Eddy L.Harris
Harlem
Une scène ouvre le livre et revient plusieurs fois hanter le récit : le narrateur, réveillé par des hurlements, observe de sa fenêtre, dans la nuit, un homme battre violemment une femme. « Je reste à ma fenêtre. Ce que je vois me déchire les yeux. Ce que je ressens dévoile qui je suis. » Cela se passe à Harlem. La mythique, la légendaire Harlem. Harlem « refuge », « La Mecque noire ». Comme le montre l'auteur, « il fallait que naisse Harlem, où les Noirs pourraient être loin à l'écart » de l'injustice. Mais Harlem est devenu un « ghetto », une « zone ». C'est aussi l'histoire d'Harlem que décrit ici Eddy L.Harris, de l'Harlem idéalisé - et le mythe a la vie dure - à la réalité du début des années 90 : un ghetto sordide, délabré et dangereux. « La route est longue de Harlem-lieu d'espérance à Harlem-terre de désespoir ».
Pourquoi alors Eddy L.Harris décide-t-il de s'installer, deux ans durant, à Harlem, du côté de la 133e Rue ? Pour témoigner. Pour prendre sa part de la souffrance, son « tour de garde sur le front ». Pour répondre à une autre question « qui je suis ? ». Pour, malgré l'apparent paradoxe, rester fidèle à son père : « mon père à travailler dur pour me déshériter », « (...) il s'est désespérément battu pour m'éviter ce monde-là. » Aussi apprenant les intentions de son fiston, il lui demande : « tu ne regrettes jamais la vie que tu as vécue ? »
Non ! Eddy L.Harris ne désavoue nullement ce que son père a accompli - « tout ce qu'il a fait c'était pour que je vive » - la « vie privilégiée » qu'il lui a prodiguée. Il ne renie rien : « alors je lui présente mes remerciements et je hurle la réponse à la question de mon père dans l'obscurité de chacune des nuits de Harlem. »
Il y a bien une filiation, un héritage sans testament comme dit René Char. Certes Eddy L.Harris s'installe à Harlem « comme s'il me fallait être ci ou ça et me contenter de moins, comme s'il me fallait m'emprisonner, tête, corps et âme. » Il est même à deux doigts de revendiquer comme sien ce « lieu que dans leur ignorance crasse, ils [les Noirs] sont suffisamment stupides pour apprécier ».
Eddy L.Harris va s'efforcer de se conformer à l'image du Noir de Harlem, à « singer » ses frères de Harlem, il va « faire semblant d'être quelqu'un d'autre », tomber dans la « vie insulaire », se « couper du reste du monde du fait de [la] race ou de [la] classe sociale ». Mais « c'est une chose de venir ici, et c'en est une autre d'y être pour de bon » lui dit Ann qui lui ouvre les yeux : « Ce qu'il nous faut, c'est quelqu'un pour nous montrer qu'il y a un autre monde dehors qui est aussi à nous, et que nous ne devrions pas nous contenter si facilement et si aveuglément de celui-ci. C'est pour ça que j'ai besoin de toi. C'est pour ça que ma fille a besoin de toi. Sinon nous pouvons très bien nous passer de toi. »
Un double « piège » hante les pages de ce récit-témoignage. Celui dans lequel les Blancs sont enfermés, cette perception qui ne voit dans l'autre qu'un Noir, au mieux « un Noir acceptable ». Et l'autre piège, celui dans lequel les Noirs eux-mêmes s'enferment. « N'oublie pas ta race, grand. N'oublie pas ta race » s'entend dire Eddy L.Harris. Mais lui ne veut ni être un noir « acceptable » ni n'être qu'un Noir. « (...) Les arguments que nous avançons pour nous ghettoïser sont les mêmes que d'autres utilisent pour nous exclure et garder le gâteaux pour eux. » « C'est l'isolement qui crée la prison, bien sûr, et comme pour n'importe quelle prison, il y a réclusion de part et d'autre des barreaux. »
Eddy L.Harris veut être « un homme tout court » ! Il retrouve les paroles paternelles : « essaie de te créer ton petit monde et ne laisse jamais personne te dire qui tu es ou comment tu devrais être ; même pas moi. C'est toi seul qui décides. »
« Je ne suis prisonnier ni de Harlem ni de la couleur de ma peau » écrit Eddy L.Harris qui refuse la double assignation, celle des Blancs comme celle des Noirs, brandit une double récusation et revendique le « choix », la possibilité de « choisir » même si « un Noir est défini par certaines réalités statistiques et par le domaine le plus restreint des possibilités. » Il n'y a aucune naïveté ici, Eddy L.Harris sait bien que malgré les efforts consentis pour s'en sortir « la vie n'est pas devenue meilleure, ni même restée pareille ; non, c'est devenu pire. L'espoir a étouffé et soufflé, ici, dans les rues de Harlem. Toute trace d'espoir s'est effacée. »
Pourtant, écrit Eddy L.Harris, « j'ai grandi dans la certitude de pouvoir faire tout ce que je souhaitais et être qui je voulais. Je pensais avoir droit à tout, pouvoir être noir et en même temps être davantage que simplement noir. J'ai toujours voulu être davantage.
Je n'ai jamais accepté de contrainte. »
« La vie est une question de choix, j'en ai pris le parti, la vie et les mauvaises passes où nous nous trouvons. Tout ce réduit à ce que nous choisissons, et à ce que les autres choisissent pour nous. »
De sa fenêtre, Eddy L.Harris observe cet homme qui continue de frapper et de frapper cette malheureuse femme. Les coups pleuvent et les cris déchirent la nuit de Harlem. Que va faire Eddy L.Harris ?
Edition Llana Lévi, collection « Piccolo », 2007, 281 pages, 10 €
harlem
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Harlem
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30 minutes à Harlem
Jean Hubert Gailliot
30 minutes à Harlem
Jean Hubert Gailliot, romancier et co-fondateur en 1987 des éditions Tristram sise à Auch dans le Gers donne ici, plutôt qu’un livre, un long reportage sur le Harlem nouveau ou, pour être dans l’ambiance, le New Harlem. Trois tendances émergent du ci-devant ghetto de la communauté noire new-yorkaise symbole de la relégation et fleuron d’une culture, notamment musicale, cent pour cent black.
Une mixité amoureuse d’un nouveau genre voit défiler nonchalamment et avec une aisance toute juvénile dans la 125e rue de jeunes blacks au bras de lolitas asiatiques peroxydées. Ces amours intercommunautaires du troisième millénaire nées avec la pub « united colors of Benetton » ouvrent les portes à une nouvelle (et problématique) mixité, à de nouveaux brassages et bouscule, non sans crânerie, la plus pure tradition harlémite. Mais, tandis qu’Harlem s’asiatise (par les cœurs mais aussi par les investissements chinois, nippons et sud-coréens), « personne ne semble s’inquiéter de la quasi-disparition des adolescentes noires dans le quartier ». Pour Meredith, mère de deux jeunes filles adeptes de traitements et d’opérations en tout genre pour ressembler à des Blanches ou à des Asiatiques, il s’agit là d’une mode, une mode pernicieuse : « vous vous rendez compte, aujourd’hui la consommation investit même les domaines de l’amour et de la foi ! Au cours des dernières années, les progrès du matérialisme ont causé ici plus de ravages dans les mentalités que l’héroïne et le crack en un demi-siècle ! ». Face à ses deux ingénues qui ne voient dans ces nouveaux comportements qu’une habile esthétique pour attirer l’attention des garçons, Meredith tonne : « se blanchir (…) cela revient, ni plus ni moins, à effacer trois siècles et demi d’esclavage (…) effacer, par la même occasion, la mauvaise conscience de ceux pour qui la couleur de notre peau devrait agir comme un rejet quotidien des injustices dont les Noirs continuent d’être les victimes ».
Avec ces unions nouvelles, des expériences musicales originales ou… incongrues (selon les points de vue) sont apparues : Harlem la black, sanctuaire de la musique noire, s’ouvre à des influences extrêmes orientales, impensables il y a encore quelques années, portées par de nouveaux groupes tels Wu-tang Clan, Tcheng-Ho Projets ou par feu Samouraï Sam, ex-« philosophe des rues ». Selon un certain Boombasstic, ingénieur du son de son état, « l’Asie par elle-même n’avait pas de musique à nous offrir, elle avait mieux que ça : sa curiosité (…) ». Pour lui, les jeunes Blacks de Harlem n’entendent pas perdre leur identité, ils refusent simplement de reproduire à l’infini une musique et des effets qu’il estime éculés.
Last but not least : le quartier, sous l’effet de la promotion immobilière et culturelle, se transforme en un vaste lupanar de la consommation, délogeant peu à peu les anciens habitants et interdisant à leurs rejetons aux amours singulières et désargentées d’y loger. Tout commence au début de l’ultime décennie du siècle dernier quand Disney Company et Cineplex Odéon s’associent pour créer à Harlem un vaste complexe de divertissement, un méga centre commercial. C’est sur l’évocation d’un Harlem incandescent et immatériel, noyé sous les lumières intemporelles des néons et autres spots, assourdi par une bande-son continue et hétérogène que se referme le livre. Ici, le jour et la nuit n’existent plus, le temps est aboli, table rase est en permanence faite du passé, l’avenir n’est plus radieux mais béance et « tyrannie du nouveau », de la vitesse, du zapping sonore et visuel au service d’un seul culte : celui de la consommation. L’auteur reprend ici le papier quelque peu « allumé » d’une journaliste londonienne entrée dans ce nouveau temple de la consommation corps et âmes, l’esprit vide et le cerveau non seulement lavé mais passablement essoré.
Dans cet Harlem bringuebalé, où les boussoles identitaires s’affolent, certains se tournent déjà vers les « léopards », les enfants nés de ces unions afro-asiatiques, dans l’espoir de trouver un sens aux bouleversements du vieux quartier. Wait and see donc : l’avenir dira si Harlem invente « une connexion neuve entre les styles, les cultures et les communautés » ou si elle n’est que le laboratoire d’un énième avatar de la marchandisation du monde, des esprits et… des cœurs.
Editions de L’Olivier, 2004, 59 pages, 8 €