Driss Chraïbi. La recherche d’une humanité perdue (1)
« J'ai toujours été animé par quatre passions : le besoin d'amour, la soif de la connaissance lucide et directe, la passion de la liberté, pour moi-même et pour les autres ; et enfin la participation à la souffrance d'autrui. » (Driss Chraïbi)
Driss Chraïbi est mort le 1er avril 2007. Il avait officiellement quatre-vingt-un ans. Dernière facétie d’un vieux monsieur qui finit par armer son œuvre d’humour pour dire son fait au monde et à ses contemporains. Comme Driss Ferdi, le personnage du Passé simple, son premier roman, il y eut d’abord le temps de l’impatience, de la rage et de la révolte. Mais toujours, Driss Chraïbi, en musicien qu’il aurait aimé être, su accorder les mots de la langue française, la langue de l’ancien colon, à sa propre musique, pour offrir à ses lecteurs davantage que les clefs du monde : les clefs de leur monde intérieur. « Jamais plus je n’irai à la recherche de cerveaux, de vérités écrites, de vérités synthétiques, d’assemblages d’idées hybrides qui n’étaient rien que des idées. Jamais plus je ne parcourrai le monde à la poursuite d’une ombre de justice, d’équité, de progrès ou de programmes propres à modifier l’homme. J’étais fatigué et je retournais à ma tribu » (1)
La quête humaniste de Driss Chraïbi se refuse à toute logique de système et, ne nous y trompons pas, sa « tribu » n’est pas synonyme d’enfermement mais de la (re)découverte, de la (ré)appropriation de ce qui fait l’essence du genre humain. Une essence par définition universelle (2) et qui pourrait bien ressembler à ce que Driss Chraïbi a trouvé du côté du Djebel Roumyat : « Ici, nulle trace de pollution, nul signe de ratiocination. On se sent renaître, naître, débarrassé des gangues de la civilisation technicienne et déshumanisante. Il n’y a plus de fossés entre l’homme et son instinct. La première aube est là, tangible. Tout est à découvrir, à aimer. Et d’abord soi-même. » (3)
Cette quête, utile à chacun, suffit-elle à expliquer sa popularité ? Peut-être bien. Il y faut sans doute ajouter les quatre principes de la « thermodynamique chraïbienne » : amour, savoir, liberté, altruisme. Quatre principes au cœur de la vie et de l’œuvre de Driss Chraïbi : « J'ai toujours été animé par quatre passions : le besoin d'amour, la soif de la connaissance lucide et directe, la passion de la liberté, pour moi-même et pour les autres ; et enfin la participation à la souffrance d'autrui » confiait-il en 1967 à Abdelatif Laabi dans les colonnes de la revue Souffles.
Comme l’écrivait Souad Bahéchar dans l’hebdomadaire marocain Le Journal Hebdo du 12 avril 2007, partir un 1er avril, c’est comme faire une « pirouette », jouer une dernière farce. Selon une légende, ce jour aurait été celui de celles et de ceux qui n’acceptaient pas « la réalité », ceux qui continuaient à célébrer la nouvelle année avec l’arrivée du printemps. Alors, les « clairs voyants » qui avaient institué, au beau milieu de l’hiver, le premier janvier jour de l’an, forts de leurs certitudes et de leur nombre, leur offraient de faux présents : un poisson d’avril moqueur, une blague pour se jouer de leur crédulité.
Mais qui sont les crédules ? Ceux qui, majoritaires, acceptent la mécanique d’un monde sans âme ou ce Driss Chraïbi, parti un premier avril, infatigable « titilleur » de consciences, progressant à contre-courant d’une foule où flotte l’étendard d’une « pensée unique », technicienne et froide. À n’en pas douter, le monde et ses semblables lui ont injecté, quotidiennement, sa dose de misonéisme et de misanthropie.
Libre et probe
Driss Chraïbi traînait derrière lui une réputation sulfureuse : celle d’un révolté, irascible et sans concessions. Un « ours » que rien ni personne n’impressionnait. Une « grande gueule » adepte de la provoc qui ne se gênait pas pour rabrouer les fats et les imbéciles. Les petits comme les grands. Frais et frêle auteur d’un premier roman, il a vingt-huit ans quand il se permet de rembarrer, en direct sur le petit écran, un journaliste, sans doute et déjà boursouflé d’importance cathodique, qui lui demandait :
« - Driss Chraïbi, vous pensez en arabe et vous écrivez en français. N’y a-t-il pas là une sorte de dichotomie ? (…) ».
Et notre jeune auteur, peu soucieux d’urbanité et surtout de cirer des pompes, de répondre :
« Si msiou ! Ji pense en arabe, mais ji trové machine à écrire qui écrit en françès tote seule. »
Toujours insolent, dans ses mémoires, Driss Chraïbi feint l’étonnement : « l’émission a été coupée net, j’ignore pourquoi. » (4)
Pas de plan de carrière chez le jeune écrivain pour corseter la liberté et embastiller l’existence. Voilà qui étonne et détonne en ces temps où un meurtrier devoir de réussite menace chacun d’aliénation - d’un « stress », comme il est d’usage de dire aujourd’hui, dévastateur pour les comptes publics mais rentables pour d’autres bourses.
Et, comme l’illustre cet épisode télévisuel, pas de flagornerie non plus. L’ire chraïbienne s’abattait aussi bien sur le vulgum pecus, sur le journaliste en vue ou… sur le roi du Maroc. En 1972, dans une tribune parue dans le quotidien Le Monde, il sera peut-être le seul à condamner publiquement l’arrestation d’Abdellatif Laabi - et d’Abraham Serfaty. « Je fus bien le seul. Tous ses confrères l’avaient abandonné, tous les auteurs en herbe qu’il avait contribué à lancer. Je dis : tous. Je pèse mes mots. » (5). Dans ses livres, à commencer par le premier, il dénonça l’ignorance et les entraves de toutes sortes qui ligotent ses contemporains au point de les rendre étrangers à eux-mêmes. C’est pour cela sans doute que Driss Chraïbi a su se forger une réputation et une estime internationales, voir son œuvre gratifiée de nombreux prix sans jamais être un auteur à succès, et encore moins un courtisan ou un triste roquentin, réglé comme du papier à musique sur le tempo des grands prix littéraires et autres rendez-vous d’importance. Ses romans furent interdits pendant près de vingt-cinq ans au Maroc.
Dans la biographie de Driss Chraïbi, une question titille la curiosité des familiers et admirateurs de l’écrivain algérien Mouloud Feraoun : quel lien pouvait unir, lier d’amitié, deux hommes aux caractères si opposés, aux styles si différents ? En pleine guerre d’Algérie, à la fin des années cinquante, Driss Chraïbi fut un des rares à prendre la défense de l’auteur kabyle injustement et bassement attaqué. Il faut dire qu’en 1954, à la sortie du Passé Simple, Driss Chraïbi lui-même dû essuyer l’injuste et imbécile courroux des critiques et autres membres de l’intelligentsia marocaine : « Je recevais presque quotidiennement des lettres d’insultes en provenance de mon pays natal. Et ce matin-là précisément, j’avais appris qu’un parti politique m’avait condamné à mort. Un sentiment de culpabilité s’emparait de moi et il m’arrivait d’avoir des insomnies » (6). Sa réhabilitation n’interviendra que treize ans plus tard, grâce à Abdellatif Laabi. Driss Chraïbi a donc pris la défense de Mouloud Feraoun, dans Démocratie, « au risque de devenir haineux moi aussi », disait-il. Et Chraïbi ajoutait : « notre amitié date de cette époque. Il était discret, pudique dans son amitié. Je lui dois de m’avoir appris la patience et l’absence totale de passion » (7).
Sans doute ces attaques, souvent « haineuses », ont rassemblé ces deux hommes face à la prétention de les faire écrire au pas d’un nationalisme étroit et liberticide. Mais pas seulement.
Dans un texte publié par le magazine édité par l’Association de culture berbère à Paris, Tahar Djaout rappelait que « l'œuvre de Mouloud Feraoun a toujours eu ses détracteurs, mais aussi des défenseurs convaincus. Même des écrivains beaucoup plus "violents" que l'auteur des Chemins qui montent, tel le Marocain Driss Chraïbi, se sont manifestés à l'occasion pour souligner la valeur de l'œuvre et la probité de l'auteur. » (8)
« Probité », voilà ce que ces deux hommes avaient d’abord et surtout en commun : une volonté farouche de défendre leur liberté et intégrité c’est-à-dire de tourner le dos à la « discourite », fut-elle primée, célébrée par leurs pairs et la critique zélée. Le souci d’observer un des principes essentiels de toute sagesse humaine et singulièrement de l’éthique berbère (9) : l’adéquation entre le dire et le faire, pour demeurer fidèles à eux-mêmes et aux autres.
Tout cela fait de Driss Chraïbi comme de Mouloud Feraoun des écrivains essentiels et des hommes d’exception. Des œuvres et des vies, libres et probes, vers lesquelles plusieurs générations de lecteurs continuent et continueront de se tourner parce qu’elles éclairent la route des hommes. De tous les hommes, aussi bien au sud qu’au nord de la Méditerranée.
(A suivre)
Notes
1- Cité par Jean Dejeux, Cf. Souffles n°5 / (succession ouverte)
2- Nadia Mohia, De l’exil. Zehra, une femme kabyle, Georg Editeur, 1999
3- Vu, lu, entendu, éd. Denoël, 1998
4- Le Monde à côté éd. Denoël, 2001
5- Ibid.
6- Ibid.
7- « Le Brancardier », Confluent n°20, avril 1962 pp 322-323.
8- Tiddukla Magazine, n°14, Été 1992. Association de Culture Berbère, Paris.
9- Voir Mouloud Mammeri, Poèmes kabyles anciens, éd. La Découverte