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Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 43

  • Bretons de Paris. Des exilés en capitale

    Didier Violain
    Bretons de Paris. Des exilés en capitale


    Bretons-de-Paris_2009.jpgA lire le très beau livre que Didier Violain consacre aux Bretons de Paris l’on se rend vite compte que l’expérience de l’exil est, toute chose égale par ailleurs, la même, que l’on viennent de Bamako, d’Alger ou de Bretagne. Il y est là aussi question de différences, de communauté, de mémoire spécifique et même de la revendication d’une double culture, française et bretonne.
    C’est souvent pour des raisons économiques que l’on décide un beau ou triste jour de quitter les siens pour aller trouver du travail à Paris, quand ce ne sont pas les entreprises elles-mêmes qui recrutent la main d’oeuvre sur place comme les usines Citroën par exemple.
    Débarqué Gare Montparnasse, l’immigré breton peut compter sur la solidarité des siens : famille ou réseaux communautaires et espérer échapper aux pièges de la grande ville, cette Sodome que chante Glenmor.
    Paris, qui a peut-être fait rêver, réserve pas mal de désillusions : le travail y est difficile : sans qualifications les premiers immigrés bretons trouvent à s’employer comme terrassiers, bonnes à tout faire ou OS à l’usine. « C’est au Breton que l’on donne les travaux dont personne ne veut! A l’usine, à l’atelier, au chantier, tout est assez bon pour lui. Et comme il vit au jour le jour, sans avance et que derrière lui se trouve une femme avec quatre, cinq, six enfants, ils s’attèle aux besognes les plus ingrates, quelquefois même les plus délétères. C’est vraiment le paria de Paris », ainsi s’exprime le Père Rivalin, en 1898, au congrès des associations ouvrières de Saint Brieuc. Plus tard ils seront chauffeurs de taxis, coiffeurs, restaurateurs avant de se tourner vers l’administration. La mémoire bretonne n’oublie pas non plus les moqueries, les propos xénophobes voir racistes, la solitude de l’immigré et sa nostalgie du pays et des siens...
    Avec de nombreuses photos couvrant plus de cent ans d’immigration et une soixantaine de témoignages, l’auteur Didier Violain, breton lui même et parisien depuis 1980, dresse l’histoire de l’immigration bretonne à Paris. Elle a commencé avec la seconde moitié du XIXe et s'est prolongée, par vagues successives, jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Il n’était pas rare encore dans les années 50 ou 60 de croiser de vieux Bretons fraîchement arrivés dans la capitale qui ne savaient pas parler le français.
    Les Bretons de Paris, du quartier Montparnasse notamment, de Saint Denis, de Versailles, de Villeneuve le roi ou d’Athis Mons ont réussi à maintenir vivant le lien avec la terre d’origine et à faire vivre une culture à laquelle des générations de Bretons, même nées à Paris, restent toujours attachées, même quand il n’est question que du souvenir des origines comme en témoigne Patrick Braouezec, le ci devant maire d’origine bretonne de Saint Denis.
    Pour entretenir cette mémoire, et plus tard développer un discours revendicatif et identitaire, les Bretons de Paris et de sa région se sont dotés de nombreuses structures associatives - à l’image de La Maison de la Bretagne - et de lieux tels ces cafés et restaurants bretons qui ont été de véritables points d’ancrage de l'immigration bretonne. Il faut dire, comme le montre aussi l’expérience kabyle, que les artistes, chanteurs et poètes bretons ont beaucoup fait pour populariser et ancrer le discours identitaire. D’ailleurs, pour beaucoup, le 28 février 1978 marque le renouveau de l’identité bretonne. Ce jour-là Alan Stivell triomphait à l’Olympia.
    Ainsi, et même si les conditions, les époques, les obstacles et autres cultures ne sont pas les mêmes, rien de nouveau donc sous le soleil de l’émigration qu’elle soit africaine, européenne ou bretonne.


    Edition Les Beaux Jours, octobre 2009, 25€

    (Il s’agit de la réédition d’un livre paru en1997 aux éditions Parigramme)



  • Le Marteau pique-coeur

    Azouz Begag
    Le Marteau pique-coeur


    get.jpgIl y a peu, avant sans doute ses accointances politiques, le côté volubile et souriant d’Azouz Begag savait faire naître de la sympathie. Son sens de la provocation et son humour faisaient autant dans cet a priori positif que le fait qu’il soit l’auteur du Gône du Chaâba. Avec ce premier livre, l’écrivain français (et non beur) natif de Lyon aidait le lecteur à mieux comprendre un pan de la réalité hexagonale. Il participait aussi, avec d’autres, à restituer la mémoire silencieuse ou douloureuse de bon nombre de nos concitoyens.
    Depuis, l’homme a vieilli. Les siens avec. Le narrateur du Marteau pique-coeur, lui aussi écrivain lyonnais et fils d’immigrés algériens, a l’âge de l’auteur. Il y raconte ce qui est arrivé ou arrivera à tous, la mort du père ; et aussi ce qui, heureusement, ne se produit pas dans toutes les familles, l’adultère de l’épouse. Ce récit, présenté comme un “roman”, balance entre la mort de l’être aimé et la trahison de la femme. Deux émotions, l’amour et la haine, deux chocs sismiques qui bouleversent l’existence jusque-là un brin insouciante et auto-satisfaite de l’écrivain-narrateur (à distinguer donc de l’écrivain-auteur), tout occupé à jouir de sa situation et de sa renommée.
    Ces deux secousses telluriques le terrassent. Avec la disparition du père remontent les souvenirs de l’enfance : le train électrique acheté sur le marché aux puces, le café du tiercé, la prononciation du français corrigée par le rejeton… Dans un colloque sur “Le tabou et le sacré” organisé au Maroc, le narrateur dévoile, publiquement, l’adultère de sa femme et précise qu’elle l’a trompé avec Marwan, un soi-disant ami palestinien, reçu au cours d’un séjour aux États-Unis dans toutes les règles de l’hospitalité “arabe”. Comment, s’étrangle le cocu, ce “frère” a-t-il pu violer les règles de l’hospitalité et ainsi “baiser” sa femme ? Tandis que le narrateur s’attache à dégager des explications toutes culturelles à un événement qui mériterait d’autres grilles de lecture (à commencer par ce “coût de la reconnaissance sociale” dont il doit s’acquitter), les participants au colloque réagissent vivement à ce qui constitue l’objet de toutes les attentions sacralisées du nif (honneur) arabo-berbère et, au-delà, méditerranéen : le sexe et d’abord le sexe de la femme.
    Abboué, son père, sera enterré à Sétif. Le narrateur est de ce dernier voyage paternel, de ce retour définitif à la terre qui a vu naître et partir un jeune homme plein de force et d’espoir et s’apprête à recevoir un vieillard qui a dû laisser derrière lui bien des illusions. Louisa, la petite-fille du défunt, les accompagne. Ce voyage marque symboliquement un âge dans le temps de la migration : celui de la transmission et du legs aux générations. Sous cet angle, le livre peut décevoir, surtout si on le compare au riche et innovant roman de Jamel Mahjoub, Là d’où je viens, qui lui aussi a pour trame un divorce, la mort de l’aïeul et le voyage d’un père en compagnie de son fils. Pour Begag, tout semble se résumer à une réaction d’humeur après la déconvenue sentimentale et la solitude laissée par la disparition du père.
    Reste l’écriture de Begag, légère, débordante d’une ironie et d’un humour souvent érigés en remparts à l’émotion, et ses images qui semblent sorties d’un tableau naïf. Le marteau pique-cœur est un hommage poignant rendu au père. À cette figure du chibani parti à la fleur de l’âge découvrir de nouveaux espaces.

    Edition du Seuil, 2004, 251 p., 18 €

  • Éboueur sur échafaud

    Abdel Hafed Benotman
    Éboueur sur échafaud


    images.jpgEn 2000 l’auteur faisait paraître chez le même éditeur, Forcenés, un premier recueil de nouvelles. Les histoires terrifiantes plongeaient dans le tréfonds de l’espèce humaine pour en extirper une charge de violence impressionnante. On sortait de cette lecture comme souillé et cela était sans doute à mettre au compte de l’intégrité de l’auteur et au crédit de sa plume. Dans cet Éboueur sur échafaud, Abdel Hafed Benotman raconte son histoire. Celle justement qui a conduit un gamin à emprunter les chemins de la débrouille, de la révolte et au bout celui de la violence. Il accomplira le circuit complet : police, dépôt, justice, éducateurs, psychologues, jusqu’au piège de la prison qui “ne souhaite engendrer que des monstres.”

    La famille Bounoura est domptée avec une poigne de fer par Benamar, le père despote adepte de la torgnole musclée à l’encontre de ses enfants comme seule méthode éducative. Il les bat jusqu’à les laisser sur le carreau, jusqu’à les terroriser. Nabila, la mère, est à moitié folle. Les coups reçus comme la peur du père casseront les liens au sein du foyer aussi sûrement qu’ils laisseront leurs marques sur les corps et dans les têtes des quatre membres de la fratrie.

    Nono, l’aîné, après avoir été expédié en Algérie par le dictateur pour un service national destructeur, revient en France. Soumis, il abandonne ses rêves de bohême pour prendre à son compte l’héritage paternel tout en vomissant sur ses frères “arabes”.

    Karima, l’intello, fuit l’ambiance brutale et délétère dans des études studieuses et brillantes : “elle avait décidé de passer de l’autre côté, dans l’autre camp”, écrit Benotman.
    Reste Nadou “la préférée” de Fafa, le petit dernier de la tribu Bounoura. Tous deux sont embarqués dans des dérives, finalement parallèles. Si Nadou, en multipliant les tentatives de suicide et en se marginalisant, retourne la violence contre elle, Abdel Hafed Benotman, alias Fafa, finira par retourner cette violence trop longtemps accumulée et contenue contre la société. Il entre en résistance, contre les autres, contre le monde mais aussi contre lui-même : “monsieur et madame Bounoura avaient fait de Fafa un parfait masochiste sans le savoir, sans le vouloir, un artiste sans art. N’ayant plus sa dose chez lui, Fafa allait chercher la douleur ailleurs, dans la rue, seul endroit où la société, trafiquante d’avenir, deale sa came : la folie”.

    Avec une justesse de ton et sans jamais donner dans le sensationnel ou l’exotique, Abdel Hafed Benotman raconte une histoire terrible celle qui conduit un enfant, par la faute des hommes à “douter de l’enfance” et à “dégueuler [un] avenir qui lui [donne] la nausée”. Éternelle histoire qui se répète et se répétera. En cela Éboueur sur échafaud est aussi un témoignage utile sur notre époque et ses dérives. “Mal écrit parce que mal vécu ?” interroge en exergue l’auteur qui, plus loin, explique que Fafa “cherchant un territoire vierge que nul ne pouvait fouler, s’était mis à écrire. Illettrés, ses parents ne pouvaient venir saccager cet espace de liberté créé”. Plutôt bien écrit parce que mal vécu !

    Edition Rivages / Écrits noirs, 2003,189 pages, 15 €

    Photo : Léo Ridet

  • Chibanis

    Philippe Bohealy et Olivier Daubard,
    Chibanis


    Chibanis.jpgLes auteurs, le premier est comédien et metteur en scène, le second, artiste paysagiste et photographe, ont rencontré et écouté pendant plusieurs semaines les récits d’une quinzaine de “chibanis”, ces vieux Algériens (ici de Clermont-Ferrand) qui “sont passés à travers toutes les gouttes de l’Histoire” : l’exil, le quasi esclavage salarial, les logements insalubres, les maladies qui en découlent, les accidents de travail avec parfois la mort au bout, la misère, la solitude loin des siens restés au pays...
    À partir de ces entretiens, ils ont écrit un texte avec les mots de ces rescapés, des mots illustrés par une vingtaine de photos et de portraits. Récits souvent poignants, jamais larmoyants ou misérabilistes, écrits à la première personne et présentés comme “un acte de mémoire dont ce livre serait le passeur”.
    Aujourd’hui, pour ces vieux Algériens de France, les journées sont longues, sans but. Des journées entières à arpenter toujours les mêmes rues, à refaire toujours le même chemin, celui du premier jour. Voilà qui rappelle les déambulations quotidiennes des personnages  de Gare du Nord, le roman d’Abdelkader Djemaï.
    Errance d’une vie. Errance des derniers jours. Seul et sans attaches. Silhouettes fragiles mais toujours dignes qui passent dans l’indifférence d’une société si pressée qu’elle en oublie ses « éternels principes »… et préfère tirer un trait sur ce qu’elle leur doit.
    Au fond, si ces portraits et ces témoignages sont si bouleversants, ce n’est certes pas pour les larmes versées sur des existences volées. Ils ne les demandent pas et ne cherchent même pas à les provoquer. Ils sont loin de se poser en victimes. Eux ! Que chacun mettent la main à sa conscience, ils ne sont pas là à donner des leçons.
    Le temps a passé et le temps il passe pour rien” disent tristement ces chibanis. Le temps a passé certes. Pour rien ? « Faut voir… » comme chantait Gainsbourg.

    Préface de Jean Michel Belorgey, édition Bleu autour, 2002, 59 pages, 10 €


  • Terre d'ombre brûlée

    Mahi Binebine
    Terre d'ombre brûlée


    480443.jpgMahi Binebine, peintre et romancier, signait ici son sixième livre dans lequel il combinait au plus près ses deux activités. Terre d'ombre brûlée raconte l'histoire et la chute d'un peintre autodidacte, marocain immigré à Paris. Nous sommes loin des descriptions romantico-nostalgiques sur les charmes de la vie d'artiste ou de la bohème. Notre peintre est couché sur un banc vert, les rayures bleues et blanches de son pyjama tranchant sur le blanc de la neige. À mesure que le froid s'infiltre sous la peau mal protégée par de fines bandelettes qui compriment le corps davantage qu'elles ne le réchauffent, à mesure que s'épaissit la couche neigeuse, le narrateur livre son histoire. Son esprit "infesté" par les souvenirs donne à lire un récit décousu où les images et les personnages s'entrechoquent jusqu'au délire. Les souvenirs de "la boue de l'enfance", dans les ruelles de Marrakech, se mêlent aux évocations de l'exil et à ce présent sur un banc aux clous rouillés de la banlieue de Clichy.

    Les femmes des premières années et celles des temps nouveaux se télescopent. Ainsi Aïcha la mère devenue folle après la disparition de Mouna la plus jeune de ses filles, Mme Ouaknine, "Maman-l'autre", survivante, avec Ishaq le fossoyeur, de la communauté juive de la vieille cité almohade ou Soukhaïna, la femme aimée par l'adolescent croisent Martine, l'amante aujourd'hui envolée, Yaffa la voisine israélienne que sa mère a abandonnée pour aller vivre à Ramallah avec un jeune palestinien, Laurence, étudiante en art et France Dubois, "fille et petite fille de galeristes de renommée internationale", "la sorcière" qui sonnera le glas des dernières illusions de l'artiste peintre.

    Les compagnons d'infortune du narrateur viennent comme lui d'une autre terre. Ils traînent leur misère et leurs fantômes, d'ateliers de fortune en méchantes chambres de bonne, d'expositions minables en vernissages donnant droit à se sustenter, de petites compromissions en farouches refus d'aliéner leur peinture. Il y a là Antonio le Gitan, l'homme à qui le narrateur dit tout devoir, Harry, qui en fait de son nom afghan s'appelle Harroun, Désiré dit Dédé venu de Martinique et Paco le dernier soutien. À moins que ce ne soit Primera, une chatte recueillie avec qui s'entretient le peintre marocain. La plupart de ces artistes appartiennent à l'"écurie" de M.Mariano, le Catalan propriétaire d'une minuscule galerie dans la rue de Seine. Pour être pingre, il lui arrive tout de même d'en dépanner plus d'un et plus d'une fois même. Comme Kader, derrière le comptoir de son café ou Odette, la propriétaire de La Cambusse chez qui l'on vient casser une graine, arroser une maigre vente ou pleurer la disparition d'un compère.

    Mahi Binebine semble prendre plaisir à décrire (et dénoncer) un milieu de lui bien connu : ce monde de l'art où se joue "une vraie comédie sociale". Ici les collectionneurs sont des "charognards" ; la mort solitaire d'un peintre maudit inversant toutes les côtes : les toiles passent du mépris à la convoitise ; dans les vernissages, les flagorneurs hâbleurs développent "la rhétorique habituelle de ceux qui s'écoutent parler en débitant du vent" ; les engouements médiatiques demeurent éphémères et, chez les marchands d'art, l'appât du gain l'emporte sur la dignité. Le tableau est bien noir et le quotidien des artistes bien gris. Entre eux et les fous, la différence est bien mince. Seule diffère le temps d'immersion dans "l'espace de l'utopie". Séquentiel chez les uns. Définitif chez les autres. Sur son banc, transi de froid l'artiste, a entamé le voyage d'où l'on ne revient pas.

    Edition Fayard, 2004, 228 pages, 16 €

    Illustration: Mahi Binebine, Sans titre, 2008

  • Tous ces mondes en elle

    Neil Bissoondath,
    Tous ces mondes en elle


    neil_bissoondath_l.jpgNée dans les Caraïbes, Yasmin est arrivée très jeune au Canada avec sa mère, Shakti, qui, seule, a élevé son enfant. Yasmin est une femme de quarante ans. Mariée à Jim, ils ont une fille, Ariana. Le récit s’ouvre sur les préparatifs d’un voyage bien particulier : Yasmin part pour rapporter et disperser les cendres de sa mère sur sa terre natale.
    Les seuls liens avec son pays et sa culture d’origine, mais aussi avec l’histoire familiale sont ceux que sa mère lui a transmis.
    Ce retour sur le lieu de sa naissance, la rencontre avec la famille restée au pays, un oncle et une tante, vont susciter chez cette canadienne aux origines antillaises des interrogations sur sa vie et sur elle-même. Tout au long de cette introspection, Yasmin apprendra que les questions renferment plus de valeur que les réponses et les certitudes qui ont été les siennes jusqu’alors.
    Plusieurs voix forment le récit : il y a celle de Yasmin qui raconte son voyage et son séjour dans cette famille qu’elle ne connaît pas, elle y ajoute des réflexions et des commentaires sur cette autre partie d’elle-même : sa vie avec Jim et leur fille ; il y a la mère qui monologue ses souvenirs à une amie alitée et malade ; de leurs côtés, sa tante et son oncle paternels évoquent le passé et notamment l’image forte et controversée de son père ; il y a le jeune Ash et ses certitudes identitaires, anticoloniales et exclusives ; il y a enfin la servante de toujours qui lui révélera avant son retour pour le Canada un lourd et significatif secret de famille.
    Le passé et le présent se télescopent. Par petites touches, par l’évocation de souvenirs lointains ou proches, un « puzzle existentiel » s’ébauche. Une identité aux appartenances multiples se forme.
    Cette construction, difficile et maîtrisée - même si les premières pages laissent une impression de piétinement – traduit la difficulté, la confusion parfois, à donner une cohérence à un tout hétéroclite. Tous les mondes ici évoqués sont bien en Yasmin. Le texte porté par ces voix plurielles, différentes et parfois même contradictoires rend la complexité d’une identité syncrétique et en mouvement.
    Lorsque sa fille lui demande « qu’est ce que je suis vraiment ? » Yasmin n’ose pas lui dire qu’elle est « une enfant unique au monde, née de parents unis par l’histoire, la géographie et des myriades de migrations. (...) Une enfant dont l’existence n’aurait pu être prédite, et dont l’avenir attend d’être découvert ». Elle n’ose pas non plus l’avertir : « ne laisse personne te limiter à des notions convenues de ce qu’est le soi ».
    A la complexité de cette réponse, Yasmin se réfugie derrière une autre réplique : « Est ce que ça ne suffit pas d’être canadienne ? ».
    Sur ce point, c’est la mère de Yasmin qui, sans doute, a le dernier mot : « Je ne suis pas un produit fini (...). Je suis un processus. Même chose pour vous. Et pour chacun. C’est à mes yeux la vérité la plus dérangeante et la plus rassurante sur ce que les jeunes gens d’aujourd’hui appellent l’ « identité ». Figurez-vous, ma chère, je n’ai pas qu’une seule identité. Aucun de nous n’en a juste une. Sinon, quel drame ce serait, vous ne trouvez pas ? ».

    Edition Phébus, 1999, 382p

  • Le Don de Gabriel

    Hanif Kureishi
    Le Don de Gabriel


    hanif-kureishi.jpgQuel est donc le don de ce jeune garçon qui s’évertue tout au long de ce roman à rabibocher ses parents tout juste séparés ? Le gamin à certes des talents multiples : bon dessinateur, doué pour le cinéma, il sait aussi se débrouiller dans la vie et son aptitude à manipuler - au sens positif, nous pourrions écrire à mettre en scène - n’est pas le moindre dans l’affaire qui occupe le lecteur. Avec tendresse et humour, Hanif Kureishi raconte l’histoire de Rex et Christine. Lui, guitariste de rock doué mais qui n’a pas fait carrière, elle, serveuse dans un bar qui en a eu assez de son « bon à rien » de compagnon, « gaspilleur, paresseux et lent » aussi prompt à « boire toute la journée » qu’à désespérer et à s’apitoyer sur son sort.
    Entre nos deux « has been » des années soixante, il y a Gabriel qui, en chef d’orchestre déjà expérimenté, adoucie les aigus, gère les basses, harmonise les désaccords, rapproche les trémolos et sait mettre un bémol aux solos intempestifs. Le gamin (il a quinze ans tout de même) est doué et évolue dans le couple, dans les relations déjantées de ses parents avec maestria. Il ne s’en laisse compter par personne et rien ne peut le détourner de son objectif. Le gamin a de « l’enthousiasme » et ce roman léger traite sur un mode plaisant d’un sujet douloureux, parfois traumatisant : le divorce. L’auteur revient sur quelques-uns de ses thèmes de prédilection (les rapports conjugaux, le désamour, l’indécision masculine...) et comme s’il écrivait le pendant de son précédent et sombre livre, Intimité, il offre ici à ses lecteurs un récit lumineux et heureux.
    Point non plus de minorités, de questionnements identitaires ou d’entre-deux culturels. Le Karim du Bouddha de banlieue ou le Shahid de Black Beauty sont loin. L’ouverture thématique est, depuis belle lurette, complète et le refus de faire rimer écriture avec assignation à résidence clairement affirmée. Avec Gabriel, nulle communauté donc ou alors celle des enfants de divorcés : « Faire partie d’un famille « complète » ces jours ci, c’était appartenir à une minorité ». Et, en toile de fond, la musique rock et cette génération des années soixante. Le bilan que dresse le père à son fils des idéaux de sa génération est sévère : il fallait selon lui démolir sans construire et perdre les intelligences (à commencer par la sienne) en énergie négative : « On trouvait ça rebelle. Mais ça signifiait que j’avais l’âme cynique et je le regrette. Je n’ai pas aimé assez de choses. Je n’ai pas ouvert les fenêtres de mon âme. Je n’en ai pas laissé entrer assez. Si seulement j’avais eu ton enthousiasme. C’est cela l’ambition, rien de plus : de l’enthousiasme et des jambes ».
    La capitale anglaise est l’autre personnage de ce roman. Dans « cette nouvelle ville internationale nommée Londres » où « toutes les races étaient présentes et vivaient côte à côte, la plupart du temps sans s’entre-tuer » et sans que la ville soit « inutilement anarchique ou corrompue », Gabriel évolue avec naturel. Ce qui n’est pas le cas d’Hannah, immigrée d’Europe de l’Est, employée comme fille au pair par sa mère. Elle est encore étourdie par cette « foule indifférente et ses nombreuses langues », perdue dans certains quartiers londoniens qui lui donne l’impression de se trouver à Calcutta, la pauvre et massive jeune fille doit faire attention : « alors que tout le monde était emporté par le courant ; un instant d’hésitation pouvait engendrer un homicide ».
    Né en 1954 d'un père pakistanais et d'une mère anglaise, Hanif Kureishi est l'auteur d'une dizaine de pièces de théâtre, de nombreux scénarios parmi lesquels les célèbres My Beautiful Laundrette (Oscar du meilleur scénario en 1986) et Sammy et Rosie s'envoient en l'air, mis en scène par Stephen Frears. Il a publié plusieurs romans et recueils de nouvelles (édité en France chez Christian Bourgois).

    Edition Christian Bourgois, 2002, 302 pages, 23 €

  • Quelle nuit sommes-nous

    Hafid Aggoune,
    Quelle nuit sommes-nous ?


    rhone.jpgPour son deuxième roman, le jeune et remarqué prodige 2004 de la littérature française confirme ce qui n’aurait pu être qu’une heureuse éclaircie. Quelle nuit sommes-nous ? est du même tonneau que Les Avenirs. À boire sans modération et à savourer par petites mais répétées gorgées tant le breuvage distillé par ce jeune homme de vingt-huit ans libère des illusions pour aller à l’essentiel. C’est du suc que sert Hafid Aggoune. Son écriture, élégante et précise, balance entre émerveillement et angoisse. Magnifiant l’instant présent, elle est sur le fil du rasoir. Comme la vie.
    Plus encore peut-être que son premier et déjà court roman, l’intrigue de Quelle nuit sommes-nous ? est minimaliste, corsetée à l’excès, dépouillée de tout artifice. Qu’on en juge.
    Le narrateur, Samuel Tristan, préfère la nuit au jour. Libre de toute attache, il vit la nuit. En quête de beauté, il trouve l’oubli dans des errances nocturnes. « Nuit sans aube », ses errances sont sans promesse a contrario des illusions dispensées par la lumière du jour. Il part pour Venise où un petit boulot l’attend. Il emporte avec lui son vieux sac bourré de livres et ses deux tapis. Là sur une île, dans ce qui fut hier un hôpital psychiatrique, il devra garder et entretenir les lieux. Il y retrouve Émeline, une Française. Elle sculpte tandis que lui débroussaille un sentier, luttant contre les ronces. À mesure de sa douloureuse et victorieuse progression contre les « ténèbres » Samuel revisite son propre cheminement, ses propres démons. Rien d’autre ou à peine plus.
    Tout commence par un autre arrachement, une fugue à l’âge de quinze ans. Fugue sans retour mais aussi renaissance car « fuguer est le contraire d’un suicide : on part pour vivre et ce n’est pas une tentative de vivre, mais l’unique essai pour le faire ». Dénouant tout lien avec son passé, Samuel Tristan sera sa nouvelle identité : « l’ancien nom quittera ma mémoire » dit le narrateur. N’appartenant à aucun espace ( » les lieux je les quitte comme s’ils n’existaient pas, comme s’il n’y avait pas de frontière »), Samuel sera Sahel à Sidi Ifni, Salih dans le massif kabyle, Saleh à Djerba, Salim en Libye, Salman à Alexandrie, Saji à Beyrouth, Samih au Yémen…
    Si les points communs avec son premier roman sont nombreux (éloge du livre, des langues, ces trois « piliers » que sont l’arabe, l’hébreu et le français, fragilité des âmes, hôpital psychiatrique, quête d’absolu, éloge de la Nature et dénonciation des travers de la modernité…) Quelle nuit sommes-nous ? est d’une tonalité plus sombre, plus désespérée. Tragique même : « Je me retrouve seul, emporté par le courant, livré à mon mal, entouré par les ténèbres invisibles, jeté corps et âme dans cette quête d’une poésie absente du monde, sans espoir ». À l’image du papillon qui vient se brûler les ailes sur la flamme dispensatrice de lumière, la connaissance a un prix. Hafid Aggoune rappelle qu’« il n’y a qu’une liberté, et son nom sera toujours écrit avec les lettres du sacrifice et du deuil ».
    Et puisqu’il est question de prénoms dans ce livre rappelons que le prénom Hafid signifie : protecteur, celui qui, par sa connaissance du texte sacré, prend soin d’autrui, maintient les êtres dans l’existence. Sans aller jusque-là, Hafid Aggoune, comme Samuel dans le roman, ouvre un chemin, « une voie libre », pour, d’une autre façon, échapper à cette « longue nuit d’inhumanité » : « Fuis, chasse la honte de ton corps, arrache la culpabilité de ta tête, griffe les remords, échappe-toi, pense à toi, protège l’amour qui te contient, que tu contiens, garde-le pour tes pas sur terre, donne-le aux visages dont tu ignores tout, préserve tes caresses pour la peau qui te rend la félicité ».

    Edition Farrago 2005, 122 pages, 15 €

  • Les Avenirs

    Hafid Aggoune
    Les Avenirs


    20081001094657!HA5.jpg“Elle est le rêve sur mes rêves. J’ai dix-sept ans. C’est mon premier amour. Je sais aussi qu’il est trop tard, que nos regards ne se croiseront plus. Je n’oublie pas la guerre. Je crois cela jusqu’à cette vision d’elle dans la foule, ce matin d’automne. Il faut attendre. Dans les salles de cours, nous sommes moins nombreux cette année. J’ai déjà peur pour elle.”
    Cette année, c’est l’année 1942. L’homme qui écrit ces lignes est un vieillard de soixante-dix-sept ans qui a passé près de soixante ans dans un asile. Ce premier amour se nomme Margot. Margot peint. Margot est juive. Juive sous l’Occupation. Le narrateur, Pierre Argan, mêle de lointaines racines amérindiennes par une arrière-grand-mère à une double origine, kabyle et française. À deux ans, son père l’envoie en Algérie. Il y restera en exil, loin de la langue française et loin de sa mère : “Durant ces deux années, nous étions morts l’un pour l’autre, ma mère sans moi, moi déporté d’elle. J’étais devenu un enfant imaginaire. Déporté, ça veut dire être loin de ce qui nous porte, loin de la vie.” 1942, Pierre et Margot s’aiment. Clandestinement. Ils projettent de fuir. Avant, ils cachent dans un cimetière vingt-cinq des toiles peintes par Margot. La dernière, Margot l’a appelée Les avenirs et a voulu la garder avec elle. Le 1er novembre, Margot Klein est emportée dans un train. Ce jour-là, pour Pierre, “la vie s’efface”. Il est emporté dans “un exil intérieur”, un exil de soixante années, “effaçant toute conscience de soi, tuant du même coup les deux douleurs qui grouillaient au fond de mon âme, cette cicatrice algérienne et ce premier amour avalé par le néant”.
    Une autre mort ramènera Pierre à la vie. Celle d’un pensionnaire qui s’est pendu. Pendant toutes ces années, Pierre, assis sur un banc regardait l’homme peindre dans le vide. Sa main s’agitant dans l’air comme un pinceau sur une toile, “c’était un astre perdu dans ma longue nuit”. Seul Pierre distinguait les tableaux. Vingt-six toiles suspendues au-dessus des pierres, flottant dans l’air. Le 11 Septembre 2001, Pierre a fui l’asile de la Luz pour revenir à Paris où, par l’écriture, “il se redonne vie” et “éclate en mille morceaux de mémoire”.
    Dans ce premier roman, écrit par un jeune Stéphanois de trente et un ans, plébiscité par les libraires et la critique, les éléments narratifs sont secondaires. Seule importe ici l’écriture, poétique et mystérieuse, parfois même impénétrable. Par ses mots, Hafid Aggoune a su recréer un monde, faire vivre et ressentir jusqu’au malaise la fragilité de l’humaine condition confrontée à la souffrance, au réel, à la mémoire et à cette humanité qui n’a toujours pas su trouver son cœur. La phrase est courte mais jamais sèche. Plutôt évanescente, fragile, comme en suspens. Passant d’un état à un autre, d’une sensation à une autre, d’un souvenir à un autre. D’une douleur à une autre. Il n’y a pas de fil conducteur pour indiquer le sens. Plutôt un écheveau de fils mémoriels et existentiels emberlificotés.
    L’écriture seule pourrait le dénouer, le desserrer pour éviter l’asphyxie : “Toute mon existence aura été la recherche de ce lieu habitable, un monde vivable, ma langue, le livre” écrit Pierre qui, pour “refaire le monde”, pour “supporter cette impossibilité de rejoindre autrui” a fait de l’écriture sa nouvelle “chair”. Point d’illusion ici. Le temps n’existe pas et autour de chacun “il n’y a rien”, “rien sur quoi se tenir”. Pourtant Les Avenirs n’est nullement un tableau sombre, plutôt une généreuse invitation à saisir l’éphémère, à “apprendre à aimer cette vie et ce monde qui recommencent toujours, parce que nous sommes fragiles”.


    Edition Farrago, 2004, 148 p., 15 €

  • L’armoire aux secrets

    Mélina Gazsi
    L’armoire aux secrets



    france_algerie-1.jpgPar mille et une radicelles, la longue histoire de la France et de l’Algérie, s’enracine dans les consciences. Ces deux pays, chacun à sa manière, se réapproprient une mémoire cahotante, oubliée ou falsifiée. En France, des travaux de l’historien Benjamin Stora au tout début des années 90 ou le procès autour du 17 octobre 1961 (Einaudi c/Papon), la vérité historique paraît vouloir s’affirmer chaque jour un peu plus.
    Un autre pan de cette union contrainte s’entrouvre à la connaissance : celui des amours - et désamours -, qui ont unit les hommes et les femmes de ces deux pays. Avec Elise ou la vraie vie, Michel Drach, en septembre 1970, donnait pour la première fois à l’écran, le récit de ces si particulières histoires d’amour. 20 ans plus tard, en 1989, Tassadit Imache dans Une fille sans histoire dresse le portrait de Lil, la fille d’Huguette et d’Ali. Daniel Prévost confiait il y a peu ses affres psychologiques à s’extraire du silence et des tortures maternelles pour aller à la rencontre de cette autre partie de lui même : un père algérien.
    De l’autre côté de la Méditerranée, avec Les Amants désunis, le récit des amours contrariées par l’Histoire d’une Suissesse et d’un Algérien, Anouar Benmaleck offrait en 1998, une nouvelle version de ces amours des deux rives inaugurées, en 1953 (!) par La Terre et le sang de l’inestimable Mouloud Feraoun.
    L’histoire remonte à la surface. Avec L’armoire aux secrets, Mélina Gazsi ajoutait une nouvelle page à ce chapitre des relations franco-algériennes qui est loin d’être écrit.
    Fille d’une mère bretonne et d’un père algérien, Mélina ignore tout de ce dernier. Un secret plane sur les circonstances de son départ forcé ou de son abandon programmé. Tout cela remonte à cette période confuse et difficile de la guerre d’Algérie. Jamais Mélina ne saura vraiment. Face au silence maternel elle laissera son imaginaire donner un sens au non-dit, au mystère : elle s’invente un père héros de la guerre d’indépendance, maquisard en Algérie.
    Mélina va vivre avec cette absence et se construire, en apparence du moins, de manière complètement détachée, désengagée de son origine algérienne. En apparence seulement, car et c’est l’extraordinaire de ce récit, cette origine semble, de manière souterraine, déterminer l’essentiel de l’existence de Mélina : relations, mode de vie, activité professionnelle et même cette rencontre avec Chérifa - hasard ou nécessité? - qui sera celle qui lui permettra de retrouver, de manière imprévue, involontaire, sans motivation apparente, en 1992, son père resté en Algérie. Ces retrouvailles, orchestrées par le père avec emphase à l’aéroport d’Alger, déboucheront sur bien des interrogations et une certitude : un fossé culturel sépare le père de son enfant. Les incompréhensions ne portent pas seulement sur l’histoire familiale, mais concernent aussi les comportements présents. Si le père algérien a légué un héritage à ses enfants français, il ne leurs a pas laissé de testament. A chacun échoira la lourde tâche de se construire avec, contre ou à côté de cet héritage complexe et diffus. A Alger, Mélina et son père tenteront de rattraper le temps perdu, ils se livreront l’un à l’autre. Trop vite peut-être pour pouvoir s’apprivoiser l’un l’autre.

    Ainsi, par un mouvement lent, continu et significatif –, mais, a posteriori, ne fait t-on pas dire aux faits plus que ce qu’ils ont signifié réellement? – les origines algériennes de Mélina, ses origines oubliées, refoulées qu’elle a même tenté de cacher, ont rattrapé la jeune femme. “Le hasard, encore le hasard. Et l’Histoire qui danse avec la mienne, écrit Mélina Gazsi, si petite que parfois, j’en ai honte”.
    L’Histoire des passions franco-algériennes a produit des milliers de ces histoires, plus ou moins lumineuses, plus ou moins sombres. Le hasard n’y tient pas une si grande place. Seulement ces existences portent en elles et avec elles un champs des possibles bien plus grand, le nombre des bifurcations potentielles y est plus élevés. Pour peu que l’Histoire écoute la mémoire de ces milliers d’histoires, s’en nourrisse alors, l’une de ces bifurcations s’appellera amitiés franco algériennes.

    Edition de l’Aube, 1999