Eugène Durif
Laisse les hommes pleurer
Il s’agit là d’une migration bien particulière. Il est question de rapt d’enfants, de gamins volés à des parents trompés, abusés et, au bout du compte, de vie brisées, d’hommes et de femmes parfois anéantis. Cela se passe en France. Entre 1963 et 1982 où plus de 1 600 enfants réunionnais ont été allègrement arrachés à leur île et à leur proche. Ils seront placés dans des familles d’accueil ou des institutions qui en Creuse, qui en Lozère ou dans le Gers. Puisque l’île connaît une croissance démographique importante et que dans le même temps les campagnes de la métropole souffrent d’un manque de bras et/ou de jeunes… L’idée lumineuse ne peut venir que d’un grand esprit et d’un grand cœur. En l’occurrence, Michel Debré soi-même, ci-devant fidèle Premier ministre du Général de Gaulle et alors préfet de l’île de la Réunion. La DDASS se charge du travail ; la peur gagne : « cache-toi bien sous les draps, la voiture de la DDASS, la voilà qui passe, ceux qu’elle emmène on ne les revoit jamais plus, cache-toi elle va nous prendre, pour la reconnaître certains jours elle est rouge, d’autres bleue pour mieux tromper. »
Comme le disait en 1969 un paysan de Guéret dans la Creuse : « Je veux un petit Noir. Ça bosse, ça prend un repas par jour, ça couche dans la paille et ça se chausse de sabots » (1). C’est justement dans une de ces fermes, « chez les Landry », que se retrouve le petit Sammy en compagnie d’un autre gamin, Léonard. Sammy fait partie de ses Réunionnais expédiés en métropole. Léonard, lui, est un orphelin.
Eugène Durif est un dramaturge et un romancier. Il ne tombe pas dans le piège dans lequel tombent des auteurs de romans ou de BD. Il n’écrit pas un reportage, il ne décrit pas un événement. Ils racontent avec sensibilité et retenu, sans pathos, l’histoire de deux gamins. Les liens qui se tissent et la complicité née dans l’épreuve qui, même après des années de séparation, ne fera pas défaut.
Pourtant tout y est : le racisme de la campagne française, l’exploitation des enfants, les dures conditions de vie, la bêtise de ces paysans qui « ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, le monde est immense, et eux, parce qu’ils sont d’un endroit, c’est comme si rien d’autre n’existait. »
Bien sûr, tous ces gamins n’ont pas connu de telles conditions. Certains ont sans doute eu la chance de tomber dans des foyers autrement chaleureux et prévenants. Mais tous semblent avoir connu la nostalgie de leur île, les souffrances de l’exil, des existences amputées des êtres qui leur étaient indispensables, des difficultés psychologiques quand ce ne fut pas des séjours en hôpital psychiatrique (2). En une centaine de pages Durif dit tout et triture l’univers des âmes brisées. « Un humain qui va mal, c’est pas un malade, c’est quelqu’un qui n’en peut plus de la saloperie dans laquelle on l’a plongé au départ. »
Le récit se déroule bien des années plus tard. Sammy et Léonard ont fait, tant bien que mal, leur vie. Ils ont chacun à leur manière tu leur passé, caché leurs blessures, déguisé leur vulnérabilité. Fait avec ! « j’avais bien compris que la vie ne me devait rien » dit Léonard.
Léonard décide de retrouver Sammy. « Si la vie s’était chargée de nous séparer, il demeurait comme un appel de l’autre, quelque chose qui ne pourrait jamais nous séparer complètement. » C’est cette quête et ces retrouvailles que raconte Eugène Durif. Des retrouvailles où les souvenirs et les pleurs auront leur part. Et les lendemains marqués par les mêmes fragilités et incertitudes.
1. Respect magazine cité par Afrik.com : http://www.afrik.com/article7901.html
2. Voir par exemple Ivan Jablonka, Enfants en exil, transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982), Seuil 2007.
Edition Actes Sud, 2008, 140 pages, 16 €
Commentaires
Très bon papier auquel je désire ajouter un élément supplémentaire. La loi de 45 relative à la protection de l'enfance a été appliquée avec beaucoup de zèle, partout en France... Une assistante sociale maintenant retraitée me disait que dans les années cinquante et soixante on retirait très, voire trop facilement des enfants aux familles. Bien sûr il fallait pourvoir en têtes l'industrie de la réinsertion sociale, puis les trente glorieuses passées, les budgets se sont amaigris et des enfants qui alors étaient enlevés à leurs familles à cette époque, et qui aujourd'hui devraient protégés, ne le sont plus ou très mal...
Je m'excuse pas, j'explique... Car Moi aussi j'ai subi cette politique en 1966, qui dans mon cas a été salvatrice, même si elle a complètement disloqué la structure familiale.
Des centres fermés d'éducation comme celui de l'île de Tatihou de sinistre renommée pour nous, car promesse d'un emprisonnement en régime dur ont été fermés en 1983...
En ce qui concerne la Réunion, 1500 enfants en 20 ans, cela fait 70 par an sur un département... En voyant ces chiffres, je pense que ce sont les mêmes quotas qui ont été appliqués dans chaque département, Mayenne , Sarthe, Bretagne, etc. Il existe de nombreux témoignages d'enfants livrés aux agriculteurs de cette époque et tous sont aussi sinistres...
J'en ai aussi côtoyé, j'aurais dû être l'un d'eux, mais la chance a été sur mon chemin, et j'ai fais des études, certes sommaires, mais elles m'ont permis de me diriger tout au long de mon existence...