Driss Chraïbi. La recherche d’une humanité perdue (2)
Alea jacta est
« C’est vrai. Le hasard a décidé un jour de me faire vivre à la croisée de deux chemins. Celui de mon monde d’origine et celui de l’Occident. Peut-être le chemin de l’espace finira-t-il par rejoindre celui du temps. Je l’espère tout au moins. » (10)
Quelle qu’en soit la cause, acte volontaire ou imposé par les circonstances ou les hommes, l’exil ressemble à une partie de dés. Alea jacta est ! autrement dit une partie lancée sans en connaître l’issue. Ce « hasard » dans la vie de Driss Chraïbi s’est joué dès l’âge de six ans (11). « Un jour un cartable fut substitué à ma planche d’études, un costume européen à ma djellaba. Ce jour-là renaquit mon moi. Pour un temps fort bref. » (12)
L’exil peut conduire au repli sur soi, à une survalorisation d’un moi idéalisé et en dehors de l’histoire. Ce genre d’attitude est aujourd’hui quotidien. L’exil peut, a contrario, déboucher sur une négation de son être et de sa trajectoire existentielle au profit d’une assimilation ou d’une acculturation complète à l’Autre à l’instar de cet Abdejlil dont il est furtivement question dans le Passé simple : « Il est à Paris, il est devenu catholique et même prêtre… tâche de faire mieux : Dieu t’assiste ! tu seras peut-être pape… ou peut-être le temporel t’intéresserait-il davantage ? Une paire de bottes, un képi et une cravache pour zébrer le dos des bicots, non ? ».
Chez Driss Chraïbi, l’exil est devenu identité, le refus de toute certitude et la remise en question de toutes les appartenances, c’est-à-dire « ouverture à l’Autre, (…) besoin de se renouveler et de se remettre en question. Les certitudes [étant] autant de prisons »(13). « La seule certitude en ce monde est le doute » écrivait-il encore dans son dernier roman (14), et ce constat, livré en forme de confidence, n’était-il pas aussi l’effet du doute : « quelque part en moi, subsistait l’exil – l’exil par rapport à moi-même ? » N’est-ce pas là l’éternel viatique de tout migrant, de tout exilé, de tout déraciné ?
Né dans une famille bourgeoise originaire de Fès, Driss Chraïbi, après trois « éprouvantes » années passées à l’école coranique est expédié, à l’âge de six ans donc, à l’institut privé Guessous de Rabat. Il y découvre la langue française et son alphabet « sous-développé » : « comparé à notre alphabet à nous, il lui manquait plusieurs lettres, les sons (…) » (15)
C’est là qu’il dresse les premières passerelles peut-être entre deux mondes en découvrant, ce que bien des Français ignorent encore aujourd’hui, à savoir que l’illustre fabuliste Jean de La Fontaine, orgueil national s’il en est, rajeunissait non seulement quelques auteurs grecs ou latins mais aussi Kalila wa Dimna (16).
Adolescent, c’est au lycée Lyautey, « c’est-à-dire dans le monde européen » qu’il fait ses études secondaires. « Nous n’étions que trois indigènes au lycée Lyautey, sur un effectif de près de mille élèves » écrit Driss Chraïbi alors que Jean Dejeux, toujours précis et informé, proche de ses sources, parle lui de deux élèves marocains au milieu de 1500 élèves français. (17) Qu’importe, aux côtés notamment de Berrada, ses compagnons se nomment alors Job. By, Rogard, Lucien Averseng, Tchitcho, Corraze, Tordjmann, Frioux…
Ainsi, un hasard de l’existence incarné par l’« index » paternel place le jeune Driss Chraïbi à la croisée de deux mondes, de deux cultures, de deux langues, de deux Histoires au passé mêlé. Pour le meilleur et pour le pire. Mais ce hasard n’explique pas tout. « La vie de l'homme dépend de sa volonté : sans volonté, elle serait abandonnée au hasard » dixit Confucius. Il y eut certes un coup de dés mais aussi chez Driss Chraïbi une volonté farouche de savoir et de comprendre servie par une intelligence peu commune. Appliquant l’un des quatre principes de sa thermodynamique, Chraïbi, emporté par un « désir sincère de compréhension », lit, dévore, essaye déjà « d’appréhender l’âme des Français » (18).
Après le bac, direction Paris. Aux bifurcations culturelles, sociales, intellectuelles s’ajoutent la rupture géographique et l’immersion, corps et âme, au cœur de l’Occident. C’est sous les auspices d’Ibn Toumert que son père expédie son rejeton à la conquête du savoir et de l’esprit : « va en France chercher « plus de lumière » lui aurait-il dit (19).
Driss Chraïbi atterrit donc, en 1945, dans le Paris de l’après-guerre.
Ce qu’il découvre, ce qu’il entend, ce qu’il voit « anéantissait tout ce qu’on m’avait appris durant mes années d’études secondaires, prosaïsait ce qui constituait à mes yeux la noblesse d’une nation : sa culture. Ainsi donc mon père s’était trompé en me projetant vers le monde occidental ? » (20). C’est en vain que l’émigré « mendie » : « Dites, madame, dites monsieur, mon petit garçon, ma petite fille, dites-moi que je ne me suis pas trompé, que vous venez à peine de vous libérer de l’occupant allemand et que vous allez bientôt redevenir les êtres dignes, généreux et fraternels dont m’ont parlé votre kyrielle d’écrivains, de philosophes et d’humanistes. »
À peine débarqué, l’esprit toujours critique, le regard en éveil, Driss Chraïbi voit s’envoler les quelques certitudes emportées dans sa valise. Qu’importe « à trop maintenir sa monture sur place, on se retrouve chevauchant un cheval de bois. Le doute est salutaire dans nos certitudes. » (21) La rencontre avec l’Autre permet un enrichissement, une ouverture, un élargissement de son monde intérieur qui débouchent sur la mise à mal des frontières et des certitudes reçues en héritage : passé, origine, mémoire, filiation, sociétés marocaine et française, Occident, Orient, représentations, perceptions… tout est passé à la moulinette d’un esprit universel et d’une quête personnelle, une quête de soi qui toujours détournera Driss Chraïbi des compromis aliénants.
Illustration : deux mois avant la fin de ses études en doctorat des sciences, Driss Chraïbi laisse tout tomber, faisant le constat que la science « est la faillite de l’humanité », et qu’elle entraîne la perte de la spiritualité. L’idéalisme n’est pas de l’ordre du discours chez Chraïbi. Il est action, fulgurance, éclat, excès. Courage aussi ! Alors qu’il se trouve à deux doigt du but, il refuse de se fourvoyer sur un chemin qui assécherait sa sensibilité, « ce trésor de chacun » comme disait Baudelaire, ce trésor également protégé par le personnage de la mère dans La Civilisation, ma mère ! : « Sa vie était comme un puzzle. Sa vie intérieure qu’elle essayait de faire correspondre à la vie sociale qu’on attendait d’elle - mère et épouse. Tout ce qu’elle pouvait toucher, sentir, voir, entendre, goûter et aimer, elle l’assimilait aisément, l’adaptait à sa personnalité - ce qui était à sa mesure. Le reste, elle le rejetait. Tout ce qui risquait de bouleverser, non pas sa vision du monde, mais sa sensibilité du monde. » (22) Et le texte se poursuit : « Et moi, j’avais beau puiser dans ma langue maternelle, puis mouler les mots dans celle de ma pensée pour les retraduire dans les termes de mon enfance, jamais je ne pus trouver ceux qu’il fallait. Les mots n’avaient plus désormais qu’un seul sens : celui qui s’adressait au cerveau. Secs comme lui. Déshumanisés et déshumanisants. Une culture jadis vivante et à présent écrite. Une littérature qui survolait la vie, très haut au-dessus des vivants et qui donnait en exemple des héros et des archétypes au lieu de descendre vers deux milliards d’anonymes. Et une civilisation qui se vidait d’année en année et de guerre en guerre de sa spiritualité, sinon de son humanisme. Non, non, je n’ai pas trouvé de mots humains pour répondre à cet être humain qui était ma mère, pour éteindre son angoisse – si une simple lance de pompier pouvait éteindre un incendie. Et pourtant, nous aussi, nous sommes combustibles. Alors, où est notre eau ? » (23)
En tout cas, celui qui devait devenir ingénieur ira puiser cette eau à un autre puit. Il travaillera une trentaine d’années comme producteur des dramatiques à France Culture et écrira, pour le plus grand bien de ses lecteurs, une vingtaine d’ouvrages.
Septembre 1945, rue Taclet, dans le XXe arrondissement de Paris, sur les hauteurs du quartier Pelleport. Driss Chraïbi a dix-huit ans, il connaît alors le bonheur des premiers émois amoureux. Elle se prénomme Geneviève, il la surnomme « Ginou ». Mais ce sera Paulette, une Bordelaise, qui, sur les rives de l’Adour, « délivrera » son jeune amant de son « puritanisme ». Plus tard Catherine sera sa première épouse. Ensemble, ils auront cinq enfants, Laurence, Stéphane, Daniel, Dominique et Michel. Puis il épousera Sheena, une écossaise. Cinq autres enfants naîtront de leur union.
Des amours transfrontières, deux mariages, le premier avec une Française, le second avec une Écossaise, dix enfants : « un croisement de races et d’angoisses » (24) L’amour, cet autre principe moteur chez Chraïbi, fut aussi vécu « à la croisée [d’au moins] deux chemins ». Une croisée où il était reconnu pour ce qu’il était, un homme, ou, comme l’écrit Eddy L. Harris, « un homme tout court » (25), c’est-à-dire loin des « étiquettes différentielles » qui seraient « le fait des hommes, des mâles constitués comme moi ». « Aucune des femmes que j’ai connues ne m’a jamais fait sentir ma différence d’Arabe, sous quelque latitude où je me sois trouvé » écrit Driss Chraïbi. (26)
Driss Chraïbi est né en 1926. Il a vécu au Maroc jusqu’en 1945 avant de partir pour la France. Dès lors, à l’exception d’un séjour en 1960 pour les funérailles de son père, Driss Chraïbi ne reverra sa terre natale qu’en 1985 où, avec le relâchement de l’ostracisme politique, une jeunesse marocaine débordante de vitalité et de soif de connaissance offrira au vieux maître un bain de jouvence. De sorte que, par ce qu’il nomme lui-même un « hasard », une bifurcation de l’existence, Driss Chraïbi aura passé près de soixante ans de sa vie hors de son pays natal, installé en France et multipliant les séjours en Italie, en Grèce, en Allemagne ou au Canada.
Cette partie de dés, commencée à l’institut Guessous à Rabat s’est donc poursuivie la vie durant pour se terminer à Crest, un petit village de la Drôme provençale. Mais, qu’il s’agisse d’éducation, de formation, d’amitié, d’amour, de société ou de pays, Driss Chraïbi s’est toujours trouvé à l’intersection de deux mondes. À l’instar de Descartes, cela a peut-être été une source de liberté : « Me tenant comme je suis, / Un pied dans un pays / Et l’autre dans un autre, /Je trouve ma condition / Très heureuse, / En ce qu’elle est libre. »
Cela a en tout cas nourri son œuvre et sa sensibilité, élargissant même les frontières étriquées du réducteur entre-deux pour occuper un espace plus vaste, traverser d’influences multiples. Un espace au diapason d’un monde nouveau en émergence.
(A suivre)
Notes
10- Le Monde à côté, éd. Denoël, 1998
11- Voir entre autres Salah Guemriche. Note : l'arabe oriental "az-zahr" désigna jusqu'au XIIe siècle un jeu de dés (imprévisible)
12- Le Passé simple, éd. Denoël, 1954, repris en poche dans la collection « Folio »
13- Le Monde à côté, éd. Denoël, 2001
14- L’Homme qui venait du passé, éd. Denoël, 2004
15- Vu, lu, entendu, Denoël, 1998
16- Le livre de Kalîla wa Dimna est une traduction des Fables de Bidpaï, fables animalières tirées d’une épopée fondatrice de la civilisation indienne, le Pantchatantra. Écrites en sanskrit vers 200, elles ont été d’abord traduites en persan puis en syriaque au VIe siècle. Ibn al-Muqaffa’ les adaptera en langue arabe vers 750. En 1644, une version française fut publiée qui inspira à La Fontaine quelques-unes de ses fables : Le Chat, La Belette et le Petit Lapin, Le Chat et le Rat, Les Deux Pigeons, La Laitière et le Pot au lait…
17- Vu, lu, entendu, Denoël, 1998
18- Ibid.
19- Ibid.
20- Ibid.
21- L’Homme qui venait du passé, Denoël
22- La Civilisation ma mère, Denoël, 1972
23- Ibid.
24- Succession ouverte, éd. Denoël
25- Harlem, éd. Liana Lévi, Piccolo 2007
26- Vu, lu, entendu, Denoël, 1998