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Littérature chinoise

  • Petit dictionnaire chinois-anglais pour amants

    Xiaolu Guo

    Petit dictionnaire chinois-anglais pour amants

     

    xiaoluguosimon-chambers-LST.jpgXiaolu Guo, jeune écrivaine et cinéaste chinoise, rapporte ici le journal intime d’une jeune étudiante chinoise à Londres écrit sous la forme d’un abécédaire durant son année d’étude. Au centre de ces notes : la relation que la jeune fille entretient avec un Anglais pur sucre, de vingt ans son aîné, végétarien, indépendant et un brin marginal. L’originalité de ce premier roman tient d’abord à l’écriture : Xiaolu Guo écrit comme parle cette jeune étudiante, avec les mêmes fautes, les mêmes maladresses, les mêmes contresens. Tout cela donne un texte frais et pétillant, candide et sans faux-semblant, impertinent et souvent de bon aloi quand l’observateur étranger pointe du doigt des us inconscients et des coutumes déroutantes

    « Les choses commencent ainsi, écrit Xiaolu Guo. Par le malentendu » (1). Ici, quand la jeune chinoise entend « je t’invite », elle comprend « tu m’invites de rester dans ta maison ». Et la voilà installée pour un an. Une année entière où les « écarts » culturels, pour reprendre la notion de François Jullien, tournent à plein : notions de respect, de travail, de carrière, d’argent, rapport au temps ou aux « vieilles choses », importance et fonction de la nourriture ou de la médecine, équilibre du « je » et du « nous », et bien sûr… l’amour. La prude chinoise, sans doute travaillée par des siècles de rigueur mandchoue puis d’austérité coloniale et aujourd’hui communiste, découvre l’absence de tabou en matière sexuelle. L’Occident lui fera t-elle redécouvrir des millénaires d’érotologie taoïste ?

    Mais le nœud de l’affaire porte sur la conception que l’une et l’autre ont de cette relation. Pour la jeune fille « ensemble » veut dire « ensemble », cette image de la « perfection » se substitue à toute vie privée, la famille annihile tout autre considération individuelle, l’amour prend le pas sur la liberté. Aimer ne se conjugue pas, il n’appartient ni au passé ni à l’avenir, aimer est un état, une situation : « si notre amour existait dans le temps chinois, alors, il durera toujours. Il sera infini. » Et la jeune chinoise parfois de s’emporter : « D’accord, donc l’homme et la femme paient moitié, même quand ils vivent ensemble. Et l’homme et la femme ont leur vie privée et leurs amis privés chacun. L’homme et la femme ont leurs comptes bancaires privés. Est-ce la raison pourquoi les couples occidentaux se séparent facilement et divorcent vite ? »

    Mais, une fois le livre refermé, après avoir constaté, au quotidien, in situ, ces écarts culturels entre les sociétés chinoise et britannique, doit-on pour autant faire l’économie de la simple expérience humaine, d’une histoire simple, nue, entre un homme et une femme ? Un homme et une femme ramenés à la proposition de Driss Chraïbi : « L’identité est ce qui demeure primordial le long d’une existence, jusqu’au dernier souffle : la moelle des os, l’appétit flamboyant des organes, la source qui bat dans la poitrine et irrigue la personne humaine en une multitude de ruisseaux rouges, le désir qui naît en premier et meurt en dernier. » (2) L’arbre de la culture ne peut cacher la broussaille et les épines des sentiments, les fragrances et les couleurs des élans. Ou alors l’explication est ailleurs. Dans le ciel : lui est né l’année du Rat, elle l’année de la Chèvre. Inconciliable d’après l’astrologie chinoise. Qu’aurait dit Mme Soleil ?

     

    1- Sur la créativité de l’espace du malentendu voir Le Malentendu, de l’anthropologue italien Franco La Cecla publié chez Balland en 2002.

    2- Le Monde à côté, éd. Denoël, 2001.

     

    Traduit de l’anglais par Karine Laléchère, éd.Buchet-Chastel 2008, 330 pages, 21 €

  • English

    Wang Gang

    English

     

    0023ae5d932f0b3bb4420a.jpgUne fois de plus, dans ce roman chinois, il est question de Révolution culturelle. Mais ici nous sommes à Urumqi, au pied du Tianshan, en pays ouighour, dans la province de Xinjiang à l’extrême ouest de la Chine, bien loin de Pékin.  Si cette période « où le bonheur était rouge du sang versé » imprime sa marque sur les êtres et les événements, ce qui compte ici est la relation qu’un gamin, Liu Aï, entretient avec un dictionnaire de langue anglaise et son propriétaire, Wang Yajun, le professeur d’anglais tout juste débarqué de Shanghai. « Lorsque Wang Yajun était passé pour la première fois près de moi, cette odeur prenante m’avait soudain fait comprendre qu’il pouvait y avoir de belles choses au monde. »

    Car ce Wang Yajun détonne. Parfumé, toujours bien mis, raffiné, pondéré en toute chose, l’homme demeure enthousiaste et souriant. Pourtant dit le père à son fils : « Tu imagines, en se parfumant ainsi dans une période pareille, Wang Yajun ne pouvait que s’attirer des ennuis. » Des ennuis et des ragots.

    Jamais, le distingué professeur ne se départira de son sourire. « Son sourire amène et réservé me rend infiniment triste, encore aujourd’hui, chaque fois que je pense à lui, je m’interroge : pourquoi suis-je triste quand son sourire me revient en mémoire ? »

    Là est la force de ce livre, ces réminiscences humanistes et lumineuses sont évoquées avec distance et raffinement, jamais salie par la boue noire de la terreur et de l’horreur. L’énergie de l’enfance, le regard vif et curieux de Liu Aï sur le monde se mêlent à la mélancolie et à la mansuétude que porte l’adulte sur le gâchis et l’ignorance qui se répandent et broient les hommes et les vies.  « Voler » est « le mot-clé de ce roman. (…) ».  Dans English ce sont les existences, l’intimité des corps, les secrets les mieux gardés, un dictionnaire ou un billet de cinq yuans qui sont volés.

    Si, bien plus tard, le narrateur devenu adulte déclare à propos de Wang Yajun, avoir été « contaminé » par le « parfum de son corps », le lecteur sait qu’il s’agit d’une contamination plus envoûtante encore : « Wang Yajun, toi qui tel un soleil fait tout rayonner sur son passage, / Là où tes pas te mènent, ohé, ohé, là où tu vas, le peuple est libéré. »

    Liu Aï est curieux, écoute aux portes, ouvre les tiroirs de ses parents - eux par ailleurs si jaloux de leur intimité respective - , observe, caché dans les branches d’un arbre, ce qui se passe dans le logement de son professeur d’anglais … « Un garçon qui agit au mépris de tout principe sans en éprouver la moindre indignité, sans le moindre scrupule, n’était-il pas symptomatique de la dégénérescence de l’espèce ? » interroge l’auteur selon une technique souvent répétée : interpeller le lecteur, l’inviter à réfléchir pour faire siens ce qui semble être le sel de ce texte : montrer la complexité des comportements, les paradoxes et les faiblesses des êtres.

    Fils unique d’une famille d’intellectuels (le père et la mère sont architectes), Liu Aï raconte tout, les bassesses et les lâchetés des adultes, les compromis, l’éveil des sens, les premières séances de masturbation pour calmer un corps torturé par le désir, son amour pour la belle et noble Hajitaï, prof de ouighour, une erzhuanzi, c’est-à-dire « de double ascendance » - ouighour et han.

    La prouesse d’English est de n’enfermer aucun des personnages dans un jugement hâtif, asséné avec la force de la certitude. L’ambivalence et le doute sont au cœur des événements ici rapportés, y compris les plus sordides : l’adultère, la dénonciation, la jalousie et même le meurtre… Aux « anomalies » d’« une période de souffrance, où un professeur d’anglais, dans sa solitude, n’avait qu’un enfant en face de qui épancher son cœur », se mêlent les contradictions et les fragilités d’une humanité malmenée.

     

    Traduit du chinois par Pascale Wei-Guinot et Emmanuelle Péchenart, édition Philippe Picquier, 2008, 463 pages, 22€

  • Brothers

    Yu Hua

    Brothers


    yuhua2.jpgLa littérature chinoise occupe depuis quelques années de plus en plus de place sur les rayons des librairies et des bibliothèques. La Chine étant un continent, difficile pour le non spécialiste de s'y retrouver dans ce foisonnement d'auteurs qui, pour appartenir au même pays, sont issus de régions aussi éloignées qu'Oslo et Séville - pour se faire une idée européenne - appartiennent à des cultures ou des univers socio-économiques divers, des générations, des courants littéraires, des sexes mêmes différents.

    Yu Hua est né en 1960 à Hangzhou dans la Zhejiang, capitale du célèbre thé longjin au sud de Shanghai. Cinq de ses romans ont déjà été traduits en français dont Vivre porté à l'écran par Zhang Yimou, Grand Prix du festival de Cannes en 1994.

    Comme nombre d'autres romans de ces dernières années Brothers raconte, à travers des parcours existentiels, l'histoire de la Chine, ici depuis la Révolution culturelle jusqu'à cette frénésie marchande et d'enrichissement des années 90 et 2000. De ce point de vue, Le Chant des regrets éternels (Picquier, 2006) de Wang Anyi, paraît plus fort, exception faite des pages sur la révolution culturelle où Yu Hua montre l'horreur, la violence, la barbarie même dont le peuple chinois pouvait se rendre coupable. A l'heure où une partie de la jeunesse occidentale défile dans les rues scandant « faites l'amour pas la guerre », une partie de la jeunesse chinoise, à mille lieux de ces idéaux humanistes, s'adonne allègrement aux pires sauvageries.

    Brothers dénonce cette période, comme la folie capitaliste qui s'empare d'une partie du pays et de sa population tandis que l'autre en fait les frais. Rien de nouveau sous le soleil littéraire chinois depuis notamment Gao Xingjian, le Nobel qui appartient lui à la génération des écrivains exilés ou aux dénonciations des dissidents tel Liu Xiabo : « En Chine l'intérêt a remplacé la loi et la conscience »(1)

    Non, la véritable originalité de Brothers est ailleurs : l'histoire et l'écriture.

    Yu Hua raconte le parcours de deux hommes, qui ne sont pas frères, mais que la vie va rassembler dès leur plus jeune âge et lier d'un lien encore plus fort que l'affection fraternelle. Li Guangtou est le fils de Li Lan et Song Gang celui de Song Fanping. Les deux parents s'aimeront, mais seront emportés par le vent de l'histoire ou la maladie. Li et Song, vont grandir seuls ; seuls, ils feront face à l'adversité, s'épauleront, se rassureront. Passé les horreurs de la révolution culturelle, les chemins des deux frères divergeront. Tandis que l'un s'élèvera au sommet de la puissance financière, l'autre sombrera. L'un deviendra le plus riche, tandis que l'autre finira le plus pauvre du bourg des Liu. Grandeur et décadence donc.

    L'amour pour la belle et callipyge Lin Hong sera à l'origine de la séparation des deux frères. Li Guangtou éconduit se fera faire une vasectomie. Faut-il convoquer Freud et son Léonard de Vinci pour comprendre cette énergie déployée plus tard par Li pour accumuler tant d'argent et tant de femmes...?

    Li, le débrouillard libidineux, « sans foi ni loi » pour arriver à ses fins, sanguin et brutal est malgré tout attendrissant. Song est honnête et droit, sans autre aspérité que sa naïve dévotion aux autres, à son frère et à Lin.

    Yu Hua montre comment « le torrent impétueux de la révolution » a fini par devenir « un petit ruisseau insignifiant » : « aujourd'hui, les temps ont changé, la société a changé : on ne décroche des marchés qu'à coups de pots-de-vin. Je n'aurais jamais imaginé que ces tendances malsaines se répandraient si vite et si brutalement... » dit Li Guangtou. Et Yu Hua suggère plus qu'il ne montre « la collusion du monde de l'administration et du monde des affaires », le sort des ouvriers migrants contraint de vérifier l'adage « l'homme n'est pas un arbre, pour vivre il doit bouger », les impostures des puissants... Il y a des scènes à ne pas manquer : l'irruption de la « Grande Révolution culturelle » dans le bourg des Liu ; la cours maladroite et brutale que Li fait à Lin, l'amour naissant entre elle et Song, les succès économiques de Li, le concours des vierges et l'organisation de l'économie de l'hymen...

    L'écriture, limpide, de bout en bout, déploie une force romanesque impressionnante.  Par de simples effets de style, Yu Hua parvient à dévoiler au lecteur occidental quelques aspects de la société chinoise : son gigantisme ou l'omniprésence de la multitude ; ces « masses » du bourg des Liu, « foule » curieuse et attentive qui s'attroupe à la moindre occasion, spectatrice, animée d'un mélange de curiosité, de malveillance et d'envie,

    Yu Hua multiplie les registres : humour, distance, ironie, satire, la farce (à se tordre de rire parfois) n'est jamais loin, la tendresse aussi pour ses personnages. La langue est familière, crue parfois. Et face aux drames de l'histoire et des existences individuelles, l'humour peut être noir. Il lui arrive d'être délicat, de cette délicatesse qui rappelle La Vie est belle du réalisateur Roberto Benigni comme dans cette scène où Song Gang qui vient d'être torturé ment aux deux gamins...

    Publié en Chine, en 2005 et 2006, Brothers y a rencontré un énorme succès : un million d'exemplaires vendus.


    1. Voir le portrait que lui consacre Jean Philippe Béja, « Liu Xiaobo : le retour de la morale » dans La Pensée en Chine aujourd'hui, (sous la direction d'Anne Cheng), Gallimard, Folio essais, 2007.


    Traduit du chinois par Angel Pino et Isabelle Rabut, éd. Actes-Sud 2008, 717 pages, 28 €


  • Nuit obscure

    Li Ang
    Nuit obscure


    Li ANg.gifCe troisième roman(1) traduit en France d'une romancière taïwanaise de Taipei pourrait être rebaptisé "Tartuffe à Taiwan". L'intrigue est simple mais habilement excitante : un étudiant en philosophie (Chen Tianrui) vient, au nom de hautes valeurs éthiques, servir une soupe moralisante à un riche chef d'entreprise (Huang Chengde) et le prévenir contre sa femme et son ami. Tous deux seraient amants. Mais, Ye Yuan, le (faux) ami est aussi, en journaliste informé et introduit, vrai dispensateur d'utiles et lucratives informations boursières. Huang Chengde est un homme d'affaire qui, grâce aux confidences du chroniqueur financier, maintient son entreprise en vie et s'enrichit en spéculant.
    Ye Yuan, le journaliste, pétri de confucianisme par son père, est bien un bourreau des cœurs. Marié, il n'en multiplie pas moins les conquêtes, délaissant aujourd'hui ce qu'il a adulé hier. Séducteur électrisé par une frénésie mimétique mise en lumière par le philosophe René Girard, il convoite ce qui ne lui appartient pas : les femmes comme les actions en Bourse. Là est sa quête de la perfection. Sur les écrans magnétiques, à mesure que s'affiche le cours des actions, que les chiffres mobiles défilent et que les cases lumineuses clignotent, l'angoisse du boursicoteur monte au point parfois de "perdre la boule". Cet écran devient un personnage oppressant, sur lequel nul n'a vraiment prise. Insaisissable il devient, pour Ye Yuan, objet de toutes les convoitises. C'est aussi pour posséder la femme de Huang Chengde que Ye Yuan couche avec Li Lin. Cette Bovary en kimono a longtemps été une épouse modèle, intègre et respectueuse de l'éducation paternelle, où la tradition japonaise se marie harmonieusement à l'enseignement confucéen des trois obéissances (au père, au mari et au fils) et des quatre vertus (chasteté, modestie, décence et ardeur au travail). Pourtant, c'est totalement et parfaitement soumise qu'elle s'offre à son amant.
    Ding Xinxin, la seconde maîtresse de Ye Yuan, est plus insaisissable. Sa jeunesse et sa sensualité en font un objet de désir et de convoitise. C'est bien pour cela que l'amant ne veut pas se séparer d'elle. Pourtant, lorgnant un poste aux États-Unis, la belle jeune femme cédera aux avances de Sun Xinya, universitaire snob qui se pique d'anglicisme et qui entend enrichir la sacro-sainte théorie de la gestion financière et industrielle des lueurs de l'empire du Milieu portées par le Yij Jing,  Laozi et Sunzi.
    Nuit obscure décrit une société taiwanaise travaillée par les frustrations de l'enfance, minée par un esprit de compétition et de réussite, de domination virile et de rivalité masculine, par le mensonge et l'arrivisme, le tout sur fond de culture japonaise (rigorisme pour les femmes et licence pour les hommes). Mais, dans cette société surdéveloppée, capitalistique et techniciste, l'irrationnel et le besoin de se réfugier dans des croyances ancestrales n'ont pas disparu : pratiques divinatoires,  astrologie, tantrisme... Que va faire Huang Chengde ?  Doit-il se conduire en homme d'honneur et tout perdre ou doit-il accepter d'être cocu pour conserver position et argent ? L'extatique et assidu étudiant pousse le vieux Huang Chengde vers la première solution.  Pourtant, ce petit marquis de la vertu n'est pas, lui aussi, sans arrière-pensées.  "Dans ce gouffre où triomphent les vices", tous ces tartufes feraient de leurs concitoyens des misanthropes, pressés, comme dit Molière, de "chercher sur la terre un endroit écarté où d'être homme d'honneur on ait la liberté"...  Voilà qui ne diffère en rien du vieil adage kabyle : "qui veut que l'honneur regorge monte à la montagne et se nourrisse de glands"...

    1.- La Femme du boucher, Seuil, 1980 réédité chez Flammarion en 2007 et Le Jardin des égarements, Editions Philippe Picquier, 2003


    Traduit du chinois (Taiwan) par Marie Laureillard, Actes Sud 2004, 194 pages, 17,90 €

  • Quatre mille marches. Un rêve chinois

    Ying Chen
    Quatre mille marches. Un rêve chinois


    Chen_Ying.jpgYing Chen est née en 1961 à Shanghai. En 1989, elle décide de partir, de s’envoler vers d’autres horizons, de larguer ses racines comme on largue les amarres. Elle s’installe au Canada, à Montréal d’abord puis à Vancouver, où elle a publié en français, depuis 1992, six romans (1). Ce livre rassemble des textes parus dans différentes revues et des discours prononcés à diverses occasions entre 1997 et 2003. Ils permettent de mieux connaître l’écrivain, son travail, sa conception de la littérature, de l’écriture, sa relation à la langue française comme au chinois… Ils donnent surtout à approcher l’infiniment petit, l’intime de son expérience individuelle, pour déboucher sur l’infiniment grand de cette expérience collective que sont les migrations et les transplantations. De ce point de vue, ce petit livre est précieux. Car, sans tomber dans le banal éloge d’une banale universalité, Ying Chen aide à mieux appréhender les millions de transplantés, ou enfants de la migration, héritiers malhabiles d’une histoire qui n’est plus vraiment la leur et fragiles porteurs d’un futur incertain. Cette « autre espèce » en gestation qui pourrait bien, un jour, contribuer à bouleverser les représentations culturelles, identitaires et nationales.
    Ying Chen parle avec bonheur et d’une manière lumineuse d’un sujet difficile aux contours encore flous : de quelle universalité les modernes migrations sont-elles porteuses et quelles autres représentations, autres paradigmes pourraient en émerger et finalement être partagés par le plus grand nombre. Elle en parle en usant de notions encore peu communes et même déstabilisatrices dans des univers cartésiens où règnent ligne droite et frontière, gestions en termes de stocks et non de flux, appartenances déclinées collectivement et même exclusives condamnant toute complexité et plus encore tout paradoxe… Les critiques émises ici par un lecteur chinois, s’appuyant notamment sur l’héritage de Kongzi (Confucius) en offre une belle illustration.
    Ying Chen dit, de manière non théorique, en écrivain doué de sensibilité, l’importance du mouvement, du détachement et de l’impermanence (de la mémoire notamment), sa « répugnance » des racines, l’illusion des origines, les mythes de la pureté et de l’autochtonie. Elle démontre comment la plongée dans le soi le plus intime peut retrouver le grand tout de l’humanité. Elle évoque la relativité des valeurs et la multiplicité des vérités. Faisant l’éloge du cheminement sans but, elle retrouve le mythe de Sisyphe. Elle rappelle que « la mondialisation » n’est pas un « événement » mais « depuis l’aurore de l’humanité, une loi naturelle, le processus inévitable dans l’évolution du monde ». Et pour les frileux, les partisans de la fermeture des frontières, elle distille une dose de réalisme : « si on bloquait les courants – les frontières sont faites pour cela -, le monde serait trempé et pourri dans des eaux mortes ».
    Au centre de la réflexion et du travail de l’auteur qui « rêve de ne plus être une personnalité exotique », il y a l’individu. La prise en compte de ce qu’elle nomme la « désindividualisation » des temps modernes exige de la littérature qu’elle « cultive une vision du monde microscopique, [et] transforme si possible le dialogue des cultures en des dialogues entre des individus (…) ». « Je pense que le monde sera peut-être sauvé le jour où on distinguera moins entre les groupes qu’entre les individus ».
    Elle sait que le nationalisme, le patriotisme, le besoin de s’enraciner sont aussi consubstantiels à l’espèce humaine que son « besoin de s’envoler », aussi est-ce sans naïveté qu’elle écrit : « la notion de pays n’avait plus de signification réelle pour moi ». Et dans un autre de ces textes, elle poursuit : « mon véritable foyer est là où je deviens ce que je veux être. Plus encore : mon vrai nid se trouve dans les mots, entre les lignes, dans ce presque-rien qu’on ne peut même pas désigner comme « une place ». Des propos qui rappellent ceux de l’écrivain franco-maroco-algérien et professeur d’anglais, Kebir Ammi (2).
    La poésie est au cœur de l’écriture de Ying Chen qui dans un de ses textes évoque et suscite le désir de découvrir l’œuvre de Saint-Denys Garneau, poète de l’exil, de la simplicité et du mouvement. C’est aux vers d’un autres poète que les mots et les pensées de Ying Cheng font aussi penser. À ce petit poème de Pessoa : « Plutôt le vol de l’oiseau qui passe sans laisser de traces / Que le passage de l’animal dont le sol garde le souvenir. / L’oiseau passe et disparaît, ainsi doit-il en être. /Là où il n’est plus, et donc ne sert à rien, l’animal / Montre qu’il a été, ce qui ne sert à rien. / Le souvenir est une trahison envers la Nature / Parce que la Nature d’hier n’est pas la Nature. / Ce qui fut n’est plus rien, / et se souvenir est ne pas voir. /Passe oiseau, passe, et enseigne-moi à passer ! ». Le premier texte de ce recueil s’ouvre d’ailleurs sur une « nuée d’oiseaux ». Ces oiseaux qui inspirent à Ying Chen « l’envie de les imiter ». Et son lecteur avec.

    1. Tous réédités chez Acte-Sud et au Seuil
    2. Voir notamment le texte de Kebir M.Ammi, « Écrivain maghrébin, dites-vous ? » paru dans Expressions maghrébines, Vol. 1, N°1, été 2002.


    Edition du Seuil, 2004, 108 pages, 14 €

  • Le Chant des regrets éternels

    Wang Anyi

    Le Chant des regrets éternels

     

    wang anyi 2.jpegWang Anyi brosse ici le tableau de cinquante ans de l’histoire chinoise. Ce Chant des regrets éternels rappelle Vivre (1994) du cinéaste Zhang Yimou qui voit les dernières années de la guerre civile et les premiers temps de la Chine maoïste incarnées par l’histoire d’une famille chinoise. Ici, l’existence tragique de Ts’iao est le fil conducteur du récit : Ts’iao, élue troisième Miss Shanghai en 1946, devient, presque malgré elle d’abord et en pleine guerre civile, la concubine d’un dignitaire du régime, puis dans les années cinquante, modeste infirmière dans une des nombreuses ruelles de Shanghai. Pragmatique mais dénuée parfois de lucidité, Ts’iao est une femme au charme discret mais certain, aux choix esthétiques et aux goûts sûrs. Acceptant son sort, sans désir, elle cède pourtant et passivement aux illusions d’un bonheur toujours fugace, un « bonheur présent [qui] hypothèque l’avenir ». Séduisante, Ts’iao est aussi estimable car malgré cette « existence tout entière vouée à la peine » et « au malheur », elle demeure humaine et sans animosité. Du Grand Bond en avant au libéralisme économique en passant par les dix années de la Révolution culturelle, sa modeste chambre est le refuge d’abord d’un petit groupe d’amis qui se réunit pour prendre le thé et jouer clandestinement au Mahjong puis, à partir des années quatre-vingt, de jeunes gens qui y organisent des « party » et partagent la table de celle qui pourrait être leur mère. À travers la fenêtre ouverte de cet havre de paix intemporel, montent les bruits de la ville, Shanghai, l’autre personnage du roman. Il y a bien sûr les remous politiques, ceux de la terrible et « grande révolution de 1966 » qui s’attaque « à l’âme des gens », puis, après la mort de Mao et la mise à l’écart de la Bande des Quatre, le son abrutissant des téléviseurs qui au cœur de chaque foyer restent allumés toute la journée durant.

    Dehors Shanghai se transforme. Se dégrade. Se modernise. La ville et ses habitants changent. La modernité impose ses nouveaux dogmes aux esprits soucieux de vitesse et de quantité, la société n’est plus seulement une société de consommation mais déjà une société de gaspillage…Shanghai devient prospère, une ville où la respectabilité ne s’achète plus avec le petit livre rouge mais avec l’argent. Pourtant, comme le dit l’un des nombreux personnages du livre : « la situation peut changer d’un moment à l’autre. Maintenant règne une certaine liberté, mais bien malin qui peut dire quand les têtes pensantes de l’Etat vont rouvrir les prisons ». Dans les ruelles éternelles de Shanghai, il se passe toujours « des choses inavouables et toutes ces mousses qui poussent à l’ombre, comme des cicatrices sur des blessures, évoquent autant de douleurs qui ne s’effaceront qu’avec le temps ». Au-dessus de la ville volent toujours les pigeons : « aucun drame, avec ses tenants et ses aboutissants, ne pouvaient échapper à leur regard ». 

    Le Chant des regrets éternels est empreint de nostalgie et de mélancolie, « une main tendue pour rattraper le temps fuyant sans retour ».

     

    Traduit du chinois par Yvonne André et Stéphane Lévêque, éditions Philippe Picquier, 2006, 676 pages, 23 €.