Yves Michaud
Changements dans la violence. Essai sur la bienveillance universelle et la peur
L'opinion est unanime, les violences prennent des proportions inacceptables. Toutes les violences. Des plus anodines, on parle alors d'incivilités (mais ce sont elles qui alimentent ce climat d'insécurité qui empoisonne le quotidien et empuantit les urnes) aux plus monstrueuses, les homicides, les viols et bien sûr les attentats à commencer par ce 11-Septembre. De plus comme chante le poète, « tout fout le camp » : l'autorité est bafouée, la justice encombrée patine, les valeurs sont flouées à qui mieux mieux, la famille se délite, l'école prend des allures de défouloir, les législateurs légifèrent à tire-larigot et paralysent les institutions chargées de la répression... Et comme si cela ne suffisait pas, force est de constater que ce que l'on qualifie plus ou moins pompeusement d'individualisme contemporain, hier, était tout simplement taxé d'égoïsme. Un chacun pour soi qui a tôt fait de transformer notre belle et si vertueuse société, présentée au monde comme un modèle universel, en une jungle ou tous les coups sont permis pour se faire sa petite place au soleil. Cette « impression » générale nous est servie à longueur de colonnes et de journaux télévisés. Tout cela n'est pas totalement faux. Tout cela n'est pas non plus totalement vrai. Qu'importe d'ailleurs, ce qui compte n'est pas le diagnostic - y a-t-il aujourd'hui plus ou moins d'actes violents et de délinquance qu'hier ? - mais le sens, la grille de lecture qui permet à chacun de comprendre cette violence et peut-être d'influer sur ses mécanismes générateurs.
De ce point de vue, Yves Michaud, philosophe et universitaire innove (il ne faudrait pas oublier tout de même les travaux de René Girard). Rompant avec une tradition philosophique occidentale réticente à traiter de la violence et avec « une vision gnangnan de l'humanité », il pose tout de go que la violence est consubstantielle à l'homme et invite ce faisant à penser l'homme non pas à partir du vivant, de Dieu, de la raison ou du droit mais à partir de la violence. Dès lors le problème n'est pas seulement de savoir s'il y a aujourd'hui plus ou moins de violence - il y en a toujours eu, il y en a toujours (peut-être même moins d'ailleurs) et il y en aura toujours - mais la perception que nous en avons. Ainsi, la violence ne changerait pas, seule sa perception serait variable en fonction des sociétés et des époques. Dans ce rapport complexe - au sens défini par Edgar Morin - entre la violence comme fait et la violence comme concept, les médias occupent une place inédite en ouvrant sur une « mondialisation médiatique instantanée » des actes violents. Pour Yves Michaud, les médias ne sont nullement vecteurs de violences, bien au contraire, en « l'esthétisant » ils ne donnent à voir que ce qui est montrable à des spectateurs avides de se repaître de la noirceur de leurs semblables.
L'extraordinaire aujourd'hui, tant au niveau international, qu'au niveau national tient à la fois à la croissance des moyens de contrôle de cette violence (forces spécialisées, moyens pharmacologiques, médiatisation sociale, dérivatifs sportifs et de loisirs) doublée d'une multiplication cacophonique des réflexions à son sujet et, de manière concomitante, paradoxale, à la montée de l'incertitude dans le monde et de l'insécurité intérieure. Tout devrait aller pour le mieux dans notre univers sécurisé et pourtant le malaise va croissant, exigeant toujours plus de technologies, toujours plus de contrôles, toujours plus de contraintes étouffantes.
Pour comprendre cette situation, il faut en passer par un retour à l'humain, c'est-à-dire à l'émotionnel, à la passion, aux sentiments. Pour des raisons qui tiennent à l'impératif humanitaire, ce que l'auteur nomme « le sentiment de bienveillance universelle », la nouveauté historique est cette « condamnation morale de principe de la violence ». La violence ce n'est pas bien. Cette volonté du bien (et de le faire), cette bienveillance, conditionnent tout un chacun à ne percevoir les affaires du monde que sous l'unique angle de la morale et partant, à manifester de « l'indulgence », de la « compassion ou de la pitié » aux pires des criminels pour peu qu'ils acceptent de se plier à la mascarade de la moralité (on pense à Disgrâce de JM.Coetzee et au refus de D.Lurie d'entrer dans le jeu de ses juges).
« La phobie de la violence » gagne même les professionnels de son usage : militaires, policiers, agents de sécurité. N'en déplaisent aux va-t-en-guerre (eux-mêmes de plus en plus prudents), le sens du sacrifice et du devoir envers la nation a du plomb dans l'aile : miné par le confort et la sécurité de nos sociétés, sans cesse travaillé par l'amélioration des moyens et des compétences techniques, déstabilisé par cette triviale et humaine peur de la mort qui, parce que la vie a un autre prix, prend aussi une autre dimension. Comme l'écrit l'auteur « les valeurs de la professionnalisation ne sont pas celles de l'héroïsme ». Alors, tandis que montent des commissariats et des gendarmeries des revendications à exercer des « métiers normaux », se multiplient les réticences des politiques aux engagements risqués (il faut minimiser les pertes) et la judiciarisation des conflits.
Cependant, la violence est-là. On peut, armé d'une « bonne conscience technicienne », la « tenir en respect », la « contenir », « l'isoler », la « confiner » et l'« euphémiser ». Tout cela existe et pourrait bien se développer. Les manifestations de cette attitude sont nombreuses, aussi bien dans le cadre des relations internationales, que dans le cadre national ou au niveau individuel. Cela porte un nom : le repli sur soi. « C'est vivable mais déprimant ». Ce n'est pas l'attitude que prône Yves Michaud qui préfère opter pour la restauration de « la force de la règle » : le droit doit être appliqué, y compris par la répression et une « exemplarité visible », l'impunité doit être bannie quelqu'en soient les raisons. Pour ce faire il faut mettre un bémol à cette « bienveillance et à la compassion humanitaire qui favorisent une indulgence et une tolérance sources de laisser-faire aux dépens de la sûreté ».
Edition Odile Jacob, 2002, 288 pages, 22,50 €
Nadia Galy est une nouvelle venue, Alger Lavoir Galant est son premier texte. L'intrigue raconte sur un ton incisif, les déboires de Samir alias Jeha commerçant de son état, une sorte d'imbécile heureux dont la vie va basculer de la lucidité à la folie.
Fellag est connu. Humoriste, comédien, il signait ici un quatrième roman au ton léger dont l'action se situe en 1992, l'année de l'assassinat de Tahar Djaout à qui est dédié le livre. Il y raconte le cauchemar - pas seulement la violence des années 90, mais la lutte quotidienne pour survivre - et les rêves algériens.
Septième roman traduit en français pour cet auteur guatémaltèque proche, en son temps de Paul Bowles et qui se réclame de Borgès. Ce court texte à l'écriture limpide laisse perplexe. Une chouette en est le personnage principal : achetée, on tentera de la voler dans la médina de Tanger, blessée, elle sera soignée pour devenir objet d'un troc sexuel peu ragoûtant. Quelle histoire ! Elle sera le lien entre Hamza, jeune berger marocain et Angel touriste colombien. «Tout le monde sait que les chouettes ne dorment pas la nuit, et qu'elles voient dans l'obscurité. Donc, si l'on a décidé de veiller toute une nuit, il est bon de capturer une chouette et de lui arracher les yeux. » Hamza est justement chargé par son oncle d'une nocturne mission de surveillance sur la plage. Angel, lui, a perdu son passeport. Document officiel si l'en est... Objet de toutes les convoitises sur cette rive africaine mais dont la mystérieuse disparition sera pour notre Sud-Américain le prétexte à un nouveau départ.
La littérature chinoise occupe depuis quelques années de plus en plus de place sur les rayons des librairies et des bibliothèques. La Chine étant un continent, difficile pour le non spécialiste de s'y retrouver dans ce foisonnement d'auteurs qui, pour appartenir au même pays, sont issus de régions aussi éloignées qu'Oslo et Séville - pour se faire une idée européenne - appartiennent à des cultures ou des univers socio-économiques divers, des générations, des courants littéraires, des sexes mêmes différents.
Tariq Ali est une figure importante de l'extrême-gauche antilibérale britannique. Écrivain, historien, journaliste, éditeur et producteur d'origine pakistanaise, il est né à Lahore en 1943. Il est difficile de croire que, quand ce militant, engagé depuis des décennies dans les luttes de son temps, en passe par le roman historique ce n'est pas d'abord pour entretenir ses contemporains de faits et de débats bien actuels.
Mohand Akli Haddadou est professeur de lexicologie berbère à l'université de Tizi-Ouzou. Son Guide de la culture berbère est marqué par sa formation : l'ouvrage fourmille d'informations, de données lexicales sur la langue berbère dans ses différentes acceptions : chaoui, chenoui, chleuh, kabyle, mozabite rifain, tamazight, touareg... Il est toujours périlleux de se lancer dans une aventure éditoriale de cette ambition. Ce guide entend fournir aux lecteurs davantage que des petits fascicules comme Les Berbères de G. Camps, mais beaucoup moins qu'une réelle encyclopédie, qui exige d'autres moyens et une théorie de spécialistes, à l'instar de l'Encyclopédie berbère, toujours en cours de parution (ces deux ouvrages sont édités par Édisud). Ainsi, Mohand Akli Haddadou brosse en quelque trois cents pages le tableau des origines et de l'histoire des Berbères, en fait de l'Afrique du Nord jusqu'à la colonisation française, mais aussi des croyances, de l'organisation de la société traditionnelle, des activités quotidiennes, de l'art, de la littérature et de la langue berbères. Se livrer au jeu des absences ou des oublis, qu'une telle initiative induit presque toujours, est inutile. En revanche, la valeur inégale des chapitres ne peut être passée sous silence. Si les pages consacrées aux origines des Berbères - inspirées des travaux et des synthèses de G. Camps - fournissent au lecteur, même néophyte, des indications précieuses, il n'est pas certain que ce dernier ait une vision claire de la partie historique qui, de la fondation de Carthage à la prise d'Alger, brasse plus de 2 600 ans d'histoire en vingt-deux pages. Le récit est événementiel et chronologique, et sans originalité. Il se dérobe à toute logique interprétative qui aurait donné du nerf au texte et matière à réfléchir. N'aurait-il pas été plus pertinent, par exemple, de poser la question du rapport entre les structures traditionnelles de la société berbère et l'incapacité historique à voir émerger des États centralisés et fédérateurs stables ? De faire la part des facteurs endogènes et exogènes qui ont historiquement concouru à l'échec des tentatives d'unification "nationale", à commencer par la première, celle de Massinissa ? De même, aborder comment cette terre berbère est devenue, idéologiquement du moins, le Maghreb arabe, n'aurait pas été déplacé dans le cadre d'un tel guide.
Plan B est le dernier livre de l'écrivain noir américain Chester Himes, mort en 1983. Écrit entre 1967 et 1972, ce roman est resté inachevé. La mise en forme finale revient à Michel Fabre, qui signe une postface fort utile. Le style est sobre. La construction superpose deux récits qui finissent par se rejoindre. Jamais l'attention et l'intérêt du lecteur ne se relâchent à la lecture d'un texte pourtant bien sombre. Plan B s'ouvre sur une palpitante enquête policière et se termine en un brûlot politique sur la question raciale aux États-Unis. Chester Himes y décrit un Harlem misérable et nauséabond où sévissent la drogue et la prostitution.
Le 4 février 1999 au petit matin, quatre policiers blancs de la police new-yorkaise abattaient de 41 balles Amadou Diallo. Les policiers ont plaidé la légitime défense, arguant qu'ils pensaient que la victime, un vendeur de rue de vingt-deux ans, d'origine guinéenne, dissimulait une arme. Les jurés (huit blancs et quatre noirs) ont retenu cette thèse. Verdict rendu le 25 février 2000 : l'acquittement. Selon Emma, une voisine de la victime : "C'est trop facile de dire qu'il n'y a que des criminels dans le Bronx et qu'ils méritent tous d'être abattus. La réalité, c'est plutôt que la police considère que tous ceux qui ont la peau noire sont des assassins ou des voleurs. Et le verdict ne fait que renforcer ces préjugés. Comment voulez-vous que l'on ait confiance dans les forces de l'ordre désormais ?"(1) Il était difficile de ne pas faire un lien entre cette affaire et le livre de Chester Himes, Une affaire de viol dont la traduction paraissait en France la même année.
Directeur de recherche au CNRS, membre de l'Institut d'études politiques de Paris et célèbre essayiste, l'auteur diagnostiquait dans cet ouvrage l'échec de l'islamisme politique, à tout le moins d'une certaine dynamique. Armé d'une grille de lecture sociologique, il s'appliquait à montrer les antagonismes internes, les objectifs différents et les intérêts contradictoires des diverses composantes d'un mouvement idéologique et politique né dans les années soixante-dix et dont les premiers signes d'essoufflement seraient perceptibles dès le milieu des années quatre-vingt-dix.