Abdel-Hafed Benotman
Les Forcenés
Abdel-Hafed Benotman s’est éteint vendredi 20 février. Né un 3 septembre 1960 à Paris l’écrivain Abdel-Hafed Benotman n’avait donc que 54 ans. L’ex-taulard, incarcéré pour la première fois à 16 ans, plusieurs fois en cavale, militant anticarcéral, était auteur de polars et de nouvelles, poète, scénariste et dramaturge. En 1996, il est victime d'un double infarctus en prison et doit être opéré. Depuis Abdel-Hafed Benotman était en insuffisance cardiaque.
En 1992 paraît Les Forcenés (recueil de nouvelles Éd. Clô, réédité en 2000 chez Rivages/Noir. Éboueur sur échafaud, son roman autobiographique sort en 2003 (Rivages/Noir). Puis viennent : Le Philotoon's: Correspondance entre l'auteur en prison et des amis de l'intérieur et de l'extérieur, Éd. L'insomniaque, 2006 ; Les Poteaux de torture, second recueil de nouvelles, Éd. Rivages 2006 ; Marche de nuit sans lune, roman, Éd. Rivages 2008 (qui serait en cours d'adaptation par Abdellatif Kéchiche) ; Garde à vie : roman jeunesse, Éd. Syros 2011 ; Gonzo à gogo : de Ange Rebelli et Jack Maisonneuve, roman, Tabou 2012 ; Coco, Éd. Écorce 2012
A sa sortie, Les Forcenés fut à la fois une révélation et un choc. Révélation car l’auteur, truand, récidiviste, incarcéré depuis 1990 pour vol, y affirme un talent certain et déjà une puissante capacité d’évocation. Sans être un thème central des récits, l’univers de la prison, du détenu ou du délinquant est abordé de manière allusive ou humoristique dans trois des nouvelles (Les Dents blanches, Bénéfice et Les Bras cassés). Un choc parce que l’auteur plonge sa plume dans les entrailles, le tréfonds du tréfonds. Les siennes. Les nôtres. Celles de la société. Là où peu nombreux sont ceux qui osent s’aventurer, lui, y extirpe le plus noir, le plus crasse, le plus dangereux, l’incontrôlable, le démentiel, l’incongru : sexualité, violence, cruauté. Il ne prend pas de gants pour sa descente macabre, il y entraîne le lecteur presque malgré lui. Et ce n’est pas là la moindre de ses prouesses.
Inclassable et iconoclaste, Abel-Hafed Benotman est sans respect pour les canons de la bienséance et du bien-penser.
Le livre est dérangeant. La question lancinante hante le lecteur : pourquoi cette violence, ce déchaînement de violence insoutenable, ces phantasmes, ces délires sexuels, ces meurtres ? Pas de ceux proprement et cadotiquement distillés par la télévision à longueur de programme et de série américaine. Non ! des sordides, des bien sales. Des bestiaux. De l’abattoir qui sert à découper de la viande humaine (voir Le Bilboquet, Arc-en ciel ou la terrible nouvelle qui ferme le recueil, L’Amie des ombres).
Ce livre est d’autant plus désagréable que sa lecture ne laisse pas le lecteur indifférent. Pourquoi ne pas balayer les pensées, arrêter la réflexion par un « laissons tomber, il s’agit là des délires et des phantasmes d’un auteur bien peu fréquentable ». Pourtant on ne s’y résout pas. Mieux, on va jusqu’au bout, tenu en haleine autant par les qualités d’écriture de l’auteur que par l’extraordinaire et le mystère des histoires racontées. Même si, et loin de là, on ne partage pas toutes les opinions émises, force est de reconnaître qu’il est par ailleurs relativement facile d’attirer le lecteur vers le beau, le bon, le juste, le convenu, le prêt à penser qui assure bonne conscience et réponse à tout. Plus difficile est de prendre la direction opposée, sans faux-semblants médiatiques ou autres et de mettre sous le nez propret de son lecteur les déjections de ses semblables.
Pourquoi ? Pourrait être la question à poser à cet auteur. Pour déranger ? L’écriture comme dérivative ? Pour pousser ses concitoyens à réfléchir en leur balançant en pleine face l’indicible des hommes et de leur société ? Voilà ce que semble faire Abel-Hafed Benotman et ne cachons pas que cela fait parfois mal.
Après avoir lu Les Forcenés, le lecteur a envie d’aller se laver, se purifier. À grandes eaux. D’aller se ressourcer. Se réconcilier vite avec l’univers et sa création. Avec soi-même.
Rivages/Noir, 180 pages, 2000