Éric Savarèse
Histoire coloniale et immigration. Une invention de l’étranger
Éric Savarèse, docteur en science politique, remonte aux sources de l’invention de l’étranger pour décrypter comment la peur de l’étranger se projette aujourd’hui sur l’immigré et, tout particulièrement, sur le Maghrébin. En somme et après d’autres études, il rappelle que nombre de stéréotypes dont l’immigré est affublé trouvent leur origine dans ceux qui hier stigmatisaient l’indigène, le colonisé. Il puise dans la littérature et la presse coloniales et surtout dans le cinéma hexagonal et ses réalisations récentes marquées par l’émergence de cinéastes maghrébins et Français d’origine immigrée pour y débusquer ces représentations de l’Autre mais aussi leur dénonciation.
« Faute de s’associer à l’histoire, la sociologie serait condamnée à l’illusion de la connaissance immédiate des faits sociaux et des représentations ». Voilà pourquoi Eric Savarèse convie l’historien à sa table de travail. Il y réserve aussi une large place à la psychanalyse étant entendu que « l’opération consistant à faire table rase du passé [n’est] possible que par le truchement d’un retour réflexif sur le passé. Faute de quoi il se trouve toujours des amnésiques pour s’étonner que, dans des situations historiques variées, les mêmes causes puissent produire - avec des manifestations partiellement différenciées - les mêmes effets ».
Ainsi, pour espérer combattre efficacement les idées reçues, les craintes voir l’hostilité à l’égard des immigrés, il faut en passer par l’étude de leur genèse et des conditions qui en expliquent, à travers les temps et les sociétés, leur naissance, leur développement et leur transformation.
L’immigré est l’enfant du colonisé. Aussi, le terrain des représentations s’avère plus fertile que les « pratiques sociales » ou les « formes d’organisation des communautés politiques » pour montrer ce rapport de symétrie qui existe entre la France coloniale et la France « terre d’accueil ».
Avec précision, Eric Savarèse décrit les conditions d’émergence de ces opinions et croyances, leur évolution et leur « réinvention » dans une France devenue « terre d’immigration ». Il montre comment, au XIXe siècle, la croyance en la supériorité occidentale confortée par la théorie évolutionniste et l’analyse des sociétés indigènes qui en découle viennent renforcer l’influence de la logique coloniale dans l’invention de l’Autre. L’ensemble de ces savoirs convergent pour toujours dévaloriser cet Autre.
L’extraordinaire est « l’inscription de cette histoire dans la durée, son enracinement dans la mémoire (...). Car il s’agit bien d’une histoire qui traverse trois républiques, qui reste enseignée quels que soient les nombreux changements de majorités politiques, et qui résiste, même partiellement, aux convulsions créées par les guerres coloniales ». Le travail de l’école républicaine explique cet « enracinement dans la mémoire » de chaque Français. L’idéologie de Jules Ferry a servi à justifier moralement le colonialisme : en échange de son expansion économique la nation française se devait d’apporter la civilisation aux peuples colonisés. Sur le plan éducatif, la politique coloniale était censée prolonger, au-delà de la métropole, l’idéal républicain d’égalité des chances. Cet enracinement des représentations de l’Autre en France trouvera son ferment le plus sûr dans l’attachement sans faille des instituteurs à cet idéal républicain dont ils furent les premiers bénéficiaires.
Pourtant, ce rôle de l’histoire enseignée demeure insuffisant pour expliquer l’« acceptation tacite » et quasi générale de la colonisation. Il reste alors à interroger les silences, à tripatouiller les mémoires pour en débusquer les oublis, à écouter les non-dits qui participent aussi des constructions historiques. Ce faisant, l’auteur montre que l’histoire coloniale reste muette sur les colonisés et sur la question du pouvoir et de la domination coloniale. Dès lors, quels que soient les idéaux défendus - de droite avec l’association ou de gauche avec l’assimilation - jamais le fait colonial n’est remis en question.
Cette « dynamique de l’oubli » influencera le regard porté en France sur le Maghrébin immigré. Oublié lui aussi dans les années 60, il sera « réinventé » - au sens où certains courants de la société française, l’extrême droite en l’occurrence, redonneront corps à des représentations héritées de l’histoire coloniale - dans les années 80. De même que les indépendances ont sonné l’affirmation de l’Altérité par elle-même, il faudra, en France attendre la fin des années 80 et l’irruption d’une nouvelle génération, enfants de l’immigration, pour là aussi entendre cette altérité. C’est ce que montre l’auteur par un détour rapide sur la production cinématographique.
Entre l’exclusion de l’Autre, renvoyé à sa différence rédhibitoire et son acceptation qui nie sa différence, émerge alors une représentation qui opère une distinction entre la sphère politique – tous égaux – et la sphère culturelle – reconnaissance des différences.
Eric Savarèse montre avec pertinence, sans aucun jugement de valeur anachronique, comment et pourquoi ont émergé et se sont inscrites, dans la mémoire nationale, des représentations de l’Autre avec lesquelles, aujourd’hui encore, il faut compter. Seul un travail pédagogique de fonds - une pédagogie des représentations - où l’histoire et la psychanalyse semblent avoir leur place, permettrait d’en comprendre la genèse et surtout d’éviter de dangereux retours du refoulé. De ce point de vue, Eric Savarèse est non seulement convaincant mais bien utile.
Edition Séguier, 2000, 267 pages