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ETUDES

  • Writerly identities. In Beur fiction and Beyond

    Laura Reeck

    Writerly identities. In Beur fiction and Beyond

     

    laura_reeck.jpgLaura Reeck est professeure de français à l’Allegheny College de Meadville (Pennsylvanie). Elle publie ici son premier ouvrage consacré à quelques écrivains français classés - relégués ? - par la doxa dans le rayon des auteurs « beurs » ou « écrivains de banlieue ». A chacun, elle consacre un chapitre. Elle ne se contente pas d’y analyser les œuvres des uns et des autres mais se livre également à des mises en perspectives théoriques, sociales et biographiques. Elle illustre ainsi, avec rigueur et conviction, la fameuse opinion qui veut que la littérature en dise plus sur nos sociétés et sur leur devenir que nombre de doctes traités, lourdement lestés de statistiques. A l’ère du chiffre-roi, les poètes ne seraient pas tout à fait morts…

    L’auteure détrousse les écrits d’Azouz Begag, Farida Belghoul, Leïla Sebbar, Saïd Mohamed, Rachid Djaïdani et Mohamed Razane. Un autre écrivain traverse à plusieurs reprises le livre, sans qu’un chapitre lui soit pour autant dédié : Mounsi. Le choix, personnel, pourrait être discuté, mais l’éventail présenté offre plusieurs intérêts. Il est constitué d’hommes et de femmes appartenant à trois générations. Certaines personnalités ne rechignent pas à occuper le devant de la scène quand d’autres choisissent volontairement de s’en retirer Les acteurs de la politique y côtoient des intellectuels engagés dans le débat public. Certains acceptent de jouer le jeu médiatique pour se faire entendre quand d’autres, refusent, en actes et par écrit, de faire la danse du ventre. Tous ont à voir avec l’Algérie, sauf un esseulé qui laisse s’exhaler quelques fragrances franco-marocaines. Socialement, ils sont issus des bidonvilles, des cités, de la DDASS ou de ces armoires franco-algériennes, riches en secrets et non-dits. Tous mettent en avant la littérature et l’universalité de leurs propos. Le style et la langue avant tout ! Ils écrivent une « littérature engagée », un engagement qualifié d’« extraverti » pour Begag ou d’« introverti » pour Belghoul, une « autofiction extravertie » pour Said Mohammed, une « littérature au miroir » pour Rezane ou une littérature « tout court » pour Djaïdjani. Le premier livre présenté est paru en 1986 et le dernier en 2007 ; ce large spectre littéraire permet de rendre compte des évolutions, des formes et des objets de ces engagements.

    Laura Reeck dissèque « ses » auteurs, convoque tour à tour Fanon, Camus et le concept d’absurde, Ralph Ellison et les notions de visibilité et d’invisibilité, le Tout-Monde d’Edouard Glissant, le philosophe Kwame Anthony Appiah, Michel Serres, Michel De Certeau, Salman Rushdie ou Le Clezio.

    Chez Azouz Begag, ci-devant ministre, toujours chercheur en sociologie et écrivain devant l’éternel, l’identité s’émancipe dans un processus continu, individuel et déterritorialisé. La réussite ou l’échec de l’intégration n’est pas tant le fait d’un défaut de volonté des pauvres bougres aux cheveux noirs et bouclés mais davantage l’expression d’un rejet, d’un refus des hôtes, des « insiders ». Sans la carte de membre du club, gare à l’exclusion, sournoise ou brutale. Au mieux, ces rejetons d’immigrés nord-africains servent de passeurs entre l’ici et le lointain, de « traducteurs » entre l’entre soi propret et la mystérieuse cohorte des immigrés. « Traducteurs » mais non citoyens à part entière. Comme l’ont montré récemment Jean Mattern (Les Bains de Kiraly, Sabine Wespieser 2008) et Stéphane Fière (Double bonheur, Métaillé 2011) les mots des autres forment un masque bien fragile et insatisfaisant à qui aspire à une reconnaissance pleine et entière.

    On peut, comme chez Farida Belghoul dans son unique roman, Georgette, réduire l’orgueilleuse République et ses immigrés nouveaux à une société et des minorités postcoloniales, et recourir aux notions de « fragmentation » et d’ « exclusion réciproque » (Frantz Fanon) ou celle d’ « invisibilité » de Ralph Ellison. Exclu, invisible, l’imaginaire choisit de se cacher (ou de se réfugier) derrière un masque comme le petit Mehdi  d’Une année chez les Français de Fouad Laroui (Julliard 2010). Mais pour affronter l’irrationnel et ici l’irrationnel est postcolonial, il faut en passer par la révolte silencieuse et par l’éducation (à l’image des personnages, de l’engagement - ou des égarements - de Farida Belghoul).

    Leïla Sebbar proposerait des perspectives plus larges en termes d’études et d’engagement. Analysée ici via les travaux de Kwam Anthony Appich et d’Edouard Glissant, la série des Shéhérazade présente un processus par lequel un nouvel imaginaire est en émergence. Un imaginaire qui bouleverserait les rapports entre le centre et les périphéries et où l’horizontalité des relations prendrait le pas sur la verticalité. Dans cette relation nouvelle (incarnée par Shéhérazade et Gilles), le droit à l’opacité se substituerait à la clarté des temps anciens, ceux où la lumière occidentale – et coloniale - écrasait les subtilités d’un monde bariolé, multicolore et où la finitude entravait le cheminement, les processus de découverte, de connaissance, de métissage…

    Michel Serres, Michel De Certeau, Salman Rushdie, Edouard Glissant, Le Clezio ou Mounsi servent à Laura Reeck pour décortiquer l’œuvre de Saïd Mohamed. Ce dernier incarne la figure du « poète maudit », celui que refuse toutes compromissions, qui n’a que faire des thèmes à la mode, du marché et des plans médias des gourous-communiquants de la politique ou de l’édition. Seul le style compte. Son champ est celui de l’autofiction. Pas le nombrilisme des petits bobos à l’âme des chouchous de la République. Ici l’autofiction serait « extravertie ». Le « je » narratif est relié au monde. L’individu parle de lui à travers le monde, et le monde parle à travers l’individu. Les processus d’individuation sont complexes et l’individualité un bricolage qui n’a que faire du cadre étroit de la vérité.

    Les mots chez Saïd Mohamed sont-là pour restituer la parole des sans voix : le père, la mère et la cohorte des sans-grade qui traverse ses récits. Et que constate t-on ? La diversité des voix, la restitution de l’Histoire par ses fantômes pour parler comme Michaël Ferrier, le lauréat 2011 du Prix de la CNHI (Sympathie pour le fantôme, Gallimard, 2010). En retournant au village paternel, il réintroduit le père dans l’Histoire, par ses propres mots - ceux de l’oralité – et son propre récit.

    Avec Rachid Djaïdani et Mohamed Razane, on passe de la « littérature beur » aux écrivains de banlieue, ce qui serait une autre façon de « contenir », « séparer », « marginaliser » « exclure ». Comme chez l’aînée Farida Belghoul, la multiculturalité à la française  revient à « ghettoïser les différences », c’est dire si entre l’aînée et les jeunes auteurs des années 2000 il semble que pas grand chose n’ait changé dans la société française à tout le moins dans la perception que les principaux intéressés en ont.

    Elle replace les œuvres dans le contexte sociohistorique. Elle part des rodéos de Venissieux en 1980 en passant par la Marche de 1983 et Convergences 84 pour arriver aux émeutes de 2005. C’est dire si, en matière d’identité, ce n’est pas seulement celle de quelques « gratte-papier » qui intéresse l’universitaire nord américaine mais bien les identités en devenir des populations issues de l’immigration (« postcoloniales » ou « minorités ethniques » selon son vocabulaire) et les chambardements induits au sein de la société française. Comme l’écrivait récemment Amin Maalouf, « l’intimité d’un peuple c’est sa littérature » (Le Dérèglement du monde, Le Livre de poche, 2010). Avec ces écrivains -  français ! – on barbotte au tréfonds des entrailles et de l’âme française.

    Des revendications politiques de la Marche de 1983 à la violence des années 2005, la même blessure taraude ces Français un peu trop à part : comment faire entendre qu’ils sont partie prenante de l’histoire et du devenir national, qu’ils partagent les valeurs héritées des Lumières et de la Grande Révolution et qu’il constituent une clef du futur de (et pour) leurs concitoyens ? Le titre du Manifeste « Qui fait la France ? » résume à merveille cette double disposition vieille maintenant de plus de trente ans : ils « kiffent » la France et participe de son dynamisme.

    Laura Reeck dissèque justement les processus de métissages - ce qu’en bonne américaine elle nomme le « multiculturalisme » de la société - qui traversent les romans de ces auteurs et, au-delà, les populations dont ils sont issus. La société française se métisse. Et ce n’est pas simple ! Ce processus est difficile et douloureux. Pour les intéressés d’abord qui en subissent les premiers et rudes coups. Mais aussi, ce que montre ce livre en creux et peut-être même involontairement, pour la société dans son ensemble. On peut adopter telle ou telle grille de lecture  - échec et tromperie du modèle d’intégration (A.Begag), reproduction de la société coloniale (F.Belghoul ou L.Sebbar) ghettoïsation en périphérie (R.Djaïdjani ou M.Razane), injustices sociales (S.Mohamed) - la question qui est au centre du propos de Laura Reeck porte sur la capacité de la société française à se réinventer, à se régénérer dans le monde du XXIe siècle devenu le « Tout-Monde ». La France sera-t-elle capable de repenser les liens entre l’ici et l’ailleurs, le local et le monde, ses parties et le tout, l’horizontalité des relations et la verticalité des dominations, l’écoute et donc la disponibilité à l’autre qui est aussi le tout proche, l’échange comme cheminement et non comme volonté de convaincre, la question des langues et des cultures débarquées clandestinement avec ses populations venues d’ailleurs, l’écoute des autres voix du monde dont ils sont (un peu) les ambassadeurs et qui expriment l’essence des jours présents et la lumière des prochaines aubes ? Pourra-t-elle concevoir des identités « déterritorialisées » et l’irruption d’un « Je »  autonome et complexe ?

    Bien sûr, la question sociale est au cœur des évolutions attendues. Ce n’est pas une nouveauté : la priorité (l’urgence) exige une prise de conscience et une volonté politique en faveur notamment des populations reléguées aux périphéries des grandes villes. Du travail, de l’éducation, des conditions de vie décentes... De l’espoir et du rêve aussi ! Si, comme le disent ces auteurs, la violence – celle de la sphère publique mais aussi celle des sphères privées et même intimes -  renferme des causes sociales, il n’en reste pas moins que cette prise de conscience politique (pré)suppose un bouleversement culturel. Que le « centre » se décentre, qu’il change de logiciel et voyage vers d’autres imaginaires pour écouter, autrement plus sérieusement que le spectacle du cirque médiatique, ce que ces écrivains ont à dire d’eux-mêmes ; et de tous. Alors, peut-être que oui, la parole des poètes ne sera pas galvaudée.

     

    Lexington Books, USA, 2011, 191 pages

  • 2013, sous le signe de Mouloud Feraoun

    2013, sous le signe de Mouloud Feraoun

     

    Pour placer cette nouvelle année sous les meilleurs auspices, il faut évoquer ici le centenaire d’une naissance. Il aurait pu être question de Ricœur, Trenet, Jacqueline de Romilly, Aimé Césaire ou Camus, tous nés en 1913.  C’est à Mouloud Feraoun que seront consacrées les premières lignes de cette année qui, il faut le souhaiter, rendra justice, ici mais aussi en Algérie, à  l’homme et à son œuvre, exemplaires. Très bonne année à toutes et à tous.

    arton2383.jpg« Jamais il ne pactisa avec les conquérants, ni ne s’inclina devant ses valets auxquels il réserva tout son mépris. En revanche il ne méprisait pas le roumi. Il admirait ses réalisations et sa science. » Cette évocation du poète kabyle Si Mohend Ou m’Hend[i] semble pouvoir s’appliquer à Mouloud Feraoun. Il est né le 8 mars 1913 en Grande Kabylie. A sept ans, il entre à l’école de Taourirt-Moussa, à deux kilomètres de Tizi-Hibel, son village. Une bourse scolaire lui permet de suivre ses études au collège de Tizi-Ouzou, avant d’être admis en 1932 à l’Ecole Normale de Bouzaréah à Alger, où il rencontre celui qui deviendra l’un de ses plus chers amis, Emmanuel Roblès. Instituteur, puis directeur d’école en Kabylie, il est nommé en octobre 1960 inspecteur des centres sociaux crées cinq ans plus tôt par Germaine Tillion[ii]. Ces centres réunissaient des « Européens et des musulmans prêts à envisager un avenir ensemble, un avenir où aucune communauté ne serait subjuguée par l’autre ».  Pour avoir été un libéral, un humaniste – un partisan des droits de l’homme pour parler moderne -, fermé à tout extrémisme (« je lui dois de m’avoir appris la patience et l’absence totale de passion » dira de lui le bouillonnant Driss Chraïbi[iii]), pour avoir crû au rapprochement des deux communautés dans une Algérie libre, Mouloud Feraoun fût assassiné le 15 mars 1962 par un commando de l’OAS.

    C’est à cet homme que la frange la plus dure des partisans désespérés du maintien de la France en Algérie donna la mort. Pas un de ces écrivains qui se servaient de leur plume comme d’autres d’un fusil. Et pourtant, cette figure tragique, dut aussi essuyer, de son vivant comme après sa mort, les foudres des siens, des critiques sévères et des polémiques parfois haineuses : « faux monnayeur »,  « pense-petit du village », « raté »… ou « romancier blédard », « timoré et silencieux ». Et l’Algérie indépendante ne retiendra de lui, que son Fils du pauvre, sa dénonciation du colonialisme, un peu moins l’auteur du Journal, l’homme et le penseur jaloux de sa liberté maniant l’arme de la critique sans jamais céder à  la critique des armes.

    Avec Mouloud Feraoun, la culture kabyle entre dans l’univers romanesque. Tout en s’appliquant à dépeindre avec la précision de l’ethnologue ces villages haut perchés de la montagne kabyle, Mouloud Feraoun, ouvre (et offre) son peuple et sa culture à l’universel. « Je crois que c’est surtout ce désir de faire connaître notre réalité qui m’a poussé à écrire[iv] ». Cette « réalité », Mouloud Feraoun va la disséquer : description minutieuse du village, de sa population, ses habitations, l’organisation sociale, l’intérieur des maisons, la séparation des tâche entre hommes et femmes, les traditions et la sagesse kabyle ou l’émigration en métropole. Mouloud Feraoun ne rapporte pas froidement, à l’écart ou en surplomb, de l’extérieur. Celui dont l’esprit et l’intelligence furent aussi façonnés par l’institution scolaire française, aime son pays, sa culture et les siens. Dans La Terre et le sang, il écrit à propos de « sa » terre : « Nous en sortons et nous y retournons (…). Elle aime ses enfants. Quand ils l’oublient trop, elle les rappelle (…). Cette terre aime et paie en secret. Elle reconnaît tout de suite les siens ; ceux qui sont faits pour elle et pour qui elle est faite. Ce n’est pas seulement les mains blanches qu’elle repousse, ni les paresseux, ni les chétifs, mais toutes les mains mercenaires qui veulent la forcer sans l’aimer (…). Sa beauté, il faut la découvrir et pour cela il faut l’aimer ».

    Mouloud Feraoun l’algérien, le kabyle,  le non-violent dérange. On voudrait en faire un cul terreux tout juste descendu de sa montagne, un pense petit égaré dans un vaste monde qui emprunterait les grandes avenues d’une histoire téléologique. Pourtant, les thèmes qu’il aborde sont aussi universels que l’amour, l’injustice, la misère, la soif de connaissances et de découvertes…  Il sont aussi étonnement prospectifs et modernes : l’union de deux cultures différentes, parfois opposées, le mariage mixte ou la question de l’immigration ou de l’universel. Comme Roblès et Camus, pour les Français d’Algérie, il « veut expliquer les Kabyles et montrer qu’ils ressemblent à tout le monde ». C’est précisément en privilégiant l’étude systématique et précise de la Kabylie et de ses populations, ces laissés pour compte de la colonisation, que Mouloud Feraoun fait de la littérature kabyle, de la littérature algérienne, une littérature universelle.

    Ce « ressort qui produit l’élan »

    Mouloud Feraoun reste constamment préoccupé par la situation misérable dans laquelle le colonialisme plonge les siens. Avant la condamnation explicite de ce système dans son Journal, les descriptions et les témoignages qu’il rapporte tout au long de ses écrits, sonnent comme autant de dénonciations. Dénonciations sans passion, loin des cris et de la fureur, parfois si aisés et gratifiants. Témoin de la misère, il écrit dans Le Fils du pauvre : « la viande est une denrée très rare dans nos foyers. Ou plutôt non ! Le couscous est la seule nourriture des gens de chez nous. On ne peut en effet compter ni la louche de pois chiches ou de fèves qu’on met dans la marmite avec un rien de graisse et trois litres d’eau pour faire le bouillon, ni la cuillère d’huile qu’on ajoute à chaque repas, ni la poignée de figues qu’on grignote de temps en temps dans les intervalles. A part cela, on a la faculté de se verdir les gencives avec toutes les herbes mangeables que l’on rencontre aux champs. »

    Dans La Terre et le sang, mais surtout dans Les Chemins qui montent, Mouloud Feraoun expose les raisons de l’émigration et dresse un tableau de la condition d’émigré en France métropolitaine : «  Le chancre s’installe dans les parties les plus basses, les plus secrètes, les plus seules. Il n’aime pas qu’on le voit mais il fuit les cadavres. La Kabylie est un cadavre rongé jusqu’au cartilage. Plus qu’un cadavre : un squelette. Il faut bien que nous la fuyions. » Plus incisif : «  Chez nous il ne reste rien pour nous. Alors à notre tour nous allons chez eux. Mais ce n’est ni pour occuper des places ni pour nous enrichir, simplement pour arracher un morceau de pain ; le gagner, le mendier ou le voler (…). C’est cela le marché des dupes. Notre pays n’est pas plus pauvre qu’un autre, mais à qui est-il, notre pays ? Pas à ceux qui y crèvent de faim tout de même ».

    L’émigré en France ? « On se méfie de toi, on te méprise, on t’humilie, on est injuste à ton égard ». Déjà Mouloud Feraoun ne se contente pas de dénoncer, il prévient. Parlant du « ressort qui produit l’élan », il écrit : «  oui ! nous l’avons ce ressort, nous nous inclinons mais nous sentons qu’il existe. Et le jour qu’il se détendra, la force qu’il aura emmagasinée pourra étonner les gens. »

    Auteur kabyle, fidèle témoin d’une culture, des conditions de vie et de travail des Algériens, fellahs ou émigrés, Mouloud Feraoun fut aussi le témoin de son temps. Celui de la guerre d’Algérie.

    L’homme dans la tourmente

    Homme d’aucun parti, il tente de rapprocher les deux communautés déchirées.

    Homme d’aucun extrémisme, il condamne le mal, d’où qu’il vienne, des rangs de l’armée française ou de ceux de l’ALN.

    Homme du peuple, il traduit les silences des siens qui, avant de s’engager sur le chemin de l’indépendance, marquent le pas. Hésitent. Doutent. Chuchotent. L’itinéraire personnel de l’écrivain rejoint celui des Algériens. Mouloud Feraoun n’a jamais été un « révolutionnaire ». L’Histoire lui donne -  peut-être -  tort, mais à l’heure où seul le langage des armes devenait audible, devait-il exciter les passions ? Cette guerre a été rythmée par une succession de déchirements qui tous, petit à petit, ont élargi le fossé qui déjà séparait les communautés. Beaucoup, y compris dans les rangs des premiers révolutionnaires algériens, ne souhaitaient pas, d’envisageaient même pas, les atrocités qui allaient diviser Français d’Algérie et Algériens. Ils étaient encore nombreux ceux qui, à la fin de la guerre, voulaient éviter le départ des Français.

    Les horreurs et les injustices de cette guerre ont rythmé la pensée de Mouloud Feraoun comme elles ont rythmé l’engagement des Algériens. Mais pour cet homme, élevé dans la dure tradition du « nif », pour cet homme d’honneur résolument attaché aux droits de l’espèce humaine, la nécessité de la victoire ne devait pas coïncider avec de nouvelles injustices.

    A l’heure où résonnent les cris d’« Algérie française » auxquels s’opposent ceux d’« Algérie algérienne », il était bien dangereux que de vouloir et de travailler au rapprochement des communautés. La menace était partout. Et l’OAS qui a assassiné Mouloud Feraoun l’avait prévenu : « Ami Feraoun, as-tu écrit ton « apologie de la rébellion » ?  Tu devrais te presser car ton ami X et toi même êtes bien près du grand saut ! Prépare ton drap, Feraoun. Résistance algérienne[v] ».

    mouloud-feraoun-1.jpg« Timoré », « lâche », Feraoun ? A la différence d’autres, il n’a jamais aboyé. Il réfléchissait. Dans La Terre et le sang,  il écrit cette phrase éclairante sur une pensée libre : « Tout jugement définitif sur la vie des gens est figé comme un axiome. Or la vie est à l’opposé de l’immobilité. Il faut donc, pour rester dans le vrai, présenter des cas particuliers, des faits précis. Mais le même cas change souvent d’aspect et les faits se succèdent  sans jamais se ressembler. » La pensée de Mouloud Feraoun est complexe parce qu’en perpétuel mouvement. Un mouvement rythmé par le temps mais aussi par les lieux et les situations. Son attachement aux « cas particuliers », aux « faits précis »  conduit Mouloud Feraoun à exposer des jugements ou des avis qui pourraient être en apparence contradictoires, mais qui, fidèles à la diversité du monde, ne sont que tentatives de traduire cette « branloire permanente » (Montaigne)  qu’est la vie constamment traversée, travaillée par des phénomènes qui ont pour nom : mouvement, évolution, impermanence, transformation, devenir, création… Si Mouloud Feraoun dérange, c’est qu’il n’est pas possible de l’enfermer dans un système ou de lui coller une étiquette.

    Quand tout espoir devient illusion, Mouloud Feraoun ne se contente plus de dénoncer, il condamne et rejoint les partisans de l’indépendance : « ce dont vous pouvez être convaincus, c’est que par ma culture je suis aussi français que vous, mais n’espérez pas autre chose. Ce serait irrévérencieux. Je ne peux renier votre culture mais n’attendez pas que je renonce à moi-même, que j’admette votre supériorité, votre racisme, votre colère, votre haine. Vos mensonges. Un siècle de mensonge. » Plus loin, il écrit, toujours dans son Journal : « (…) je souhaite à mon peuple, à mon pays, tout le bonheur dont on l’a privé, toute la gloire qu’il est capable de conquérir, lorsque j’aurai été témoin de son épanouissement, de sa joie et de son orgueil, je pourrai mépriser mon patriotisme comme je méprise les autre patriotisme. » Mais, tandis que la voix de Camus s’éteint, Mouloud Feraoun qui n’a pas eu à choisir entre sa mère et la justice, prévient : « j’ai pu lire d’un bout à l’autre le numéro spécial du Moudjahid. (…) Il y a dans ces trente pages beaucoup de foi et de désintéressement, mais aussi beaucoup de démagogie, de prétention, un peu de naïveté et d’inquiétude. Si c’est la crème du FLN, je ne ma fais pas d’illusions, ils tireront les marrons du feu pour quelques gros bourgeois, quelques politiciens tapis mystérieusement dans leur courageux mutisme et qui  attendent l’heure de la curée. »

    Courage et rectitude morale

    A l’heure où nombre d’écrivains algériens vont faire la révolution loin du sol  algérien – parfois contraints par les autorités coloniales -, Mouloud Feraoun, lui, décide de rester. Il est sans doute le seul écrivain de renom présent sur le sol national après 1958. Avec insistance, ses deux amis, Emmanuel Roblès et Albert Camus, l’invitent à quitter son pays. Pourtant, en dépit de propositions de travail à Paris, Mouloud Feraoun refuse de partir : «  Pourquoi partir ? Pour sauver ma peau ? Ce serait une lâcheté. Ce monde souffre et ma place est ici parmi les gens qui souffrent. » Un autre signe de ce courage et de cette honnêteté morale est fourni par la décision de faire publier – contre l’avis de ses proches et de son éditeur même – en 1961, l’année où les passions se déchainent, son Journal, miroir des souffrances de tout un peuple : « ceux qui ont souffert, ceux qui sont morts, pourraient dire des choses et des choses. J’ai voulu timidement en dire un peu à leur place ». Parce qu’il reflète, sans partialité, les horreurs de cette guerre, le Journal de Mouloud Feraoun est dangereux, et pourtant voici ce qu’il écrit : « si la chose est bonne littérairement, utile humainement, les risques je m’en fous[vi] ».

    Mouloud Feraoun a été sa vie durant et dans les pires moments de l’Histoire,  fidèle à lui-même, à ses engagements comme à son œuvre, à son sens de l’honneur, du devoir, de la justice, libre de tout carcan idéologique et indépendant de tout pouvoir. Eternel « gêneur », il est celui qui, aujourd’hui encore, empêche de penser en rond. Ses certitudes comme ses doutes, sa vie comme son œuvre, font de cet homme exceptionnel ce qu’il y a de plus élevée dans la conscience du peuple algérien. Dans la conscience de l’humanité.



    [i] Les poèmes de Si Mohand, Paris, Les éditions de Minuit, 1960, 111p.

    [ii] Voici ce que Germaine Tillion disait de l’écrivain kabyle au lendemain de son assassinat dans un article publié par le journal Le Monde : « Mouloud Feraoun était un écrivain de grande race, un homme fier et modeste à la fois, mais quand je pense à lui, le premier mot qui me vient aux lèvres, c’est le mot : bonté… Cet honnête homme, cet homme bon, cet homme qui n’avait jamais fait de tort à quiconque, qui avait dévoué sa vie au bien public ».

    [iii] Driss Chraïbi a dit : « Mouloud Feraoun a été de très loin le meilleur écrivain d'entre nous. Il ne faisait pas de la "littérature", il faisait de la réalité, avec un style dépouillé, simple, comme lui, avec une foi ardente capable de décaper les cœurs rouillés »

    [iv] Cité par Jean Dejeux, Littérature maghrébine de langue française, éditions Naaman, Québec, 1978, p.118

    [v] Mouloud Feraoun, Lettre à ses amis, Seuil, 1969.

    [vi] Ibid.


    L’ensemble de l’œuvre de Mouloud Feraoun est disponible aux éditions du Seuil :

    Le Fils du pauvre, Menrad instituteur kabyle, Le Puy, Cahiers du nouvel humanisme, 1950, 206 p. Réédition Point-roman, Le Seuil, 1982.

    La Terre et le sang, Paris, Seuil, 1953, 256 p.

    Jours de Kabylie, Alger, Baconnier, 1954, 141 p. Réédition, Le Seuil, 1968

    Les chemins qui montent, Paris, Seuil, 1957, 222p.

    Les poèmes de Si Mohand, Paris, Les éditions de Minuit, 1960, 111p.

    Journal 1955-1962, Paris, Seuil, 1962, 349 p.

    Lettres à ses amis, Paris, Seuil, 1969, 205p.

    L'anniversaire, Paris, Seuil, 1972, 143p.

    La cité des roses, Alger, Yamcom, 2007, 172p.

     

     

  • Le roman du 17 octobre 1961

     

    Le roman du 17 octobre 1961

     

    712860.jpg"Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l'indépendance ont été tués lors d'une sanglante répression, reconnaît François Hollande, selon un communiqué de l'Elysée. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes."  Voilà qui est dit, voilà peut-être qui ouvre une autre page de cette histoire nationale trop longtemps cachée ou niée. Pas par les historiens qui ont fait depuis plusieurs décennies leur travail. Pas par les associations et quelques personnalités qui sont aux premières lignes et des premières heures de ce combat pour la mémoire et la reconnaissance (on pense à Mehdi Lallaoui ou Samia Messaoudi). Mais plutôt par les responsables politiques. Si localement des avancées ont été constatées, au niveau national, le silence des autorités devenait assourdissant. Ce 17 octobre 2012, François Hollande a déchiré ce voile de mutisme qui, comme un autre linceul recouvrait, depuis 51 ans, les corps des victimes du 17 octobre 1961.

     

    Le Monde du 17 octobre montre que les choses semblent bouger : le Sénat étudiera mardi 23 octobre, en séance publique, une proposition de résolution du groupe communiste "tendant à la reconnaissance de la répression du 17 octobre 1961". Cette proposition avait été déposée par Nicole Borvo Cohen-Seat, ancienne sénatrice de Paris, et plusieurs de ses collègues communistes. Ses auteurs souhaitent la reconnaissance par la France de "la réalité des violences et meurtres commis à l'encontre de ressortissants algériens à Paris et dans ses environs lors de la manifestation du 17 octobre 1961" et la réalisation d'un lieu du souvenir à la mémoire des victimes. A l'Assemblée nationale, François Asensi (Front de gauche), a annoncé mercredi, lors d'un débat sur les questions européennes, que son groupe déposait une proposition analogue à celles des sénateurs communistes. "Son adoption serait un geste de concorde à l'adresse du peuple algérien, ce peuple ami", a-t-il déclaré.

     

    Dans le recueil 17 octobre – 17 écrivains (Au Nom de la Mémoire, 2011), Salah Guemriche rappelle qu’un « sondage du CSA (du 13 octobre 2001 pour L’Humanité Hebdo) nous apprenait comment le 17 octobre 1961 était perçu chez les Français : « Moins d’un Français sur deux a "entendu parler" de la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, et seul un sur cinq sait "de quoi il s'agit", tandis qu'une majorité de l'opinion ignore tout de l'événement. Cette faible notoriété n'empêche pas 45 % des personnes interrogées d'estimer qu'il s'agit d'"un acte condamnable que rien ne peut justifier, 33 % étant d'un avis contraire… ».

     

    17-octobre-1961.pngC’était il y a plus de 10 ans. Sans doute qu’aujourd’hui les Français seraient plus nombreux à repérer cette date sur un calendrier. Pourtant, à entendre les déclarations des Fillon, Jacob sans parler des Le Pen, il est clair qu’il faudra encore compter avec les apprentis sorciers, les pompiers pyromanes et autres nostalgiques. Petit rappel : « Je me sens recru d'une telle horreur... Les policiers sont devenus les combattants d'une lutte sournoise et sans merci, car c'est d'une guerre raciale qu'il s'agit. Et voici la conséquence : l'Etat, lui, est devenu dépendant de sa police, de son armée... L'esprit de corps est la source de tout notre malheur comme il l’était déjà du temps de Dreyfus ». Ce n’est pas un dangereux gauchiste, un va en guerre, un adepte de la repentance ou un ennemi de notre république et encore moins de notre police républicaine qui a écrit ces lignes. C’est François Mauriac, dans Le Figaro littéraire du 9 novembre 1961! Que valent alors les considérations de M.Jacob soutien de M.Copé, celui qui pleure sa chocolatine, et qui propose le poste de secrétaire général de l’UMP à la députée Michèle Tabarot, députée-maire du Cannet, fidèle fille à son papa, Robert Tabarot ci-devant fondateur de l’OAS à Oran…  Qui défend l’esprit de la République et la pérennité de ses institutions ?

     

     

     

    Si le 17 Octobre est une date oubliée de la mémoire collective, ce jour ne fut pas non plus un sujet pour les romanciers et poètes. A l’exception de Meurtre pour mémoire de Daenninckx paru en 1985 (soit 23 ans après la manifestation et sa terrible répression) puis d’un recueil édité par l’Amicale des Algériens en Europe en 1987 - avec notamment le célèbre poème de Kateb Yacine et la nouvelle de Leïla Sebbar, La Seine était rouge (réédité 1999) – le 17 octobre 1961 ne fut pas, sauf erreur, objet de fiction.

     

    jaquette.jpgC’est dire l’importance de ce recueil de nouvelles et de textes, 17 octobre-17 écrivains édité l’an dernier par l’Association au nom de la mémoire. C’est en soi une nouveauté et une originalité. Car qu’est-ce que la littérature peut apporter de neuf à la mémoire du 17 octobre ? Que peut-elle ajouter de plus à la triste litanie du massacre, de la honte, du silence et du mensonge d’Etat, du racisme organisé… déjà relatée, dénoncée par les Einaudi, les Stora, les Tristan, les Manceron et autres Péju.

     

    La littérature peut-elle nous en dire plus ? Peut-elle permettre d’aller au delà de son « petit devoir de mémoire » (Alexis Jenni, L’Art français de la guerre, Gallimard, 2011), qui souvent non content d’être de pure forme, se révèle conflictuel, construit, non pour tisser du lien, y compris dans la complexité, mais de la distance, des barrières, des séparations.

    Ces 17 textes constituent autant d’approches différentes, de sensibilités personnelles, d’interrogations et de genre (poésie, nouvelles, récits, témoignages, réflexions …) qui renouvellent les réflexions, multiplient les éclairages, les sources de lumière, débusquent les zones d’ombre, restituent la part d’humanité et de fragilité des acteurs de ce drame. Tout cela est écrit sans ressentiment, avec le souci de ne pas insulter l’avenir. Tout cela est écrit dans le respect des morts mais sans oublier les vivants. Ces 17 écrivains sont des hommes et des femmes appartenant à plusieurs générations. Ils sont français, Français d’origine algérienne, Algériens d’Algérie ou Algériens de France.

     

    Cette mémoire en littérature  c’est aussi revisiter le passé, interroger l’histoire, réintroduire de l’humain dans les mythologies nationales ou militantes, questionner un héritage parfois trop lourd au regard des vérités et des mensonges qui ont été transmis, reconsidérer cet héritage à l’aune justement des mythidéologies nationales ou nationalistes, contribuer à agrandir la passé de la France (encore Alexis Jenni) en ajoutant quelques chapitres à son histoire (toujours Jenni), en élargissant les perspectives d’une société rassemblée, riche de ces multiples facettes et de ses métissages. Comme dit Amin Maalouf : « Sortir par le haut » du « dérèglement » « exige d’adopter  une échelle des valeurs basée sur la primauté de la culture ». La culture « peut nous aider à gérer la diversité humaine », aider à se connaître les uns les autres, « intimement »  et « l’intimité d’un peuple c’est sa littérature ». Ici, « l’intimité » à la sauce Maalouf a peut-être à voir avec la « connivence » façon François Jullien… Les textes de ce recueil, 17 octobre-17 écrivains, se situent résolument dans le champ de la culture, ils aident justement à forger, renforcer cette « intimité », cette « connivence » entre Français, entre Français et Algériens.

     

    1/ Les 17 octobre 1961

    La manifestation du 17 octobre 1961, ses préparatifs comme son déroulement donnent lieu à des situations, des représentations et des personnages divers. Pour Magyd Cherfi, cette soirée est d’abord synonyme de fierté :

    « Moi, le fils d’immigré j’ai ma fierté du seul moment arabe en territoire de France qui redressa l’orgueil d’un je-ne-sais-quoi m’appartenant. Un moment civil, pacifiste et fier qui fut plus maghrébin qu’arabe, un héritage digne de ce nom. Un acte idéal auquel rien est à reprocher. Quand on est orphelin de la petite comme de la grande histoire, il est bon d’hériter de cela et moi qui cherche dans l’épouvante quelques traces de mon histoire, je fige une date, le 17 octobre 61 »

     

    « Je me raccroche à cette manif comme à un pan d’histoire, comme à un linceul ensanglanté, un bout de parchemin qui dit du bien des miens, ces inconnus, ces bruns à moustaches, ces brunes désœuvrées, fantoches à la merci des regards, à la merci de leur apparence »

     

    Mohamed Kacimi évoque lui la quête d’une Algérienne, débarquée pour une journée seulement à Paris pour retrouver le lieu de sa naissance, le lieu aussi de la disparition de son père :
     

    « Elle a toujours rêvé de voir cet hôtel, non pour un quelconque fétichisme, mais juste pour le récit de sa mère qui a force d’être répété a fini par en faire un lieu de légende : « Je venais juste d’épouser ton père. J’avais dix-huit ans. On a quitté Oran et on s’est installés à Paris. On a pris un hôtel, je me souviens bien, place de la Bitoucaye. On avait une chambre toute petite, avec un lit simple. Mais bon, l’étroitesse n’existe que dans les cœurs. Ton père avait trouvé une place de musicien au Cabaret Al Djazaïr, à Saint Michel. Il avait une voix… Il était beau… Très beau…  Il avait une moustache fine et des cheveux tellement fins que lorsque je respirais loin de lui, ils s’envolaient tous seuls. Je n’avais pas atteint le huitième mois, je me souviens, c’était l’automne, mais à Paris, c’est toujours l’automne. J’ai senti les premières contractions au coucher du soleil, je suis descendue voir le patron, Ami Arezki pour lui demander de l’aide. Il m’a  dit  qu’il y avait un couvre-feu et que la police tirait sur chaque Arabe qui sortait le soir. J’ai attendu ton père, une heure, je crois même deux, il était toujours à l’heure, mais pas ce jour-là, vers trois heures du matin, j’ai senti que j’en pouvais plus, j’ai découpé les draps, je me suis allongée sur le lit, et j’ai poussé, poussé, et tu es venue, comme une lettre à la poste ma fille, comme une lettre à la poste. Mais ton père n’est jamais revenu. »

    Peut-être que le coup le plus terrible qui est porté non pas à la mémoire mais à ce devoir de mémoire c’est cette nouvelle de Kacimi qui l’assène, dans un dialogue entre générations. Car pendant que la femme s’enquiert de l’hôtel où sa mère lui a donnée le jour, cherche ce cabaret où son père jouait ou déambule sur le pont Saint-Michel, de l’autre côté de la Méditerranée, sa propre fille l’harcèle au téléphone :

     

    « Son téléphone vibre de nouveau :

    - T’es où maman ?

    - A la rue de la Huchette.

    - Tu fais quoi ?

    - Je cherche le cabaret de papa.

    - Tu veux pas arrêter de courir après un cadavre, maman ?

    - Je cours après mon enfance, ma puce.

    - T’oublie pas mon sous tif.

    - Tu me l’as dit cent fois.

    - Un Passionata, au BHV, tu as promis. » 

     

    Dagory invite son lecteur à l’intérieur d’un car de CRS, de ceux qui, quelques heures plus tard, sur le pont de Neuilly, s’adonneront à toutes les monstruosités. On y cause comme on prendrait le café à la pause. Les sujets de manquent pas, qu’il s’agisse de l’Algérie, des immigrés ou de ce Saint Augustin, lui aussi originaire de ce bled. On y parle bien sûr football. Il y a les supporters du Sedan Olympique et ceux de Reims, l’équipe de Koppa. Et parmi ceux qui s’apprêtent à ratonner, se trouvent aussi des admirateurs de deux joueurs, Akesbi et Azhar  :

     

    « - Dimanche on a pas eu de bol, mais t’inquiète, à la fin c’est eux qui seront champions de France. Avec les deux, là, Akesbi-Azhar… de la graine de champions…

    - Ouais… « bazard » ! Toujours ton jeune, là…

    -  « Azhar » !  Cà c’est un joueur ! Tu vas voir dans un an ou deux, avec Akesbi… Un sacré tandem !

    Ouais. Y viennent des banlieues pour foutre la merde en ville…

    Ce genre de discussion le mettait mal à l’aise. Il préférait penser à son fils. A douze ans c’était déjà le meilleur buteur de son équipe.(…)

    - Tu te rends pas compte de ce que tu dis… Ces gens ils ont le droit au respect, comme nous.

    - Les Arabes, la merde y sont là pour la ramasser.  Leur boulot c’est de vider les poubelles.

    - Les poubelles et les crouillats… on a l’impression qu’en France ils sont arrivés ensemble.

    Un silence de quelques secondes. Ruedi avala une poignée de cachous : le matin même sa femme lui avait dit qu’il avait mauvaise haleine. Puis, sans s’adresser à personne:

    - Moi, je fais mon boulot comme on me dit de le faire, j’ai pas besoin de réfléchir au pourquoi du comment. Pour ça y a des mecs bien plus intelligents que moi. Je suis là pour faire bouffer mes gosses, point barre. Tu l’as dit tout à l’heure,  on est cons ! Je laisse ceux qui savent décider de ce qui est bien.

     

    Tassadit Imache raconte son histoire. Celle d’une enfant née d’un père algérien et d’une mère française, à contre courant de l’histoire et des hommes :

     « Du premier né à Argenteuil, à la dernière née à Nanterre, nous sommes après le 17 octobre les enfants d’un couple en perdition. Leur histoire d’amour chavire, plus rien ne les liera. Après cette nuit là qui porte au paroxysme la haine et la violence et ses répliques des jours qui suivent, nous les enfants, nés et à naître, sommes les rescapés d’une fiction. Jusqu’à ce que notre conscience s’éclaire au récit d’une mère aimante mais juste, rendu avec les mots de sa vie simple et dure. Grâce à elle, nous ne serons pas les enfants perdus de cette histoire-là. »

     

    Maïssa Bey restitue ce mardi pluvieux du 17 octobre 1961 à travers les femmes, ces Algériennes qui ont défilé aux côtés de « leurs » hommes et qui pour certaines, découvraient pour la première fois la « grande ville » :

     

    « Et la course. Les bousculades. Les enfants piétinés. Les hommes embarqués sans ménagements dans les bus. Par quel miracle ne se sont-elles pas séparées ? Yamina a pris la petite Nora dans ses bras. Courir, fuir... Qui les a guidées ? Elles ne s'en souviennent pas. Cette femme, peut-être, qui leur a ouvert sa porte et les a attirées à l'intérieur. Dans un couloir. Chez elle. (…)

     

    Taous relève enfin la tête. Les yeux gonflés de larmes, elle jette un regard autour d'elle, comme si elle venait de découvrir ces lieux pourtant familiers. Elle pose la main sur le bras de Aicha assise près d'elle. Elle réprime un sanglot et lui dit : Je te l'avais promis ce matin, et voilà ... tu peux dire maintenant que tu as vu la France ! »

     

    Cette France, c’est à travers le destin tragique d’une jeune fille que Didier Daeninckx se propose d’en rendre compte et de réveiller les consciences et les mémoires : Fatima Bédar. Il évoque le retour de sa dépouille en Algérie. Peut-être que là aussi, la mémoire, la mémoire de l’immigration algérienne et de son tribut à la lutte pour l’indépendance, mériterait d’être ravivée.

     

    « A l’automne 2006, la dépouille de Fatima Bédar a quitté le cimetière de Stains où elle reposait depuis quarante-cinq ans et ses restes ont été déposés le 17 octobre de cette année-là dans le carré des Martyrs de son village natal, non loin de la tombe de sa mère. « On a ramené ta fille, elle est revenue près de toi », a simplement dit Zohra alors que le vent de Kabylie emportait ses mots vers les montagnes. »

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    2/ Entre culpabilité et innocence

    Le 17 octobre 1961 n’échappe pas aux ambiguïtés d’un double héritage, celui de la culpabilité et celui de l’innocence, celui des silences et celui de la mémoire, portée certes par la génération des enfants mais aussi par la France :

     

    « En devenant algériens, les indigènes ont rendu à la France une part de sa dignité perdue en Algérie. En marchant, ils n’ont fait qu’imiter leurs maîtres, parce que ce sont les maîtres qu’on imite pas les valets » (Magyd Cherfi)

    « Enfant j’étais si français que je préférais les cowboys aux Indiens, ces barbares à la peau teinte qui s’attaquaient aux scalps comme les Arabes aux couilles. Un Français ne fait pas ça ! C’est ce que l’enfance racontait dans les classes de la Quatrième et de la Cinquième Républiques. Un Français, ça respecte. Ça respecte son prochain, l’enfant, la veuve et l’orphelin. Ça distille du droit à tout va, ça préconise un dieu blond et crucifié, une terre d’asile et l’idée universelle ». (Magyd Cherfi)

     

    Pourtant, cette France, malgré cette « figure mythologique » pour reprendre les mots de Jean Amrouche ne peut se targuer d’être innocente – à l’instar de l’Amérique d’un James Ellroy. Le thème de la culpabilité traverse le récit de Michel Piquemal : un docteur, après avoir sauvé un manifestant algérien, se retrouve à le livrer à la police. L’homme traine sa culpabilité jusqu’au confessionnal.

     

    « Ma femme était au bord de la crise de nerfs. Elle ne voulait plus que je m'approche des fenêtres. Il faut la comprendre. Elle est d'origine juive. Ses parents ont été raflés et menés à Drancy. Seul son père en est revenu. Depuis la fin de la guerre, Rachel n'aspire qu'à une vie tranquille. Elle n'aime pas les débordements, les manifestations. Toute violence lui fait peur.

     

    Vers huit heures, cela s'est enfin calmé... Nous venions de passer à table. J'étais en train de couper du pain lorsqu'on a tambouriné à la porte. »

    « - Tu ne crois tout de même pas qu'ils vont le tuer. Ce ne sont pas des assassins.

     

    Je n'osai pas lui rappeler que c'était cette même police française qui avait arrêté ses parents en juillet 42... mais les mots me brûlaient la langue. Je la savais si fragile sur ce sujet-là. Nous n'en parlions pratiquement jamais. Rachel avait décidé de tout oublier. »

     

    Plusieurs auteurs interrogent le rôle de la police, d’une partie de la police républicaine, tissant même une filiation entre la rafle du Vel d’Hiv et le 17 octobre 1961.

     

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    Ainsi Tassadit Imache évoque Elie Kagan, celui qui immortalisa grâce à ses photos les visages de ces Algériens frappés, ensanglantés, raflés :

    « Elie Kagan, lui, est l’enfant juif de l’été 42. A l’automne 61, là où beaucoup n’ont pas voulu savoir - la plupart ont détourné les yeux, lui a vu les policiers pousser dans des bus des hommes ensanglantés, terrorisés. Il a vu les coups donnés et il a entendu les cris. Il n’a pas lâché les visages. Il n’a pas détaché son œil de l’appareil photo. L’homme qui voit le 17 octobre : c’est l’enfant juif qui s’est souvenu. Des preuves, l’enfant en avait - traces anciennes, indélébiles, à l’intérieur. Il sera toujours l’homme du présent ».

     

     

     

    « J’ai su très tôt, sans demander les preuves, que dans mon pays on avait déporté les Juifs, hommes et femmes, et livré aussi leurs enfants à la terreur et à la mort - eux qui se croyaient des personnes comme les autres, des Français, et pire ceux qui étaient nos hôtes. Je l’appris tôt et je le savais déjà.  Chaque fois que j’y pense, le choc se renouvelle, me stupéfie de chagrin et de honte ».

     

    Salah Guemriche se fait plus chirurgical encore :

     

    « 11.538 interpellations en quelques heures : la plus grande rafle depuis 1942 ! Depuis ce 16 juillet 1942 où 12.884 Juifs étrangers furent arrêtés et dirigés vers le Vel d’Hiv. Mais gardons-nous d’évoquer l’Occupation : Oradour-sur-Seine ? »

     

    Il y eut donc la culpabilité, les responsabilités collectives et individuelles, il y eut aussi la solidarité et l’innocence de cette France « mythologique », celle des droits de l’homme et de l’égalité. Dans sa courte nouvelle, Mehdi Charef choisie de rapporter une histoire vraie, « vécue », celle d’un couple d’Algériens s’enfuyant dans la nuit et secouru par une « femme taxi » :

    « La conductrice : Je voulais m'éloigner des affrontements, lorsque j'ai vu que les policiers avec leurs matraques allaient bientôt vous coincer à la sortie du square, je les ai doublés et vous ai ouvert mes portières...  La main tatouée de Yamina va tremblante se poser sur l'épaule de la femme française. »

     

    Et Magyd Cherfi, lui, rappelle cet autre versant de la dualité :

    « Quant aux Français, ces ennemis d’hier, ces frères d’aujourd’hui, ils ont déchiré le fil qui cousait mes paupières. C’est eux qui m’ont les premiers parlé du crime anonyme de la police française, son plus grand crime après Vichy. Des Français, oui. Ils ont eu ce courage ou cette lucidité. Ils m’ont appris ma propre histoire dans cette conviction qu’il valait mieux appartenir à l’opprimé, aussi musulman soit-il, qu’à sa propre famille si elle oppressait son prochain.  C’est par les Français que j’ai réappris à être algérien. »

     

    3/ 17 octobre ou la permanence du rejet de l’autre

    Si la mémoire et l’histoire sont ici convoquées, ce n’est pas pour les enfermer dans la repentance ou la glorification béate. C’est au contraire pour la faire vivre et aider les contemporains à mieux vivre. De ce point de vue octobre 1961 sert de flashback, d’analepse, de retour en arrière pour éclairer une autre narration, celle de la France de ce début du XXIe siècle. Autre temps, même réalité ? C’est ce que semble dire Magyd Cherfi : 

    « Arrivé à la cime des montagnes les plus hautes, j’ai compris que j’étais toujours pas français, je l’étais dans le cœur, dans la tête et dans l’âme mais ça n’a pas suffi. J’ai vu se former des grimaces, la grimace des premiers arrivés et j’ai compris qu’on ne devient pas français par l’effort, le sacrifice ou l’adhésion, on le devient dans le regard de l’autre »

    « Quatre générations après, même érudits, on reste de la secte semoule, on a du bougnoulat pour deux éternités ».

     

    Gérard Alle situe son récit aujourd’hui. Un repas de famille, dominical, au fin fonds de la Bretagne où le fils de la maison a invité son ami, un certain Mouloud. Un repas qui commence avec du melon et se termine par un nègre en chemise... Tout un programme. La scène rend compte, à la fois, du dynamisme de la relation franco-algérienne et de la permanence des « préjugés » :

     

    « C'est qui, ce Mouloud ?

    Je retourne m’asseoir et je me régale d’avance. Parce que tonton Pierre a embrayé direct. Papa voit venir le danger, mais il est bien obligé de répondre :

    -                Mouloud, c'est un copain de lycée à Kevin.

    -                Marocain ? Algérien ?

    -                Non, Français.

    -         Oui, c'est ça ! Avec un prénom pareil, il est pas de Plougastel-Daoulas, non plus.

    -                Tu vas pas commencer avec tes conneries.

    -                OK. Je dis juste que si, au bout de trois générations ils s'appellent toujours Mouloud, Mohammed ou Fatima, c'est qu'il y a un blème, tu crois pas ?

    -                Allons-y ! C'est quoi ton problème ?

    -                S'ils veulent être français, qu'ils donnent des prénoms français à leurs gosses, au moins. Ce serait une preuve minimum d'attachement à la France. Sinon, moi je dis : pas de sécu, pas d'allocs. »

     

    Pour dire cette ligne sombre qui file à travers l’histoire, Tassadit Imache  évoque elle le visage de son père :

    -      « Le visage typique de l’immigré maghrébin des années cinquante - je l’ai en garde, je peux le montrer, il y a trois photographies du père - ses enfants se les arrachent aujourd’hui plus qu’hier - ce visage se dérobe, doit être extrait des années misérables, sur fond d’usines et de bidonvilles, trop détonnant dans l’ambiance sixties, il se durcit pendant les années soixante dix - celles des ratonnades sous Giscard - pour disparaître en Soixante Seize, menton haut tenu, cerné de toile blanche, à la musulmane. Il est parti sans avoir parlé. » 

     

    Salah Guemriche, jonglant avec les dates, passant de Camus au 17 octobre, met les pieds dans le plat dans ce texte écrit alors que la France se livre à un clabaudage version sarkozyste (sans doute avant celui d’un Copé).

    « Et si, même en temps de guerre, « un homme, ça s’empêche », ne serait-on pas en droit, en temps de paix, d’exiger plus d’un ministre de l’Intérieur, d’un chef d’Etat, d’une République, de la patrie des droits de l’homme : que l’on s’empêche de stigmatiser systématiquement, et pour des raisons électoralistes inavouables, toute une frange de la communauté nationale qui n’a plus rien à prouver en matière d’engagement républicain ? »

     

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    4/ Les plaies algériennes

    Mais et c’est toute la force de ce recueil kaléidoscopique, Octobre 61 ne se contente pas de restituer les hommes et les femmes de ce drame dans leur humanité, il n’est pas seulement une interrogation sur la culpabilité et l’innocence de la République, il ne s’arrête pas à pister les invariants, les permanences du rejet de l’Autre, les préjugés d’un autre âge, il inaugure une autre introspection, celle qui porte la plume dans les plaies algériennes, des plaies nourries de silence et de mythes

     

    Ce sont ces silences qu’évoque le jeune Mouloud dans la nouvelle de Gérard Alle :

    « J’en sais trop rien. A force de lui poser la question, ma mère a fini par me répondre qu’il avait disparu en 1961, après une manifestation. C’est tout ce que j’ai pu lui arracher. Dans ma famille, c’est pareil : on parle pas de ça. »

     

    C’est l’héritier Magyd Cherfi qui va le plus loin dans cet introspection, dans ces interrogations, c’est celui qui  dit à quel point l’héritage peut parfois être lourd à porter, ce même Magyd Cherfi qui a commencé son texte en soulignant combien cette manifestation était aussi une « fierté » :

     

    « C’est quoi cette résistance opaque, portée aux nues, en exemple, pour des générations et des générations d’enfants convaincus de la transcendance de sa destinée ? Combien de fois ai je entendu « nous les Algériens » comme une race à part, un peuple élu, un peuple qu’on se doit de distinguer pour la particularité de son courage, pur, inné, irréversible."

    "Combien de fois ai je entendu ce « nous » qui incarnait la témérité, la droiture et le sacrifice. Pas un putain de défaut, pas une faille, une faiblesse. « Nous, les Algériens », double malentendu, la lie ou le sublime ? En tout cas, le fardeau pour les héritiers. »

     

    « Tous ces mots qui déployaient larges, comme des aigles, sont devenus des pics dressés à la verticale. Rigides, militaires. Je souffre de pas savoir la réalité de mon peuple, je souffre de pas savoir qui je suis car je n’ai appris que par l’organisation d’un mensonge. Le mensonge d’un peuple martyrisé ayant basculé, en un rien de temps, de la plus opaque des nuits à la gloire éternelle. Entre les deux, rien qui fit l’humain, la faiblesse, le doute, la banalité. J’aurai aimé savoir le quotidien, la lèche, la trahison, la peur, la cupidité, tout ça pour relativiser mon propre sort et me pardonner de ne pas être un héros moi-même. Au lieu de ça je traîne la culpabilité et la rancœur. Oui j’ai de la rancœur transmise par quelques improbables transmissions orales et ça fait chier de pas être né la paix dans le cœur. »

     

    « C’est quoi tous ces exilés qu’on appelle pères ? Qu’on a pris pour des héros sous prétexte de l’identité algérienne et portant l’orgueil d’un massacre hors du commun. C’est quoi ces héros de pacotille passés entre les mailles du filet ? Tous ces maçons seraient donc des traîtres, des incapables ? Qui avons nous donc vénéré sous prétexte qu‘ils ont été géniteurs à foison. Car oui, dans les cités, nous vénérons ces pères, qui n’ont bien souvent été que des pères, ouvriers certes mais cela suffit-il au portage des nues. Bordel ! on ne demandait qu’à être des fils.

     

    Octobre 61 me pèse, il me manque le témoin, l’oncle blessé, le cousin noyé, même le cousin du cousin m’aurait consolé de s’être proprement fait lyncher, fait lyncher par des CRS bouffeurs de fellagas, des barbouzes à la solde de l’OAS, armée des ombres de la guerre de trop. Pas un lien de sang bon sang ! avec cette marche de tous les courages, pas âme qui vive de près ou de loin pour conter la terrible nuit. Me la conter dans le détail. »

     

    « J’aurai voulu moi que l’on secoue mon sang, comme un vinaigre dans la fiole, pour que tout le goût de l’âcre nappe l’aliment. Mais voilà, je n’ai l’honneur d’être que fils d’un innocent en colère. »

     

    Maissa Bey raconte la mobilisation des Algériennes, elle glisse simplement ici ou là un mot une phrase qui ouvre sur un large champs d’études et d’interrogations historiques. Ici le simple « Mais les frères ont insisté » suffit à semer chez le lecteur les graines du regard critique à tout le moins interrogateur. Comment se manifesta cette « insistance », qu’est ce qu’elle signifiait ? Quel fut le rapport entre le peuple algérien de France et les militants du Front…

     

    « Sept heures. La nuit tombe très vite. Nora et Hassen jouent à présent devant la porte. Ils viennent de finir le dîner. Zoubida s'est contentée d'un morceau de pain trempé dans de l'huile d'olive et d'une tomate. Elle a le cœur serré. Elle n'attend plus que son mari pour enfiler sa veste et le suivre. Elle n'est jamais sortie la nuit. Depuis son arrivée ici, elle n'a jamais franchi les limites de Nanterre, sauf pour aller à l'hôpital, le jour de son deuxième accouchement.  Et puis, ah ! oui, le jour où ils sont allés chez son cousin, Kader, à Barbès pour lui présenter leurs condoléances suite à la mort de sa mère, la tante paternelle de Zoubida. Quel malheur tout de même, pour une mère ! Mourir sans pouvoir revoir ses fils ! C'est aussi ça la guerre ! et l'exil.... C'était la première fois que Zoubida prenait le métro. Ce soir, ils vont de nouveau prendre le métro pour aller à Paris, en famille. Hier soir, Mohamed et Ahmed discutaient de l'itinéraire à suivre. Elle a saisi au passage des noms qu'elle n'avait jamais entendus : Pont de Neuilly, Châtelet, La Bonne Nouvelle, République. La Seine. Ils ne semblaient pas très rassurés eux non plus. Mais les frères ont insisté. Tous ! Toute la famille ! Grands et petits. Elle n'a encore rien dit à ses enfants. »

     

    « Yamina fait le tour du baraquement pour vérifier que tout se passe bien. Ce matin, après le départ des hommes à l'usine, toutes les femmes se sont retrouvées près de la fontaine. Et pendant qu'elles remplissaient leurs bidons, Yamina leur a expliqué pourquoi ce jour ne devait pas ressembler aux autres.  Pourquoi tous les occupants du bidonville devaient sortir malgré le couvre-feu.  Le couvre-feu ? Elles ont plaisanté,  entre elles. Elles savent ce que c'est puisqu'elles ne sortent jamais...

     

    (…) Zoubida a demandé pourquoi il fallait emmener les enfants. Et aussi, s'il n'y avait pas de risques pour eux... Yamina lui a alors expliqué que c'était une sortie, une promenade, et seulement cela. La guerre, a-t-elle martelé, ce sont aussi des hommes qui marchent. Sans armes et sans violence. On appelle ça une manifestation. Des hommes et des femmes qu'on veut empêcher de marcher, de se réunir, de se promener, décident de sortir.  Ils vont marcher ensemble. C'est ça le mot : ensemble. »

     

    « Une heure du matin. Dans la pièce plongée dans la pénombre, seule la lueur vacillante de la lampe à pétrole éclaire les visages. Assises sur un matelas posé à même le sol, elles sont là, ensemble. »

     

    L’« ensemble » d’avant la manifestation est-il encore celui de l’après répression : l’unité d’un peuple marchant pour sa dignité est-elle encore de mise à l’heure du drame ? Cet « ensemble » des plus humbles, des victimes, de celles et de ceux qui après avoir marché se retrouvent dans le malheur, abandonnés des hommes et des dieux, « ensemble », oui, mais aussi orphelins… D’ailleurs, Octobre 61 fut longtemps une date effacée des tablettes officielles en Algérie même. Le tandem Ben Bella-Boumediene avait fait ce qu’il fallait pour cela et ce dès 1962 (voir Le Matin du 14 octobre 2011). De cela aussi, il est question chez Magyd Cherfi :

    « Octobre 61, n’existe pas en Algérie non plus, pour cette date point d’hommages, on en parle mais sans commémorations, comme d’une anecdote. C’est une date invisible passée dans le creux de l’histoire. »

     

    « Cette date est comme un enfant né hors du lit conjugal, on peine à l’identifier, on a du mal des deux côtés à reconnaître l’enfant… Si, une plaque commémorative, comme on sauve le meuble, pour le souvenir, mais il finit dans la cave. »

     

    5/ Double héritage et communauté de destin

    Les enfants d’Octobre 61 sont les héritiers d’une histoire double, ils portent à la fois une double fidélité et un double héritage, parfois antithétique. C’est dans cet espace d’hybridité où les contraires se mêlent que s’élabore un métissage par la bas, par les tripes et les entrailles des héritiers qui forment aussi la cohorte des porteurs d’une communauté de destin. C’est encore Magyd Cherfi qui parle ici :

    « Octobre pèse comme une enclume au fond de l’estomac car je suis l’exilé qui appartient à deux peuples qui me demandent de choisir un camp, à deux peuples qui se haïssent indéfiniment. A qui dois-je appartenir ? A qui dois-je adresser mon livre blanc, mon droit d’inventaire ? Je manque de dates, de 1789, de 1515, de 1905. Bien sûr, elles m’appartiennent aussi, mais je suis « deux », où sont leurs sœurs jumelles ? »

     

    « Ça ne suffira pas car je suis aussi né gaulois et je me sens comme le feu qui prend source dans l’eau… Improbable alchimie de dégoût et de dévotion pour l’un et l’autre peuple, l’un et l’autre moi. »

    « Aujourd’hui pourtant et bien que français, occitan pyrénéen, je participe à la gloire du peuple algérien, mais d’un peuple précis celui d’alors… qui était un autre peuple, un peuple de sept ans de vie. De 1954 à 1962. Peut-être qu’il fut atteint d’une grâce sacrificielle, le temps de sept années. Je suis un algérien de sept ans d’âge, avant rien, après… le déluge. »

     

    « Les Français m’ont fait algérien par vocation humaniste, partageuse, internationaliste, mais plus encore ils m’ont donné ma part de francité en m’ayant appris à lire, à comprendre et donc à détester tous les impérialismes et de surcroît l’impérialisme blanc. Ils m’ont fait  multiple. Ils m’ont presque fait leur pire ennemi parce que j’ai de l’empathie forcenée pour le vaste monde musulman. Ils m’ont fait homme libre en me donnant la possibilité, dans ma tête, d’être blanc, athée et communiste. La possibilité aussi d’être musulman ou noir (…) ».

     

    Apprendre à lire, écrire, réciter… l’école est au centre de nombreux récits des auteurs nés à la littérature au début des années 80. Le savoir y est un viatique, la réussite scolaire le gage que les parents ne se sont pas trompés et tant pis pour les imbéciles qui croient qu’être bon élève à l’école publique c’est « trahir » sa communauté. C’est parce que le « petit Ben Bella », le héros de la nouvelle écrite par Akli Tadjer, est un bon élève, amateur de récitations, qu’il réussira, au soir du 17 octobre 61, à se sortir de la gueule du loup, comme disait Kateb Yacine :

    « C’est maintenant Omar, mon voisin de pupitre qui fouille dans mon cartable. Omar ne peut pas m’encadrer parce qu’il pense que je fayote pour me mettre bien avec les Français. »

    « Il a ajouté, pour achever de me convaincre de l’assister, que nous étions tous deux algériens et que ce ne serait ni plus ni moins qu’un acte de solidarité. J’ai répondu que je me décarcassais pour que ma mère soit fière de moi et que sa solidarité, il pouvait se la carrer où je pense. Il a brandi le poing et a grondé que j’avais de la chance d’être algérien sinon il m’aurait cassé la figure. »

     

    Le gamin défilera avec ses parents, au milieu des youyous et des mots d’ordre scandés par ces Algériens de Paris sortis de l’ombre. Lui avait

    « la tête pleine du Corbeau et du Renard, de leur affaire de ramage, de plumage et de fromage. »

     

    Mais l’Algérie appartient à l’histoire de France aussi sûrement que la France appartient à l’histoire algérienne. Cette histoire commune, nourrie d’amours et de haines, reste inextricablement mêlées jusqu’au fin fond de ce week-end en Bretagne raconté par Gérard Alle :

     

    « L’Algérie... J'aurais jamais cru qu’on parlerait d'un pays comme l'Algérie, dans cette famille-là, alors qu'il n’y a que des Bretons et des gens du Midi, là-dedans. Pas des fortiches en histoire et géo, en plus. »

    Malgré les désillusions et les échecs, sous les cendres de l’amertume ou de la colère, pointent quelques lueurs d’espoir:

     

    « La Question et de quelques autres œuvres anonymes. J’ai un résumé de bric et de broc, une synthèse de médias occidentaux doublée de la propagande algérienne. Dans l’une comme dans l’autre, pas de rires, pas de matchs de foot mêlant les uns aux autres comme une anticipation de la victoire de 98. Pas de flirts enlaçant la blonde et le brun, rien qui s’oppose à tous et aux certitudes. Pas l’opportunité d’un élu métis. Ici on est traître ou héros. Je voulais des hommes, je voulais dans le bain de sang quelque chose de dérisoire qui rappelle à l’égalité des cruautés et à celle du chemin qu’on eût pu parcourir ensemble. » (Magyd Cherfi)

     

    Pour Tassadit Imache,  « La question n’est pas « pourquoi se souvenir ? ». Il faut se souvenir :

    « (…) Non, les visages d’octobre n’ont pas disparu ! On me les a gardés le temps que je grandisse. A 15 ans,  je les ai retrouvés soudain dans un roman - plus tard dans un beau film. Ils sont là. Et Areski, vivant, la nuit, dans les bras d’Elise ! C’était « chez Slimane », n’est-ce pas ? - rue de Paris, à quelques mètres du pont de Bezons. »

     

    Et revenant à ce père algérien, elle écrit :

    « Cet étranger-là n’aura pas entendu le slogan de la rue française, inattendu, inespéré, des années 80 : « nous sommes tous des enfants d’immigrés ».  J’ai aimé être l’enfant de ce pays-là. »

     

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    A la question posée, la littérature peut-elle en dire plus sur le 17 octobre 1961, peut-elle permettre d’aller au delà de son « petit devoir de mémoire » ? il est possible de répondre en plusieurs points.

    1/ Le roman, les fictions littéraires réintroduisent la question du dilemme moral, la question des devoirs multiples parfois contradictoires envers les proches, les morts et les vivants, les mythologies nationales et militantes, les héros et les anonymes, trier entre les mensonges et autres travestissements et les faits, soulager les consciences des héritiers sans effacer la dignité des acteurs du drame…

     

    2/ La littérature est l’espace de l’affirmation de l’individu, de son émancipation du groupe, des logiques communautaires. L’espace ou le « Je » conquiert sa liberté sur le « nous » et ses obligations. Ce « je » réintroduit la question de la responsabilité individuelle (dans le bien comme dans le mal) dans les logiques collectives. Ce « je » c’est aussi restituer la part d’humanité des acteurs de ce drame et donc leur complète dignité en tant qu’hommes et femmes, faits de chair et de sang, traversés par des certitudes et des doutes, des êtres aimants et aimés…

     

    3/ L’espace du roman est celui où peut se déployer la complexité du rapport entre victime et bourreau, dominant et dominé. Magyd Cherfi, encore, montre comment l’exigence de justice et de mémoire est portée aussi (d’abord ?), par la société française, que la nécessité d’une justice réparatrice ne peut se confondre avec les logiques de la victimisation et du ressentiment. De ce point de vue, Darius Shayegan (La conscience métisse
Albin Michel, 2012,) montre qu’il ne faut pas confondre culture et identité ethnique, instrumentaliser l’injustice et le déni de mémoire à des fins de fermetures identitaires.

     

    4/ L’expérience littéraire c’est bien sûr, et ceci est un lieu commun, les grandes interrogations : le bien le mal, la justice, le sacrifice etc. Ici l’intérêt de la fiction et l’imaginaire de l’écrivain est d’abstraire le lecteur des seules logiques dualistes, de percevoir sous la boue des faits (la responsabilité du préfet Papon, les exactions des forces de l’ordre, la violence exercée à l’encontre de manifestants pacifiques…) l’ambiguïté, l’hétérogène, le changeant, les doutes, les zones d’ombre et les zones grises, la relativité des grandes valeurs mesurée à l’échelle d’hommes et de femmes brinquebalés entre violences policière et exigences nationalistes…   

     

    5/ Cette littérature finalement traite de la France, de la société française, de son histoire revisitée à l’aune même de ses valeurs. A la différence d’un Houellebecq pour qui « la France est un hôtel, pas plus », ici il y a le souci d’interroger ce qui fait lien, cette identité commune, ses transformations, de témoigner de ses mouvements, de ses nouveaux syncrétismes et de ses nouvelles capacités mobilisatrices.

    Pour Pierre Nora, l’identité républicaine se nourrit d’une histoire pluriséculaire, de l’école publique, de la laïcité, de l’idée de Nation et de l’héritage religieux, du XVIIIe siècle, de l’universalisme, de l’expérience coloniale, mais aussi de cette expérience collective, faite de synthèses et de syncrétismes, ce que d’autres nommeraient sûrement, de métissages.

    Octobre 1961 et au delà l’immigration algérienne ont contribué à façonner ce nouveau visage de ce pays. C’est de cela dont la littérature rend compte, non dans un rapport de domination ou de culpabilisation, mais dans un échange constructif, où les logiques, les sensibilités de tous et de chacun méritent une égale attention.

    Qu’en est-il de l’autre côté de la Méditerranée, en Algérie même ? Quelle place tient le 17 octobre dans la conscience nationale et reconnaît-on pleinement le rôle tenu par les immigrés algériens dans la lutte pour l’indépendance ? De cela aussi il est question. A travers ces thèmes, encore peut traités, c’est bien l’identité algérienne qui est interrogée, sa diversité comme ses fragmentations, cette partie de soi qui relie le pays et son peuple au reste du monde.

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    C'était il y a tout juste un an, et c'est signé du remarquable Hic (voir ses recueils de dessins aux éditions Dalimen à Alger et son dessin quotidien dans El Watan)

     

  • LE TAO DU MIGRANT


    En 1999, dans la présentation du livre qu’il a dirigé à la Découverte, Immigration et intégration, l’état des savoirs, l’historien Philippe Dewitte, interrogeait : « les migrants préfigurent-ils le monde du XXIe siècle ? ». N’ignorant rien des ambivalences de phénomènes complexes, il concluait sa présentation par une note volontairement optimiste : « les migrations ont accompagné, provoqué même, tous les progrès humains depuis le néolithique et elles contribueront encore dans l’avenir, quelle que soit l’expansion du cybermonde, à la diffusion des connaissances, à la confrontation des expériences, au dialogue entre les peuples ». Les littératures issues des migrations peuvent-elles justement préfigurer le monde de demain ? Sans être aveugle au pire des tendances en cours dans le monde confus de la migration (1), c’est plutôt la part « optimiste », lumineuse, celle qui concourt et « provoque même tous les progrès humains » que nous tenterons de rendre. Espace national, déplacement ou effacement des frontières, origines, mémoire, identités, individu, rapport à l’Autre et au monde, responsabilité planétaire…, sur ces sujets, ces littératures - mais aussi celles nées de la confrontation, souvent violentes, avec l’Autre (voir les littératures créoles ou celles des ex-pays colonisés à commencer par les littératures arabes, nord-africaines, algérienne notamment) - montrent en quoi les modernes migrations, bousculant les représentations et les entendements les mieux ancrés, pourraient bien éclairer et « préfigurer le monde du XXIe siècle ». C’est à un tour d’horizon sur le possible de cette préfiguration dans le méli-mélo de sombres probabilités que nous nous essaierons ici.

     

     

    Les migrations, comme la mondialisation (dont elles ne sont qu’une des nombreuses composantes), concourent « à la diffusion des connaissances, à la confrontation des expériences, au dialogue entre les peuples ». L’inédit tient au fait que le champ des possibles laissé à chacun est à la fois plus vaste (autonomie et liberté individuelle par rapport aux groupes, métissages, solidarité et interdépendance nouvelles nées avec le renouveau d’une conscience planétaire, …) et plus restreint (uniformisation marchande, linguistique, culturelle, transnationale…). Dans écrivains aident à voir, à comprendre, à ressentir ce qui pourrait bien être « une portion jusqu’alors inconnue de l’existence » (Milan Kundera). Ils se nomment Neil Bissondath, Hanan El Cheikh, Mako Yoshikawa, Amin Maalouf, Tassadit Imache, Kazuo Ishiguro, Ook Chung, Saïd Mohamed, Hafid Aggoune, Hugo Hamilton, Ying Chen, Kebir Ammi, Yoko Tawada, Suki Kim, Julie Otsuka, Monica Ali ou Chang Rae Lee. La liste est longue et ne cesse de s’allonger. Sans réelle volition, sans programme, ils lèvent un voile sur ce que pourrait être le XXIe siècle.

     Ces écrivains nés du nomadisme contemporain, comme ceux qui portent en eux les mémoires de l’esclavage ou du colonialisme, se retrouvent à la confluence de plusieurs routes et chemins, d'histoires et de territoires différents. Mutants des temps modernes, électrons libres, parfois désorientés, ils demeurent irréductibles aux systèmes et repères qui structurent, depuis au moins deux siècles, les têtes et les corps. Aussi, ils s’ingénient à « démêler cet écheveau d’artères » (A.Maalouf) dont ils sont issus reprenant à leur compte les paroles de Yasin, le personnage de « Là d’où je viens » de Jamel Mahjoub : « j’appartiens à la tribu des sans-domicile, des sans-Etat, des sans-attaches. J'ai deux passeports et un tas d'autres pièces d'identité qui indiquent où j'ai vécu, mais pas qui je suis… ».

     La France, terre de brassages d’hommes et de cultures, bénéficie aussi et depuis longtemps de ces irrigations annonciatrices de temps nouveaux. Mais, legs aristocratique oblige, la Fille aînée de l’Eglise demeure certes légère mais un brin condescendante, engoncée dans des atours qui risquent de lui jouer des tours si elle n’accepte pas d’ouvrir, et d’ouvrir grand, les fenêtres hexagonales (et républicaines). Il n’est pas sûr que la France des mariages mixtes, de la curiosité et du goût culturel, artistique, livresque, culinaire…pour les autres, que la France des mobilisations contre des politiques migratoires inhumaines sente le moisi. Mais, à l’heure où une partie de ses enfants enterrent leurs parents venus, il y a bien longtemps, d’un autre continent, l’indifférence (pour le moins) voir l’hostilité (au plus) à leur égard a de quoi inquiéter. Car, en même temps que ces Français, filles et fils d’immigrés, s'interrogent déjà sur ce qu'ils peuvent transmettre à leur propre descendance, en même temps qu’ils recherchent leur histoire, ils questionnent la société tout entière sur son propre devenir. Placées entre la mort silencieuse des aînés et l'appel, bruyant et légitime, à la vie de leurs cadets, les générations nées de la migration voient leur errance et leurs doutes renforcés. Enfants de l’exil et du nomadisme, nés d'une bifurcation qu’un instinct de survie a rendue inéluctable, ils incarnent l’horizon et l'horizontalité, horizontalité du transnational et du transculturel opposée à la verticalité de la nation et de la domination culturelle. De terre, ils n'en ont pas vraiment, eux qui ne peuvent en revendiquer aucune, mais ont besoin pour vivre de plusieurs territoires. Leurs cimetières ne sont jamais assez grands pour pouvoir y honorer leurs morts (voir Azouz Begag, Said Mohamed…). Leur avenir est toujours au-delà de l'horizon étroit des nations et des communautés racinées (voir Hafid Aggoune…). L'inconfort de cette situation ne condamne pas à l'infidélité. Parfois seulement à l'incompréhension. L’individu, pour exister, pour se poser en sujet, doit se débattre avec de nouvelles notions, références et constructions mentales. Bien sûr, des hommes et des femmes préfèrent fuir cet inconfort pour se réfugier illico dans des cercles fermés et de vieilles idéologies exclusives mais réconfortantes. L’actualité médiatique en fait ses choux gras et quelques personnages romanesques traversant la production littéraire en arborent une triste figure.

     Les littératures issues des migrations aident à mieux appréhender ces millions de transplantés et autres enfants de la migration, héritiers malhabiles d’une histoire qui n’est plus vraiment la leur et fragiles porteurs d’un futur incertain. Mieux encore : dans l’écume de leur sillage, se dessine une universalité renouvelée et émergent de nouvelles représentations qui pourraient finalement être le lot commun.

     Elles en parlent en usant de notions encore peu communes et même déstabilisatrices dans des univers de lignes droites, saignés de frontières, univers de gestion de stocks, d’appartenances déclinées collectivement et même exclusives, des univers qui tournent le dos à toute dualité et plus encore tout paradoxe, imperméable aux idées de mouvements de flux, d’impermanence, de relativité…

     Ambivalence de tout phénomène humain oblige : en même temps que le monde des replis chauvins et du racisme inquiète, le monde des métissages et des identités plurielles « préfigure » une aube riche de nouveaux repères, d’histoires nationales revisitées, de l’invention de nouvelles raisons de vivre ensemble et d’appréhender l’Autre.

     

    Le tao du migrant

     Tel un pratiquant matinal de taï chi qui, chaque jour, fait l’expérience par son corps de l’espace et apprend à se nourrir des énergies présentes autour de lui, le migrant, à chaque moment de son existence, fait l’expérience, dans sa chair et souvent dans la difficulté, d’une autre réalité, donnant chaque jour un peu plus naissance à un être nouveau qui, pour avoir su se débarrasser des illusions des appartenances, dépouillé de toute identité, n’en est que plus en harmonie avec les autres, avec son passé, avec lui-même. La migration pourrait devenir une autre façon de se sentir, d’appartenir, d’être et d’embrasser le monde. La migration comme un taolu ! (2) La migration, une involontaire discipline de tous les instants, ouvre sur une transformation des esprits, une reconstruction mentale, née d’abord et avant tout de l’expérience du corps (l’exil, le rapport à l’Autre…). Une transformation qui advient sans volition, et qui, là aussi, pour « préfigurer le monde du XXIe siècle », doit se nourrir harmonieusement des énergies reçues en héritage, de celles présentes autour de soi, et de ce potentiel dont chacun est porteur. Une attention aux autres et à soi. Jeffrey Eugenides, écrivain américain d’origine grecque, en donne dans Middlesex à travers les différents étages d’une maison familiale une image plus concrète : si les grands-parents « bricolaient » une identité à deux étages (origine et acculturation), les parents, eux, n’occupèrent qu’un seul de ces deux niveaux, celui de l’assimilation. Cal, le petit-fils, hérite, lui, de toute la maison, c’est-à-dire d’une identité composite, des inévitables interrogations qui en sont le lot mais aussi du potentiel de chacun.

     Jean-Louis Sagot-Duvauroux, dans On ne naît pas Noir, on le devient, traitant de l’identité des jeunes Français Noirs, propose une autre représentation. Il évoque un « jeu de miroir déformant » entre ces jeunes et leurs parents, entre eux et les sociétés d’où sont originaires leurs familles (l’héritage) entre eux et la société (l’environnement) pour finalement interroger l’identité nationale elle même et la nécessité de repenser l’Histoire à la lumière des bouleversements des frontières et des mouvements de populations contemporains (centrer chacun, permettre l’émergence de sujets). Le tao du migrant ou l’art d’occuper toute la maison, l’art de briser les miroirs déformants.

     

    DE LA VAINE QUETE D’UNE ORIGINE

     Tout semble commencer par le mystère d’une bifurcation, une trajectoire déviée : l’exil, ce pari sur un avenir incertain. Qu’importe les raisons, cette bifurcation dans l’histoire familiale finira par bousculer tous les repères.

     Dans les romans de la migration, comme dans toute la littérature algérienne des quinze dernière années, on ne cesse de se retourner sur les traces laissées par ceux qui précèdent. On les interroge pour saisir en quoi les pas d’aujourd’hui s’inscrivent dans les traces d’hier. On les scrute, on les compare aux siennes pour discerner l’horizon. Souvent la narration mêle le passé et le présent. Les temps et les espaces se télescopent, s’emberlificotent comme si hier portait le secret d’une partie de soi-même. Cette interrogation n’est pas la quête mimétique d’un absolu (le « je » demeure). Elle est rarement un rejet. A.Maalouf donne le plus sûr éclairage sur ce processus à l’œuvre : « Si notre présent est le fils du passé, notre passé est le fils du présent. Et l'avenir sera le moissonneur de nos bâtardises ».

     D’une formule abrupte, l’Algérien A.Benmaleck inscrit le passé au cœur de chacun : « Chaque homme est un ensemble de morts : la mort de l’enfance, de l’adolescence, du premier amour, de l’âge mûr et de tant d’autres choses encore ». Nor Eddine Boudjedia parlant des ancêtres fait dire à l’un de ses personnages : « tous ces morts vivent en toi et tu les exhumes à chacune de tes impulsions » ce qui, chez le lapidaire Saïd Mohamed, devient « on n’échappe pas à son passé. Il vous rappelle à l’ordre ».

     L’irradiation prend des formes différentes. Dans le premier roman de Mako Yoshikawa, new-yorkaise d’origine japonaise, Kiki n’a pas reçu de sa mère une culture nippone (« je n’ai pas su me servir de baguettes avant l’âge de 24 ans, quand Phillip m’a appris à les utiliser ») et pourtant comme si la transmission empruntait des voies souterraines, invisibles « je suis peut-être plus japonaise que je ne le crois ». Aussi, l’héroïne se retourne vers ses deux aînées, sa mère et sa grand-mère, pour (re)trouver son propre chemin et pour renaître à l’amour.

     Tandis que Mako Yoshikawa traque les tours et les détours de la transmission pour se nourrir du legs générationnel, ici féminin, dans La Vie après, Claire Messud, une autre Américaine aux origines franco-canadiennes et pied-noires, démêle le complexe écheveau de l’histoire familiale dont son héroïne, Sagesse, est issue. Sagesse tente de se libérer, de s’émanciper. Pourtant, le passé reste là, actif, moteur. Comme si la mémoire que l’on veut rejeter par-dessus bord parvenait à passer en « contrebande » (pour reprendre la belle image du psychanalyste Jacques Hassoun)

     Claire Messud décrit avec minutie cet avant d’une vie qui, souterrainement, en vient à prendre les commandes de l’après de chaque existence. Interrogation psychologique, effort de mémoire, questionnement identitaire, reconstitution d’un puzzle dont on voudrait s’extraire, le roman triture une interrogation universelle : comment vivre à l’ombre de fantômes et avec le poids de sombres héritages.

     

     Les personnages de ces romans sont le produit de leur passé, une forme particulière, parfois en opposition mais toujours originale de ce passé. Pourtant, au bout de cette course aux origines, le lecteur découvre aussi la vanité et l’illusion de cette quête. Kazuo Ishiguro (Quand nous étions orphelins) et Ook Chung (Kimchi) offrent le même travail de mémoire et de filiation. Le premier via une enquête policière, le second par une introspection plus franche et, à l’arrivée, le même constat : « la recherche des racines comme panacée est une illusion » (Ook Chung). Chez l’un le message est indirectement délivré par une mère qui a perdu la raison, chez l’autre par une lettre d’un père décédé. La découverte ne débouche pas sur le néant. Cette quête semble même un passage obligé : Christopher Bank, le personnage central de Quand nous étions orphelins, a parfaitement assimilé les us et les coutumes britanniques. Un peu comme la Kiki de Mako Yoshikawa, il ne parvient pourtant pas à se fondre dans l’univers de l’indifférencié. Il demeure comme différent, extérieur voire étranger à ces cercles. Comme si une partie de lui-même interdisait à son être d’épouser un univers qu’il a pourtant choisi, qu’il veut sien et où il a parfaitement réussi. En fait Christopher n’est pas né en Angleterre. Mais à Shanghai. Lui aussi part à la recherche de ses origines, de son enfance et des événements qui sont au commencement de son exil. Longtemps, Bank a voulu tout oublier ou simplement ne pas en tenir compte. Pourtant cela ne la pas empêché de ressentir, imperceptiblement, une différence, un exil intérieur, un décalage. Il fouille son passé, il n’y trouve rien, une illusion, le vide. Mais un vide à l’origine de tout…

     Ainsi, l’oubli, croire que l’on peut couper avec son passé, serait impossible. L’oubli est une illusion. Comment les Américains d’origine japonaise peuvent-ils vivre après la terrible épreuve des internements dans des camps de concentration pendant la seconde guerre mondiale et l’expérience du rejet par des voisins qu’ils croyaient être des concitoyens ? demande Julie Otsuka dans Quand l’empereur était un dieu. « Maintenant que nous étions de retour dans le monde, nous ne désirions qu’une seule chose : oublier ». Mais comment oublier devant un père meurtri à jamais, s’enfermant dans la dépression et le refus du monde ?

     L’oubli comme le trop plein de quêtes mémorielles, le culte des racines, des origines et des anciens seraient illusoires. Fictions et témoignages montrent que se rattacher à une généalogie et à une histoire ne doit pas signifier en porter le poids comme un fardeau. Pour ces êtres et ces personnages sans terre, origines et oubli sont une illusion. Demeure pourtant et partout, la recherche d’une force, d’une énergie vitale et créatrice, dont les descendants cherchent à se saisir, tels des voleurs de feu.

     Dans la nouvelle La Fiancée d’Odessa d’E.Cozarinsky, l’impureté originelle, l’usurpation d’une identité, n’invalident nullement ce que des générations successives sont devenues. Comme si l’appartenance à une communauté de destin et la foi en cette appartenance primaient sur tout autre pseudo légitimité érigée en barrière. Ce qui compte ce n’est pas le mensonge, ce n’est pas l’impureté, mais ce souffle vital qui porte chacun vers son destin, comme cette lointaine fiancée d’Odessa.

     Pour que le passé irrigue l’avenir, il faut bien, pour en revenir à Amin Maalouf, quelques « bâtardises » : la dette héritée des anciens n’est pas celle de la fidélité à ce qu’ils pouvaient être mais fidélité à leur combat pour vivre. Leur legs devient alors cette force dont ils ont fait montre pour survivre, une énergie qui doit continuer son œuvre chez les descendants. Quand commence la créolisation des Indiens de Guadeloupe dans La Panse du chacal de R.Confiant ? Justement quand les lointains descendants des premiers migrants cessent de se croire débiteurs des anciens et de leurs divinités. La fin de la dette marque le temps de la (re)naissance et la (re)connaissance de cette évidence pragmatique : « nous avons construit la Martinique, elle est à nous aussi à présent" alors ces Indiens de Guadeloupe peuvent apporter leur contribution à "cette terre magnifique et féroce, exagérément exiguë mais infinie dans sa manière d'empiler les langues, musiques, cuisines, religions et peuples".

     Comme ces immigrés de France et d’Europe, migrants des Trente glorieuses, trente glorieuses années de courage et d’abnégation à toute épreuve pour s’adapter au réel et préfigurer le monde d’aujourd’hui. Ces modernes explorateurs d'une terra alors incognita ont bâti dans la dignité et dans la paix. À leur insu, par leurs enfants, ils ont bousculé les frontières pour élargir l'espace de la fraternité non pas en enfantant des êtres sans origine, des exemplaires uniques repliés sur eux-mêmes, mais des hommes et des femmes capable de régénérer les principes de l'universalité. Comme pourrait l'être Louisa, la petite fille d'Abboué et la fille du narrateur passablement déboussolé du Marteau pique-cœur d’Azouz Begag.

     L’énergie née d’un instinct de survie est le véritable legs donné aux générations suivantes. Celui que semble rechercher Saïd Mohamed auprès de son père dans ce village haut perché de la montagne berbère marocaine. Cette force, qui peut se perdre dans un labyrinthe d’émotions et de confusions, est aussi la quête de N.Louaar qui rend hommage à son père et à travers lui à ces vieux Algériens devenus chibanis solitaires et incongrus des paysages urbains (3), retraités choyés par l’affection d’une famille unie ou patriarche déchu et silencieux devant le spectacle du monde et de leurs rejetons. Certes, écrasés par le stoïcisme de cette figure paternelle, « la difficulté n’en est que plus grande, pour les enfants que nous sommes, dès lors qu’il faut s’identifier à ces papas robustes. (…) Et là, les choses se corsent. Elles se compliquent lorsque nous finissons par prendre conscience que la force psychologique de nos pères n’est pas héréditaire, qu’il est dur, voir impossible de les seconder. N’est pas Hercule du Bled qui veut ».

     In fine, la question n’est pas quelle place accorder aux ancêtres, aux origines, au passé mais comment, aujourd’hui, vivre en harmonie avec son histoire ? Comment en ressortir plus fort ? Le tableau généalogique que présente dans Origines Amin Maalouf aide à répondre à cette question. Plutôt qu'une présentation verticale où les derniers nés seraient les dépositaires passifs d'un héritage, A.Maalouf propose une figure plus complexe où le centre est occupé par l'intéressé. S'il subit les influences de ceux qui l'entourent, il n'est plus un réceptacle passif, mais se pose en sujet capable de démêler les influences reçues (ou subies), voir et éventuellement de les choisir (ou de les revendiquer), capable aussi de saisir en quoi il est la concrétisation de virtualités léguées et en quoi il est aussi porteur de nouvelles ou de ruptures.

     

    Changer les représentations

     Une filiation reconnue et émancipée des contraintes du passé, de la pression aliénante des aïeux n’est qu’une étape dans les processus d’individuation présents dans ces littératures. Personnages de fiction et témoignages montrent la nécessité aussi de lutter contre les illusions et les pièges tendus par un environnement social, culturel (politique parfois) qui toujours s’échinent à réduire des personnalités inclassables. Le chemin est difficile, chaotique, toujours en pente et l’horizon incertain. Il n’est pas étonnant, qu’aux côtés de ceux qui décident malgré tout de l’emprunter, on croise, comme en contrepoint, celles et ceux qui refusent ou ne peuvent suivre ces pionniers, premiers de cordées d’une ascension inédite (voir Yasmina et son mari, Muk aussi dans Là d’où je viens, Mme Islam, Karim, Chaunu dans Sept mers et treize rivières de Monica Ali, Nawar dans Touaregs des neiges ou encore le roman de Yu Miri, japonaise d’origine coréenne, Poissons nageant contre les pierres …).

     Souvent, le poids des représentations, vieil héritage colonial ou poids de l’histoire plus lointaine, perturbe les entendements, nuit aux échanges et freine les ardeurs des plus ouverts…

     Car, comme l’écrit l’incontournable Amin Maalouf : “ c’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c’est notre regard qui peut les libérer”. Regard de l’américain porté sur les Asiatiques (Mako Yoshikawa…), des Blancs sur les Noirs (Toi Derricote, Chester Himes, Leone Ross ou Alex Wheatle…), des Japonais sur les Coréens (Yu Miri…), des Français pure sucre (ou croyant l’être) sur les Beurs (Tassadit Imache, Nabil Louaar,…) et autres Blacks (Jean-Louis Sagot-Duvauroux)…

     Ce dernier a choisi pour titre de son livre cette formule inspirée bien sûr de Simone de Beauvoir : On ne naît pas Noir, on le devient. Tout un programme, un raccourci explicite qui balaie les doux euphémismes (« racine », « culture », « origine », « identité », et autre « différence ») pour « revenir lucidement à la brutale distinction entre Noirs et Blancs ». « Noirs et Blancs ? Oui, parlons-en ! mais en prenant ces dénominations pour ce qu’elles sont, non pas le compte-rendu de variations pigmentaires, mais l’héritage dans les mots d’une histoire de domination naturalisée par les siècles, non pas notre destinée génétique, mais la postérité d’un conflit planétaire pesant sa marque dans notre regard et nos comportements ».

     Toi Derricote, Noire américaine à la peau blanche, s’interroge : comment réduire la distance qui sépare la conscience que l’on a de soi même des apparences ? Comment faire en sorte que l’image de vous-même que vous renvoie le monde soit conforme à ce que vous pensez être ? Tandis que Ying Chen, canadienne d’origine chinoise, « rêve de ne plus être une personnalité exotique, Maïssa Bey dans son récit Entendez-vous dans les montagnes… » dit sa lassitude des éternelles et récurrentes « discussions » quand « on apprend qu’elle est algérienne » (4).

     A contrario, les récents débats sur l’héritage colonial ou l’esclavage montrent que les représentations perturbent aussi l’entendement de ceux qui se prétendent descendants d’esclaves ou filles et fils d’indigènes…

     Dans Le Musée de Leila Aboulela, une banale visite au musée d’Afrique de la ville va creuser dans l’esprit de Shadia, un abîme entre Bryan et elle. Shadia, jeune soudanaise est venu terminer ses études en Écosse. Elle y rencontre Bryan et… se rend compte que la famille et le fiancé laissés au pays ne lui manquent pas vraiment. L. Aboulela décrit comment l’héritage colonial, - ici les représentations et les certitudes par elle attribuées à Bryan et le complexe victimaire de Shadia – sera l’instrument du fossé entre les deux jeunes.

     Dans Sept mers et treize rivières, Chaunu, le sympathique mari de Nazneen, ne trouve sa place ni dans la société anglaise ni au sein de sa famille. Il ressasse de vieilles – pas forcément fausses – histoires. Il ne cesse de vanter la grandeur de sa culture d’origine insistant sur les méfaits du colonialisme britannique. Il bataille pour transmettre quelques bribes de cette histoire à sa progéniture et passe ainsi à côté de ses deux filles, Bibi et Shahana devenues anglaises. Il ne voit pas ou refuse de voir que sa femme, avec douceur, sans faire de bruit, change. Il ne voit pas que son ultime projet, rentrer à Dacca avec sa famille, est sa dernière illusion, sa dernière fausse représentation d’un monde en mouvement et d’une histoire à réinterpréter. Il ne voit pas que déjà Nazneen et ses filles sont constituées d’eaux mêlées.

     

    Le monde en héritage, l’un et le multiple

     Le monde bouge. Il ne cesse de brasser les hommes, les langues, les cuisines, les cultures, les appartenances… au point que Cal le héros gréco-américain et hermaphrodite de Middlesex affirme : « Tous, nous sommes faits de nombreuses parties, d’autres moitiés. Il n’y a pas que moi ». Il n’est pas anodin non plus que le Marocain d’origine algérienne, installé en France et professeur d’anglais, Kebir Ammi ait consacré nombre de pages à faire le portrait d’êtres qui se jouent des frontières et retienne, par exemple, dans son évocation de l’Émir Abdelkader, un autre exilé, cette citation : « les contraires en moi sont unis ; en vérité c’est moi qui suis l’un et le multiple ».

     Dans Tous ces mondes en elle, Yasmin, malgré les difficultés, la confusion parfois, s’efforce de donner une cohérence à un tout hétéroclite. Tous les mondes évoqués portés par des voix plurielles, différentes et parfois contradictoires sont en elle, rendant ainsi toute la complexité d’une identité syncrétique et en mouvement. Lorsque sa fille lui demande « qu’est ce que je suis vraiment ? » Yasmin n’ose pas lui dire qu’elle est « une enfant unique au monde, née de parents unis par l’histoire, la géographie et des myriades de migrations. (...) Une enfant dont l’existence n’aurait pu être prédite, et dont l’avenir attend d’être découvert ». Elle n’ose pas l’avertir : « ne laisse personne te limiter à des notions convenues de ce qu’est le soi ».

     Hugo Hamilton, Irlandais aux origines allemandes, écrit dans son récit autobiographique, Sang impur : « nous sommes les gens bigarrés, nous n’avons pas qu’un seul porte-documents. Nous n’avons pas qu’une seule langue, qu’une seule histoire. Nous dormons en allemand et nous rêvons en irlandais. Nous rions en irlandais et nous pleurons en allemand. Nous nous taisons en allemand et nous parlons en anglais. Nous sommes les gens tachetés ».

     Dans Touareg des Neiges, Nassim jeune des cités, fils d’immigrés algériens a beau être en butte à la discrimination, à l’assignation à résidence socioprofessionnelle, aux doutes existentiels et au désordre d’un puzzle identitaire éclaté en mille fragments, il voit dans les eaux mêlées qui le constituent « la plus revigorante des infusions ». De même, après avoir cédé un temps aux sirènes mortifères du salafisme, le rappeur Abd al Malik, fils d’immigré congolais, converti à l’islam s’est tourné vers le soufisme pour faire sien cet enseignement de son maître : « impossible de raisonner en termes de Noir, d'Arabe ou de Juif là où [il n'y a] que des hommes". Enfin, Yasin, le narrateur de Là d’où je viens, décide lui de "s'emparer" de son histoire, de "donner un sens à cela", de "trouver une cohérence" à cette "mosaïque des contraires" qui constitue sa vie. Ne serait-ce que pour son propre fils, autre thème en émergence au sein de ces littératures.

     

     Ces expériences de la diversité, comme la conscience d’appartenir à un seul monde et à une seule humanité sont d’abord des expériences des corps. Avant d’être le résultat d’un processus intellectuel, il a été un apprentissage, le fruit d’émotions complexes et contradictoires. Pour beaucoup, à l’heure de la mondialisation, les bricolages identitaires se résument à harmoniser le chinois du midi avec le couscous du soir, le cours de flamenco avec la séance de chi qong, l’apprentissage d’une langue étrangère avec une virée à Marrakech et, pour les plus “écartelés”, l’exotique souvenir d’une origine provinciale dans une capitale surpeuplée, cosmopolite et agitée. Rien de bien méchant et ainsi progresse cette nouvelle humanité qui bouscule les cadres étriqués et oppressants des frontières héritées des histoires nationales et des fermetures identitaires. Mais, dans cette foule bigarrée et insouciante qui avance joyeusement vers la « société-monde » (Edgar Morin), les enfants nés de la migration et du métissage portent in petto les stigmates et les cicatrices des changements en cours. Bien sûr, ils partagent la liesse des temps nouveaux, mais eux en ont payé, et parfois en payent encore, le prix. En France, la première génération issue de couples mixtes franco-algériens (Tassadit Imache, Nina Bouraoui, Daniel Prévost, Mélina Gazsi…), a “essuyé les plâtres” en des temps où, après le bruit des armes, le nationalisme le plus étroit des uns et le ressentiment honteux des autres triomphaient. Et l’histoire est loin d’être finie, qu’il s’agisse de la migration algérienne (lire Nora Hamdi, Nabil Louaar, Nor Eddine Boudjedia, Abdel Hafed Benothman…) ou subsaharienne par exemple (lire Abd al Malik, Sarah Bouyain, Leonora Miano, Fatou Diome…). Si ces auteurs montrent la difficulté du métissage, la nécessité de se débarrasser de certaines illusions et faux-semblants exotiques, ils demeurent les plus sûrs garants d’un monde nouveau. Ces femmes et ces hommes attestent que c’est en soi que se trouve l’infiniment grand, l’infiniment mystérieux de la création et non le résultat d’une quelconque démarche intellectuelle ou spirituelle. Le monde reçu comme un héritage. Voilà bien ce que les anciens ont légué, ce ne sont ni des traditions, ni le ressentiment né des injustices et des souffrances passées, mais cette injonction de poursuivre le chemin, d’aller toujours à la conquête du monde « pour ne pas être enterré vivant », pour ne pas « crever de réprimer son rêve » (Saïd Mohamed). À l’instar de Miyo, dans La Fille du kamikaze de Kerri Sakamato, qui, en se détachant de son père, voit diminuer son handicap et croître son goût pour la liberté.

     

    Des individus de contrebande

     N’appartenir à aucune communauté en soi ou groupe, revendiquer au moins une origine double, se présenter comme citoyen du monde ou comme individu sui generis (Ying Chen, Azouz Begag, Hafid Aggoune…) tourmente, occasionne bien des luttes, douloureuses parfois, pour s’extraire d’une gaine oppressante. Prétendre au « tout-monde » exige de réduire les prétentions des parties, de les remettre à leur place. Au nom de cette vérité sans laquelle rien n’est possible Toi Derricotte, « déterminée à ne pas mentir », prend tous les risques : aucune vérité - aussi insupportable soit-elle, pour elle-même, pour ses relations ou ses amis, aussi incompréhensible soit-elle pour sa communauté d’origine - ne résiste à sa détermination : « j’ai décidé de publier ce texte [Noire, la couleur de ma peau blanche] et d’être maudite, parce que la « vérité » doit être dite par quelqu’un : le racisme n’est pas là, dehors, quelque part, il est à l’intérieur de nous, de nos familles et de notre communauté ». De son côté, avec son tout récent premier roman, la Camerounaise Léonora Miano entend « dire haut et fort dans toute l’Afrique qu’il existe des valeurs universelles au-delà de toutes les cultures et qu’on ne peut les transgresser ».

     Dans Londres, mon amour, de la romancière libanaise Hanan El-Cheikh, Lamis, l’héroïne irakienne, ne supportant plus sa condition d’épouse arabe, brave interdits et pressions familiales pour divorcer et, comme le dit Amira, autre personnage féminin du roman s’affirmer comme « un être humain avant d’être une femme arabe »...

     Le jeune Nabil Louaar, dans Touaregs des neiges, n’hésite pas à critiquer de l’intérieur certaines pratiques ou attitudes aliénantes par trop répandues au sein des communautés d’origine nord africaines de France. Dans ce tout communautaire, ce "Nous" indifférencié, Azouz Begag a été parmi les premiers à faire émerger le "Je", l'individu désaliéné et libre de tout déterminisme. Avec Le Marteau pique-cœur, il monte d’un cran : "j'envoie au diable quiconque entre dans ma bulle en se réclamant de la même origine. Je n'ai plus aucune origine. Mieux encore : je suis le seul exemplaire dans mon origine. Un original." Ici, le sujet se pose (momentanément ?)sur le mode de la rupture et de la menace. Il peut aussi naître d’un manque, d’une différence constatée, d’un éloignement, d’une absence.

     La tendre complicité entre une mère et sa fille ne peut éviter une distance, la prise de conscience des ruptures culturelles à l’œuvre entre cette mère, japonaise immigrée aux Etats-Unis, et sa fille, d’origine japonaise certes, mais américaine avant tout. « Élevée dans une culture où les membres d’une même famille se contentent généralement de se saluer d’une inclinaison de tête, ma mère est bien évidemment une personne réservée, distante même avec sa fille (...). La chaleur d’un corps me berçant et me serrant contre lui, de même que la caresse de longs doigts frais sur ma tête ne sont pas des choses que j’attends de ma mère » dit, avec regret semble-t-il mais compréhension, Kiki dans Vos désirs sont désordres de Mako Yoshikawa.

     Cette fêlure qui va s’élargissant, ce besoin jamais comblé, jamais satisfait laissent place à une frustration sur laquelle des mots peuvent expliquer si ce n’est panser les maux mais ne peuvent empêcher la distance de s’installer et la prise de conscience d’une différence. Née de ces évolutions culturelles, de ces différences qui se créent, se révèlent par un mystérieux processus de distanciation lent et linéaire, l’individualisation pousse alors en contrebande,

     Ce processus d’individuation est au centre du travail de Ying Chen. Pour cette auteure, la « désindividualisation » des temps modernes exige de la littérature qu’elle « cultive une vision du monde microscopique, [et] transforme si possible le dialogue des cultures en des dialogues entre des individus (…) ». « Je pense que le monde sera peut-être sauvé le jour où on distinguera moins entre les groupes qu’entre les individus ».

     Le jeune Hafid Aggoune s’inscrit dans cette veine et comme le personnage de Samuel dans son deuxième roman, ouvre « une voie libre », pour échapper à cette « longue nuit d’inhumanité » : « Fuis, chasse la honte de ton corps, arrache la culpabilité de ta tête, griffe les remords, échappe-toi, pense à toi, protège l’amour qui te contient, que tu contiens, garde-le pour tes pas sur terre, donne-le aux visages dont tu ignores tout, préserve tes caresses pour la peau qui te rend la félicité ».

     

    Une nouvelle conscience identitaire

     S’extraire de la gaine des appartenances et autres assignations à résidence, retrouver l’infiniment petit du sujet pour le rendre au tout du monde tel est l’apparent paradoxe de cette nécessaire plongée dans l’expérience individuelle (introspection familiale, quête illusoire des origines, affirmation du « je » face aux prétentions omnipotentes du « nous » - une dernière manifestation en est donnée avec les scènes de l’enterrement du père chez Azouz Begag et chez Jamel Mahjoub ou de la mère chez Nadia Berquet). La plongée ouvre sur l’expérience collective des migrations et des transplantations, des métissages et du devenir de la famille humaine entendue comme une et indivisible). Ying Chen le dit bien…

     Amin Maalouf voit dans la mondialisation, née aussi dans et par les migrations, une chance pour l’émergence d’une nouvelle conscience identitaire où l’appartenance humaine prendrait le pas sur la somme des appartenances incitant à "juger les événements à la lumière des principes universels et non en fonction de [ses] propres appartenances". Et l’urgence désespère de lancer ses appels.

     Dans un genre bien différent, Stéphane Hessel dans Libération du 9 septembre 2005, tire une nouvelle fois la sonnette d’alarme : « Le bateau sur lequel nous sommes tous embarqués n'a plus de deck séparé pour les riches et pour les pauvres, pour les Blancs, les Noirs, les Jaunes, pour ceux du Nord et ceux du Sud, pour les nantis et les démuni Il est essentiel que nous prenions une claire conscience de cette interdépendance, qui exclut tout populisme et impose une forte démocratie mondiale » avant de préciser que cette « interdépendance » réclame de « nouvelles formes de solidarité ».

     Ces « nouvelles formes de solidarité », cette nouvelle conscience identitaire trouvent un écho dans Les mots étrangers de Vassilis Alexakis. Le romancier grec installé en France depuis des années, raconte une expérience qui pourrait, en partie, servir d’illustration et de défense à cette nouvelle et pressante disposition de l’esprit devant les menaces qui planent sur la planète. En décidant d’apprendre seul une langue, le sango, usitée par un nombre restreint de locuteurs perdus au fin fond du Centrafrique, il montre comment l’expérience de la migration, le goût pour les autres et les langues, peuvent déboucher sur une « cure de jouvence », un « nouveau départ », une autre ouverture au monde, une autre poésie, un autre imaginaire. Quand la mondialisation se plait à rimer avec uniformisation et utilitarisme, cette initiative personnelle et littéraire s’avère salutaire et invite, sans grand discours ni effets de manche, à réfléchir sur la responsabilité de chacun dans la marche du monde. « Je peux faire l’éloge de l’étude des langues, pas celui de leur oubli » écrit V.Alexakis qui rejoint ainsi A.Maalouf : “ceux qui pourront assumer pleinement leur diversité serviront de “relais” entre les diverses communautés, les diverses cultures, et joueront en quelque sorte le rôle de “ciment” au sein des sociétés où ils vivent”.

     

    Le monde bouge et ne cesse de bouger. Des hommes et des femmes sont nés de ce mouvement éternel qui pousse l’espèce à courir la terre depuis les temps les plus anciens. Ces individus, ici personnages de romans, êtres à la fois auto centrés et centre du monde, intègrent dans leur perception cette « branloire permanente » (Montaigne) dont ils sont eux-mêmes issus. Évolution, impermanence, pragmatisme, principe de relativité, dualité, supériorité du souple sur le rigide, réévaluation de la place du corps par rapport à l’intellect… pourraient bien constituer alors de nouvelles catégories pour penser le monde et agir sur le réel (5).

     Monica Ali n’enferme pas Nasreen et ses filles dans un moule rigide, elle ne leur assigne aucune identité ou personnalité figée, close. Le mouvement de la vie est porté par cette capacité d’adaptation au réel. Dans Tous ces mondes en elle la mère de Yasmin donne d’elle-même la plus incertaine mais la plus juste des définitions : « Je ne suis pas un produit fini (...). Je suis un processus. Même chose pour vous. Et pour chacun. C’est à mes yeux la vérité la plus dérangeante et la plus rassurante sur ce que les jeunes gens d’aujourd’hui appellent l’ « identité »

     Même mouvement symbolique de la vie dans Kimchi où l’identité est inachevée, toujours remise en question : « il n’y avait pas de fin à cette identité, ou alors celle-ci était à trouver dans le chaos et son propre inachèvement ». Telle semble être la malédiction du déraciné, mais aussi sa bénédiction qui lui donne à embrasser le monde dans sa complexité et sa diversité. Dans Quand nous étions orphelins, Kazuo Ishiguro mêlent le Bien et le Mal, le réel et l’illusion, les souvenirs et l’histoire, la folie et la raison, déroutant le lecteur vers une terra incognita en ces temps où vérité, identité, réussite... sont tout d’une pièce !

     Le principe de relativité niche au cœur de la diversité et de l’impermanence, au cœur de la migration. « Une tâche impossible m’occupe : sculpter la phrase qui contiendra une chose sans avoir voué au néant son contraire (...) » écrit Tassadit Imache Dans Les Amants désunis, fidèle en cela à son lointain aîné Mouloud Feraoun, l’Algérien Anouar Benmaleck, montre, à travers le récit d’un amour qui va à contre-courant (du temps et des idéologies), combien la vérité est complexe et diffuse, jamais totalement saisissable, irréductible.

     Ces textes portent des identités sans cesse en mouvement, changeantes au point même de disparaître, de n’avoir aucun sens, d’être pur mirage. Le Sérail killers de Lakhdar Belaïd en est une plaisante mais éclairante illustration. Dalila et Lakhdar y forment un couple symptomatique. Musulmans (surtout elle...), ils respectent le jeûne du mois de ramadan. Sans ostentation. Dans la simplicité, loin des gesticulations religieuses ou communautaires. Leur réussite professionnelle s’est construite dans l’anonymat. Sans rien devoir à personne. Sans rien devoir prouver. Il n’y a d’ailleurs rien à prouver. L.Belaïd montrent des hommes et des femmes, français d’origine étrangère et de confession musulmane (ou pas d’ailleurs...), bien dans leur tête, complètement inscrits dans l’ici et le maintenant. Les couples s’aiment, se font l’amour, se chamaillent en toute candeur et la femme ne se voit pas reléguée dans un statut de mineur.

     De même, les Indiens de Martinique, comme tous les émigrés de la terre, ignorent qu’ils sont porteurs, malgré eux, malgré les souffrances et le mépris, de temps nouveaux, d’un sang neuf, d’une régénération des corps et des âmes. Partis pour cinq années, ils donneront leur vie à cette Martinique d'abord inhospitalière. Ils y crèveront après avoir enfanté. Les rejetons, sans forligner, devront “durer” sur cette terre neuve et inscrire ce dont par leurs aînés ils sont porteurs dans “le Temps créole, celui qui empile déjà Temps du peuple caraïbe, Temps d’Europe et Temps d’Afrique”.

     Les natures profondes des uns et des autres se révèlent simplement, sans manifester aucun désir de se singulariser, sans volition aucune. Mais cette sorte de non agir ne signifie pas absence d’action.

     Parabole du faible et du souple opposé au dur et au rigide, le non agir n’est pas absence d’action. L’apparente passivité, des Indiens de la Martinique ou des vieux Algériens de France débouche sur des faits forts, incontournables : une présence durable, une installation, l’irrigation de la société par une force nouvelle.

     

     Enfin, dernière évocation : l’expérience des corps et des émotions, les sensations, les transformations physiques nées du rapport à l’autre, ne seraient-elles pas plus importantes, plus profondes, que les belles phrases, les déclarations de principes moralisantes et autres constructions intellectuelles et savantes ? Comme le chante Madgid Cherfi « on n’est pas frères avec des phrases » . Le corps ne serait-il pas en train de reprendre un peu de sa place perdue – en Occident du moins – sur la tête ?

     L’introspection de Toi Derricote réduit en cendres les apparences et les clichés, les recettes faciles qui n’engagent pas trop, la bonne et vertueuse conscience vite auto satisfaite. « Les écoles avec une majorité d’élèves blancs tentent d’enseigner le concept de la « famille humaine », en introduisant les photos de personnes noires dans les textes de cours. Mais valoriser l’autre, apprendre que nous sommes tous du même sang, n’est pas une leçon que l’on apprend avec la tête ». Il faudra bien plus pour se dégager de « la persistance des conflits intérieurs, du désir, de la honte et de la terreur ». Et ce qu’il faut de plus c’est bien cette expérience des corps : la capacité de s’aimer (en se débarrassant des représentations aliénantes) mais aussi de s’opposer dans une Amérique « où toute trace d’amour entre les races est abhorrée ».

     Jean Hubert Gailliot dans 30 minutes à Harlem, montre que quelque chose est peut-être en train de se passer à Harlem. Une mixité amoureuse d’un nouveau genre défile nonchalamment avec une aisance toute juvénile dans la 125e rue. De jeunes blacks au bras de lolitas asiatiques peroxydées, amours intercommunautaires du troisième millénaire, ouvrent les portes à une nouvelle (et problématique) mixité, à de nouveaux brassages et bouscule, non sans crânerie, la plus pure tradition harlémite. Dans cet Harlem bringuebalé, où les boussoles identitaires s’affolent, certains se tournent déjà vers les « léopards », les enfants nés de ces unions afro-asiatiques, dans l’espoir de trouver un sens aux bouleversements du vieux quartier. Wait and see : l’avenir dira si Harlem invente « une connexion neuve entre les styles, les cultures et les communautés » ou si elle n’est que le laboratoire d’un énième avatar de la marchandisation du monde, des esprits et… des cœurs. Il n’y a pas que des représentations aliénantes hérités de l’histoire dont les corps doivent se méfier. Il faut aussi se garder des assauts mercantiles…

     

    Les migrations sont d’abord un pragmatisme détaché de toute illusion temporelle, passée ou future, c’est le monde reçu en héritage inconciliable avec toute idée de « racines » et la famille humaine comme seule et universelle appartenance revendiquée, une famille qui n’a que faire des certificats de pureté et d’autochtonie, c’est la prise de conscience d’une destinée commune à l’échelle de la planète, ce sont enfin des enseignements qui valorisent le corps sur l’esprit, l’impermanence, le mouvement, le cheminement sans but, la relativité ou cette complexité définie par Edgar Morin…Elles montrent enfin comment la plongée dans le soi le plus intime, n’est pas un repli nombriliste et égoïste mais un chemin qui débouche sur le grand tout de l’humanité. Cela n’est plus simplement une « préfiguration » puisque des hommes et des femmes portent effectivement cet autre monde possible. La question est de savoir si nos contemporains, migrants ou non, opteront pour ce monde-là ou pour un autre, plus inquiétant peut-être mais également présent au sein de cette nébuleuse migratoire.

    M.H.

    (Article paru dans Hommes et Migrations n°1257)

     

    (1) Depuis les fermetures communautaires et religieuses jusqu’aux déportations assassines de candidats à l’immigration en plein Sahara en passant par des politiques gouvernementales populistes et inhumaines.

     (2) Les taolus sont des enchaînements de techniques de combats exécutés lentement. Les taos son au Tai Chi ce que les katas sont au karaté.

     (3) Et maintenant expulsés de chez eux manu militari au soir d’une vie de bons et loyaux services ! Voir entre autres « la rue pour les vieux Kabyles de l’Hôtel Espérance » dans Libération du 5 octobre 2005.

     (4) Sur ces assignations à résidence au fumet colonial lire Éric Savarèse, Histoire coloniale et immigration, Séguier, 2000 et plus récemment Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire (sous la direction de), La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, La découverte, 2005.

     (5) Lire l’excellent Jean Viard, Le nouvel âge du politique. Le temps de l’individu-monde, éd. de l’Aube, 2004.