2013, sous le signe de Mouloud Feraoun
Pour placer cette nouvelle année sous les meilleurs auspices, il faut évoquer ici le centenaire d’une naissance. Il aurait pu être question de Ricœur, Trenet, Jacqueline de Romilly, Aimé Césaire ou Camus, tous nés en 1913. C’est à Mouloud Feraoun que seront consacrées les premières lignes de cette année qui, il faut le souhaiter, rendra justice, ici mais aussi en Algérie, à l’homme et à son œuvre, exemplaires. Très bonne année à toutes et à tous.
« Jamais il ne pactisa avec les conquérants, ni ne s’inclina devant ses valets auxquels il réserva tout son mépris. En revanche il ne méprisait pas le roumi. Il admirait ses réalisations et sa science. » Cette évocation du poète kabyle Si Mohend Ou m’Hend[i] semble pouvoir s’appliquer à Mouloud Feraoun. Il est né le 8 mars 1913 en Grande Kabylie. A sept ans, il entre à l’école de Taourirt-Moussa, à deux kilomètres de Tizi-Hibel, son village. Une bourse scolaire lui permet de suivre ses études au collège de Tizi-Ouzou, avant d’être admis en 1932 à l’Ecole Normale de Bouzaréah à Alger, où il rencontre celui qui deviendra l’un de ses plus chers amis, Emmanuel Roblès. Instituteur, puis directeur d’école en Kabylie, il est nommé en octobre 1960 inspecteur des centres sociaux crées cinq ans plus tôt par Germaine Tillion[ii]. Ces centres réunissaient des « Européens et des musulmans prêts à envisager un avenir ensemble, un avenir où aucune communauté ne serait subjuguée par l’autre ». Pour avoir été un libéral, un humaniste – un partisan des droits de l’homme pour parler moderne -, fermé à tout extrémisme (« je lui dois de m’avoir appris la patience et l’absence totale de passion » dira de lui le bouillonnant Driss Chraïbi[iii]), pour avoir crû au rapprochement des deux communautés dans une Algérie libre, Mouloud Feraoun fût assassiné le 15 mars 1962 par un commando de l’OAS.
C’est à cet homme que la frange la plus dure des partisans désespérés du maintien de la France en Algérie donna la mort. Pas un de ces écrivains qui se servaient de leur plume comme d’autres d’un fusil. Et pourtant, cette figure tragique, dut aussi essuyer, de son vivant comme après sa mort, les foudres des siens, des critiques sévères et des polémiques parfois haineuses : « faux monnayeur », « pense-petit du village », « raté »… ou « romancier blédard », « timoré et silencieux ». Et l’Algérie indépendante ne retiendra de lui, que son Fils du pauvre, sa dénonciation du colonialisme, un peu moins l’auteur du Journal, l’homme et le penseur jaloux de sa liberté maniant l’arme de la critique sans jamais céder à la critique des armes.
Avec Mouloud Feraoun, la culture kabyle entre dans l’univers romanesque. Tout en s’appliquant à dépeindre avec la précision de l’ethnologue ces villages haut perchés de la montagne kabyle, Mouloud Feraoun, ouvre (et offre) son peuple et sa culture à l’universel. « Je crois que c’est surtout ce désir de faire connaître notre réalité qui m’a poussé à écrire[iv] ». Cette « réalité », Mouloud Feraoun va la disséquer : description minutieuse du village, de sa population, ses habitations, l’organisation sociale, l’intérieur des maisons, la séparation des tâche entre hommes et femmes, les traditions et la sagesse kabyle ou l’émigration en métropole. Mouloud Feraoun ne rapporte pas froidement, à l’écart ou en surplomb, de l’extérieur. Celui dont l’esprit et l’intelligence furent aussi façonnés par l’institution scolaire française, aime son pays, sa culture et les siens. Dans La Terre et le sang, il écrit à propos de « sa » terre : « Nous en sortons et nous y retournons (…). Elle aime ses enfants. Quand ils l’oublient trop, elle les rappelle (…). Cette terre aime et paie en secret. Elle reconnaît tout de suite les siens ; ceux qui sont faits pour elle et pour qui elle est faite. Ce n’est pas seulement les mains blanches qu’elle repousse, ni les paresseux, ni les chétifs, mais toutes les mains mercenaires qui veulent la forcer sans l’aimer (…). Sa beauté, il faut la découvrir et pour cela il faut l’aimer ».
Mouloud Feraoun l’algérien, le kabyle, le non-violent dérange. On voudrait en faire un cul terreux tout juste descendu de sa montagne, un pense petit égaré dans un vaste monde qui emprunterait les grandes avenues d’une histoire téléologique. Pourtant, les thèmes qu’il aborde sont aussi universels que l’amour, l’injustice, la misère, la soif de connaissances et de découvertes… Il sont aussi étonnement prospectifs et modernes : l’union de deux cultures différentes, parfois opposées, le mariage mixte ou la question de l’immigration ou de l’universel. Comme Roblès et Camus, pour les Français d’Algérie, il « veut expliquer les Kabyles et montrer qu’ils ressemblent à tout le monde ». C’est précisément en privilégiant l’étude systématique et précise de la Kabylie et de ses populations, ces laissés pour compte de la colonisation, que Mouloud Feraoun fait de la littérature kabyle, de la littérature algérienne, une littérature universelle.
Ce « ressort qui produit l’élan »
Mouloud Feraoun reste constamment préoccupé par la situation misérable dans laquelle le colonialisme plonge les siens. Avant la condamnation explicite de ce système dans son Journal, les descriptions et les témoignages qu’il rapporte tout au long de ses écrits, sonnent comme autant de dénonciations. Dénonciations sans passion, loin des cris et de la fureur, parfois si aisés et gratifiants. Témoin de la misère, il écrit dans Le Fils du pauvre : « la viande est une denrée très rare dans nos foyers. Ou plutôt non ! Le couscous est la seule nourriture des gens de chez nous. On ne peut en effet compter ni la louche de pois chiches ou de fèves qu’on met dans la marmite avec un rien de graisse et trois litres d’eau pour faire le bouillon, ni la cuillère d’huile qu’on ajoute à chaque repas, ni la poignée de figues qu’on grignote de temps en temps dans les intervalles. A part cela, on a la faculté de se verdir les gencives avec toutes les herbes mangeables que l’on rencontre aux champs. »
Dans La Terre et le sang, mais surtout dans Les Chemins qui montent, Mouloud Feraoun expose les raisons de l’émigration et dresse un tableau de la condition d’émigré en France métropolitaine : « Le chancre s’installe dans les parties les plus basses, les plus secrètes, les plus seules. Il n’aime pas qu’on le voit mais il fuit les cadavres. La Kabylie est un cadavre rongé jusqu’au cartilage. Plus qu’un cadavre : un squelette. Il faut bien que nous la fuyions. » Plus incisif : « Chez nous il ne reste rien pour nous. Alors à notre tour nous allons chez eux. Mais ce n’est ni pour occuper des places ni pour nous enrichir, simplement pour arracher un morceau de pain ; le gagner, le mendier ou le voler (…). C’est cela le marché des dupes. Notre pays n’est pas plus pauvre qu’un autre, mais à qui est-il, notre pays ? Pas à ceux qui y crèvent de faim tout de même ».
L’émigré en France ? « On se méfie de toi, on te méprise, on t’humilie, on est injuste à ton égard ». Déjà Mouloud Feraoun ne se contente pas de dénoncer, il prévient. Parlant du « ressort qui produit l’élan », il écrit : « oui ! nous l’avons ce ressort, nous nous inclinons mais nous sentons qu’il existe. Et le jour qu’il se détendra, la force qu’il aura emmagasinée pourra étonner les gens. »
Auteur kabyle, fidèle témoin d’une culture, des conditions de vie et de travail des Algériens, fellahs ou émigrés, Mouloud Feraoun fut aussi le témoin de son temps. Celui de la guerre d’Algérie.
L’homme dans la tourmente
Homme d’aucun parti, il tente de rapprocher les deux communautés déchirées.
Homme d’aucun extrémisme, il condamne le mal, d’où qu’il vienne, des rangs de l’armée française ou de ceux de l’ALN.
Homme du peuple, il traduit les silences des siens qui, avant de s’engager sur le chemin de l’indépendance, marquent le pas. Hésitent. Doutent. Chuchotent. L’itinéraire personnel de l’écrivain rejoint celui des Algériens. Mouloud Feraoun n’a jamais été un « révolutionnaire ». L’Histoire lui donne - peut-être - tort, mais à l’heure où seul le langage des armes devenait audible, devait-il exciter les passions ? Cette guerre a été rythmée par une succession de déchirements qui tous, petit à petit, ont élargi le fossé qui déjà séparait les communautés. Beaucoup, y compris dans les rangs des premiers révolutionnaires algériens, ne souhaitaient pas, d’envisageaient même pas, les atrocités qui allaient diviser Français d’Algérie et Algériens. Ils étaient encore nombreux ceux qui, à la fin de la guerre, voulaient éviter le départ des Français.
Les horreurs et les injustices de cette guerre ont rythmé la pensée de Mouloud Feraoun comme elles ont rythmé l’engagement des Algériens. Mais pour cet homme, élevé dans la dure tradition du « nif », pour cet homme d’honneur résolument attaché aux droits de l’espèce humaine, la nécessité de la victoire ne devait pas coïncider avec de nouvelles injustices.
A l’heure où résonnent les cris d’« Algérie française » auxquels s’opposent ceux d’« Algérie algérienne », il était bien dangereux que de vouloir et de travailler au rapprochement des communautés. La menace était partout. Et l’OAS qui a assassiné Mouloud Feraoun l’avait prévenu : « Ami Feraoun, as-tu écrit ton « apologie de la rébellion » ? Tu devrais te presser car ton ami X et toi même êtes bien près du grand saut ! Prépare ton drap, Feraoun. Résistance algérienne[v] ».
« Timoré », « lâche », Feraoun ? A la différence d’autres, il n’a jamais aboyé. Il réfléchissait. Dans La Terre et le sang, il écrit cette phrase éclairante sur une pensée libre : « Tout jugement définitif sur la vie des gens est figé comme un axiome. Or la vie est à l’opposé de l’immobilité. Il faut donc, pour rester dans le vrai, présenter des cas particuliers, des faits précis. Mais le même cas change souvent d’aspect et les faits se succèdent sans jamais se ressembler. » La pensée de Mouloud Feraoun est complexe parce qu’en perpétuel mouvement. Un mouvement rythmé par le temps mais aussi par les lieux et les situations. Son attachement aux « cas particuliers », aux « faits précis » conduit Mouloud Feraoun à exposer des jugements ou des avis qui pourraient être en apparence contradictoires, mais qui, fidèles à la diversité du monde, ne sont que tentatives de traduire cette « branloire permanente » (Montaigne) qu’est la vie constamment traversée, travaillée par des phénomènes qui ont pour nom : mouvement, évolution, impermanence, transformation, devenir, création… Si Mouloud Feraoun dérange, c’est qu’il n’est pas possible de l’enfermer dans un système ou de lui coller une étiquette.
Quand tout espoir devient illusion, Mouloud Feraoun ne se contente plus de dénoncer, il condamne et rejoint les partisans de l’indépendance : « ce dont vous pouvez être convaincus, c’est que par ma culture je suis aussi français que vous, mais n’espérez pas autre chose. Ce serait irrévérencieux. Je ne peux renier votre culture mais n’attendez pas que je renonce à moi-même, que j’admette votre supériorité, votre racisme, votre colère, votre haine. Vos mensonges. Un siècle de mensonge. » Plus loin, il écrit, toujours dans son Journal : « (…) je souhaite à mon peuple, à mon pays, tout le bonheur dont on l’a privé, toute la gloire qu’il est capable de conquérir, lorsque j’aurai été témoin de son épanouissement, de sa joie et de son orgueil, je pourrai mépriser mon patriotisme comme je méprise les autre patriotisme. » Mais, tandis que la voix de Camus s’éteint, Mouloud Feraoun qui n’a pas eu à choisir entre sa mère et la justice, prévient : « j’ai pu lire d’un bout à l’autre le numéro spécial du Moudjahid. (…) Il y a dans ces trente pages beaucoup de foi et de désintéressement, mais aussi beaucoup de démagogie, de prétention, un peu de naïveté et d’inquiétude. Si c’est la crème du FLN, je ne ma fais pas d’illusions, ils tireront les marrons du feu pour quelques gros bourgeois, quelques politiciens tapis mystérieusement dans leur courageux mutisme et qui attendent l’heure de la curée. »
Courage et rectitude morale
A l’heure où nombre d’écrivains algériens vont faire la révolution loin du sol algérien – parfois contraints par les autorités coloniales -, Mouloud Feraoun, lui, décide de rester. Il est sans doute le seul écrivain de renom présent sur le sol national après 1958. Avec insistance, ses deux amis, Emmanuel Roblès et Albert Camus, l’invitent à quitter son pays. Pourtant, en dépit de propositions de travail à Paris, Mouloud Feraoun refuse de partir : « Pourquoi partir ? Pour sauver ma peau ? Ce serait une lâcheté. Ce monde souffre et ma place est ici parmi les gens qui souffrent. » Un autre signe de ce courage et de cette honnêteté morale est fourni par la décision de faire publier – contre l’avis de ses proches et de son éditeur même – en 1961, l’année où les passions se déchainent, son Journal, miroir des souffrances de tout un peuple : « ceux qui ont souffert, ceux qui sont morts, pourraient dire des choses et des choses. J’ai voulu timidement en dire un peu à leur place ». Parce qu’il reflète, sans partialité, les horreurs de cette guerre, le Journal de Mouloud Feraoun est dangereux, et pourtant voici ce qu’il écrit : « si la chose est bonne littérairement, utile humainement, les risques je m’en fous[vi] ».
Mouloud Feraoun a été sa vie durant et dans les pires moments de l’Histoire, fidèle à lui-même, à ses engagements comme à son œuvre, à son sens de l’honneur, du devoir, de la justice, libre de tout carcan idéologique et indépendant de tout pouvoir. Eternel « gêneur », il est celui qui, aujourd’hui encore, empêche de penser en rond. Ses certitudes comme ses doutes, sa vie comme son œuvre, font de cet homme exceptionnel ce qu’il y a de plus élevée dans la conscience du peuple algérien. Dans la conscience de l’humanité.
[i] Les poèmes de Si Mohand, Paris, Les éditions de Minuit, 1960, 111p.
[ii] Voici ce que Germaine Tillion disait de l’écrivain kabyle au lendemain de son assassinat dans un article publié par le journal Le Monde : « Mouloud Feraoun était un écrivain de grande race, un homme fier et modeste à la fois, mais quand je pense à lui, le premier mot qui me vient aux lèvres, c’est le mot : bonté… Cet honnête homme, cet homme bon, cet homme qui n’avait jamais fait de tort à quiconque, qui avait dévoué sa vie au bien public ».
[iii] Driss Chraïbi a dit : « Mouloud Feraoun a été de très loin le meilleur écrivain d'entre nous. Il ne faisait pas de la "littérature", il faisait de la réalité, avec un style dépouillé, simple, comme lui, avec une foi ardente capable de décaper les cœurs rouillés »
[iv] Cité par Jean Dejeux, Littérature maghrébine de langue française, éditions Naaman, Québec, 1978, p.118
[v] Mouloud Feraoun, Lettre à ses amis, Seuil, 1969.
[vi] Ibid.
L’ensemble de l’œuvre de Mouloud Feraoun est disponible aux éditions du Seuil :
Le Fils du pauvre, Menrad instituteur kabyle, Le Puy, Cahiers du nouvel humanisme, 1950, 206 p. Réédition Point-roman, Le Seuil, 1982.
La Terre et le sang, Paris, Seuil, 1953, 256 p.
Jours de Kabylie, Alger, Baconnier, 1954, 141 p. Réédition, Le Seuil, 1968
Les chemins qui montent, Paris, Seuil, 1957, 222p.
Les poèmes de Si Mohand, Paris, Les éditions de Minuit, 1960, 111p.
Journal 1955-1962, Paris, Seuil, 1962, 349 p.
Lettres à ses amis, Paris, Seuil, 1969, 205p.
L'anniversaire, Paris, Seuil, 1972, 143p.
La cité des roses, Alger, Yamcom, 2007, 172p.