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Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 35

  • Un Algérien s’adresse aux Français ou l’histoire d’Algérie par les textes (1943-1961)

    Jean El Mouhoub Amrouche

    Un Algérien s’adresse aux Français ou l’histoire d’Algérie par les textes (1943-1961)

     

    jeanentraindefumer1.jpegEn  1991 Tassadit Yacine rassemblait vingt ans de discours et d’articles politiques de Jean El Mouhoub Amrouche. Sans doute y a t-il beaucoup de redites, de thèmes et de thèses récurrentes dans les quelques soixante textes ici proposés. Mais quel brio ! Quelle force ! Quelle profondeur ! Et quel style ! Ces écrit sentent (toujours) le souffre. Jean Amrouche ne demande pas le respect. Il l’impose. Pour lui et pour les siens : « ces jeunes, pour qui l’espérance humaine a cessé pour longtemps peut-être d’être une espérance française ».

    Dès 1943, il dresse le procès de la colonisation française au nom même des valeurs et de l’esprit de cette France universelle, « mythologique », tant chérie et qui n’a pas su être fidèle à elle-même aux yeux de ces Algériens partis en rébellion pour recouvrer leur dignité.

    Et c’est bien au nom de cette dignité que cet « intellectuel d’une espèce particulière » - la France étant l’esprit de son âme et l’Algérie l’âme de son esprit – ne tergiverse pas et se place clairement et très tôt du côté de l’indépendance. Il va à l’essentiel et l’essentiel est l’indépendance. Une exigence qui balaie toutes les ratiocinations humanistes d’une certaine gauche française qu’il brocarde résolument. L’Histoire paraît lui avoir donné raison jusqu’à y compris cette terrible et prémonitoire sentence adressée à Germaine Tillion : « la Révolution algérienne ne promet au peuple que le seul bonheur d’être libre, non la prospérité et le bien être pour demain. »

    _______________________________________

    Publié en 1945 dans les pages du Figaro, « La France d’Europe et la France d’Afrique » fut écrit au lendemain des massacres de Sétif et de Guelma. Sa puissance est telle que bien des lignes éclairent des controverses et des interrogations de ce début de siècle. Qu’il s’agisse des réactions à propos d’Hors-la-loi, le dernier film de Rachid Bouchareb que personne n’a encore vu et dont la sortie est prévue pour la rentrée, du triste et pauvre débat sur l’identité nationale, de la relégation indigne de certaines populations et d’une partie de la jeunesse française par cette « France d’Europe » pourtant louée ici par Jean Amrouche ou encore  de la portée et des limites des études postcoloniales (voir les récents Yves Lacoste, La Question postcoloniale. Une analyse géopolitique chez Fayard et Jean-François Bayart, Les Etudes postcoloniales. Un carnaval académique chez Karthala), ce texte vieux de soixante cinq ans comme tant d’autres au sein de ce recueil mérite d’être lu et relu.

    Extraits:

    jeanamroucheunalgrienparleofra.jpg"Ce n’est pas le moment d’ouvrir le procès de la colonisation française. Le prestige, apparent, apparent, de la France a subi de trop graves atteintes. Les propagandes intéressées sont habiles à exploiter tout prétexte, tout aveu propre à les servir. Toute vérité est donc dangereuse qui astucieusement mutilée, se compose avec une vérité contraire, quand ce n’est pas avec le mensonge. S’en suit-il que nous dussions nous taire ? Comme si l’ombre guérissait les plaies  et non le grand soleil !

    C’est à l’issue d’un cruel débat de conscience que je me décide à prendre la plume. Et si je me présente en accusateur aux lecteurs du Figaro, je tiens d’abord à les assurer que mon propos n’est point d’attiser la haine, mais de servir la France. Je dois à la France, ma patrie, plus que la vie : la conscience de la vie, la révélation de ce qui fait son prix et de l’humble gloire de l’homme ; - mais je dois mon sang à la Kabylie et à un héritage spirituel admirable. Si la France est l’esprit de mon âme, la Kabylie est l’âme de cet esprit. Et voici qu’il faudrait croire – ô honte plus cruelle encore que la douleur ! – qu’en Algérie et précisément en cette Numidie où je suis né, dans un village dont je ne sais pas s’il existe encore, que l’une et l’autre se sont déshonorées. Si les crimes des tueurs indigènes soulèvent en moi une indignation et un dégoût plus forts que la souffrance, la répression qui aussitôt fut abattue sur mon pays a ouvert une blessure plus profonde, car le crime des enfants aveugles ne justifie pas le crime de leur mère.

    Mais l’heure presse. Le temps des larmes est passé. Songeons à sauver les vivants. Il faut oser découvrir l’étendue du mal et en sonder la profondeur. Il ne s’agit pas de compatir, mais de comprendre pour agir. Ce n’est pas à partir de l’émeute qu’il faut poser le problème, mais à partir de la répression. (…)Mais soyons sûrs qu’en Algérie le prestige de la France n’est plus seul en cause, mais son existence même en tant que grande nation. (…) Qu’on le veuille ou non, ni les avions ni les blindés ni les canons de la flotte ne prévaudraient contre la haine, fille du désespoir. (…) Qu’attendaient de la France les Algériens, qu’en espèrent-ils encore aujourd’hui, si l’irréparable n’est pas consommé ?

    Non pas les biens de la terre, que tout autre nation aurait pu leur procurer, mais un bien sans prix, dont la France seule dans sa folle générosité est capable de se dépouiller : un esprit, une âme. C’est à ce signe qu’on reconnaît la France, c’est du haut d’une tour immatérielle que sa puissance rayonne sur le monde.

    (…) S’il est vrai que la France ignore les frontières des races, des couleurs, et des religions, il n’en va pas de même pour les Français d’Algérie, chez qui le racisme constitue, bien plus qu’une doctrine : un instinct, une conviction enracinée. De sorte que toute l’Algérie souffre d’un malaise profond dans la cause réside dans une contradiction entre l’enseignement et les mœurs. Ceux parmi les Algériens qu’on appelle anti-français ne sont pas dressés contre la France, mais contre la France d’Algérie. Il est aisé de rendre hommage à l’œuvre française en Afrique du Nord. Mais il y a lieu de mesurer son succès d’après ce qui semble la mettre en péril. Car c’est au nom de la justice et de la liberté, que les élites indigènes réclament la réforme des méthodes et des institutions.

    (…) Il faut savoir ce que signifie la France pour l’indigène, car le même mot couvre trois réalités différentes.
    La première est une figure mythologique composée d’un ensemble d’images d’Epinal, de symboles, de principes, de pensées et d’actions. Elle représente la vocation qui porte le peuple français à conquérir toujours plus sur la nature et sur l’homme, pour le bénéfice de l’homme. Cette mythologie française, dont le prestige est universel, se résume tout entière dans la devise constamment affirmée et si souvent trahie : Liberté, Egalité, Fraternité.  L’enfant africain comme son frère de France, l’apprend à l’école dès qu’il commence à déchiffrer son syllabaire. Il y était d’ailleurs préparé par l’humanisme de l’Islam. Dorénavant, ce code sera la règle suivant laquelle il jugera les actes de ses maîtres.

    (…) La France est aussi pour le Nord-Africain une patrie géographique. L’étudiant, le soldat, la travailleur nord-africains n’oublieront jamais que la France d’Europe remplit assez bien les promesses de la France mythologique. Elle est la terre bénie du destin. Elle est la terre de l’accueil et du sourire, celle de la liberté, où le tabou racial est inconnu, où l’homme d’où qu’il vienne peut courir toutes ses chances, où le plus déshérité peut espérer être heureux. Elle est la terre de l’égalité où disparaît toute frontière entre les compagnons d’une même peine. Elle est enfin l’asile de la vérité, car elle est le lieu du moindre écart entre les paroles et les actes, entre les lois et les mœurs.

    Mais dans son pays d’origine, retrouve la troisième France, les tabous et les cloisons étanches, les rebuffades et le mépris, l’omnipotence policière et administrative. Pour les plus sensibles, l’atmosphère devient irrespirable. Et j’en connais beaucoup qui ont préféré l’exil dans l’espace à cet exil singulier où ils se voient jetés dans leur pays natal.

    Un étrange sentiment de malédiction assombrit leur humeur, car tout espoir de connaître un jour l’harmonie intérieure leur est retiré. (…) Je crains que beaucoup ne succombent à la tentation mortelle de désespérer de la France. Car la France mythologique et la France d’Europe, l’esprit et le corps, ont trop souvent en Afrique des délégués qui consciemment ou non les trahissent.

    Je sais qu’il est difficile d’être un homme, et plus difficile encore de rester Français en Afrique du Nord. Il y faut un concours de vertus assez rares. (…) Aux colonies, tout Français est astreint au service public. Il ne soutient pas seulement les intérêts d’une nation ou d’une classe mais les intérêts de l’esprit humain, et l’indigène ou l’étranger excusera chez l’un des siens les erreurs ou les fautes qu’ils ne pardonneront pas à un Français, parce qu’il se fait de la France une idée non point trop haute, mais tout juste assez haute pour que les meilleurs des Français tremblent devant leurs responsabilités morales.

    On voit la contrainte que doit imposer la conscience d’une destinée si particulière. L’esprit est prompt, la chair est faible. L’on comprend que la chair et l’esprit faiblissent devant des exigences qui remplissent exactement la mesure de l’homme dont la France est responsable devant les nations. On ne demande pas au Français d’être grand, mais d’être juste ; on ne lui demande pas d’avoir du génie, on lui demande seulement de ne pas démentir ses discours par ses actes ; on ne lui demande plus d’être charitable, mais d’accomplir honnêtement les promesses de la France.

    S’il ne respecte pas ce contrat sur lequel est fondé l’autorité de la France, sa défaillance ne porte pas préjudice à lui seul, mais elle atteint à travers lui la France universelle.

    Certains me diront que les Français ne sont pas responsables de l’idée trop noble que se font les peuples qui vivent dans sa lumière. Je répondrai que nul Français n’est libre de travestir ou de corrompre ce par quoi il participe de la grandeur française. Car aujourd’hui plus que jamais : noblesse oblige.

     

    Je ne peux pleurer qu’en kabyle

     

    Je suis Algérien, c’est un fait de nature. Je me suis toujours senti Algérien. Cela ne veut pas seulement dire que je suis né en Algérie, sur le versant de la vallée de la Soummam, en Kabylie, et qu’un certain paysage est plus émouvant, plus parlant, pour moi, que tout autre, fût-il le plus beau du monde. Qu’en ce lieu j’ai reçu les empreintes primordiales et entendu pour la première fois une mélodie du langage humain qui constitue dans les profondeurs de la mémoire l’archétype de toute musique, de ce que l’Espagne nomme admirablement le chant profond. C’est cela et bien plus : l’appartenance « ontologique » à un peuple, une communion, une solidarité étroite de destin, et par conséquent une participation totale à ses épreuves, à sa misère, à son humiliation, à sa gloire secrète d’abord, manifeste ensuite, à ses espoirs, à sa volonté de survivre comme peuple et de renaître comme nation.

    J’étais, je suis de ce peuple, comme il est mien. A l’intérieur de ce sentiment, il y avait un pressentiment, une intuition si profondément vécue dans le for intérieur que je désespère de le traduire en clair : que tout ce que je pourrais dire durant ma vie, paroles de bouche ou paroles écrites, ne serait jamais que l’expression d’un discours antérieur à moi, préformé dans un passé lointain, mais vivant en moi, nourri par une tradition, une sagesse, une conception de la vie et de l’homme qui sont le trésor inaliénable et sacré de mon peuple. Il s’est trouvé que par grâce j’ai reçu ma part  de ce trésor et que, en dépit de la distance, du temps, du déracinement, la communication entre moi et la source originelle ne fut pas rompue.

    Au contraire, à travers mes lectures, mes voyages qui furent chacun autant de lectures, mes amours et mes rencontres – dont certaines sont illustres et m’ont profondément marqué – mon chemin m’a toujours ramené vers cette source cachée qui est pour moi quelque chose qui ressemble aux mères dont parle Goethe.

    Mais, revenant vers ma source, je l’entends chanter dans une harmonie plus complexe et plus vaste, faisant dialoguer en moi la voix des ancêtres avec d’autres voix de l’homme, plus belles peut-être, plus riches, mieux travaillées, mais qui en provoquant en moi les mêmes somptueuses fêtes de l’esprit n’atteignaient pas cette fine pointe, cette jointure où le domaine d’Animus cède la place en nous au domaine d’Anima, pour rappeler la célèbre parole de Claudel. Un ami, qui est dans cette salle, m’avait dit récemment une parole bouleversante, que je tiens pour un don sans prix, car elle éclaire ce que je ne sais pas bien dire : « je ne peux pleurer qu’en kabyle ». Cela veut dire qu’il y a pour chacun de nous un langage des langages, qui seul fait pleurer notre âme, qui est seul, pour nous, ce langage de l’âme pour l’âme dont parlait Rimbaud (…) ».

     

    Edition établie par Tassadit Yacine. Préface d’André Nouschi. 1991, Edition Awal-L’Harmattan

     

  • D’une amitié. Correspondance Jean Amrouche - Jules Roy

    D’une amitié. Correspondance Jean Amrouche  - Jules Roy (1937-1962)

     

    J-Amrouche-b.jpgEn 1985 Jules Roy faisait paraître la correspondance qu’il a entretenue de 1937 à 1962 avec Jean Amrouche. Vingt-cinq années d’échange – de communion – épistolaire qui révèle l’histoire passionnée et émouvante, parfois tumultueuse et conflictuelle, d’une profonde amitié entamée en 1937 sous l’égide d’Armand Guibert. Parmi les lettres présentées, celles écrites par Jean Amrouche sont plus abondantes. Elles confirment ce que l’on savait déjà du grand poète kabyle : grandeur, haute valeur morale, une exigence qui confine à la dureté, quête de l’absolu, orgueil… mais elles livrent aussi, au détour d’une phrase, d’une réflexion, d’un jugement, au détour tout simplement des tracasseries du quotidien, l’homme avec ses faiblesses, son égoïsme, ses colères et parfois son injustice. Ce n’est pas le moindre des mérites de cette correspondance que de restituer un Jean Amrouche humanisé, multipliant ainsi au centuple la portée de son message.

    Des réflexions éparses rappellent à l’attention le lecteur distrait : derrière les mots se cachent deux intelligences profondes, en perpétuel mouvement. Une intelligence (s'agissant d'Amrouche) non dépourvue de prémonition. Dès 1943, onze ans avant le déclenchement par le FLN de la lutte armée, Amrouche s’interroge : « se décidera-t-on à annoncer les réponses morales, politiques et administratives nécessaires ? » Nécessaire pour qui ? « Pour ma Patrie(1) et pour mes frères de sang. » Jean Amrouche, Hamilcar plutôt que Jughurta, selon le mot de Jules Roy, connaît aussi la fougue : « la haine peut-être une passion salubre, comme un ouragan pacificateur. »

    « Quant à l’Afrique du Nord, écoute moi bien, qui pèse mes mots, j’en suis venu à croire qu’elle trouvera son être, si elle le trouve jamais, que contre la France » (février 1952). Cette voix solitaire et meurtrie n’est pas celle d’un militant, elle appartient à un être déchiré, souffrant le martyre : « quant à moi, quoiqu’il advienne, quoique je fasse, je resterai cloué à une croix, jusqu’au dernier souffle » (février 1952). Et, en août 1955 : «  je ne crois plus à une Algérie française. Les hommes de mon espèce sont des monstres, des erreurs de l’histoire. »

    Cette correspondance fournit aussi l’occasion de connaître l’opinion d’Amrouche sur certains de ses contemporains : Armand Guibert, le général de Gaulle, Albert Camus… Expéditif («  vu longuement ici Frisson Roche : sans intérêt »), son jugement peut, avec la même assurance, se révéler protecteur : « j’ai vu Kateb(2) aujourd’hui (…). De la longue conversation que je viens d’avoir avec lui, il résulte que l’homme est égal, sinon supérieur à son livre. Il a sur l’avenir possible de l’Algérie, sur les rapport de la langue arabe et de la langue française, des vues vastes et profondes (…). Si tu peux agir en sa faveur, n’hésite pas. Il en faut la peine » (octobre 1956).

    Deux figures occupent une place à part dans ces lettres : André Gide et surtout Saint-Exupéry qui, selon Amrouche « était la mesure de l’homme ».

    « Volontiers donneur de leçons », Jules Roy rappelle enfin que «  c’était lui, le Kabyle – le bougnoul comme il s’appelait parfois en termes de défi – qui nous apprenait à nous exprimer. Il nous en faisait baver. Il exigeait que nous traitions la langue française avec tous les honneurs qu’elle méritait. Dans le domaine de Bossuet et de Baudelaire, il était chez lui. »

     

    1-    L’Algérie

    2-    Kateb Yacine qui venait de publier Nedjma.

     

    Edition Edisud, 1985, 114 pages

  • Les Jardins de lumières

    Amin Maalouf

    Les Jardins de lumières


    9782253061779FS.gifLes Jardins de lumières d'Amin Maalouf raconte l'histoire de Mani né le 14 avril 216 sur les bords du Tigre, non loin de l'actuelle Bagdad. Son enseignement sera non seulement trahi mais défiguré et oublié au point que du manichéisme, les siècles ne retiendront qu'une version erronée de l'opposition entre le Bien et le Mal.

    Sans doute n'est ce pas un hasard si Amin  Maalouf, chrétien libanais, s'est attaché à cet homme à la fois peintre - il est considéré comme le fondateur de la peinture persane - , médecin et prophète qui fut le protégé et le conseiller de Shabuhr 1er et de son fils Hormizd avant de connaître la disgrâce puis la mort ordonnée par Vahram, le second fils de Shabihr.

    Après vingt années passées dans une communauté baptiste repliée sur elle-même et sectaire, Mani, âgé de vingt-quatre ans, commence à répandre sa prophétie.

    Chercheur de vérité sans jamais chercher à l'imposer autrement que par la parole et l'enseignement, Mani prêche une croyance qui pourrait rassembler des cultes et des cultures différentes « en chaque croyance, en chaque idée, sachez trouver la substance lumineuse et écarter les épluchures ». Il n'exigera jamais de ses adeptes qu'ils renoncent à leur foi, pensant que chaque religion ou philosophie renferme des éléments communs : « bénis soient les sages des temps passés, présents et à venir. Bénis soient Jésus, Cakiamuni et Zoroastre, une Lumière unique a éclairé leurs paroles (...). Celui d'entre vous qui suivra mon enseignement ne devra déserter ni le temple (...) ni l'autel ».

    A contrario de l'opinion générale, Mani offre une vision complexe et fine de la psychologie humaine et de l'histoire : « m'as-tu jamais entendu parler de bien ou de mal ? (...) J'ai dit qu'en tout être se mêlent Lumières et Ténèbres, et qu'il faut toute la subtilité du sage pour les démêler. »

    Plus grave. Lui qui refusait d'identifier sa religion avec un pouvoir politique quelconque, prêchait l'abolition des castes et le respect de la femme : « la même étincelle divine est en nous tous, elle n'est d'aucune race, d'aucune caste, elle n'est ni mâle ni femelle, chacun doit la nourrir de beauté et de connaissance ».

    Les castes des guerriers, des nobles et des mages auront raison du prophète non violent, prêcheur de justice sociale et d'entente entre les hommes et entre les religions.

    Selon Amin Maalouf, au troisième siècle de l'ère chrétienne, l'humanité avait rendez-vous avec Mani. En ratant cette rencontre, elle a entretenu la confusion entre pouvoir politique et religion. Et ce n'est pas fini !


    Edition Jean-Claude Lattès, 1991, 340 pages. Réédité en Livre de poche


  • La Jambe sur la jambe

    Faris Chidyaq

    La Jambe sur la jambe

     

    retour juillet 09.jpgLa femme (l'homme) ne serait-elle pas le sujet essentiel de nos réflexions les plus intimes, de nos pensées inavouées, de nos rêves les plus fous comme de nos désirs les plus ardents, de nos plus intenses bonheurs et de nos plus cruelles désillusions ?
    C'est du moins l'un des enseignements du livre volumineux et rabelaisien de Faris Chadyaq, très largement consacré aux jeux de l'amour et du désir, aux relations conjugales et extraconjugales, à l'éloge de la femme comme à son statut dans les sociétés musulmanes de la première moitié du XIXe siècle. Car La Jambe sur la jambe de Faris Chadyaq date de plus de 160 ans ! et l'on y trouve davantage de vérités, d'audaces et d'intelligence, de tolérance et de plaisirs que dans nombre de publications récentes. L'ouvrage est d'ailleurs considéré comme le texte fondateur de la modernité dans le monde arabe et nord africain.

    Faris Chadyaq est né en 1804 au Liban. Maronite, il se convertira au protestantisme puis à l'islam et quittera cette terre en 1887, à Constantinople, agnostique et tolérant. Il voyagea beaucoup - Syrie, Egypte, Malte, Tunisie, Angleterre, France, Turquie - et exerça plusieurs métiers.

    La Jambe sur la jambe conte, à travers le personnage de Faryaq (abréviation du nom de l'auteur) la première partie de cette vie.


    Souvent l'auteur interpelle le lecteur pour le mettre en garde, l'avertir, le féliciter, le morigéner voire pour s'excuser de clore rapidement un chapitre pressé qu'il est par un besoin urgent. Le lecteur aurait d'ailleurs mauvaise grâce à ne pas respecter ces recommandations pour un livre écrit « dans nul autre intérêt que de [le] distraire, de chasser de [son] esprit l'affliction, d'y verser à grands flots le plaisir. »

    En matière religieuse, l'auteur prêche la tolérance : «  (...) cessez de prohiber les bonnes choses que Dieu a rendu licites pour vous et abstenez vous de scruter la conduite  des autres pour voir si, à la faveur d'une distraction, il n'aura pas failli. Ne vendez pas les titres de propriété sur les domaines du Ciel, quand vous, sur terre, vous vous roulez les pouces. »

    Fustigeant les tartuffes, la bigoterie, « la paresse », « la débilité mentale » des « clercs cléricants » - des écoles plutôt que des églises ! - il souhaite l'entente entre les religions et la fraternité entre les hommes pour qu'enfin cesse l'opposition entre « le chaud partisan de la petite peau » à « celui qui en tient pour l'ôter » (1).

    La femme, « parfum de l'existence divine » en ce monde, occupe la plus grande part de ce récit qui appartient par bien des pages à la littérature libertine. Mais, davantage que ces libéralités et audaces - savoureuses au demeurant - ce sont les réflexions de Faryaq et de Faryaqa, son épouse, sur le statut réservé par l'islam  et la société à la gent féminine qui, plus d'un siècle et demi après, demeurent de circonstance et qui, malheureusement,  et de manière étonnante, en choqueront plus d'un(e). Ainsi, en matière de séparation conjugale, plutôt que la répudiation des musulmans ou le mariage sans divorce des chrétiens, l'auteur avance l'idée d'une sorte de divorce par consentement mutuel. Pour rendre toute sa place à la femme dans la société, il condamne leur claustration et demande qu'elles accèdent à l'instruction : « peux-tu sérieusement espérer voir la lumière pénétrer l'esprit de ton épouse et de tes filles, quand elles sont confinées dans cette prison dorée où tu les enfermes ? Comment pourrais-tu accepter pour elle - Dieu t'en préserve ! - l'ignorance et la bêtise ? »

    Quant au voile - ce fameux voile ! - il avertit le naïf : « ne crois pas qu'une femme ayant caché son nez / sous des voiles épais n'en soit pas moins à son aise / dans le déduit d'amour et les jeux qui lui plaisent... ».

    Sans doute, l'auteur excelle dans la description des femmes « bien plus en tout cas que s'il nous parlait des particularités des plantes, des pierres, des climats, des hommes et du régime politique de la région. Cela il n'y entend goutte. » Ce qui reste à voir. A lire les commentaires rapportés de ses pérégrinations, anglaise et française notamment, il est fort aisé d'en conclure que « notre » Fadyaq fait, en l'occurrence, le modeste. Qu'on en juge.

    S'il est prompt à condamner l'injustice sociale - « les ouvriers anglais sont ceux qui enrichissent le monde, tout en étant frustrés des fruits de leurs efforts » - il ne cède pas pour autant au vertige totalitaire d'une société égalitaire révélant ainsi une pensée subtile et complexe : « oui on ne peut décidément ignorer que l'inégalité est un fait auquel on n'échappe pas, comme l'existence du beau et du laid. Sans cela le monde ne serait pas en mouvement, les activités utiles perdraient leurs sens, de même que la contestation, ce ferment de l'action. A ceci près que la pauvreté n'implique aucun progrès, aucune évolution vers le luxe et l'absence de retenue. » Voilà une belle définition de l'idéal démocratique fondé sur l'expression des contraires.

    Il y aurait beaucoup à dire et à écrire sur ce magnifique et spirituel ouvrage servi par une traduction haute en couleurs et érudite de René R.Khawam.

    Un conseil tout de même : pour lire et découvrir Faris Chidyaq, il faut prendre le soin de s'installer confortablement au fond d'un fauteuil et, la jambe sur la jambe, apprécier page par page, ligne à ligne, les réflexions, digressions, poèmes, bons mots, contes et autres historiettes.


    (1) Le lecteur comprendra l'opposition entre le chrétien et le musulman (ou le juif) quant à l'obligation ou non de la circoncision.


    Traduit de l'arabe par René R.Khawam, édition Phébus, 1991, 745 pages


  • Sortir des banlieues. Pour en finir avec la tyrannie des territoires

    Sophie Body-Gendrot, Catherine Wihtol de Wenden

    Sortir des banlieues. Pour en finir avec la tyrannie des territoires


    SortirDesBanlieues.jpgDe quelle « tyrannie » parlent S. Body-Gendrot, professeur et directrice d'études urbaines à l'université Sorbonne-Paris IV et C.Wihtol de Wenden directrice de recherche au CNRS, par ailleurs membre du comité de rédaction d'Hommes et Migrations ? Et comment « sortir » de ces banlieues qui occupent les unes de la presse nationale, alimentent parfois les promesses sécuritaires d'estrades électorales et mobilisent les pouvoirs publics depuis près d'une trentaine d'années ? La « tyrannies des territoires » tient dans la contradiction observée par ces deux spécialistes entre les aspirations à la mobilité géographique des individus d'une part et des politiques publiques qui visent à maintenir ces mêmes populations dans ces banlieues d'autre part. Alors que de nombreux pays mettent en place des politiques en direction d'abord des populations, la France privilégierait ses « territoires » : cette politique de « bonnes intentions », « élaborée au sommet de l'Etat à partir d'utopie de mixité sociale est inadaptée à la réalité (beaucoup de familles déménagent dès qu'elles le peuvent). C'est ce que nous appelons la « tyrannie des territoires ».

    Tandis que S.Body-Gendrot dresse le bilan des politiques d'intégration et des politiques de la ville, C.Wihtol de Wenden relate l'histoire des banlieues. L'objet de leur analyse est de « changer l'image des banlieues, réduite aux émeutes périodiques qui agitent les « quartiers » et rendre compte des réalités alternatives » entendre « l'intégration ordinaire, les nombreuses concessions faites aux identités collectives, aux appartenances multiples, les apports du métissages culturels à la culture populaire et [citant J.L.Borloo] le fait que « les énergies les plus intéressantes du pays se trouvent là ». Les auteurs privilégient à la fois les destins individuels, « les parcours de réussite » - pas les plus médiatisés - et l'inscription des banlieues et de la jeunesse « populaire et métissée, multiculturelle » dans le processus global de la mondialisation des cultures.

    En annexe figurent des témoignages et une utile et concrète recension de la politique de la ville : profil des zones urbaines, avec données statistiques, acteurs et moyens de la politique de la ville.

    Quelles sont alors les propositions que les auteurs tirent de leurs recherches et enquêtes de terrains ?  L'introduction se termine par « seules la mixité sociale, la diversité culturelle et la mobilité géographique peuvent effacer les frontières et sauver le « vivre ensemble » : multiplier les transports urbains, supprimer la carte scolaire, diversifier l'habitat, sortir des « quartiers » les familles et les jeunes qui souhaitent  s'en affranchir, rétablir la mixité dans les centres urbains, offrir des loisirs, des sports et des établissements scolaires d'élite obligeant les uns et les autres à sortir de l'entre-soi. Il faudra une volonté politique très forte pour mettre fin à la crise de la citoyenneté dans les banlieues. »

    Si certaines des perspectives ouvertes ici se retrouvent dans le plan « Espoir banlieues » ou dans les propositions de la Commission Attali, il n'est pas certain, que nos deux auteurs discernent l'existence de cette « volonté politique très forte ». Pour « mettre le paquet » comme le dit Fadela Amara, il faudrait que tous soient convaincus que les populations des « quartiers » et notamment les plus jeunes sont non seulement des citoyens français à part entière mais aussi que la « vitalité », « la richesse des cultures et des générations », le « potentiel d'innovation » de la société française se trouvent aussi là. Ce livre montre avec force que « les réformes dans ces quartiers sinistrés ont besoin de temps et qu'elles sont l'affaire de tous. » Il rappelle qu'il y a urgence à mettre en œuvre ce formidable effort de la nation tout entière pour notamment « libérer la capacité d'initiative des habitants » eux-mêmes.


    Édition Autrement, 2007, 128 pages 13 €


  • Nouvelle Europe, nouvelles migrations. Frontières, intégration, mondialisation

    Serge Weber

    Nouvelle Europe, nouvelles migrations. Frontières, intégration, mondialisation


    9782866456412FS.gifDans ce petit livre, Serge Weber, maître de conférences en géographie à l'université de Paris-Est présente les nouvelles tendances des migrations internationales et les politiques d'immigration menées par les États européens.  Il souligne surtout les contradictions de ces politiques au regard des besoins et tord le coup à quelques idées reçues qui obscurcissent l'entendement et empuantissent certains programmes électoraux.

    Ainsi, alors que l'Europe a besoin de populations immigrées, tant sur le plan économique que démographique, le continent multiplie les protections et les barrières à l'entrée au point de devenir ce que d'aucuns qualifient de « forteresse » : sécurisation de l'Espace Schengen, obstacles à la mobilité, harmonisation et inflexions du droit d'asile, multiplication des camps de rétention et des mesures d'éloignement ; constitution à la périphérie de l'Europe d'un « glacis protecteur », externalisation des contrôles et même de l'asile aux marges de l'Europe et en Afrique du Nord... « L'aspect technique de la sécurisation a pris les devants », la méfiance prévaut, privilégiant ainsi les conditions sécuritaires sur les conditions d'accès, « légitimant le règne du contrôle » et la généralisation de la suspicion au point de « soumettre la politique de l'asile à la politique migratoire. »

    Ce tout sécuritaire se solde par des « excès » : les camps de rétentions et les procédures d'éloignement qui voient des hommes et des femmes privés de liberté de mouvement sans avoir commis de délit.

    Pour Serge Weber, l'État n'a pas disparu avec la construction européenne. Il montre que la logique étatique (frontières, protection nationale, procédures de contrôle et d'éloignement, sélection entre les « indésirables » et les autres...) impose ses choix. La sécurisation serait dès lors davantage le fait des États-nations que du Parlement européen « qui a été tenu à l'écart du processus de Schengen. »


    « À y regarder de près, la restriction des entrées est toujours beaucoup plus poussée et assortie de budgets substantiellement plus importants que les mesures de promotion de l'intégration. » Quid alors du vivre ensemble, national et européen ?

    En France, cette politique a pour conséquence une augmentation de la méfiance de l'opinion envers les immigrés, elle entretient dans les esprits la confusion entre immigrés et français d'origine, d'origine certes, mais français depuis au moins une, deux voir davantage de générations, confusion aussi entre approche sociale et culturelle dans les banlieues notamment.

    La politique du soupçon s'étend au point peut-être de faire système et de s'immiscer dans les mariages entre Français et étranger, de multiplier les interpellations aux guichets des préfectures, dans les logements, les foyers, les hôpitaux (circulaire du 21 février 2006),  de ficher les citoyens étrangers en situation irrégulière mais aussi les Français ayant apporté une aide à ces derniers (fichier ÉLOI), etc. Paradoxe, cette politique débouche sur une augmentation du nombre de sans papiers car « contrairement aux annonces des gouvernements successifs, « serrer la vis » dans l'attribution de titres de séjour entraîne nécessairement la « fabrication de sans papiers ». »


    Pourtant pour faire face aux défis du vieillissement, les pays d'Europe ont non seulement besoin d'immigration mais d'une immigration durable et non pas « choisie ». D'ailleurs la politique d'immigration choisie n'évite nullement le travail au noir et les migrations irrégulières. Les pays d'Europe ont besoin d'une immigration stable et non pas d'une immigration provisoire livrée sous la forme de quota. Ils ont enfin besoin d'une dynamique culturelle inscrivant les populations dans un vivre ensemble viable : « l'heure est au cosmopolitisme et à la non-discrimination des personnes issues de l'immigration (...) » écrit l'auteur pour qui « l'identité nationale est par définition pluraliste et interactionniste, plus encore à l'heure du projet démocratique européen. »


    Reste que la nouveauté par rapport aux années soixante-dix est la reconnaissance du besoin de main d'œuvre immigrée montrant l'inanité de cette idée reçue qui voudrait que des taux de chômage élevés interdiraient de devoir recourir à un travail immigré peu qualifié. L'auteur rappelle que « les deux marchés de main d'œuvre nationale et immigrée ne sont pas en concurrence du fait de la segmentation locale et sectorielle du travail. »

    Autre rejet fort d'une autre idée reçue : « le migrant n'est pas le rejeton de « la misère du monde » mais un acteur qualifié et connecté » et, comme le souligne la préfacière : « la migration est autant un effet qu'un facteur du développement » et, constate-t-elle, « celui-ci n'est pas au rendez-vous de la fin des migrations en Europe. » Au contraire serait-on tenté d'ajouter à la lecture de ce petit ouvrage (voir les corrélations entre le travail à la marge ou informel dans la confection, le BTP ou l'agriculture par exemple et la compétitivité des économies nationales).

    Le migrant est un acteur social conscient, porteur d'un projet de « mobilité sociale et de changement », un entrepreneur source de développement. Comme l'écrivain en 2000 l'écrivain tunisien Fawzi Mellah dans Clandestin en Méditerranée : « l'illégal déclarant forfait n'est pas un simple voyageur annonçant bêtement son retour au bercail ; c'est une entreprise qui dépose son bilan, un entrepreneur qui reconnaît sa faillite. Qui, après y avoir tant investi, accepterait aisément la fin de son affaire ? »

    Cela posé, la migration internationale est davantage diversifiée, bien plus structurée en réseau d'entraide, de solidarité et d'informations, diasporique. À la traditionnelle relation internationale (lien entre deux pays), elle préfère évoluer dans un cadre transnational évoluant au gré des opportunités. « Les nouvelles migrations dépassent largement le cadre de la victimisation, de l'intégration républicaine ou du contrôle des flux. L'espace de vie et de savoir des migrants se sont étendus et diversifiés. Étant des acteurs planétaires et transnationaux, ils constituent un enrichissement pour les sociétés d'implantation. »


    Préface de Catherine Wihtol de Wenden, éd. Le Félin, 2007, 118 pages, 10,90 €


  • Cochon d'Allemand

    Knud Romer

    Cochon d'Allemand


    romer-knud.jpgC'est un premier roman autobiographique que donne ici Knud Romer. Danois d'origine allemande par la branche maternelle, il raconte, en bousculant la chronologie et en entremêlant l'histoire des deux branches de la famille, près de soixante ans de saga familiale (des années dix aux années soixante-dix), soixante ans d'histoire danoise et allemande, d'histoire européenne. L'irlandais Hugo Hamilton, lui aussi d'origine allemande avait en son temps raconté les déboires familiaux et l'hostilité de ces concitoyens celtes à l'égard de sa mère également teutonne. De ce point de vue, Cochons d'allemand est le versant danois de Sang impur (éd. Phébus).

    « Nykøbing Falster est une ville si petite qu'elle se termine avant même d'avoir commencé ». Nykøbing est un « piège » fait de sens unique, « un cul-de-sac » où même l'armée allemande s'est égarée ! C'est dire...  Hildegard, immigrée allemande, y débarque  en 1950 pour travailler à la sucrerie de la ville. C'est ici, dans ce « trou perdu oublié de dieu », hostile en tous points, qu'elle rencontrera pourtant l'homme de sa vie dit le fiston et narrateur qui y voit le jour dix ans plus tard « et c'était la façon la plus sûre de ne pas exister du tout. »

    Les vexations infligées par les Danois à sa mère allemande sont nombreuses, incessantes : à l'épicerie, chez le boucher, chez le marchand de fruits et légumes, au café, le même scénario se répète fait de moqueries et de mépris. On refourgue à cette pauvre femme les produits périmés et on ne cesse de la rouler sur la monnaie... le pasteur lui-même « refusait de nous serrer la main. » Quant au gamin, le sandwich au jambon préparé par sa mère, lui vaudra, quotidiennement, les railleries blessantes de ses petits camarades d'école.

    Reste la tendresse et l'amour de Knud Romer pour sa mère, cette femme « inconsolable » : « ma mère vivait en pays étranger, aussi seule qu'un être humain puisse l'être. » « J'aurais donné ma vie pour la rendre heureuse, je prenais sa main et la caressais, je lui racontais ma journée. Nous avions joué au football, j'avais été appelé au tableau (...)... Tout cela était faux. Pendant toute la journée j'avais été le cochon d'Allemand (...) ».

    Hildegard  se réfugie, plus que de raison peut-être, dans la vodka et la musique pour revenir à Berlin. Pour les anniversaires de son fils, cette femme de caractère et d'honneur, qui avait connu bien pire dans son pays sous la botte nazie, joue, comme un défi, de l'accordéon dans les rues Nykøbing. Tout n'est pas sombre dans cette histoire. Il y a par exemple le goulasch de grand-mère et la cocotte en fonte noire qui, depuis au moins trois générations, avait traversé l'histoire et ses tremblements, suivie la famille dans son exil danois. Il y a les vacances en Allemagne chez la méchante Tante Eva et l'Oncle Helmut, cette maison familiale qui résonnait du bruits et des legs de plusieurs générations : « je les enviais et me considérais comme lésé de ma part d'histoire (...) » écrit Knud Romer vite gagné par l'impatience de « tourner le dos aux fantômes de cette maison ». L'histoire de la branche danoise est marquée par la figure du grand-père, poète aux projets fous, visionnaire en avance sur son temps et ses tristes contemporains.

    Bien sûr, la famille danoise avait rompu avec le père de Knud. Tout cela rappelle ces couples mixtes, franco-algériens notamment, d'hier mais aussi d'aujourd'hui, rejetés par le reste de la famille, pure et respectable, elle. Mais ici, nous sommes au cœur de l'Europe, entre Européens, qui plus est entre voisins. Et ce que va subir, enfant, Knud Romer, ferait frémir le premier beur ou black d'aujourd'hui.

    La guerre peut avoir sa part d'explication. Les résistants, certains résistants, comme Ib, l'oncle paternel, ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur fusil, excommunient à tour de bras. « La Seconde Guerre mondiale ne prit jamais fin pour ce qui concernait mes parents et notre famille, Nykøbing demeurait une ville occupée. » Knud Romer montre à quel point le racisme est en soi et peut s'abattre sur tous, les justifications n'étant que des leurres à la bêtise et au rejet de l'autre. L'autre demeure un innocent. Voilà aussi ce que la construction littéraire, un puzzle fait d'époques et de tranches de vies enchevêtrées montrent et traduit. Un des livres les plus importants écrit sur ces thèmes depuis longtemps.


    Traduit du danois par Elena Balzamo, Éditions Les Allusifs, 2007, 187 pages, 16 €


  • Dreux, voyage au coeur du malaise français

    Michèle Tribalat

    Dreux, voyage au coeur du malaise français


    michelletribalatng0.pngCe "voyage" à Dreux par l'auteur de Faire France est une enquête de terrain réalisée en 1997, un important appareil statistique doublé de plus de 200 entretiens. À ces données locales s'ajoutent de nombreuses références à d'autres travaux. Mais l'enquête, qui prend parfois une tournure journalistique, n'est pas une froide recension. Les convictions, le sens de l'engagement et les perspectives avancées par l'auteur enrichissent ce travail. Ainsi, ses critiques de la gestion municipale, de l'image et de l'action de la police, des discriminations sociales et professionnelles ou ses mises en garde, fermes et claires, contre certaines attitudes des jeunes des cités ou organisations musulmanes lui donnent plus de poids. Selon Michèle Tribalat, Dreux, déjà symbolique pour avoir la première ouvert ses portes au FN, "va plus mal que la France en général, son contexte démographique est plus exigeant, la situation sociale plus explosive et la dégradation plus marquée". Avec 36 800 habitants et un taux de chômage estimé à 24,8 % en 1997, Dreux est une ville ouvrière et jeune, marquée par une inquiétante tendance à la paupérisation. Son tissu industriel est non seulement fragile mais aussi dépendant, pour plus de deux tiers de ses emplois, de décisions extérieures. Avec 48,6 %, Dreux enregistre "la plus forte concentration de populations d'origine étrangère". Un tiers de cette population est originaire du Maghreb (19,9 % du Maroc, 8,9 % d'Algérie et 2,2 % de Tunisie), le reste se répartissant entre populations d'origine turque (5,4 %) portugaise (5 %), noire africaine (3,4 %) ou pakistanaise (1,3 %). Dixième circonscription par ordre d'importance du taux de délinquance, estimé à 116 ‰ (contre 60 ‰ en moyenne nationale), à Dreux, "tant en termes d'évolution que de niveau réel, la délinquance s'avère légitimement préoccupante". Rappelant qu'il n'y a pas de lien de cause à effet entre immigration et délinquance, Michèle Tribalat souligne que "seule la condition objective de 'nécessité', de 'besoin' reflétée par le taux de chômage se révèle liée au niveau global de délinquance et plus particulièrement à ses composantes prédatrices". La concentration de cette "population d'origine étrangère" est variable. De 15,7 %, dont près de 9 % de population d'origine portugaise dans le centre-ville, elle est, par exemple de 79,1 % dans le quartier des Charmards, dont plus de 45 % de population d'origine marocaine. À cette "segmentation ethnique du territoire", avec au centre les "populations d'origine française" et à la périphérie celles "d'origine étrangère", s'ajoutent les oppositions entre nantis et déshérités, entre vieux et jeunes. "Dreux n'est plus le lieu d'une structure sociale collective cohérente", note Michèle Tribalat, qui montre que cette "segmentation" est devenue constitutive de "l'identité locale, individuelle et collective", au point que l'autorité publique elle-même est perçue comme partie prenante de cette opposition. Plus grave, elle alimente une dangereuse "logique de coupables-victimes" qui, ignorance aidant, conduit à la radicalisation des uns et des autres, à l'exacerbation réciproque d'un racisme anti-arabe et d'un racisme anti-français doublé d'un repli identitaire centré sur la religion musulmane. Dans un chapitre quelque peu caricatural et par trop généraliste, Michèle Tribalat analyse l'influence et la dégradation du modèle parental maghrébin - où le père fait figure de satrape domestique ! - sur le rapport des plus jeunes à l'école et à l'autorité notamment et, de façon plus pertinente, sur l'influence des valeurs transmises au sein des familles sur la vie en société. Distinguant nettement la pratique de la religion, de la "propagande active" d'une doctrine hostile à la séparation du politique et du religieux, l'enquête montre que "l'islamisme est en gestation à Dreux". À l'opposé des conclusions optimistes d'autres travaux (Isabel Taboada-Léonetti ou F. Khosrokhavar), Michèle Tribalat est extrêmement critique quant à l'influence d'associations qui, comme les Jeunes Musulmans de France, distillent "une idéologie islamiste sous le masque de la laïcité". Pour l'auteur, "ces associations n'ont abandonné ni la dimension communautaire, ni le caractère totalisant de la doctrine islamique". L'action de ces structures - comme la sous-traitance des problèmes sociaux confiée par les pouvoirs publics à des médiateurs religieux ou associatifs mal identifiés - aggrave les oppositions et la déréliction du lien social, dont les manifestations sont ici détaillées : tendance au repli sur soi, affaiblissement des contrôles sociaux, non-intériorisation des normes collectives, multiplication des incivilités, désaffiliation institutionnelle... Le tableau présenté ici est sombre, peut-être un peu trop. L'ethnicisation des rapports sociaux, si ce n'est sur Dreux, du moins en France, peut être discutée, voire contestée. Par ailleurs, de ces quartiers émergent aussi des initiatives qui justement recréent des liens sociaux, ce que montre, avec insistance aussi, Michèle Tribalat pour Dreux. Les trop noires perspectives ici esquissées ne sont pas inéluctables, semble dire l'auteur, pour peu que l'on se donne réellement les moyens de comprendre la réalité et surtout d'élaborer des politiques globales. "Penser l'avenir de Dreux, c'est faire des projets pour les jeunes Drouais, aujourd'hui majoritairement d'origine étrangère. À Dreux, on bute encore sur ce fait, qu'on n'arrive pas à dépasser. Mais il nous semble que c'est toute la société française qui bute sur cette réalité. Les enfants des immigrés maghrébins sont partie intégrante du peuple français, et ont une légitimité égale à celle des autres Français." On ne saurait être plus clair et dégager, par l'énoncé de cette évidence, qui n'est pas encore présente dans toutes les têtes, autant de perspectives nouvelles.


    Syros, 1999, 288 pages, 19 €

  • Le royaume noir et autres nouvelles

    Mohammed Khudayyir

    Le royaume noir et autres nouvelles

     

    m_khodayyir.jpgL'univers décrit par cet écrivain irakien né à Bassorah en 1942 est sombre. Il est marqué par la guerre contre l'Iran, la mort, la fragilité des existences et l'âcreté du quotidien. Pour rendre cette atmosphère, Mohammed Khudayyir a du talent. Son écriture suffit à plonger le lecteur dans l'inquiétude. Souvent, la première phrase de la nouvelle installe le trouble et un malaise suscité par la prémonition d'une menace, d'un danger imminent. Ainsi, pour Le royaume noir, le récit qui ouvre le recueil : "La lourde porte chargée de clous énormes, avec son heurtoir de bronze ouvragé et ses solides planches de bois noir aux bords sculptés, n'est pas fermée à clé." Ou encore : "Deux jeunes filles travaillant comme couturières dans un atelier d'État sont debout l'une à côté de l'autre en haut d'un escalier, au matin de leur jour de congé hebdomadaire." (Le rêve du singe) Le ton est toujours paisible mais des murmures, des chuchotements, des silences, un "bleu sombre", des "escaliers obscurs", une terrasse "sans parapet", une cicatrice, la pénombre, un "rêve couleur de sang" troublent cette apparente quiétude. De même, dans L'intercesseur, les allers et venues dans les escaliers d'une auberge d'une femme sur le point d'accoucher et qui se presse dans les rues de Karbala pour rattraper la procession d'Achoura. Et cette inconnue, plus ombre que femme qui, dans la gare d'Ur, remet à un soldat en permission, en guise de lettre pour son mari, une enveloppe contenant une feuille blanche (Les trains de nuit). Pour échapper à un monde tragique, ces femmes seules, ces veuves, ces adolescents en quête du père, ces orphelins, ces soldats basculent dans l'étrange ou le merveilleux. Alors les graffitis sur les murs d'une vieille demeure deviennent des chevaux ; du marbre du mausolée d'Al-Husayn à Karbala sourd un ruisseau qui emporte Naziha et lui procure un "plaisir étrange" et un "éblouissement merveilleux". D'une valise rapportée du front par un soldat sortirait le père mort à la guerre... Quand la vie devient irréelle à force de charrier trop de souffrances, tenue éloignée par des horizons bornés et noirs, elle semble pourtant vouloir se faufiler dans les dédales souterrains de l'imaginaire, dans les méandres de cerveaux fatigués, pour jaillir dans un autre monde, celui de l'étrange et du merveilleux.


    Traduit de l'arabe (Irak)  par Guy Rocheblave avec la collaboration de Khadim Jihad, Sindbad, 2000, 140 p.,  13,57 €



  • A propos de violence...

    Lucienne Bui Trong

    Violence : les racines du mal

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    Vincent Cespedes

    La Cerise sur le béton. Violences urbaines et libéralisme sauvage


    Vincent Cespedes 12.jpgVincent Cespedes est professeur de philosophie « dans un lycée en zone sensible » comme le précise l'éditeur. Si, dans son style décapant et parfois fatigant, il rejoint certaines analyses et conclusions du livre d'Yves Michaud paru la même année  (incohérence des mesures, nécessité de la sanction...), il s'en démarque en faisant de la violence la résultante de « la globalisation néo-libérale » et ses conséquences : déshumanisation des rapports ; avènement de « démocraties-marchés » et de régimes ploutocratiques où « l'argent explique, dirige, affirme, impose » ; « marchandisation de l'Etre » ; primat de l'Avoir sur l'Etre... Il y a aussi ce que l'auteur nomme l'«hamstérisation » de la jeunesse où les ravages d'une culture de masse présentée comme un mélange détonant d'américanisation, de manipulation mentale par la pub et la TV, d'idéologie consumériste et d'abrutissement par le culte des nouvelles technologies (la « cybermeute »). Ici, les médias ne sont pas épargnés qui en médiatisant les violences impunies, « loin de les congédier, les entérine et leur donne droit de cité », l'école non plus où se pratiquerait la ségrégation en faveur des élèves nantis, des « Français d'origine française » et « blancs ». Ajoutons à cette liste non exhaustive « le complexe de Brazzaville » du Français moyen « qui peine à considérer Mourad ou Fatou instantanément comme d'authentiques concitoyens, comme des gens pouvant prétendre au pouvoir, comme des supérieurs hiérarchiques légitimes ».

    Pourtant, prévient l'auteur : « si la violence peut être expliquée, rien cependant ne doit la banaliser ou en faire la légitime conséquence de l'ennui, du chômage, de l'urbanisation bâclée, de la discrimination raciale, des arrestations au faciès ou encore des téléfilms étasuniens ». Voilà de quoi rassurer le lecteur invité par ailleurs à « prendre parti », à « s'investir passionnément » et « à faire lui-même le travail de nuanciation, de rectification, de vérification ». Car avec Vincent Cespedes « Finis les théories foireuses, les perplexités désarmantes, les experts désespérants ».

    Outre ce ton qui ne laisse pas indifférent et au-delà des pistes de réflexion et d'action (appel à une « néorésistance » qui, on l'aura compris, doit être tous azimuts, plaidoyer en faveur d'une transformation radicale de l'Education nationale, de l'enseignement de la philosophie et... de l'espéranto), l'intérêt de ce livre est de fonder son analyse de la violence sur un soubassement social et de l'inscrire dans une perspective sociale et politique.

    L. Bui Trong, également philosophe de formation et ex-commissaire divisionnaire aux Renseignements généraux, prévient quant à elle de son intention de ne pas « laisser le champ libre aux contempteurs de la société et de l'Etat ». Contre les partisans d'un « libéralisme libertaire » d'un côté et ceux d'un « égalitarisme utopique » de l'autre, elle revendique fermement ce dont Yves Michaud dans son livre avait montré si ce n'est l'obsolescence à tout le moins le dépassement, à savoir : la défense de l'Etat-nation et l'attachement aux valeurs prônant l'héroïsme et le sens du sacrifice. C'est en leur nom que l'auteur fustige une politique pénale menée à minima, se plaint des privilèges exorbitants accordés aux droits de la défense ou des sciences humaines qui répandraient l'idée de la quasi-irresponsabilité et videraient de sens la notion de faute. La France millénaire ployant sous les assauts de la repentance et du multiculturalisme céderait du terrain quant à la défense de ses valeurs et de sa culture et, à l'assimilation claire et nette de ses immigrés, préférerait aujourd'hui la notion floue d'intégration. La tendance est à l'« anarchie » alimentée par la négation des « différences réelles » (entre hommes et femmes notamment...), des « hiérarchies naturelles », des « relations d'autorité et de respect » à quoi il faut ajouter la non maîtrise des désirs, la pub ou encore l'égoïsme... Le poète ne se trompait pas, « tout fout le camp ! ». Pour mettre un peu d'ordre il faudrait de la poigne, revoir l'éducation des gamins (leur apprendre « l'autodiscipline » et « l'amour de la loi »), revaloriser le travail de ces « techniciens de la sécurité » que sont les policiers et les magistrats et les écouter davantage pour que « l'Etat assume pleinement son rôle de justicier ».


    Edition Le Relié, 2002, 122 pages, 10 €

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    Edition Flammarion, 2002, 343 pages, 19 €