Nadia Mohia
De l’exil. Zehra, une femme kabyle
Voilà un livre qui ne paie pas de mine, au vu de la couverture et de la platitude du titre retenu. Il faut pourtant aller au-delà de cette impression. L’auteur, psychanalyste et anthropologue, offre ici un travail original quant à sa forme et stimulant intellectuellement. De quoi s’agit-il ? Du récit, brut et brutal, d’une vie. Celle de Zehra, Kabyle immigrée en France dont l’existence a été confinée dans un réduit par un mari alcoolique et violent. Nacira, sa fille, est sa seule raison de vivre. Zehra parle de son quotidien mais aussi de son enfance, de sa Kabylie, de sa langue, de sa culture et bien sûr de l’exil. Son récit est émaillé de proverbes, de dictons, d’extraits de chansons, quintessence de la sagesse kabyle confrontée à l’épreuve du déracinement et à la nécessité de donner un sens aux souffrances, à un monde qui nous échappe. Au sens des choses, à leur pourquoi et à leur comment, Zehra, comme sa mère avant elle, livre une “réponse franche, simple, indiscutable, ni exaltante ni décevante ; une réponse qui [a] l’étendue d’une de ces révélations qui te rappellent à l’humilité des vérités majeures, qui t’obligent à mesurer la vanité de ton intelligence encline aux explications alambiquées…”
Sur le discours de Zehra, Nadia Mohia ne plaque pas de grille de lecture sociologique ou ethnologique, sorte de mode d’emploi commode pour ouvrir toutes les portes d’un réel élaboré en laboratoire, préparé avec force connaissances et épicé d’un langage abscons. Elle ne se sert pas de ces entretiens et de ce témoignage pour confirmer des hypothèses d’école (ou de chapelle) trop vite érigées en axiomes. La force de ce récit est d’être irréductible à une seule vérité ou interprétation. Avec ses mots, dans sa langue, Zehra dit la fragilité de toute condition humaine mais aussi témoigne de l’ineffable de cette condition et, singulièrement, de celle d’une femme immigrée.
L’autre originalité du livre est d’imbriquer au texte de Zehra, celui, personnel, de Nadia Mohia. L’auteur entend ici rompre avec “une certaine arrogance coloniale” que serait “la démarche objectiviste qui consiste à s’exclure des interrogations auxquelles on soumet autrui”. Aussi, avec pudeur et dans le cadre de quatre “intermèdes” insérés dans les dits de Zehra, témoigne-t-elle, elle aussi, de son parcours, de son propre exil. La démarche – mais non la forme – rappelle les premières pages du livre admirable de sensibilité et d’intelligence de Pierre Milza sur l’immigration italienne( 1). La relation à l’Autre est au coeur de ce travail. Pour Nadia Mohia, spécialiste entre autres des phénomènes d’acculturation, “l’expérience de deux cultures, telle qu’elle est observée dans la situation de l’exil, n’est pas réductible aux conflits culturels, trop souvent ressassés […] ; c’est aussi la pleine expérience d’individus complets ; en conséquence de quoi se profilerait une autre approche anthropologique sans doute plus intéressante que celle qui continue de séparer les sociétés et les cultures à partir de critères discutables et, de surcroît, peu féconds”. L’exil ou l’immigration “imposerait une dialectique qui crée des liens à la place de l’opposition”. Ainsi, l’exilé n’abandonne pas sa culture pour une autre qui serait “plus moderne”. Il “s’invente” au jour le jour par ce qu’il fait et dans sa relation à autrui. Nadia Mohia insiste sur “le mode d’être et de penser”, c’est-à-dire sur “le fonctionnement psychique, et plus particulièrement sur les rapports à l’imaginaire qui fondent véritablement toute culture”.
1- Pierre Milza, Voyage en Ritalie, Payot, “Petite bibliothèque”, Paris, 1995.
Édition Georg, Genève, 1999, 214 pages, 18,30€