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  • La Rive africaine

    Rodrigo Rey Rosa

    La Rive africaine

     

    REY_ROSA_c_LUIS_MIGUEL_PALOMARES.jpgSeptième roman traduit en français pour cet auteur guatémaltèque proche, en son temps de Paul Bowles et qui se réclame de Borgès. Ce court texte à l'écriture limpide laisse perplexe. Une chouette en est le personnage principal : achetée, on tentera de la voler dans la médina de Tanger, blessée, elle sera soignée pour devenir objet d'un troc sexuel peu ragoûtant. Quelle histoire ! Elle sera le lien entre Hamza, jeune berger marocain et Angel touriste colombien. «Tout le monde sait que les chouettes ne dorment pas la nuit, et qu'elles voient dans l'obscurité. Donc, si l'on a décidé de veiller toute une nuit, il est bon de capturer une chouette et de lui arracher les yeux. » Hamza est justement chargé par son oncle d'une nocturne mission de surveillance sur la plage. Angel, lui, a perdu son passeport. Document officiel si l'en est... Objet de toutes les convoitises sur cette rive africaine mais dont la mystérieuse disparition sera pour notre Sud-Américain le prétexte à un nouveau départ.

    On nous dit - quatrième de couverture notamment - qu'il est question ici de migrants et d'identités transitoires dans cette partie du monde où le Nord et le Sud se confondent, presque. Bien sûr, nous sommes à Tanger, à un saut de puce du fameux détroit de Gibraltar mais enfin, dans le livre, ces sujets sont quelque peu évanescents, ténus à un point tel que le lecteur est contraint à de redoutables efforts d'imagination. Cela est peut-être le but recherché par l'auteur. et par son style. Texte énigmatique, histoire anorexique, émaillée de considérations éparses aussi légères qu'obscures présentant le visage d'un Maroc plutôt violent, gagné ou menacé par l'islamisme (entretien de Nadia Yacine) et la chasse aux clandestins. Le sexe, subi ou lucratif, et le kif servent de toile de fond... Il paraît que le rêve, important dans l'œuvre de l'auteur, se mêle à réalité...

    Dans sa docte et savante préface à l'édition espagnole(1), le critique et éditeur Pere Gimferrer compare Rive africaine aux 1001 nuits et cite même à son propos le philosophe Wiggenstein. Tout est donc possible...

     

    1. Préface disponible dans sa traduction française sur le site de la revue Rectoverso : http://www.revuerectoverso.com/spip.php?article63


    Traduit de l'espagnol (Guatemala) par Claude Nathalie Thomas, Gallimard 2008, 177 pages, 16,50 €



  • Mimoun

    Rafael Chirbes

    Mimoun


    9782743610685.jpgManuel, jeune professeur d'espagnol alcoolique et un brin dépressif, décide de partir enseigner au Maroc - histoire de se refaire une santé et de s'atteler sérieusement à la rédaction de son livre. À force de penser que l'herbe de son voisin est toujours plus tendre et plus verte que la sienne, on finit par oublier que l'on transporte avec soi ses démons. Dans ce premier roman paru en Espagne en 1988, Rafael Chirbes raconte la descente aux enfers de Manuel au cours d'une année passée à Mimoun, un village de l'Atlas situé dans la région de Fès. L'écriture, froide et distanciée, aux adjectifs et adverbes rares, participe pleinement de l'ambiance de ce livre étrange où, à vrai dire, il ne se passe rien : entre ses cours donnés à l'université de Fès, Manuel passe son temps à se soûler avec du mauvais alcool, à entretenir des relations de fortune avec encore plus paumées que lui, ou avec des prostituées réduites à l'état d'épaves. L'atmosphère y est glauque. La nuit : un néant hanté d'insomnies et de cauchemars où rodent la mort et des fuites sans fin.
    Manuel n'est pas le seul étranger à Mimoun. Charpent, un Français, hurle la nuit, et Francisco est un artiste réfugié dans une maison maudite. Tous "cachent une partie de leur vie". La part d'ombre des personnages et des événements ne cesse d'envahir le récit. Le mystère est partout. Le pays lui-même est un mystère. Les personnages de Mimoun vont à la dérive dans un pays inaccessible.

    "Il faut faire attention aux gens de ce pays", conseille Rachida, la femme de ménage, à Manuel. Mais de qui doit se méfier le jeune professeur ? De Driss, le policier fouineur et soupçonneux ? Du regard menaçant de ce costaud aperçu dans la voiture de Charpent quelques jours seulement avant sa mort ? Ou de Hassan, l'amant qui un soir le tabassera en lui jetant à la face : "Pour qui tu m'as pris ? Je ne suis pas une tapette ?"
    Rafael Chirbes livre une peinture du Maroc bien peu reluisante : des femmes de ménages qui chapardent, des services publics omniprésents, abjects et corrompus, un policier alcoolique, des soudards et des prostitués, des arrivistes sans foi ni loi. Un tableau bien sombre et décourageant, n'était Sidi Mohamed, le père de Hassan. Un univers dépressif, mystérieux et finalement inquiétant. Pour Manuel, l'heure de fuir sonnera. Une fois de plus.


    Traduit de l'espagnol par Denise Laroutis, Rivages, 2003, 145 p., 11,50 €

  • Lettre du Maroc

    Christine Daure-Serfaty
    Lettre du Maroc


    1024409_3003781.jpgEn 1999, Abraham Serfaty et sa femme Christine Daure-Serfaty rentraient au Maroc. Le plus célèbre opposant au monarque Hassan II revenait après "quinze mois au Derb Moulay Chérif, le centre de torture de Casablanca, dix-sept ans de prison à Kenitra, huit ans de bannissement en France". Sa compagne avait derrière elle des années de combat, pour son mari mais aussi pour dénoncer le régime marocain et faire connaître au monde l'horreur de ses prisons, à commencer par le bagne de Tazmamart, qui serait resté longtemps secret n'eut été le courage de Christine Daure-Serfaty. En préface, Edwy Plenel raconte comment est né le livre Notre ami le roi, de Gilles Perrault, et ce qu'il doit aux informations fournies par l'opposante marocaine. Il y a deux lectures possibles de cette Lettre du Maroc.
    images.jpegIl y a d'abord le retour de ces deux "héros", comme l'écrit Edwy Plenel. Christine Daure-Serfaty revient sur l'engagement et le courage des "années de plomb". Le sien, celui de son mari et celui des Marocains, morts ou survivants du régime de Hassan II. Emouvantes sont les retrouvailles avec d'anciens détenus, avec des hommes et des femmes qui, refusant de plier sous le joug royal, ont connu l'humiliation, l'internement et la torture. Le récit est sobre, mesuré. Il dit, simplement, le passé, ce triste et douloureux passé : "Nous avions tous peur en ce temps-là." Les mots se suffisent à eux-mêmes pour exprimer, sans effet de style ni dithyrambe, l'héroïsme de ceux qui ont eu le cran de dire non : "Ces hommes-là [et ces femmes], je le pense profondément, sont une chance pour leurs enfants, une richesse pour leur pays, ils sont le sel de la terre...". Ce passé, si proche et déjà si lointain, est au cœur de l'actualité marocaine : "Que faire du passé, en fait, de ce passé qui à la fois date d'hier, mais a quarante ans d'âge derrière lui, dont les victimes sont là, avec nous, qui croisent dans la rue leurs bourreaux ?"

    L'autre lecture de cette Lettre porte justement sur la description d'un pays retrouvé et les incertitudes quant à sa démocratisation. Christine cite un ami espagnol : "Dans mon pays, la démocratisation s'est faite en cascade. Ici, c'est du goutte-à-goutte..." On la devine plus circonspecte qu'Abraham Serfaty. Certes, le Maroc change, il retrouve sa liberté de parole, le retour des exilés politiques s'accélère. La question des disparus n'est plus taboue, certains se battent pour la reconnaissance de leurs droits, des réformes sont en cours, une commission d'indemnisation pour les victimes de la détention arbitraire a vu le jour. Le tout-puissant ministre de l'Intérieur, Driss Basri - qui continuait de sévir au sein de l'université marocaine, où il enseignait le... droit -, a été limogé le 9 novembre 1999 et son "système", démantelé. Si le changement ne vient pas assez vite, c'est que la volonté royale doit composer avec les lourdeurs et les blocages du Makhzen ; écrit l'auteur, "ce noyau central du pouvoir despotique et de l'insolente richesse, porte toujours sur lui l'image sombre des décennies de plomb." Mais la situation sociale et économique est à maints égards catastrophiques. Christine Daure- Sefaty dit la pauvreté, la misère héréditaire, le chômage qui n'épargne pas les diplômés de l'université, dans ce pays où la soumission et les liens familiaux passent avant les compétences. Elle insiste sur le sort des femmes pauvres, répudiées, mères célibataires souvent condamnées à la prostitution, sur l'antisémitisme diffus ou le racisme anti-Noirs à peine caché. La popularité du roi auprès des déshérités sera-t-elle suffisante pour enrayer la montée d'un islamisme de plus en plus entreprenant ? La société civile, si dynamique aujourd'hui, pourra-t-elle s'opposer à ceux qui se sont dressés contre le Projet d'action nationale pour l'intégration de la femme au développement ? C. Daure-Serfaty ne cache pas non plus ses doutes face à la persistance de certaines vieilles habitudes policières et des pratiques de l'ombre... Dans ce panorama marocain, l'auteur n'aborde pas (ou si peu) la question, toujours délicate pour ne pas dire taboue, du Sahara occidental ou celle des relations avec le voisin algérien. Mais cette lettre n'avait pas prétention à l'exhaustivité. "Des mots tournent dans ma tête depuis des jours, autour de l'espérance, autour de l'inquiétude." Ce sont ces mots qu'en toute simplicité, Christine Daure-Serfaty adresse.

    Edition Stock, 2000, 160 p., 13,57€