas éclos ex nihilo, les révoltes ou révolutions en cours en Afrique du Nord et au Proche Orient ne surgissent pas dans des sociétés sans histoire ou insuffisamment entrées dans l’Histoire pour parler comme un certain conseiller de la présidence. Pour s’en convaincre, il n’est pas inutile de (re)lire par exemple le livre de Farid Alilat et Shéhérazade Hadid. Tous deux sont journalistes. Le premier a été, jusqu’en juillet 2000, rédacteur en chef du quotidien algérien Le Matin, la seconde officiait, à la sortie du livre, comme envoyée spéciale sur Canal + et dans le magazine Elle.
    Ils reconstituent ici le fil des événements que l’on appelle en Kabylie, vingt-deux ans après un autre mémorable printemps, “le Printemps noir”. L’enquête se déroule entre avril et octobre 2001, c’est-à-dire depuis l’assassinat du jeune Massinissa Guerma dans la brigade de la gendarmerie de Beni Douala et la manifestation interdite du 5 octobre sur Alger, appelée par les comités de villages kabyles. Les auteurs reprennent les faits, brossent le portrait de manifestants, de victimes, de leur famille. Ils esquissent quelques mises en perspective pour comprendre pourquoi cette région en est arrivée à se soulever aussi massivement, de manière aussi déterminée sans faillir ni faiblir. Et ce malgré les provocations, l’attitude du pouvoir, à commencer par celle de la présidence, les agissements visant à temporiser, à jouer l’essoufflement du mouvement, à diviser, à discréditer… Tout cela, la présente enquête le dissèque, parfois heure par heure. Il ne s’agit pas d’un livre de réflexions ou d’analyses. Le lecteur est au cœur de l’action, aux côtés des manifestants, parfois avec les victimes. Leur détermination est époustouflante. Ils ne craignent pas d’avancer torse nu et sans armes face à des gendarmes qui, le plus souvent, sans jamais être en situation de danger, leur tirent dessus à balles réelles, usant de “munitions de guerre” et visant “les parties vitales les plus fragiles […] et qui laissent peu de chances à une thérapeutique” – pour reprendre les termes du rapport d’enquête de juillet 2001.
    Ces émeutes auraient fait 60 morts et 2 000 blessés, selon des sources officielles ; plus de 100 morts et quelque 6 000 blessés, selon la coordination des archs (tribus). Cette détermination individuelle nourrit une détermination collective, qui se renforce du fait des manœuvres présidentielles et de l’attitude des forces de répression. Ce que revendiquent ces Kabyles est consigné dans les quinze points de la plateforme d’El Kseur, petite ville située à quelques kilomètres de Bejaïa, qui exige, notamment : le jugement “de tous les auteurs, ordonnateurs et commanditaires des crimes” ; le départ des brigades de gendarmerie et des renforts de police ; la proclamation du tamazight comme “langue nationale et officielle, sans condition et sans référendum” ; l’attribution d’une allocation chômage à tout demandeur d’emploi ; un État garantissant les droits socio-économiques et les libertés démocratiques… Autre point d’importance dans ce livre qui remet de l’ordre dans les idées et rétablit la signification de ces actes et événements : la dimension identitaire du mouvement. Très vite, trop vite, certains se sont répandus à longueur de colonnes et d’entretiens radiotélévisés pour édulcorer cet aspect et mettre en avant les autres revendications de la protesta kabyle. Plus présentables seraient les mots d’ordre qui condamnent la hogra, exigent plus de justice, demandent des comptes à ce pouvoir sur la gestion du pays, crient leur ras-le-bol de la misère, etc. Pourtant il suffit d’entendre les témoignages, il suffit de suivre les manifestations, il suffit de voir la figure tutélaire de Matoub Lounès omniprésente en images comme par sa voix pour comprendre que les Kabyles se mobilisent et meurent non seulement pour en finir avec l’Algérie des généraux et de leurs affidés, mais aussi pour une reconnaissance pleine et entière de la personnalité algérienne. Alilat et Hadid laissent deviner plus qu’ils ne le montrent l’éviction des deux formations politiques ancrées en Kabylie. Tandis que le FFS (Front des forces socialistes), pris de court et de vitesse, tente de rattraper le mouvement, le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) semble discrédité par son soutien à Bouteflika et son départ tardif du gouvernement. Quoi qu’il en soit, leurs divisions, leur incapacité à dégager des perspectives politiques, l’instrumentalisation de la question culturelle, tout cela a concouru à détourner de la politique une jeunesse kabyle fatiguée et lassée de et par ses aînés.
    Restent ces fameux comités des archs, qui structurent le mouvement. Malheureusement, sur ce point, le lecteur reste sur sa faim. Quitte à être à l’intérieur de la mobilisation, au moins aurait-il été judicieux de nous aider à en comprendre la dynamique interne, sa structure organisationnelle, ses mécanismes décisionnels… Pire peut-être, après la lecture de la somme rédigée par Alain Mahé, on se demande si les auteurs n'auraient pas été bien inspirés en ajoutant un chapitre supplémentaire. Ainsi donc, dix ans avant ce que l'on nomme "le printemps arabe" il y eut, du côté de la Kabylie, un "Printemps noir" et, quelques tente ans plus tôt un autre printemps, berbère celui-là, "Tafsut imazighen". En Afrique du Nord l'histoire est en marche et ce, depuis des décennies. Peut-être que de ce côté-ci de la Méditerranée on finira par le comprendre.

    Éditions 1, 2002, 243 p., 18,95 euros

    1- Benjamin Stora, Le 89 arabe. Dialogue avec Edwy Plenel. Réflexions sur les révolutions en cours, éd. Stock 2011, 173 pages, 16,50€.

  • De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures

    François Jullien
    De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures

    push_3989_mp  233.jpgIl a été reproché à François Jullien, d’enfermer la culture chinoise dans une altérité rédhibitoire, indépassable, fermée en particulier aux droits de l’homme. Il a répondu en son temps à ces détracteurs (1). Ici, abordant des thèmes voisins, il poursuit sa réflexion, offrant aux lecteurs des perspectives utiles - en ces temps de mondialisation, de brassage et de métissage - et fécondes. Car, si le célèbre sinologue et professeur n’hésite pas à croiser le fer, contre un « humanisme mou » ou une « pensée faible », il faut lui reconnaître le fait qu’il place le débat à des hauteurs qui ravissent celles et ceux que le « catéchisme de la raison » ou le prêt à penser d’un universel abstrait laissent sur leur faim. Armé du triangle de l’universel, de l’uniforme et du commun, François Jullien arpente l’histoire et les pensées européennes et asiatiques, essentiellement chinoise bien sûr, avec quelques incursions du côté de l’islam ou de l’Inde.
    François Jullien ne nie pas l’universalisme ou plutôt, sa nécessité. Il cherche à l’en dégager de sa gaine européenne (ses trois « poussées », philosophique, juridique et religieuse) pour en proposer une autre conception. Entre un universalisme de caoutchouc, élastique mais imperméable, et un relativisme qui renvoie chacun à ses pénates, François Jullien, à partir de son expérience, de son « métier » ce qu’il appelle cette « connivence » avec les pensées chinoises (circonstance, immanence, relation, mouvement, harmonie…) et européennes (substance, transcendance, concept, liberté, individu…) polie - ou reprend - ses propres concepts : l’universalisant remplace l’universalité ; à la différence, il substitue la notion d’écart ; à la distinction et aux valorisations (aux fermetures parfois) identitaires portées par la première, il préfère les notions de distance, de bifurcation, d’embranchement du second ; à l’uniformisation ambiante il valorise - et entend préserver -  la diversité des cultures ; à l’injonction ou au trop plein de l’universel européen ou des droits de l’homme, il montre le caractère « insurrectionnel » de leur « négatif », le travail du « vide » ou de l’absence…
    Cet universel se refuse à se poser en « surplomb », délivrant son message urbi et orbi, valable partout et toujours. Mieux, cet universalisme à la sauce jullinienne entend ne pas céder aux logiques de convergence ou de ralliement, leur préférant un universalisant qui ne soit pas une uniformisation et laisse ouvert le champ des possibles et des diversités pour travailler, « chemin faisant », « au gré », le « commun de l’humain ».
    A cela tout de même deux conditions  : faire l’effort d’abord de pénétrer la logique interne de chaque culture, la traduire dans sa propre langue, pour en révéler l’implicite et découvrir l’impensé de sa propre culture. Il faut, dit ici François Jullien, se « penser au dehors » et "se réfléchir dans l’Autre". Il faut ensuite renouveler les conditions du dialogue, et plutôt que de chercher à convaincre en partant de présupposés, tendre vers un « dialogisme de la pensée »  qui rompt avec les notions du même et de l’identique et donc du différent et de l’exclusif, pour favoriser l’écart, la distance, les transformations et le devenir.
    Ainsi, François Jullien aide à comprendre pourquoi, si les droits de l’homme ne sont pas culturellement universels, les étudiants chinois qui défilaient en 1989 Place Tien An Men, en connaissaient le sens et le prix. Pourquoi, si l’Occident n’est plus un absolu et le parangon de l’universel exportable, il ne doit pas pour autant céder à une sorte d’auto-flagellation et autres repentances. Il permet de mesurer l’importance de la diversité des pensées humaines et la possibilité d’établir entre elles des connexions, des passages, des influences… ou pas. C’est selon. « Au gré ».

    1- Chemin faisant, Seuil, 2007

    Edition Fayard, 2008, 265 pages, 18€