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Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 37

  • Vos désirs sont désordres

    Mako Yoshikawa

    Vos désirs sont désordres

    BWmakoglam-224x300.jpgMako Yoshikawa est née aux  États-Unis. New-yorkaise, elle  est l'arrière-petite-fille d'une  geisha et signe là son premier  roman. Elle y démonte les ressorts  secrets du désir au féminin  à travers trois générations de  femmes. Il y a d'abord Yukiko,  la grand-mère, ancienne geisha,  vivant toujours au Japon, qui  par amour a épousé Sekiguchi,  accédant ainsi au statut de  femme respectable ; la mère,  Akiko, qui s'est enfuie aux États-Unis avec Kenji, son amant, un  cousin d'origine coréenne, lequel  a fini par l'abandonner, la laissant  seule avec une fillette de  neuf ans. Cette fille, c'est Kiki  Takehashi, la narratrice. Elle  s'apprête à épouser Eric, un  jeune avocat, dynamique et sûr  de lui, autoritaire mais si prévenant  et rassurant...  Pourtant, tout ne va pas de soi.  Kiki ne parvient pas à oublier  Phillip, qui a trouvé la mort au  Népal au cours de l'un de ses  nombreux voyages à l'étranger.  Phillip, ou plutôt son fantôme,  continue, plusieurs mois après  sa disparition, de lui apparaître.  Kiki attend avec impatience la  venue annoncée de sa grand-mère  pour lui poser moult questions  et recueillir l'avis de son  aïeule sur des sujets - désir, relation  amoureuse - qu'elle connaît  bien, et pour cause. À l'aide de  l'histoire et de l'expérience de  ses deux aînées, Kiki tente de  retrouver son propre chemin et  peut-être, alors, de renaître à  l'amour.  L'originalité de ce récit est de  lier à ce thème celui de la transmission,  à travers trois générations  de femmes. "Que cela me  plaise ou non, la vie de ma  mère et celle de ma grand-mère  sont les étoiles à partir desquelles  j'établis mon parcours",  dit Kiki. Avec la même subtilité  qu'elle met à explorer les mystères  du désir, Mako Yoshikawa  traque les tours et les détours  de la transmission. Kiki n'a pas  reçu de sa mère une culture  japonaise ("Je n'ai pas su me  servir de baguettes avant l'âge  de 24 ans, quand Phillip m'a  appris à les utiliser.") et pourtant  elle déclare : "Je suis peut-être  plus japonaise que je ne le  crois." Sans doute que les récits  sur la vie de sa grand-mère que  lui racontait, le soir, sa mère,  ont produit là leur effet.  Ces reliquats d'une mémoire  familiale et culturelle rapportés  par Akiko seraient  "un acte de contrition pour  le fossé qui s'était creusé  entre elle [Akiko] et sa  mère, pour le froid et le  silence presque total qui  allait durer vingt-neuf années".  "Il m'est difficile de  ne pas en vouloir à ma  mère de m'avoir privée de  ma grand-mère ainsi que  de tant de chose", ajoute  Kiki. Après le départ de Kenji,  une distance s'est installée  entre la mère et la fille, Akiko  se repliant sur elle-même et sur  sa douleur. Comme Kiki après la  mort de Phillip. Mais les relations  entre Akiko et Kiki sont  subtiles et complexes. Leur  tendre complicité ne peut éviter  une distance, voire des ruptures  culturelles qui inévitablement  se tissent entre cette mère, Japonaise immigrée aux  États-Unis, et sa fille, d'origine  japonaise certes, mais américaine  avant tout : "Élevée dans  une culture où les membres  d'une même famille se contentent  généralement de se saluer  d'une inclinaison de tête, ma  mère est bien évidemment une  personne réservée, distante  même avec sa fille [...]. La chaleur  d'un corps me berçant et  me serrant contre lui, de même  que la caresse de longs doigts  frais sur ma tête ne sont pas  des choses que j'attends de  ma mère", dit, avec regret mais  compréhension, Kiki.  Une autre distance traverse la  vie de Kiki. Dans ses relations  avec des Américains blancs,  elle montre comment elle est  trop souvent renvoyée et enfermée  dans ses origines, à l'exclusion  de toute autre appartenance  identitaire. Parfois même,  le regard de l'autre ne parvient  pas à se débarrasser d'un imaginaire  empreint de racisme :  "J'ai réfléchi intensément et  depuis longtemps à notre secrète  affinité [avec sa grandmère],  et j'ai découvert ceci :  une Japonaise est pour les  Américains ce qu'une geisha  est pour les Japonais." À ce propos, le titre original  de ce roman est One hundred  and one Ways, allusion aux  cent et une manières d'aimer  un homme...


    Traduit de l'anglais  par Matine Leroy-Battistelli  Flammarion, 2000,  396 pages. Réédité en poche (J'ai lu, 2002)


  • L'Homme de la première phrase

    Salah Guemriche

    L'Homme de la première phrase

    9782743606206.jpgAprès son roman historique sur la bataille de Poitiers, Un Amour de djihad, paru en 1995, Salah Guemriche revient à la littérature dans un genre bien différent : le roman policier. Le style, parfois ampoulé, ne manque toutefois pas d'un certain charme pour le lecteur qui accepte de se cramponner aux wagons d'érudition et de curiosité de l'auteur. Il faut dire que comparé au précédent ouvrage - mais autre temps, autre langue -, il s'est ici allégé, sans pour autant perdre de son intérêt. Il y a gagné en rapidité et sa plume sait se faire assassine. Ce qui ne manque pas de stimuler, et même de ravir.

    Youssef, réfugié politique algérien, publie un premier roman, intitulé Le roman de la première phrase. Bien malgré lui, il se retrouve au centre d'une sombre machination où une frange de l'extrême droite française s'acoquine avec des islamistes purs et durs. Le mélange "crânes rasés, Têtes noires et Piqués-de-la-sourate" est explosif : intimidations, attentats, meurtres... Youssef aurait intérêt à se mettre au vert du côté de Castelnaudary, chez Madame Soulet, une amie restauratrice à Paris. Échappera-t-il pour autant à une fatwa qui le condamne, lui, l'auteur du Roman de la première phrase ? Rien n'est moins sûr...

    Tout pourrait être bien ficelé. Relations amoureuses, énigmes savantes, rebondissements inattendus, violences et frayeurs garanties alimentent judicieusement l'intrigue. Et pourtant, le scénario paraît quelque peu artificiel, comme si, in fine, Salah Guemriche écrivait cette histoire d'abord et avant tout pour parler d'autre chose. De ce point de vue, plus qu'une énigme policière, L'homme de la première phrase est une plongée dans le "Paris algérien" des années quatre-vingt-dix, et l'occasion pour l'auteur de brocarder quelques personnalités médiatiques, le tout sur fond d'actualités algériennes. Sur ce registre, l'auteur - du moins Youssef - ne fait pas dans la dentelle et ne verse pas dans le lieu commun de la bonne conscience pour fustiger, "les intellos humanitaires associés, la tchi-tchi de l'exil ou les Rushdie du dimanche". Côté littéraire, Youssef n'est pas dupe : "Désolation ! Une littérature de désolation [...], voilà ce que la presse beni-ouioui attend de nous, sous prétexte que le pays se fissure. Et que la désolation appelle la compassion..." De même, Dalila, une avocate vitriolée par les islamistes, jette à la face d'un cercle d'intellectuels algériens ces mots impitoyables de lucidité et en partie injustes : "Ainsi vous allez pouvoir concocter de ces œuvres qui vont faire trembler les maquis intégristes ! Seulement vous avez intérêt à vous faire briefer par les réfugiés de la première vague. Demandez-leur donc comment ils ont fini, pour survivre, par se recycler dans des emplois de proximité. Bien sûr, il y a les exceptions, il y a nos VRP de l'exil... Mais puisque nous sommes là, entre nous, et non sur un plateau de télé, dites-moi honnêtement : combien de ceux qui ont fui la menace islamiste pourraient se targuer d'avoir représenté, eux, une quelconque menace pour la société des émirs ?"

    Au centre des préoccupations de Salah Guemriche figurent l'exil et son cortège de petitesses mais aussi de grandeurs. Il n'abandonne pas non plus ce qui était au cœur d'Un amour de djihad : son credo humaniste. C'est d'ailleurs "à la mémoire d'un juste", Tahar Djaout, qu'il dédie ce livre. À ce propos, si Youssef est condamné par les islamistes, c'est pour la première phrase de son livre, "sa" première phrase : "Au commencement était le Verbe, et le Verbe s'est fait taire."

    Edition Rivages, 2000, 198 pages, 7,95 €


  • De l’exil. Zehra, une femme kabyle

    Nadia Mohia

    De l’exil. Zehra,  une femme kabyle

     

    mohiaex.gifVoilà un livre qui ne paie  pas de mine, au vu de la couverture  et de la platitude du  titre retenu. Il faut pourtant  aller au-delà de cette impression.  L’auteur, psychanalyste et  anthropologue, offre ici un travail  original quant à sa forme et  stimulant intellectuellement.  De quoi s’agit-il ? Du récit, brut  et brutal, d’une vie. Celle de  Zehra, Kabyle immigrée en  France dont l’existence a été  confinée dans un réduit par un  mari alcoolique et violent.  Nacira, sa fille, est sa seule raison  de vivre. Zehra parle de  son quotidien mais aussi de son  enfance, de sa Kabylie, de sa  langue, de sa culture et bien sûr  de l’exil. Son récit est émaillé  de proverbes, de dictons, d’extraits  de chansons, quintessence  de la sagesse kabyle  confrontée à l’épreuve du déracinement  et à la nécessité de  donner un sens aux souffrances,  à un monde qui nous  échappe. Au sens des choses, à  leur pourquoi et à leur comment,  Zehra, comme sa mère  avant elle, livre une “réponse  franche, simple, indiscutable,  ni exaltante ni décevante ;  une réponse qui [a] l’étendue  d’une de ces révélations qui te  rappellent à l’humilité des  vérités majeures, qui t’obligent  à mesurer la vanité de  ton intelligence encline aux  explications alambiquées…”

    Sur le discours de Zehra, Nadia  Mohia ne plaque pas de grille de  lecture sociologique ou ethnologique,  sorte de mode d’emploi  commode pour ouvrir toutes les  portes d’un réel élaboré en laboratoire,  préparé avec force  connaissances et épicé d’un  langage abscons. Elle ne se sert  pas de ces entretiens et de ce  témoignage pour confirmer des  hypothèses d’école (ou de chapelle)  trop vite érigées en  axiomes. La force de ce récit est  d’être irréductible à une seule  vérité ou interprétation. Avec  ses mots, dans sa langue, Zehra  dit la fragilité de toute condition  humaine mais aussi témoigne  de l’ineffable de cette condition  et, singulièrement, de celle  d’une femme immigrée.

    L’autre originalité du livre est  d’imbriquer au texte de Zehra,  celui, personnel, de Nadia  Mohia. L’auteur entend ici  rompre avec “une certaine  arrogance coloniale” que serait  “la démarche objectiviste qui  consiste à s’exclure des interrogations  auxquelles on soumet  autrui”. Aussi, avec pudeur  et dans le cadre de quatre  “intermèdes” insérés dans les  dits de Zehra, témoigne-t-elle,  elle aussi, de son parcours, de  son propre exil. La démarche –  mais non la forme – rappelle les  premières pages du livre admirable  de sensibilité et d’intelligence  de Pierre Milza sur l’immigration  italienne( 1).  La relation à l’Autre est au  coeur de ce travail. Pour Nadia  Mohia, spécialiste entre autres  des phénomènes d’acculturation,  “l’expérience de deux  cultures, telle qu’elle est observée  dans la situation de l’exil,  n’est pas réductible aux  conflits culturels, trop souvent  ressassés […] ; c’est aussi la  pleine expérience d’individus  complets ; en conséquence de  quoi se profilerait une autre  approche anthropologique  sans doute plus intéressante  que celle qui continue de séparer  les sociétés et les cultures  à partir de critères discutables  et, de surcroît, peu  féconds”. L’exil ou l’immigration  “imposerait une dialectique  qui crée des liens à la  place de l’opposition”. Ainsi,  l’exilé n’abandonne pas sa  culture pour une autre qui  serait “plus moderne”. Il “s’invente” au jour le jour par ce  qu’il fait et dans sa relation à  autrui. Nadia Mohia insiste sur  “le mode d’être et de penser”,  c’est-à-dire sur “le fonctionnement  psychique, et plus particulièrement sur les rapports  à l’imaginaire qui fondent  véritablement toute culture”.

     

    1- Pierre Milza, Voyage en Ritalie,  Payot, “Petite bibliothèque”,  Paris, 1995.

     

     

    Édition Georg, Genève, 1999,  214 pages, 18,30€

  • Le café chantant

    Elissa Rhaïs
    Le café chantant


    elissa_rhais.jpgLe mystère qui entoure Elissa Rhaïs prend souvent le pas sur l'intérêt de ses livres qui, selon une note de Denise Brahimi donnée en préface du présent recueil de nouvelles, sont une source "précieuse et rare" d'informations sur l'Algérie des années vingt et trente. Ainsi, la préfacière refuse d'entrer dans cette polémique sur l'identité de l'écrivain et préfère, fidèle à Marcel Proust, retrouver l'auteur dans son oeuvre. Pourtant, la question vaut d'être posée et quelques repères paraissent utiles.
    Elissa Rhaïs se nommerait en fait Rosine Boumendil (ou Leïla selon Marie Virolles dans le numéro 3-4 de la revue Algérie littérature action). Elle serait née en 1882 à Blida, d'un père musulman et d'une mère juive. Selon les présentations biographiques de l'époque, qui exhalent un parfum d'exotisme propre au temps, Elissa Rhaïs aurait été mariée à l'âge de seize ans et recluse dans un harem d'où, selon les sources, elle se serait enfuie ou aurait été libérée à la mort de son mari. Elle a écrit une quinzaine de romans salués par la critique et les cercles littéraires parisiens. La polémique surgit en 1982 à la parution d'une biographie que lui consacre Paul Tabet, son petit neveu, pour qui sa grand-tante aurait signé des œuvres écrites en fait par son père, Raoul Tabet (le neveu d'Elissa), ce dernier faisant davantage figure de "nègre" consentant et complice qu'écrivain pillé. Le débat est ouvert. Reste l'œuvre.
    Dans ce recueil de trois nouvelles ("Le café chantant", "Kerkeb" et "Noblesse arabe"), le lecteur pourra apprécier le style parfois désuet ou un brin daté mais toujours élégant, et surtout les thèmes favoris d'Elissa Rhaïs : la noblesse des sentiments avec en premier lieu l'amour, l'honneur, la justice..., la peinture (parfois teintée d'exotisme oriental) des sociétés musulmanes et juives, l'inconstance et la faiblesse des hommes ("le cœur de l'homme est étroit comme un rossignol...") et surtout un féminisme toujours explosif dans la littérature algérienne contemporaine. Les trois femmes au cœur de ces récits sont toutes actrices de destinées exceptionnelles. Actrice contre la volonté des hommes et les convenances de la société, Halima Fouad el Begri a fui Laghouat et un mari violent et tyrannique pour devenir une chanteuse adulée par les hommes au Café chantant Sid Mohamed El Beggar à Blida. Kerkeb, la favorite du harem, désobéit à son orgueilleux époux qui lui avait pourtant intimé l'ordre de ne pas participer aux danses accompagnant les fêtes données au marabout d'Ellouali. Enfin, autre figure de femme, la jeune Zoulikha, tlemcénienne descendante d'une noble lignée maraboutique, mariée à Didenn, le fils d'un riche propriétaire de la ville. C'est elle qui réparera l'injustice commise par un Didenn oublieux envers Aïcha, un amour d'enfance à qui il avait promis le mariage. Seule, contre l'hostilité de la belle famille et la pusillanimité de son époux, Zoulikha imposera sa décision. Une surprenante décision, marque de justice et de solidarité.
    À ces thèmes, il convient d'ajouter l'outil documentaire sur cette Algérie de l'entre-deux-guerres que représentent les textes d'Elissa Rhaïs. Outre la description de Blida, sa ville natale, soulignons dans la nouvelle intitulée "Kerkeb" la peinture rafraîchissante d'un islam traditionnel, festif et coloré, où les chants et les danses rythment les pèlerinages et autres cérémonies sacrées. Un islam de vie, bien plus authentique que la version mortifère et prétendument labélisée pur sucre servie par des gogos hirsutes et quelques femmes au teint blafard sous leur voile austère. Les éditions Bouchène ont aussi publié La Fille du Pacha - récit des amours tragiques d'un musulman et d'une juive -, et d'autres romans d'Elissa Rhaïs (Djelloul de Fes, Saâda la marocaine). Saluons la politique éditoriale de cette maison et sa volonté de rendre accessible aux lecteurs d'aujourd'hui des oeuvres devenues introuvables (comme la réédition intégrale de La Kabylie et les coutumes kabyles, publié en 1893 par Hanoteau et Letourneaux) ou injustement oubliées. Comme les romans d'Elissa Rhaïs.

    Bouchène, 2003, 157 p., 16 €

  • Lettre à ma fille qui veut porter le voile

    Leïla Djitli
    Lettre à ma fille qui veut porter le voile


    9782846751360.jpgNawel a 17 ans et annonce à sa mère Aïcha qu'elle entend désormais porter le voile. Aïcha décide de lui écrire une longue lettre. L'idée de ce livre présenté comme un "docu-fiction" est née du travail en banlieue de la journaliste Leïla Djitli. À travers la voix d'Aïcha, c'est la parole d'une femme qui s'est battue en Algérie, au nom de la liberté, qui se donne à entendre ici, mais c'est surtout la parole d'une mère, intime, aimante, blessée, une mère qui voit s'écrouler ce qu'elle a bâti, avec constance et patience, pour et autour de sa fille, consciente sans doute de la fragilité de la construction. Là est l'originalité de cette lettre : des mots que l'on entend rarement sur les tribunes publiques à commencer par cette fêlure : "Mais, jamais comme aujourd'hui, je ne me suis sentie si loin de toi. Jusque-là, j'ai toujours trouvé les mots, recollé les morceaux, renoué notre complicité. Aujourd'hui, c'est différent, c'est comme une crevasse au beau milieu de la maison...".
    Bien sûr, Aïcha dit sa colère contre "les fous de Dieu", contre l'instrumentalisation du voile, contre les échecs de la République. Elle explique à sa fille ce que ce triste tissu signifie. Elle tente de lui parler de la tolérance dont est aussi porteur le Coran, la place que tenaient hier l'école et l'éducation chez les aînées. Elle cherche à l'aider à se dépatouiller avec ces notions-pièges que sont l'identité et les origines. Mais le plus juste, le plus émouvant, ce ne sont pas ces arguments (par ailleurs connus), mais le vacillement, la fragilité, le désarroi provoqués par cette fracture existentielle et, malgré tout, les mots d'amour d'une mère pour sa fille, unique à ses yeux, unique aux yeux de la création elle-même. A contrario de cet amour bien réel, les propos d'Aïcha révèlent la logique du voile : un islam abstrait, une communauté désincarnée et robotisée, la négation de l'individualité de chacun pour l'asservissement de tous. "Confusément, je te sens, je nous sens, toutes les deux, tomber dans un piège", dit Aïcha qui explique à sa fille que sa propre mère, sa propre grand-mère n'ont jamais porté le voile. Qu'il s'agit là d'une "greffe". Une "greffe" rendue possible par une éducation faite "dans le silence" empêchant la transmission d'une mémoire et d'une histoire familiale, empêchant l'établissement d'une filiation. C'est avec des mots de mère qu'elle fait comprendre la signification du voile : "ton voile, devant mes yeux, nie l'histoire, mon histoire, celle de mes parents, les cinquante années de vie qui se sont écoulées avant toi. Il nie le déroulement du temps, ce temps que nous avons vécu, éprouvé, passé. Il nie la réalité de l'exil qui nous précède. Il réduit tout cela à zéro."
    Et c'est encore et toujours en mère qu'elle tend la main : "Quoi qu'il m'en coûte, je préfère te voir voilée plutôt que de ne plus te voir du tout." Dans cette relation à deux, on se prend à rêver la présence d'un Salomon pour rendre justice à celle qui n'ignore pas le sens du mot aimer...

    Edition La Martinière, 2004, 126 pages, 10 €

  • Mimoun

    Rafael Chirbes

    Mimoun


    9782743610685.jpgManuel, jeune professeur d'espagnol alcoolique et un brin dépressif, décide de partir enseigner au Maroc - histoire de se refaire une santé et de s'atteler sérieusement à la rédaction de son livre. À force de penser que l'herbe de son voisin est toujours plus tendre et plus verte que la sienne, on finit par oublier que l'on transporte avec soi ses démons. Dans ce premier roman paru en Espagne en 1988, Rafael Chirbes raconte la descente aux enfers de Manuel au cours d'une année passée à Mimoun, un village de l'Atlas situé dans la région de Fès. L'écriture, froide et distanciée, aux adjectifs et adverbes rares, participe pleinement de l'ambiance de ce livre étrange où, à vrai dire, il ne se passe rien : entre ses cours donnés à l'université de Fès, Manuel passe son temps à se soûler avec du mauvais alcool, à entretenir des relations de fortune avec encore plus paumées que lui, ou avec des prostituées réduites à l'état d'épaves. L'atmosphère y est glauque. La nuit : un néant hanté d'insomnies et de cauchemars où rodent la mort et des fuites sans fin.
    Manuel n'est pas le seul étranger à Mimoun. Charpent, un Français, hurle la nuit, et Francisco est un artiste réfugié dans une maison maudite. Tous "cachent une partie de leur vie". La part d'ombre des personnages et des événements ne cesse d'envahir le récit. Le mystère est partout. Le pays lui-même est un mystère. Les personnages de Mimoun vont à la dérive dans un pays inaccessible.

    "Il faut faire attention aux gens de ce pays", conseille Rachida, la femme de ménage, à Manuel. Mais de qui doit se méfier le jeune professeur ? De Driss, le policier fouineur et soupçonneux ? Du regard menaçant de ce costaud aperçu dans la voiture de Charpent quelques jours seulement avant sa mort ? Ou de Hassan, l'amant qui un soir le tabassera en lui jetant à la face : "Pour qui tu m'as pris ? Je ne suis pas une tapette ?"
    Rafael Chirbes livre une peinture du Maroc bien peu reluisante : des femmes de ménages qui chapardent, des services publics omniprésents, abjects et corrompus, un policier alcoolique, des soudards et des prostitués, des arrivistes sans foi ni loi. Un tableau bien sombre et décourageant, n'était Sidi Mohamed, le père de Hassan. Un univers dépressif, mystérieux et finalement inquiétant. Pour Manuel, l'heure de fuir sonnera. Une fois de plus.


    Traduit de l'espagnol par Denise Laroutis, Rivages, 2003, 145 p., 11,50 €

  • Garçon manqué

    Nina Bouraoui
    Garçon manqué


    anneferrier600220.jpgRésumons : père algérien, mère française. Nina Bouraoui, auteur en 1991 d'un premier roman justement remarqué, La Voyeuse interdite (Gallimard), a vécu en Algérie de quatre à quatorze ans, avant de retrouver sa France natale et sa famille maternelle, du côté de Rennes. Dans Garçon manqué, elle se laisse aller à une longue variation sur le thème du double, de l'identité fracturée, de l'exil à soi-même. Le livre, écrit à la première personne, impose un "je" omniprésent, envahissant. À n'en pas douter, Nina Bouraoui jouit d'une sensibilité et d'une finesse d'(auto)analyse et d'(auto)perception peu ordinaires. Mais  ce livre contient aussi bien des passages assommants ! Non contente de verser finalement dans les lieux communs de la double culture difficile, voire impossible à vivre, l'auteur ramène le lecteur au cœur d'une problématique (celle de la fracture, de l'entre-deux) qu'il était en droit de croire dépassée à la lecture de certains écrivains ou, plus simplement, à l'expérience de la vie. Mais sur ce point, il est vrai que l'existence de chacun est bien singulière. Et, à en croire la presse, les dix années algériennes de Nina Bouraoui se sont soldées par une thérapie. Pour elle, l'Algérie serait bien ce pays dont on ne se remet jamais.

    Le texte est porté par un style haché, heurté. La phrase y est travaillée, charcutée jusqu'à la blessure. Jusqu'à disparaître. Laissant, comme après la bataille, quelques mots exsangues. Des mots qui se télescopent et défilent jusqu'à l'étourdissement, et qui traînent derrière eux leur lot d'images, de faits et de dialogues, d'impressions et de sentiments. Leur lot de rage et de violence. Omniprésente, elle aussi. En soi et contre les autres : "C'est difficile de vivre avec le sentiment de ne pas avoir été aimé tout de suite, par tout le monde. Ça se sent vite. C'est animal. Et ça change la vision du monde après. Ça poursuit. Ça brûle le corps. Le feu du regard des autres. Sur ma peau. Sur mon visage. C'est difficile de s'aimer après. De ne pas haïr le monde." Sur la guerre d'Algérie, sur les "Beurs", sur la différence entre les enfants français et algériens, sur la débrouillardise des uns et la dépendance des autres... Nina Bouraoui se laisse aller à quelques banalités peu acceptables. Elle est autrement pertinente quand elle évoque sa mère et son amour pour un Algérien, courageusement assumé à la face des bien-pensants, malgré la guerre, le racisme et ses relents de fantasmes sexuels qui font penser aux analyses de Chester Himes. Pertinente aussi quand elle raille le folklore, cette petite mort culturelle, cette fermeture dans le temps et dans l'espace, et ces "attitudes folkloriques" qui tiennent lieu pour certains de "petite identité culturelle". Reste cette Algérie dont elle ne guérit pas. Ce pays où elle désirait être un homme pour y devenir "invisible", où la rue était interdite, la maison un refuge - comme aujourd'hui l'écriture. Avant même d'avoir dix ans, l'enfant a emmagasiné une quantité énorme d'images et d'impressions. De traumatismes aussi. Adulte, la romancière en dresse un tableau saisissant et instructif sur un pan de cette société en crise : "À la main crispée de ma mère lorsque nous sortions, à ses épaules voûtées afin de dissimuler les moindres attributs féminins, à son regard fuyant devant les hordes d'hommes agglutinés sous les platanes de la ville sale, j'ai vite compris que je devais me retirer de ce pays masculin, ce vaste asile psychiatrique. Nous étions parmi des hommes fous séparés à jamais des femmes par la religion musulmane, ils se touchaient, s'étreignaient, crachaient sur les pare-brise des voitures ou dans leurs mains, soulevaient les voiles des vieillardes, urinaient dans l'autobus et caressaient les enfants. Ils riaient d'ennui et de désespoir... Ils vivaient en l'an 1380 du calendrier hégirien ; pour nous, c'était le début des années soixante-dix." Nina Bouraoui est "devenue heureuse à Rome". Qu'est-ce qui a vraiment changé ? Le regard des autres ? Le sien, sur les autres ? Sur elle-même ? Qu'importe. Pour elle, l'essentiel n'est-il pas de renaître à la vie ? Au désir de vivre.

    Stock, 2000, 197 pages. Réédité en poche en 2002

  • Amère banlieue. Les gens des grands ensembles

    Agnès Villechaise-Dupont
    Amère banlieue. Les gens des grands ensembles


    9782246596417.jpgAgnès Villechaise-Dupont publie ici les résultats d'une enquête comparative qu'elle a menée sur deux sites accueillant des populations précarisées : le quartier des Hauts-de-Garonne, sur la rive droite bordelaise, et l'ancien quartier populaire Saint-Michel, au centre-ville de Bordeaux. Appuyant sa démonstration sur des témoignages variés, elle montre que les faits comme les existences ne peuvent être réduits à des interprétations univoques ou à des grilles de lecture par trop simplificatrices et dépréciatives. Elle incite les responsables politiques et autres élus à mieux écouter les femmes et les hommes des grands ensembles, à en faire les partenaires et les acteurs des mesures à prendre pour éviter la déréliction de la banlieue et de ses habitants. Pour l'auteur, les habitants des Hauts-de-Garonne ne sont pas porteurs d'une culture populaire ; ils n'appartiennent pas à la classe ouvrière mais plutôt à ce qu'elle nomme les "catégories moyennes paupérisées". Définies non pas d'après leur position dans le processus de production, mais selon "la réalisation d'un certain niveau de vie", ces catégories moyennes constitueraient un groupe hétérogène comprenant aussi bien des employés, des ouvriers qualifiés que des indépendants. A. Villechaise- Dupont a certes rencontré des gens victimes de l'exclusion économique, mais qui ont en commun avec les autres catégories moyennes - virtuellement du moins - des aspirations et des modèles. L'écart, la "discordance" entre cette intégration culturelle dans la société de consommation et le "défaut d'intégration économique" génèrent frustrations, dévalorisation et amertume. L'impossibilité de voir émerger une contestation collective et un contre-modèle culturel conduit au repli sur la sphère privée, unique attitude de résistance. "C'est bien dans cette absence d'identité collective, dans ce défaut d'appartenance, que peut se révéler un principe commun à même de définir les populations des grands ensembles urbains aujourd'hui", estime l'auteur.
    Voilà toute la différence entre les habitants de cette périphérie et ceux du quartier Saint-Michel. Vivre ici n'est pas perçu comme dégradant ou infamant, ni comme le résultat d'une sanction sociale. Il est de bon ton de le revendiquer et de mettre en avant la beauté du quartier, son histoire, sa mémoire, sa tradition d'accueil et même sa diversité culturelle - des cultures qui s'y côtoient plus qu'elles ne se mêlent -, donnant à ses rues et ses places une tonalité colorée et, pour certains, un parfum d'exotisme socioculturel. Malgré les profondes transformations qui, en quinze ans, ont modifié le quartier, malgré les tensions qui y existent aussi, vivre à Saint-Michel procure une identité valorisante. À l'investissement de l'espace public, qui offre ici le cadre d'une "sociabilité de proximité très dense", s'oppose le repli sur la sphère privée aux Hauts-de-Garonne, la volonté de se démarquer d'un voisinage d'autant plus méprisé qu'il reflète son propre sentiment d'échec.
    Cette "individualisation" des "catégories moyennes paupérisées" comme seule réponse tactique porte en elle les dangers d'une "fragmentation", d'une "désaffiliation" avec le reste du corps social. D'une manière générale, subissant une autre forme de dépendance, les habitants des cités reprendraient le discours que le monde extérieur leur renvoie, avec pour critères récurrents l'insécurité, le chômage et l'immigration. Ils intégreraient même ces jugements de valeur qui les présentent comme passifs, assistés, voire comme des "cas sociaux". L'habitant des cités "se voit ainsi dépossédé de ses propres capacités cognitives : on lui dit l'horreur de l'endroit où il habite, et il subit ce discours". Convaincue que "les caractéristiques objectives de ces espaces sont sans doute moins importantes que le regard porté sur eux...", l'auteur invite "à encourager les timides et fragiles velléités identitaires observées en particulier chez les jeunes et les immigrés dans la cité, tout en évitant une dérive ségrégative qui réaliserait la vision pour l'instant fantasmatique de la banlieue comme "monde à part" à l'image du ghetto américain". Si de telles mesures peuvent sans doute permettre de "relativiser le sentiment de l'échec", elles peuvent aussi, et cela n'échappe pas à l'auteur, s'apparenter à l'administration d'un placebo dès lors que les causes réelles de l'échec demeurent : exclusion, chômage, précarité. Mais, reprenant à son compte les analyses présentées entre autres par Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar dans Le Foulard et la République (La Découverte, 1995), A. Villechaise- Dupont présente ce qu'elle appelle, par un doux euphémisme, l'adhésion à un islam "très critique" comme une provocation volontaire des intéressés à l'exclusion dont ils seraient victimes. Tout cela ne serait qu'une "rébellion douce, qui n'est pas détachable d'une volonté d'intégration". Sur cette question, l'enquête, plus large et sur bien des aspects plus pointue, menée à Dreux par Michèle Tribalat  parvenait à des conclusions bien moins optimistes et valorisait chez les jeunes des mobilisations et des contestations plus "citoyennes". L'auteur, en conclusion, ne cache pas les risques de dérives vers un "repli désabusé et hostile sur des communautés devenues fermées et intolérantes". Mais son relatif optimisme fera bondir ceux qui demeurent fermes face à l'instrumentalisation des identités ou même, refusant de jouer avec le feu, maintiennent la même fermeté face à ce qui ne serait encore qu'une tendance "douce" au repli sur des comportements ou des valeurs rattachées à un islam "très critique".

    Edition Grasset-Le Monde, 2000, 329 p., 20,60 €

  • Lettre du Maroc

    Christine Daure-Serfaty
    Lettre du Maroc


    1024409_3003781.jpgEn 1999, Abraham Serfaty et sa femme Christine Daure-Serfaty rentraient au Maroc. Le plus célèbre opposant au monarque Hassan II revenait après "quinze mois au Derb Moulay Chérif, le centre de torture de Casablanca, dix-sept ans de prison à Kenitra, huit ans de bannissement en France". Sa compagne avait derrière elle des années de combat, pour son mari mais aussi pour dénoncer le régime marocain et faire connaître au monde l'horreur de ses prisons, à commencer par le bagne de Tazmamart, qui serait resté longtemps secret n'eut été le courage de Christine Daure-Serfaty. En préface, Edwy Plenel raconte comment est né le livre Notre ami le roi, de Gilles Perrault, et ce qu'il doit aux informations fournies par l'opposante marocaine. Il y a deux lectures possibles de cette Lettre du Maroc.
    images.jpegIl y a d'abord le retour de ces deux "héros", comme l'écrit Edwy Plenel. Christine Daure-Serfaty revient sur l'engagement et le courage des "années de plomb". Le sien, celui de son mari et celui des Marocains, morts ou survivants du régime de Hassan II. Emouvantes sont les retrouvailles avec d'anciens détenus, avec des hommes et des femmes qui, refusant de plier sous le joug royal, ont connu l'humiliation, l'internement et la torture. Le récit est sobre, mesuré. Il dit, simplement, le passé, ce triste et douloureux passé : "Nous avions tous peur en ce temps-là." Les mots se suffisent à eux-mêmes pour exprimer, sans effet de style ni dithyrambe, l'héroïsme de ceux qui ont eu le cran de dire non : "Ces hommes-là [et ces femmes], je le pense profondément, sont une chance pour leurs enfants, une richesse pour leur pays, ils sont le sel de la terre...". Ce passé, si proche et déjà si lointain, est au cœur de l'actualité marocaine : "Que faire du passé, en fait, de ce passé qui à la fois date d'hier, mais a quarante ans d'âge derrière lui, dont les victimes sont là, avec nous, qui croisent dans la rue leurs bourreaux ?"

    L'autre lecture de cette Lettre porte justement sur la description d'un pays retrouvé et les incertitudes quant à sa démocratisation. Christine cite un ami espagnol : "Dans mon pays, la démocratisation s'est faite en cascade. Ici, c'est du goutte-à-goutte..." On la devine plus circonspecte qu'Abraham Serfaty. Certes, le Maroc change, il retrouve sa liberté de parole, le retour des exilés politiques s'accélère. La question des disparus n'est plus taboue, certains se battent pour la reconnaissance de leurs droits, des réformes sont en cours, une commission d'indemnisation pour les victimes de la détention arbitraire a vu le jour. Le tout-puissant ministre de l'Intérieur, Driss Basri - qui continuait de sévir au sein de l'université marocaine, où il enseignait le... droit -, a été limogé le 9 novembre 1999 et son "système", démantelé. Si le changement ne vient pas assez vite, c'est que la volonté royale doit composer avec les lourdeurs et les blocages du Makhzen ; écrit l'auteur, "ce noyau central du pouvoir despotique et de l'insolente richesse, porte toujours sur lui l'image sombre des décennies de plomb." Mais la situation sociale et économique est à maints égards catastrophiques. Christine Daure- Sefaty dit la pauvreté, la misère héréditaire, le chômage qui n'épargne pas les diplômés de l'université, dans ce pays où la soumission et les liens familiaux passent avant les compétences. Elle insiste sur le sort des femmes pauvres, répudiées, mères célibataires souvent condamnées à la prostitution, sur l'antisémitisme diffus ou le racisme anti-Noirs à peine caché. La popularité du roi auprès des déshérités sera-t-elle suffisante pour enrayer la montée d'un islamisme de plus en plus entreprenant ? La société civile, si dynamique aujourd'hui, pourra-t-elle s'opposer à ceux qui se sont dressés contre le Projet d'action nationale pour l'intégration de la femme au développement ? C. Daure-Serfaty ne cache pas non plus ses doutes face à la persistance de certaines vieilles habitudes policières et des pratiques de l'ombre... Dans ce panorama marocain, l'auteur n'aborde pas (ou si peu) la question, toujours délicate pour ne pas dire taboue, du Sahara occidental ou celle des relations avec le voisin algérien. Mais cette lettre n'avait pas prétention à l'exhaustivité. "Des mots tournent dans ma tête depuis des jours, autour de l'espérance, autour de l'inquiétude." Ce sont ces mots qu'en toute simplicité, Christine Daure-Serfaty adresse.

    Edition Stock, 2000, 160 p., 13,57€

  • Écrivains/Sans-papiers Nouvelles

    Écrivains/Sans-papiers

    Nouvelles


    images-1.jpgSauf erreur, les sans-papiers avaient inspiré bien peu de textes littéraires à la sortie de ce recueil de nouvelles. Le livre du marocain Mahi Binebine, Cannibales (1999), étant une première exception. C'est dire si l'initiative de publier trente-quatre nouvelles sur le sujet méritait l'attention. Et si, pour reprendre Hamlet, il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que la philosophie d'Horatio en puisse rêver, osons dire qu'il y a plus de vérités et d'informations dans ces nouvelles que bien des controverses ou des publications savantes, utiles mais par trop abstraites, en puissent à leur tour rêver. La qualité première de ce recueil est de (ré)introduire la dimension humaine au cœur de cette aventure migratoire souvent tragique. Côté informations, le lecteur finit par tout savoir : le déracinement et les déchirements familiaux, l'espoir aussi de fuir, qui la misère, qui l'oppression, les filières de passeurs, l'attente, l'incertitude, la images-2.jpgdépossession de soi, l'argent qu'il faut fournir sans garantie aucune, la faim, le froid, le manque de sommeil, les douleurs physiques qui s'ajoutent aux souffrances morales. Il faut, de plus, compter avec les passeurs véreux qui, après avoir empoché l'argent, vous abandonnent dans la nature, ou avec ces filières qui se chargent de placer leurs "clients" auprès d'entrepreneurs qui les réduisent à la condition d'esclave. Reste enfin le risque de se faire prendre par la police. Ceux qui réussissent à passer la frontière ne sont pas au bout de leurs peines. De ce côté-ci, la dépossession de soi se poursuit, s'accentue même au point que le corps se décompose, partie par partie, jusqu'à la mutilation ; la peur d'être victime d'un contrôle de "non-identité" ou du racisme oblige à être en permanence sur le qui-vive ; fragilisés, ces hommes et ces femmes sont à la merci des rentiers du système, propriétaires d'appartements et autres entrepreneurs-exploiteurs, quand ce n'est pas la terrible descente aux enfers de la prostitution des filles-mères abandonnées. Le tableau ne serait pas complet sans l'évocation du rapport avec l'administration ou la police, et jusqu'aux conséquences de la législation en matière de régularisation. Tout y est, rien ne manque, pas même la question culturelle du rapport à l'Autre.

    images.jpgIl ne faut pas pour autant en déduire que le tableau est noir et trop militant. Côté littérature, la majorité des nouvelles ici présentées brillent autant par leur contenu informatif que par leurs qualités stylistiques et romanesques. De ce point de vue, nombre de trouvailles réjouissent le lecteur. Ainsi, ces sans-papiers qui entreprennent de démolir les trottoirs parce que la terre pourrit sous le béton (J.-P. Bernède), ou la rencontre de deux enfants sans-papiers avec Zidane et Ronaldo sur la pelouse de la finale de la Coupe du monde de football (D. Daeninckx). Et cette petite perle d'humour qui montre comment Achille, un frêle Zaïrois s'exprimant dans un français du XVIIe siècle, et Mikhaïl, un malabar russe, ancien instructeur des forces spéciales de la marine soviétique, s'extraient des griffes des "archers du royaume des lys" (F. H. Fajardie). De dépossession de soi, il en est question chez P. Hérault, dans le calepin d'un sans-papiers retrouvé sur un banc d'un square, ou chez A. Kalouaz, dont le personnage aura usurpé pendant quinze ans l'identité d'un autre. Humour aussi, avec G. Mazuir et son héros embarqué malgré lui dans la lutte des sans-papiers, et dont les capacités à courir et à semer la police française le conduisent à représenter la France au sein de la Fédération française d'athlétisme. A. de Montjoie brosse un autre scénario, selon lequel l'expulsion des sans-papiers et autres immigrés laisse le pays en proie à un lent et inexorable dessèchement. L'appauvrissement sera non seulement économique, mais aussi social et humain. V. Staraselski fait se rencontrer le temps d'un contrôle, sous le faible éclairage d'un réverbère et à la lumière de la philosophie, un flic et une prostituée sans-papiers... Un livre riche et dense qui, malgré le tableau souvent sombre d'une triste réalité, parvient à ne pas désespérer le lecteur des hommes et de nos concitoyens.


    Édition Bérénice, 2000, 231 pages

    Photos (dans l'ordre): F. H. Fajardie, A. Kalouaz & D. Daeninckx)