Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 36

  • Changements dans la violence. Essai sur la bienveillance universelle et la peur

    Yves Michaud

    Changements dans la violence. Essai sur la bienveillance universelle et la peur


    1983-photo_ok_yves_michaud-1-.jpgL'opinion est unanime, les violences prennent des proportions inacceptables. Toutes les violences. Des plus anodines, on parle alors d'incivilités (mais ce sont elles qui alimentent ce climat d'insécurité qui empoisonne le quotidien et empuantit les urnes) aux plus monstrueuses, les homicides, les viols et bien sûr les attentats à commencer par ce 11-Septembre. De plus comme chante le poète, « tout fout le camp » : l'autorité est bafouée, la justice encombrée patine, les valeurs sont flouées à qui mieux mieux, la famille se délite, l'école prend des allures de défouloir, les législateurs légifèrent à tire-larigot et paralysent les institutions chargées de la répression... Et comme si cela ne suffisait pas, force est de constater que ce que l'on qualifie plus ou moins pompeusement d'individualisme contemporain, hier, était tout simplement taxé d'égoïsme. Un chacun pour soi qui a tôt fait de transformer notre belle et si vertueuse société, présentée au monde comme un modèle universel, en une jungle ou tous les coups sont permis pour se faire sa petite place au soleil. Cette « impression » générale nous est servie à longueur de colonnes et de journaux télévisés. Tout cela n'est pas totalement faux. Tout cela n'est pas non plus totalement vrai. Qu'importe d'ailleurs, ce qui compte n'est pas le diagnostic - y a-t-il aujourd'hui plus ou moins d'actes violents et de délinquance qu'hier ? - mais le sens, la grille de lecture qui permet à chacun de comprendre cette violence et peut-être d'influer sur ses mécanismes générateurs.

    De ce point de vue, Yves Michaud, philosophe et universitaire innove (il ne faudrait pas oublier  tout de même les travaux de René Girard). Rompant avec une tradition philosophique occidentale réticente à traiter de la violence et avec « une vision gnangnan de l'humanité », il pose tout de go que la violence est consubstantielle à l'homme et invite ce faisant à penser l'homme non pas à partir du vivant, de Dieu, de la raison ou du droit mais à partir de la violence. Dès lors le problème n'est pas seulement de savoir s'il y a aujourd'hui plus ou moins de violence - il y en a toujours eu, il y en a toujours (peut-être même moins d'ailleurs) et il y en aura toujours - mais la perception que nous en avons. Ainsi, la violence ne changerait pas, seule sa perception serait variable en fonction des sociétés et des époques. Dans ce rapport complexe - au sens défini par Edgar Morin - entre la violence comme fait et la violence comme concept, les médias occupent une place inédite en ouvrant sur une « mondialisation médiatique instantanée » des actes violents. Pour Yves Michaud, les médias ne sont nullement vecteurs de violences, bien au contraire, en « l'esthétisant » ils ne donnent à voir que ce qui est montrable à des spectateurs avides de se repaître de la noirceur de leurs semblables.

    L'extraordinaire aujourd'hui, tant au niveau international, qu'au niveau national tient à la fois à la croissance des moyens de contrôle de cette violence (forces spécialisées, moyens pharmacologiques, médiatisation sociale, dérivatifs sportifs et de loisirs) doublée d'une multiplication cacophonique des réflexions à son sujet et, de manière concomitante, paradoxale, à la montée de l'incertitude dans le monde et de l'insécurité intérieure. Tout devrait aller pour le mieux dans notre univers sécurisé et pourtant le malaise va croissant, exigeant toujours plus de technologies, toujours plus de contrôles, toujours plus de contraintes étouffantes.

    Pour comprendre cette situation, il faut en passer par un retour à l'humain, c'est-à-dire à l'émotionnel, à la passion, aux sentiments. Pour des raisons qui tiennent à l'impératif humanitaire, ce que l'auteur nomme « le sentiment de bienveillance universelle », la nouveauté historique est cette « condamnation morale de principe de la violence ». La violence ce n'est pas bien. Cette volonté du bien (et de le faire), cette bienveillance, conditionnent tout un chacun à ne percevoir les affaires du monde que sous l'unique angle de la morale et partant, à manifester de « l'indulgence », de la « compassion ou de la pitié » aux pires des criminels pour peu qu'ils acceptent de se plier à la mascarade de la moralité (on pense à Disgrâce de JM.Coetzee et au refus de D.Lurie d'entrer dans le jeu de ses juges).

    « La phobie de la violence » gagne même les professionnels de son usage : militaires, policiers, agents de sécurité. N'en déplaisent aux va-t-en-guerre (eux-mêmes de plus en plus prudents), le sens du sacrifice et du devoir envers la nation a du plomb dans l'aile : miné par le confort et la sécurité de nos sociétés, sans cesse travaillé par l'amélioration des moyens et des compétences techniques, déstabilisé par cette triviale et humaine peur de la mort qui, parce que la vie a un autre prix, prend aussi une autre dimension. Comme l'écrit l'auteur « les valeurs de la professionnalisation ne sont pas celles de l'héroïsme ». Alors, tandis que montent des commissariats et des gendarmeries des revendications à exercer des « métiers normaux », se multiplient les réticences des politiques aux engagements risqués (il faut minimiser les pertes) et la judiciarisation des conflits.

    Cependant, la violence est-là. On peut, armé d'une « bonne conscience technicienne », la « tenir en respect », la « contenir », « l'isoler », la « confiner » et l'« euphémiser ». Tout cela existe et pourrait bien se développer. Les manifestations de cette attitude sont nombreuses, aussi bien dans le cadre des relations internationales, que dans le cadre national ou au niveau individuel. Cela porte un nom : le repli sur soi. « C'est vivable mais déprimant ». Ce n'est pas l'attitude que prône Yves Michaud qui préfère opter pour la restauration de « la force de la règle » : le droit doit être appliqué, y compris par la répression et une « exemplarité visible », l'impunité doit être bannie quelqu'en soient les raisons. Pour ce faire il faut mettre un bémol à cette « bienveillance et à la compassion humanitaire qui favorisent une indulgence et une tolérance sources de laisser-faire aux dépens de la sûreté ».


    Edition Odile Jacob, 2002,  288 pages, 22,50 €




  • Alger, Lavoir galan

    Nadia Galy

    Alger, Lavoir galant


    nadia2.jpgNadia Galy est une nouvelle venue, Alger Lavoir Galant est son premier texte. L'intrigue raconte sur un ton incisif, les déboires de Samir alias Jeha commerçant de son état, une sorte d'imbécile heureux dont la vie va basculer de la lucidité à la folie.

    Le style et le texte de Nadia Galy s'inscrivent dans le sillon d'un Boualem Sansal. Avec moins de force, certes, moins de densité et de causticité, quelques longueurs et formules superflues. Mais enfin, l'esprit est là : un ton incisif et un brin railleur. Alger Lavoir galant est un récit qui pourrait être divisé en deux temps. Le premier voit un modeste commerçant, une sorte d'imbécile heureux, laid à faire peur mais gentil et blagueur, se transformer. Son surnom est Jeha, un mélange de Toto et de Guignol. La vie s'écoule entre le magasin, l'appartement où il crèche avec sa mère, le grand-père et ses sept sœurs, et la bande de copains tout aussi paumés. Jusqu'au jour où il reçoit un recommandé du ministère de la Justice instillant quotidiennement sa dose d'anxiété et d'angoisse chez cet homme jusque-là, imbécile certes, mais heureux.

    Un accident, un ballon reçu en pleine tête, expédie notre homme dans un coma léger. À son réveil et quelques séances de psychothérapie à la clef, le héros de Nadia Galy est transformé. Fini ce surnom de Jeha, Samir entend réintégrer son corps, recouvrer son identité et se faire respecter. Désormais Samir existe, son regard sur la société devient lucide. Il « venait de décider qu'il désirait vivre au-delà de tout. Sinon, ce n'était pas la peine qu'il reste vivant. » « Il quittait définitivement le baraquement des Panurges, des béni-oui-oui et des culs-bénits. (...) il en avait assez des barbus et des galonnés, assez des peines-à-jouir. » « Vivre » c'est-à-dire assouvir une libido trop longtemps éteinte. Il le fera avec Selma, sa promise. Leur nid d'amour sera un lavoir abandonné sur la terrasse de son immeuble. Un nid d'amour qui se transformera en antichambre de l'enfer pour Selma.

    Dans une seconde partie se tient le procès pour lequel Samir est convoqué. Nadia Galy fait alors de ce sujet la parabole, démonstrative et peu crédible, des rapports entretenus entre l'« Armada », les dignitaires du régime, et le peuple algérien, simple sujet de ces messieurs et mesdames.

    Nadia Galy vient de publier un deuxième roman, Le Cimetière de Saint Eugène chez le même éditeur. Nous y reviendrons.


    Edition Albin Michel, 2007, 232 pages, 16 €


  • L'Allumeur de rêves berbères

    Fellag

    L'Allumeur de rêves berbères


    medium_fellag©michel_gantner.jpgFellag est connu. Humoriste, comédien, il signait ici un quatrième roman au ton léger dont l'action se situe en 1992, l'année de l'assassinat de Tahar Djaout à qui est dédié le livre. Il y raconte le cauchemar - pas seulement la violence des années 90, mais la lutte quotidienne pour survivre - et les rêves algériens.

    Il est difficile de parler de l'évolution de Fellag en tant que romancier quand le dernier livre lu est Rue des petites daurades (2001). Pourtant avec L'Allumeur de rêves berbères l'humoriste semble monter d'un cran et en passe d'affirmer un réel et personnel univers littéraire. Dans ce roman, Fellag installe, d'entrée, un climat, une atmosphère particulière, celle de la cité et de l'immeuble où vivent les protagonistes de cette histoire, il sait faire de ses personnages des êtres de chair et de sang. Des êtres crédibles, nullement artificiels. Autre marque de fabrique : le ton (faut-il parler de style ?). Sur un mode distancé, décalé, L'Allumeur de rêves berbères dit les petits combats quotidiens de millions d'Algériens pour simplement survivre dans une période particulière : l'année 1992, autrement dit l'entrée dans une décennie d'horreurs : lettres de menaces, enlèvements, assassinats, tueries sauvages... Fellag ne s'apitoie pas sur ces malheurs. Ce qui prime ici ce sont les dimensions humaines, les solidarités, les capacités d'adaptation des « Aït-débrouille(1) », le courage de rester debout.

    De quoi s'agit-t-il ? Zakaria, le narrateur, est un journaliste et un auteur à la retraite Zakaria, après avoir reçu des lettres de menaces, se retrouve seul chez lui, sa femme et ses enfants ayant quitté le domicile familial. Hier « sincère » partisan du parti unique devenu après 1988 « sincère » réformateur, il occupe son quotidien entre l'écriture et le bar de La Méduse. Autour de lui il y a Nasser qui vit avec sa mère, Malika, la prostituée du rez-de-chaussée, Aziz, le touche à tout génial, inventeur de son état, Mokrane, le patron de La Méduse, les vigies islamistes dont le gardien du parking de la cité, Rosa, la vieille juive qui refusa de quitter son pays en 1962 et qui va mourir juive et athée en terre musulmane.

    La cité est « une tour de Babel sociale » où la vie s'écoule au compte-gouttes. Tandis que les jours et les nuits des habitants sont rythmés par les coupures et les distributions de l'eau, les hommes s'abreuvent d'alcool, qui de Pelure d'oignon, qui de bière ou de whisky, « ivresse thérapeutique » et « antidépresseur national ». Au milieu de la nuit les « stockeurs d'eau » croisent les buveurs de vin.

    Le bouillonnant Aziz s'échine d'ailleurs à mettre au point une nouvelle invention : un alambic pour fabriquer de l'alcool, une machine dénommée « Rêves berbères » dont « le but est d'agir sur les préjugés incrustés dans la génétique culturelle. »

    « Berbères » est utilisé « comme une abstraction, une somme de données perceptibles et imperceptibles... un lien... un liant... un terreau duquel se nourrit notre soubassement culturel. J'aimerais que de ce magma on puise des éléments de philosophie faite de démocratie, d'ouverture sur le monde, d'acceptation de l'autre (...). J'aimerais extraire de ce limon ce qu'il y a de meilleur pour fabriquer un Algérien nouveau. »

    Tonalité jamais racoleuse, ton toujours juste - excepté ce titre détestable - ce roman est d'abord une leçon d'humanisme.

    1. les « Aït-débrouille », littéralement les fils de la débrouille autrement dit les rois du système « D »... Fatema Mernissi avait utilisé ce terme pour titre d'un de ses ouvrages paru au Maroc : ONG rurales du Haut-Atlas, Les Aït-Débrouille » éd. Marsam, 2003.


    Edition JC Lattès, 2007, 303 pages, 14 €



  • La Rive africaine

    Rodrigo Rey Rosa

    La Rive africaine

     

    REY_ROSA_c_LUIS_MIGUEL_PALOMARES.jpgSeptième roman traduit en français pour cet auteur guatémaltèque proche, en son temps de Paul Bowles et qui se réclame de Borgès. Ce court texte à l'écriture limpide laisse perplexe. Une chouette en est le personnage principal : achetée, on tentera de la voler dans la médina de Tanger, blessée, elle sera soignée pour devenir objet d'un troc sexuel peu ragoûtant. Quelle histoire ! Elle sera le lien entre Hamza, jeune berger marocain et Angel touriste colombien. «Tout le monde sait que les chouettes ne dorment pas la nuit, et qu'elles voient dans l'obscurité. Donc, si l'on a décidé de veiller toute une nuit, il est bon de capturer une chouette et de lui arracher les yeux. » Hamza est justement chargé par son oncle d'une nocturne mission de surveillance sur la plage. Angel, lui, a perdu son passeport. Document officiel si l'en est... Objet de toutes les convoitises sur cette rive africaine mais dont la mystérieuse disparition sera pour notre Sud-Américain le prétexte à un nouveau départ.

    On nous dit - quatrième de couverture notamment - qu'il est question ici de migrants et d'identités transitoires dans cette partie du monde où le Nord et le Sud se confondent, presque. Bien sûr, nous sommes à Tanger, à un saut de puce du fameux détroit de Gibraltar mais enfin, dans le livre, ces sujets sont quelque peu évanescents, ténus à un point tel que le lecteur est contraint à de redoutables efforts d'imagination. Cela est peut-être le but recherché par l'auteur. et par son style. Texte énigmatique, histoire anorexique, émaillée de considérations éparses aussi légères qu'obscures présentant le visage d'un Maroc plutôt violent, gagné ou menacé par l'islamisme (entretien de Nadia Yacine) et la chasse aux clandestins. Le sexe, subi ou lucratif, et le kif servent de toile de fond... Il paraît que le rêve, important dans l'œuvre de l'auteur, se mêle à réalité...

    Dans sa docte et savante préface à l'édition espagnole(1), le critique et éditeur Pere Gimferrer compare Rive africaine aux 1001 nuits et cite même à son propos le philosophe Wiggenstein. Tout est donc possible...

     

    1. Préface disponible dans sa traduction française sur le site de la revue Rectoverso : http://www.revuerectoverso.com/spip.php?article63


    Traduit de l'espagnol (Guatemala) par Claude Nathalie Thomas, Gallimard 2008, 177 pages, 16,50 €



  • Brothers

    Yu Hua

    Brothers


    yuhua2.jpgLa littérature chinoise occupe depuis quelques années de plus en plus de place sur les rayons des librairies et des bibliothèques. La Chine étant un continent, difficile pour le non spécialiste de s'y retrouver dans ce foisonnement d'auteurs qui, pour appartenir au même pays, sont issus de régions aussi éloignées qu'Oslo et Séville - pour se faire une idée européenne - appartiennent à des cultures ou des univers socio-économiques divers, des générations, des courants littéraires, des sexes mêmes différents.

    Yu Hua est né en 1960 à Hangzhou dans la Zhejiang, capitale du célèbre thé longjin au sud de Shanghai. Cinq de ses romans ont déjà été traduits en français dont Vivre porté à l'écran par Zhang Yimou, Grand Prix du festival de Cannes en 1994.

    Comme nombre d'autres romans de ces dernières années Brothers raconte, à travers des parcours existentiels, l'histoire de la Chine, ici depuis la Révolution culturelle jusqu'à cette frénésie marchande et d'enrichissement des années 90 et 2000. De ce point de vue, Le Chant des regrets éternels (Picquier, 2006) de Wang Anyi, paraît plus fort, exception faite des pages sur la révolution culturelle où Yu Hua montre l'horreur, la violence, la barbarie même dont le peuple chinois pouvait se rendre coupable. A l'heure où une partie de la jeunesse occidentale défile dans les rues scandant « faites l'amour pas la guerre », une partie de la jeunesse chinoise, à mille lieux de ces idéaux humanistes, s'adonne allègrement aux pires sauvageries.

    Brothers dénonce cette période, comme la folie capitaliste qui s'empare d'une partie du pays et de sa population tandis que l'autre en fait les frais. Rien de nouveau sous le soleil littéraire chinois depuis notamment Gao Xingjian, le Nobel qui appartient lui à la génération des écrivains exilés ou aux dénonciations des dissidents tel Liu Xiabo : « En Chine l'intérêt a remplacé la loi et la conscience »(1)

    Non, la véritable originalité de Brothers est ailleurs : l'histoire et l'écriture.

    Yu Hua raconte le parcours de deux hommes, qui ne sont pas frères, mais que la vie va rassembler dès leur plus jeune âge et lier d'un lien encore plus fort que l'affection fraternelle. Li Guangtou est le fils de Li Lan et Song Gang celui de Song Fanping. Les deux parents s'aimeront, mais seront emportés par le vent de l'histoire ou la maladie. Li et Song, vont grandir seuls ; seuls, ils feront face à l'adversité, s'épauleront, se rassureront. Passé les horreurs de la révolution culturelle, les chemins des deux frères divergeront. Tandis que l'un s'élèvera au sommet de la puissance financière, l'autre sombrera. L'un deviendra le plus riche, tandis que l'autre finira le plus pauvre du bourg des Liu. Grandeur et décadence donc.

    L'amour pour la belle et callipyge Lin Hong sera à l'origine de la séparation des deux frères. Li Guangtou éconduit se fera faire une vasectomie. Faut-il convoquer Freud et son Léonard de Vinci pour comprendre cette énergie déployée plus tard par Li pour accumuler tant d'argent et tant de femmes...?

    Li, le débrouillard libidineux, « sans foi ni loi » pour arriver à ses fins, sanguin et brutal est malgré tout attendrissant. Song est honnête et droit, sans autre aspérité que sa naïve dévotion aux autres, à son frère et à Lin.

    Yu Hua montre comment « le torrent impétueux de la révolution » a fini par devenir « un petit ruisseau insignifiant » : « aujourd'hui, les temps ont changé, la société a changé : on ne décroche des marchés qu'à coups de pots-de-vin. Je n'aurais jamais imaginé que ces tendances malsaines se répandraient si vite et si brutalement... » dit Li Guangtou. Et Yu Hua suggère plus qu'il ne montre « la collusion du monde de l'administration et du monde des affaires », le sort des ouvriers migrants contraint de vérifier l'adage « l'homme n'est pas un arbre, pour vivre il doit bouger », les impostures des puissants... Il y a des scènes à ne pas manquer : l'irruption de la « Grande Révolution culturelle » dans le bourg des Liu ; la cours maladroite et brutale que Li fait à Lin, l'amour naissant entre elle et Song, les succès économiques de Li, le concours des vierges et l'organisation de l'économie de l'hymen...

    L'écriture, limpide, de bout en bout, déploie une force romanesque impressionnante.  Par de simples effets de style, Yu Hua parvient à dévoiler au lecteur occidental quelques aspects de la société chinoise : son gigantisme ou l'omniprésence de la multitude ; ces « masses » du bourg des Liu, « foule » curieuse et attentive qui s'attroupe à la moindre occasion, spectatrice, animée d'un mélange de curiosité, de malveillance et d'envie,

    Yu Hua multiplie les registres : humour, distance, ironie, satire, la farce (à se tordre de rire parfois) n'est jamais loin, la tendresse aussi pour ses personnages. La langue est familière, crue parfois. Et face aux drames de l'histoire et des existences individuelles, l'humour peut être noir. Il lui arrive d'être délicat, de cette délicatesse qui rappelle La Vie est belle du réalisateur Roberto Benigni comme dans cette scène où Song Gang qui vient d'être torturé ment aux deux gamins...

    Publié en Chine, en 2005 et 2006, Brothers y a rencontré un énorme succès : un million d'exemplaires vendus.


    1. Voir le portrait que lui consacre Jean Philippe Béja, « Liu Xiaobo : le retour de la morale » dans La Pensée en Chine aujourd'hui, (sous la direction d'Anne Cheng), Gallimard, Folio essais, 2007.


    Traduit du chinois par Angel Pino et Isabelle Rabut, éd. Actes-Sud 2008, 717 pages, 28 €


  • Un Sultan à Palerme

    Tariq Ali

    Un Sultan à Palerme


    Ali_lg.jpgTariq Ali est une figure importante de l'extrême-gauche antilibérale britannique. Écrivain, historien, journaliste, éditeur et producteur d'origine pakistanaise, il est né à Lahore en 1943. Il est difficile de croire que, quand ce militant, engagé depuis des décennies dans les luttes de son temps, en passe par le roman historique ce n'est pas d'abord pour entretenir ses contemporains de faits et de débats bien actuels.

    De quoi s'agit-il ? Nous sommes en 1153. La fin du règne du très chrétien roi Roger de Sicile, alias le sultan Rujari, approche avec sa prochaine disparition. Roi clément, éclairé, il permit la cohabitation harmonieuse des « Nazaréens » et des « Croyants » sur cette île dont on oublie parfois qu'elle fut, comme la lointaine Andalousie, terre de tolérance et d'intelligence.

    Avec l'âge, le pouvoir du roi décline, contesté qu'il est par les évêques et les barons normands, de Pouille ou de Messine. Ces derniers exigent la mort de Philippe de Mahdia(1), son plus fidèle conseiller, l'homme le plus puissant du royaume après Rujari. Philippe est accusé de félonie et d'avoir secrètement conservé sa foi mahométane. Ce qui est vrai. Mais derrière cette accusation se cache un autre projet : en finir avec la présence musulmane en Sicile et déclarer la guerre aux émirs.

    Au côté de Philippe, le loyal et métis serviteur, il y a Idrisi, le célèbre géographe. Le savant musulman est l'ami de Rujari. L'amitié des deux hommes résistera-t-elle aux coups de boutoir d'une guerre fomentée notamment par Antoine, le moine de Cantorbéry ? Cet Antoine « est affligé d'une passion religieuse, chose qui, j'en ai peur, frise toujours la folie, quelle que soit la religion » prévient Philippe. Au cours de cette seconde moitié du XIIe siècle la barbarie est chrétienne. Pour autant « nous avons nos propres barbares qui brûlent les livres de nos plus grands philosophes et sévissent contre les poètes. Si les vrais barbares et les nôtres venaient à s'allier un jour, nous n'aurions pas assez d'Allah pour nous aider » Idrisi dixit.

    Derrière les secrets d'alcôve, la vie amoureuse d'Idrisi avec la belle Mayya et sa sœur Balkis, sa vie familiale mouvementée, ses recherches savantes et son projet d'écriture d'une géographie universelle, Tariq Ali décrit ce moment particulier qui voit une société tomber dans les eaux tumultueuses du fanatisme et s'éloigner des rivages sereins  de la paix et de la concorde.
    Roman historique - le premier d'un quintet - passionnant, riche de plusieurs facettes et évocations (art de vivre, amour, poésie, science, théologie...), Un Sultan à Palerme est écrit par un homme soucieux de ses contemporains. Aussi l'évocation de ce XIIe siècle sicilien est surtout le prétexte pour l'auteur de parler de révoltes, celle plus sociale que religieuse animée par L'Éprouvé, ermite adepte de la philosophie d'Ibn Rushd (Averroès) qui enjoint les humbles à se soulever contre les maîtres du temps.

    Bien sûr, la brûlante question des civilisations  est posée : choc ou pas ? À son procès jugé d'avance, Philippe de Mahdia lance « si vous nous anéantissez, vous vous anéantirez ». Mise en garde prémonitoire qui rappelle les vers du poète palestinien Mahmoud Darwich : « « Lui ou Moi », / Ainsi débute la guerre, Mais / Elle s'achève par une rencontre embarrassante, « Lui et Moi ». »(2)

    À n'en pas douter, les bigots et autres puissants jugeront blasphématoire ce Sultan à Palerme, tant les personnages de Tariq Ali raillent le fanatisme, les pouvoirs politiques et religieux du monde arabe et musulman. Ainsi au djihad des va-t-en-guerre ne serait-il pas plus tentant de substituer « les cinq fornications obligatoire du djihad selon Abou Nouwas ». Le poète comptait déjà quelques longueurs d'avance sur les jeunes de 68 et leur fameux « faites l'amour, pas la guerre »...
    Pourtant, le lecteur sort comme groggy de sa lecture, ne sachant trop vers quel saint se tourner pour espérer : au XIIe siècle en Sicile se seront les forces de destruction qui seront victorieuses. Aujourd'hui, les mêmes forces sèment la mort à Bagdad, « la ville qui sera toujours à nous. La ville qui ne tombera jamais » pensait Idrisi. Scepticisme ou pessimisme risquent de gagner. À moins de se tourner vers Ibn Hamdis, le poète de Syracuse : « j'ai épuisé les énergies de la guerre / j'ai porté sur mes épaules les fardeaux de la paix. » Les « fardeaux » de la paix...


    1.Mahdia est une ville côtière située à 200 kilomètres au Sud de Tunis. Le poète et romancier tunisien Moncef Ghachem consacra à ce port de pêche et au monde des pêcheurs de Mahdia un recueil de nouvelles paru en 1994 chez SPM sous le titre L'épervier, réédité par les éditions de L'Arganier

    2. Etat de siège (traduit de l'arabe par Elias Sanbar) Actes-Sud/Sindbad, 2004.


    Traduit de l'anglais par Diane Meur, édition Sabine Wespieser  2007, 351 pages, 24€



  • Guide de la culture berbère

    Mohand Akli Haddadou

    Guide de la culture berbère

    9782842720735.gifMohand Akli Haddadou est professeur de lexicologie berbère à l'université de Tizi-Ouzou. Son Guide de la culture berbère est marqué par sa formation : l'ouvrage fourmille d'informations, de données lexicales sur la langue berbère dans ses différentes acceptions : chaoui, chenoui, chleuh, kabyle, mozabite rifain, tamazight, touareg... Il est toujours périlleux de se lancer dans une aventure éditoriale de cette ambition. Ce guide entend fournir aux lecteurs davantage que des petits fascicules comme Les Berbères de G. Camps, mais beaucoup moins qu'une réelle encyclopédie, qui exige d'autres moyens et une théorie de spécialistes, à l'instar de l'Encyclopédie berbère, toujours en cours de parution (ces deux ouvrages sont édités par Édisud). Ainsi, Mohand Akli Haddadou brosse en quelque trois cents pages le tableau des origines et de l'histoire des Berbères, en fait de l'Afrique du Nord jusqu'à la colonisation française, mais aussi des croyances, de l'organisation de la société traditionnelle, des activités quotidiennes, de l'art, de la littérature et de la langue berbères. Se livrer au jeu des absences ou des oublis, qu'une telle initiative induit presque toujours, est inutile. En revanche, la valeur inégale des chapitres ne peut être passée sous silence. Si les pages consacrées aux origines des Berbères - inspirées des travaux et des synthèses de G. Camps - fournissent au lecteur, même néophyte, des indications précieuses, il n'est pas certain que ce dernier ait une vision claire de la partie historique qui, de la fondation de Carthage à la prise d'Alger, brasse plus de 2 600 ans d'histoire en vingt-deux pages. Le récit est événementiel et chronologique, et sans originalité. Il se dérobe à toute logique interprétative qui aurait donné du nerf au texte et matière à réfléchir. N'aurait-il pas été plus pertinent, par exemple, de poser la question du rapport entre les structures traditionnelles de la société berbère et l'incapacité historique à voir émerger des États centralisés et fédérateurs stables ? De faire la part des facteurs endogènes et exogènes qui ont historiquement concouru à l'échec des tentatives d'unification "nationale", à commencer par la première, celle de Massinissa ? De même, aborder comment cette terre berbère est devenue, idéologiquement du moins, le Maghreb arabe, n'aurait pas été déplacé dans le cadre d'un tel guide.

    Sur la vie quotidienne des Berbères - l'habitat, le mobilier, la cuisine -, de même que sur l'art berbère (poterie, tissage, décors muraux, bijoux, musique, danse) et sur la littérature, l'auteur fournit de nombreux détails. Dans son ensemble, l'ouvrage présente une image muséographique du monde berbère. Il passe sous silence ce qui, dans cette culture et dans les domaines ici abordés, fait montre justement de dynamisme et de vie : la poésie, la chanson, la musique ou la littérature. Sur ce dernier point, après avoir fort justement fourni au lecteur nombre de repères tirés de l'histoire, l'auteur mentionne simplement l'existence d'une nouvelle littérature d'expression berbère sans plus de détails et, par ailleurs, omet complètement les auteurs berbères d'expression française. Pourtant, le chapitre consacré à la langue berbère, - extrêmement précis, peut-être même trop technique, mais le lecteur est ici dans le domaine de l'auteur et il bénéficie d'informations de première main -, montre à la fois l'actualité de la langue et les enjeux pédagogiques et politiques du moment. Ce Guide de la culture berbère propose une utile présentation d'ensemble permettant d'acquérir les bases minimales d'une connaissance socioculturelle, historique et linguistique pour aller plus avant dans une étude, actualisée cette fois, du monde berbère.


    Éd. Paris-Méditerranée, 2000, 304 pages




  • Plan B

    Chester Himes

    Plan B

    chester_himes.jpgPlan B est le dernier livre de l'écrivain noir américain Chester Himes, mort en 1983. Écrit entre 1967 et 1972, ce roman est resté inachevé. La mise en forme finale revient à Michel Fabre, qui signe une postface fort utile. Le style est sobre. La construction superpose deux récits qui finissent par se rejoindre. Jamais l'attention et l'intérêt du lecteur ne se relâchent à la lecture d'un texte pourtant bien sombre. Plan B s'ouvre sur une palpitante enquête policière et se termine en un brûlot politique sur la question raciale aux États-Unis. Chester Himes y décrit un Harlem misérable et nauséabond où sévissent la drogue et la prostitution.

    Dans son appartement minable situé à l'angle de la 113e rue et de la 8e avenue, à Harlem donc, un certain T-Bone Smith reçoit un fusil automatique, avec pour consigne de "combattre pour la liberté du peuple noir". Parce que Tang, sa prostituée de bonne femme, refuse de le porter au poste de police, il la tue. À son tour, il sera abattu par l'un des deux inspecteurs - Ed Cercueil et Fossoyeurs Jones, bien connus des amateurs de Himes - venus sur les lieux du drame. D'autres fusils sont envoyés à d'autres Noirs de Harlem, qui se transforment en tueurs suicidaires, sortes de kamikazes en lutte contre le pouvoir blanc. Les massacres succèdent aux massacres. La répression du pouvoir américain est aveugle et encore plus meurtrière. La culpabilité des Blancs laisse vite la place à la peur, à la suspicion, et finalement à la colère. Une effroyable guérilla oppose les communautés noire et blanche.

    Tandis que l'apocalypse s'abat sur les États-Unis, l'enquête piétine : d'où proviennent donc tous ces fusils automatiques envoyés en cadeau ? Quelle est l'organisation capable de rassembler autant de moyens et d'informations sur les destinataires des armes ? C'est une description minutieuse d'un soulèvement armée de la communauté noire de Harlem, de ses dessous et de ses conséquences, de son échec aussi, que brosse le roman. Comme le montre Chester Himes, l'injustice raciale plonge ses racines loin dans l'histoire américaine et semble ne pas devoir trouver de solution politique. Répétons-le, ce roman a été écrit entre 1967 et 1972, avec pour toile de fond la révolte des ghettos des années soixante. Dans cette perspective historique, Chester Himes verse ici dans une littérature du désespoir où la violence deviendrait l'ultime arme pour mener le combat en faveur de l'égalité des droits. L'absurdité finit par devenir le thème central. L'impasse politique du roman dérange. Pourtant, servi par une écriture linéaire et un montage parfaitement maîtrisé, le suspens reste entier et retient le lecteur. En poussant jusqu'au paroxysme les logiques de confrontation ethnique ou raciale, l'auteur alimente la réflexion sur la place, le rôle mais aussi les limites de la violence dans les luttes engagées contre l'exclusion ou le racisme. Dans sa postface, Michel Fabre explique : "Plus que tout, peut-être, Plan B est une réponse symbolique aux questions posées par le mouvement du pouvoir noir. Himes ne voyait pas la violence comme une solution - du moins pas la violence non organisée. Il se peut qu'il n'ait pas terminé son roman parce qu'il avait atteint une impasse idéologique."


    Traduit de l'anglais par Hélène Devaux-Minié, André Dimanche Éditeur, coll. "Rive noire", 1999, 216 pages


  • Une affaire de viol

    Chester Himes

    Une affaire de viol

    chimes2.jpgLe 4 février 1999 au petit matin, quatre policiers blancs de la police new-yorkaise abattaient de 41 balles Amadou Diallo. Les policiers ont plaidé la légitime défense, arguant qu'ils pensaient que la victime, un vendeur de rue de vingt-deux ans, d'origine guinéenne, dissimulait une arme. Les jurés (huit blancs et quatre noirs) ont retenu cette thèse. Verdict rendu le 25 février 2000 : l'acquittement. Selon Emma, une voisine de la victime : "C'est trop facile de dire qu'il n'y a que des criminels dans le Bronx et qu'ils méritent tous d'être abattus. La réalité, c'est plutôt que la police considère que tous ceux qui ont la peau noire sont des assassins ou des voleurs. Et le verdict ne fait que renforcer ces préjugés. Comment voulez-vous que l'on ait confiance dans les forces de l'ordre désormais ?"(1) Il était difficile de ne pas faire un lien entre cette affaire et le livre de Chester Himes, Une affaire de viol dont la traduction paraissait en France la même année.

    Dans ce roman, une femme blanche appartenant à la riche société américaine est retrouvée morte dans une chambre d'hôtel, où elle avait rendez-vous avec quatre Noirs américains, dont l'un a été son amant. Comme les quatre policiers de l'affaire Diallo, la justice française - le récit se déroule à Paris en 1954 - ne doute pas : les quatre Noirs sont évidemment coupables. Les mécanismes idéologiques et les fantasmes sur la sexualité des Noirs, sur l'union d'une Blanche et d'un Noir et, ici, tabou absolu, d'une Blanche et de quatre Noirs, fonderont seuls l'accusation. "Rien n'impose à l'accusation, dans cette affaire, où les faits sont si clairs et les preuves si concluantes, l'obligation d'établir à quel mobile obéissaient les accusés".

    Un écrivain noir américain, installé en France, décide de mener sa propre enquête. Sa thèse est simple : "Ils [les quatre accusés] avaient été condamnés à seule fin de démontrer que la race noire était une race inférieure." Mais lui aussi est victime de préjugés idéologiques et racistes, de frustrations et d'animosités personnelles, de sorte que son entreprise est vouée à l'échec.

    L'auteur emprunte une autre voie. Toute la subtilité est de montrer ce qui agit sur les uns et les autres, ce qui motive, réellement, intimement, leur choix, décisions et jugements. En menant une étude serrée de la personnalité, du parcours socioculturel et psychologique des uns et des autres - les quatre accusés, la victime, l'écrivain -, l'auteur rompt avec ces idées reçues, ces certitudes idéologiques productrices de victimes. L'enquête prend alors en compte la singularité de chacun et restitue à la recherche et à l'étude des faits la première place, réintroduit le doute là où les certitudes condamnent a priori. "Tout homme, quelle que soit sa race, doit revendiquer sa part du fardeau, de la culpabilité du crime suprême de l'humanité : l'inhumanité de l'homme envers l'homme. Car telle est la vérité : nous sommes tous coupables", finit par écrire l'auteur. Peut-être. Il n'en reste pas moins vrai, encore aujourd'hui, aussi bien dans le roman de Chester Himes que dans l'affaire Diallo, que certains ne soupçonnent même pas qu'ils puissent être coupable de quoi que ce soit !

    1)- Libération du 28 février 2000.


    Traduit de l'anglais par Michel Fabre et Françoise Clary, André Dimanche Éditeur, coll. "Rive noire", 1999, 100 pages


  • Jihad. Expansion et déclin de l'islamisme

    Gilles Kepel

    Jihad. Expansion et déclin de l'islamisme


    gilles_kepel.jpgDirecteur de recherche au CNRS, membre de l'Institut d'études politiques de Paris et célèbre essayiste, l'auteur diagnostiquait dans cet ouvrage l'échec de l'islamisme politique, à tout le moins d'une certaine dynamique. Armé d'une grille de lecture sociologique, il s'appliquait à montrer les antagonismes internes, les objectifs différents et les intérêts contradictoires des diverses composantes d'un mouvement idéologique et politique né dans les années soixante-dix et dont les premiers signes d'essoufflement seraient perceptibles dès le milieu des années quatre-vingt-dix.

    Gilles Kepel, dont l'ambition avouée est "de rendre compte du phénomène dans son ensemble, à travers le monde, pendant le quart de siècle écoulé", décrypte discours et textes, dissèque les évolutions pays par pays : Arabie saoudite, Égypte, Malaisie, Pakistan, Iran, Afghanistan, Algérie, Palestine, Soudan, Jordanie et Turquie. Il analyse, sans entrer dans le détail, et on peut le regretter, les contradictions et les enjeux internationaux : rivalité entre l'Iran et l'Arabie saoudite, politique américaine... Il soupèse enfin les retombées en Bosnie et en Europe occidentale. Faisant la somme des données factuelles sur la question, l'auteur propose aussi une interprétation globale. La caractéristique essentielle de l'islamisme contemporain résiderait dans sa composition sociologique. Après avoir esquissé le portrait idéologique de Sayed Qotb, de Mawdoudi et de l'ayatollah Khomeiny, les maîtres à penser des différents mouvements islamistes, G. Kepel explique par le détail comment l'alliance entre des classes moyennes pieuses et une jeunesse urbaine pauvre, qui a fait un temps - le "moment d'enthousiasme" de Marx - le succès du mouvement, a éclaté au mitan de la décennie quatre-vingt-dix. Cette combinaison sociale d'intérêts contradictoires ne résistera pas à l'épreuve des luttes contre les pouvoirs en place qui se sont appliqués à diviser et à opposer les composantes bourgeoise et populaire (Égypte, etc.), pas plus qu'elle ne résistera à l'exercice du pouvoir (Iran, Soudan...). Qu'il s'agisse du salafisme (respect strict et rigoriste de la tradition), du djihadisme version pakistano-afghane, des gama'a el islamiyya et des Frères musulmans égyptiens, du prosélytisme tendance Ben Laden, de l'islamisme turc ou encore du chiisme de Khomeyni, le diagnostic est général : le mouvement est en perte de vitesse. Bien souvent de Londres, dans le fameux "Londonistan", les idéologues du mouvement tirent la sonnette d'alarme et invitent à repenser l'action en tenant compte des erreurs passées. De ce point de vue, la radicalisation violente et meurtrière est perçue comme l'une des causes de l'échec. Une utopie se meurt, usée par l'épreuve du temps, minée par sa propre folie. Pour les classes moyennes pieuses, qui désormais se méfient des classes pauvres, repenser l'action consiste aussi à tenir compte des évolutions des sociétés civiles et de leur adhésion à des valeurs et principes universels (droits de l'homme, démocratie...). La pensée évolue, qui cherche à trouver des terrains d'entente plutôt que d'affrontement avec les milieux laïcs et l'Occident. Les intérêts de classe dominent (!) et les considérations économiques prennent le pas sur l'idéologie. Gilles Kepel l'illustre par des exemples qui rappellent que "l'islam, comme toute autre religion, est aussi une "existence", et [que] ce sont les musulmanes et les musulmans qui lui donnent corps".

    Mais si les moyens sont à repenser, les objectifs et le caractère difficilement conciliable des projets de société demeurent ! Dès lors, quel crédit accorder à des discours qui, tout en maintenant fort logiquement des références islamiques, prétendent s'inscrire dans un cadre politique universel ? Pour certains observateurs, il ne s'agirait là que de la bonne vieille pratique du double langage, avec des discours de circonstance, audibles et donc publics pour les uns, et une réalité tout autre pour les autres... Alors, en a t-on fini avec l'islamisme ? Rien n'est moins sûr, comme le note l'auteur, car l'évolution de ce mouvement dépend... de la capacité des régimes en place à démocratiser leur société. Leur responsabilité est entière, hier comme aujourd'hui. Le mouvement islamiste est l'expression d'une dynamique qui a su mobiliser des groupes sociaux aux intérêts divergents contre des dirigeants liberticides et mafieux, hostiles justement à toute évolution de leur société. Le déclin de l'islamisme est, pour Gilles Kepel, le déclin de ce processus de mobilisation spécifique et historiquement marqué. La balle serait donc dans le camp des pouvoirs en place : à eux de démocratiser, sinon le risque demeure grand de voir, sous une forme ou sous une autre, resurgir le spectre de l'islamisme contestataire. Force est déjà de constater qu'il n'a nullement disparu en Algérie, que le Hamas palestinien mobilise à nouveau et qu'au Maroc (un pays malheureusement absent de ce livre), il serait plutôt en pleine ascension. Mais sommes-nous toujours dans le cadre de la dynamique sociale décrite par Gilles Kepel ?


    Gallimard, 2000, 452 pages