Ahlam Mosteghanemi
Mémoires de la chair
Dans un long monologue intérieur, un homme revisite, pour mieux s’en débarrasser, sa passion pour une jeune femme.
L’ancien moudjahid qui a payé une première fois le prix de la chair pour ses illusions, s’apprête sans le savoir à en payer un second tribut. Lui, le maquisard qui a laissé un bras pour que son pays recouvre liberté et dignité, lui le célébrissime peintre algérien qui a préféré l’exil aux compromissions avec le régime et ses affidés ne se doute pas qu’en croisant par hasard cette jeune femme qui pourrait être sa fille, va voir sa vie basculer. Mémoires de la chair ne constitue pas un resucée du lai d’Aristote, une énième version de cette faiblesse qui pousse certains hommes vieillissants à s’amouracher jusqu’au ridicule d’une jeune et fraîche donzelle.
Certes, Hayat est belle, lumineuse, intelligente, désirable dans sa robe blanche, mais, virevoltante, elle reste insaisissable. Khaled l’aime. Ahlam Mosteghanemi décrit les différentes phases de cet amour irréel depuis la première rencontre dans cette galerie parisienne où Khaled expose ses toiles jusqu’aux affres de la jalousie et du dépit qui fait les jours vides et les nuits sans fin. Passion démesurée, envahissante, exclusive et pourtant cet amour ne se nourrira que de rêves et d’illusions. Tout le reste, c’est-à-dire « tout ce qui n’advint pas » ne sera que littérature. Car, entre Khaled et Hayat, il ne se passera rien. Un simple baiser volé à l’intimité d’un couloir qui, un bref et court instant, rapprocha dangereusement deux corps désirants.
Ahlam Mosteghanemi écrit l’histoire d’un amour algérien qui par bien des aspects prend « la forme du pêché ». Pourquoi Khaled s’est-il toqué de cette fille dont il a deux fois l’âge ? Et pourquoi justement Hayat, la fille de Si Tahar, son ancien et vénéré chef de maquis, celle qu’il ira lui-même reconnaître à la mairie de Tunis pour son père resté à se battre ? Non Hayat n’est pas une belle écervelée qui se joue de la passion de Khaled. Elle est la mémoire de son passé de combattant. Elle réveille chez l’exilé, le souvenir de sa ville natale, Constantine. Elle est l’Algérie, autre figure de Nedjma de Kateb Yacine qui, avec Malek Haddad court à travers les pages de ce roman. Hayat symbolise la plénitude d’une vie. L’échec amoureux laisse place au néant. Khaled comme ces ponts de Constantine qu’il ne cesse de peintre sur ses toiles, est au dessus du vide (voilà qui fait penser à Mourad Djebal et à ses Sens Interdits).
A l’image de cet amour sans lendemain, le roman brosse l’histoire d’une génération, « tuée par ses rêves ». Lorsqu’à l’automne de cette terrible année 1988, Khaled doit pour une deuxième fois séjourner en Algérie, le pays, comme lui, « entre dans l’âge du désespoir ».
Pour Mémoires de la chair ou Mémoires du corps, texte écrit en arabe et publié en 1993 à Beyrouth (« Dhakirat al-jassed »), Ahlam Mosteghanemi a reçu le prix Naguib Mahfouz et le Prix Nour de la meilleure œuvre féminine en langue arabe. Réédité dix-sept fois, traduit en plusieurs langues, le livre connaît une renommée exceptionnelle et a fait l’objet de nombreuses études et recherches universitaires de par le monde. La traduction n’est sans doute pas toujours à la hauteur d’un texte dont le grand Naguib Mahfouz a dit son plaisir à lire « ce livre magnifiquement écrit ».
Traduction de l’arabe (Algérie) par Mohamed Mokeddem, Edition Albin Michel, 2002, 331 pages, 20 euros
Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 47
-
Mémoires de la chair
-
Fais voir tes jambes, Leïla !
Rachid el-Daïf
Fais voir tes jambes, Leïla !
Un spectre hante le monde arabe : le spectre du désir et de la sexualité. Contre lui, tous les censeurs de tous les pays arabes se sont ligués, au diapason d’islamistes hystériques à force de vouloir « cacher ce sein » et le corps tout entier des femmes objets de toutes les (diaboliques) tentations, de tous les fantasmes et… frustrations.
Pour en rester à quelques exemples, ces thèmes occupent des pages entières de salubres romans diffusés parfois sous le manteau. Il y a ainsi Dérèglements (2002) du Syrien Amar Abdulhamid, L’Immeuble Yacoubian (2006) de l’Égyptien Alaa Al-Aswany, L’Amande (2004) de Nedjma, anonyme marocaine ou Ma Boîte noire de Driss Ksikes (2006) également marocain ou encore Un été sans juillet (2004) de l’Algérien Salah Guemriche… Dans son précédent et savoureux Qu’elle aille au diable Meryl Streep !, le Libanais, Rachid el Daïf, posait déjà la question des rapports entre hommes et femmes.
Le lecteur retrouvera avec délices ici le ton de la farce et de la bouffonnerie cher à l’auteur. Professeur de littérature arabe, versé dans les lettres classiques, il est un lecteur attentif du Livre des chansons, écrit au Xe siècle par Abu Faraj al Isfahani. Certaines scènes de ce livre vieux de onze siècles inspirent, aujourd’hui encore, le regard malicieux que porte l’auteur libanais sur la société et ses contemporains. L’ironie ici n’est jamais méchante. Empreinte de tendresse, elle rend les personnages - tous les personnages - sympathiques et émouvants, empêtrés qu’ils sont dans leurs contradictions entre leurs aspirations et le respect des règles sociales, morales et/ou religieuses.
Au volant de sa maudite Subaru que lui a refourguée son pote Rafic, le narrateur de Fais voir des jambes Leïla !, vient d’être victime d’un accident. À son réveil, l’homme se rappelle les déconvenues qui ont précédé l’accident. Cette voiture d’abord : symbole d’une société de consommation effrénée, d’appât du gain et de combines en tout genre. Après son acquisition, le narrateur se rend compte qu’il se retrouve dans une galère sans nom : les pièces de rechange sont introuvables au Liban, prohibitives à l’importation et pour la revendre il faudrait dénicher, après lui, un autre pigeon. Le Beyrouth d’El-Daïf est un Beyrouth matérialiste, on y fait l’amour pour de l’argent, on y vend des livres photocopiés, des logiciels piratés, etc.
Mais là n’est pas son principal souci : son père âgé de soixante-cinq ans entretient une relation avec une jeune femme de trente ans qu’il a décidé d’épouser. Pour ce faire, il a déjà hypothéqué le domicile familial. Pour le fiston « il y a un piège là-dessous, c’est certain ! ». Aussi, va-t-il tout mettre en œuvre pour s’opposer au paternel projet. À commencer par un infantile chantage. Des jours durant, sur le balcon de l’appartement, il s’expose au soleil estival. Pendant que lui brûle et se déshydrate son père, comme indifférent, mange et boit à sa guise. Alors germe une autre idée : offrir à son géniteur - partager plutôt avec lui ! - sa petite amie, la belle Leïla, avec qui il entretient un sporadique commerce amoureux. Ainsi comprendra-t-il que pour assouvir ses désirs charnels, il n’est pas obligé de se marier où alors qu’il le fasse avec une femme de son âge ! de sorte qu’il évitera d’enfanter et le fiston, lui, s’évitera de devoir assumer quelques responsabilités et autres dépenses à l’avenir. Point de morale dans l’affaire, le souci matériel est exclusif.
Mais voilà, peu chaut au père les manœuvres et inquiétudes de son fils. Encore fringant, il semble jouir de la vie quand l’autre se ronge les sens, il fait l’amour, avec empressement et savoir faire avec la jeunette de vingt ans que son fiston lui fourgue entre les mains après l’avoir, lui-même, excitée ! Pragmatique et sensé, il fait en toute chose à la mesure de son humaine condition : « mon Dieu à moi est tout petit, il est juste à la taille de mon cœur, tandis que le tien est trop grand pour toi ! » dit-il à son rejeton gagné par un conformisme religieux de façade.
Alors ultime et diabolique manigance du narrateur : coucher avec Z., la (future) épouse de son père, et ainsi empêcher l’union avec cette femme dont la laideur a déjà repoussé tous les autres hommes de la ville ! « Et dire que les hommes croient comprendre les femmes ! » Lui peut-être moins que les autres encore. « Tu n’es qu’un homme aussi mauvais que les autres » lui assène l’infortunée Z. Empêtré dans son innocente et machiste suffisance, le narrateur s’emberlificote entre ses désirs et ses valeurs : « Leïla est vraiment une fille super (…) si elle avait été un peu moins libérée, j’aurais pu penser à elle plus sérieusement ».
De machination en machination, de suspicion en suspicion - depuis l’homosexualité supposée du père jusqu’à croire être devenu lui-même objet de manipulation par le trio formé de son père, de Leïla et de Z - le narrateur finit par admettre : « rien ne se passait comme je l’avais cru ». Humilié, il croit même être victime d’une injustice : « pourquoi tout ce que je fais finit-il par se retourner contre moi ? ».
Traduit de l’arabe (Liban) pas Yves Gonzalez-Quijano, Actes Sud, 2006, 175 pages, 18 €
-
Bleu blanc vert
Maïssa Bey
Bleu blanc vert
Maïssa Bey s’est attelée à un difficile pari : faire revivre trente années de l’histoire algérienne à travers l’amour de Lilas et d’Ali. En 1998, dans Les Amants désunis, Anouar Benmaleck tissait déjà le tableau de la société algérienne en remontant cette fois jusqu’à la présence coloniale grâce au fil ténu d’un autre amour, celui unissant dans un siècle tourmenté un Algérien et une Suissesse.
Tâche ardue que de restituer l’histoire sociale et politique, depuis 1962 jusqu’en 1992, sans tomber dans un pathos démonstratif ni réduire la consistance des personnages à une peau de chagrin informe. Globalement, Maïssa Bey évite ces deux écueils et signe là peut-être le premier roman de l’Algérie indépendante : depuis les premiers jours de l’indépendance jusqu’aux années quatre-vingt-dix, depuis l’euphorie des premières heures d’un pays retrouvé et gorgé d’un soleil prometteur, jusqu’à la nuit noire qui s’est abattue sur une terre inondée de larmes et devenue rouge du sang des innocents. Premier roman de l’Algérie indépendante parce qu’à la différence des autres et nombreux romans algériens qui n’en finissent pas de disséquer l’histoire contemporaine et lointaine de l’Algérie, Bleu blanc vert - tout un symbole déjà de la volonté de l’auteur dans le titre - revisite quasi chronologiquement les grands moments et les événements de son pays.
Quand Maïssa Bey utilise le grand angle, les grandes avenues de l’Histoire défilent, une histoire rythmée en trois temps : les espoirs de la première décennie d’abord, « l’ombre de la grande désillusion » qui se profile dans les années soixante-dix ensuite et enfin la descente aux enfers, provoquée par un FLN devenu « le parti honni de tous » et des islamistes de plus en plus exigeants et semeurs de peur.
Quand elle se sert d’une focale plus réduite et parfois de la loupe elle est alors au plus près des êtres, de leur quotidien, de leurs espoirs et de leurs souffrances souvent cachées. On retrouve ici la Maïssa Bey intime et sensible, capable de rendre l’intériorité de ses personnages. Celle des femmes bien sûr. Il y a Lilas, mais aussi sa mère, veuve qui seule a élevé ses enfants ou la mère d’Ali, épouse délaissée puis abandonnée par son mari devenu un de ces dignitaires du régime qui se sont appropriés la révolution, le pays et le peuple. « Quand donc l’ambition et la cupidité ont-elles dénaturé le sens qu’il voulait donner à sa vie en s’engageant pour défendre le droit à la liberté de tout un peuple ? Et qu’a-t-il bien pu se passer pour que ces idéaux si chèrement défendus soient aujourd’hui dévoyés à ce point ? » se demande Ali à la mort de son père. Ces pères « auraient-ils failli » ?
Mais, peut-être est-ce une nouveauté dans son œuvre, Maïssa Bey donne ici consistance à un personnage masculin, Ali, décrivant avec vraisemblance et sans caricatures, ses interrogations, ses paradoxes et ses quêtes.
Le récit est rythmé par les perceptions différentes d’Ali et de Lilas. Regards portés in petto par un homme et une femme donc sur la société et leur vie commune. Lui est avocat, témoin des violations des droits de l’homme et des droits politiques ou des dénis identitaires. Elle est psychologue, témoin d’une société malade, au plus proche de la détresse et des dérèglements humains. Chacun raconte les ressorts d’une histoire familiale sur trois générations, et surtout leur amour. Exceptionnel amour peut-être parce qu’unissant deux être libres, jamais entravés par le poids des convenances et des traditions, et respectueux de la liberté de l’autre. Malgré les aléas de la vie à deux…
Il n’est pas question de revenir ici sur cette chronologie, ce compte à rebours tragique qui fait que, « plus nous avançons, plus nos rêves s’éloignent » dit Lilas. D’ailleurs l’essentiel n’est peut-être pas là. Maïssa Bey montre le quotidien déliquescent, les adaptations et les transformations des Algériens eux-mêmes. Elle montre surtout que ces trois couleurs nationales exigent la participation de tous, hommes et femmes et s’interroge dès lors : « comment toute une société peut-elle fonctionner et s’organiser en faisant totalement l’impasse sur un sentiment aussi essentiel, aussi beau que l’amour ? ».
Pourtant s’il faut parfois, dans des moments de détresse et de doute « se délester de l’insoutenable légèreté des rêves », pour Ali et Lilas, personne en Algérie ne parviendra à « assassiner l’espoir ».
Edition de l’Aube, 2006, 284 pages, 19,50 € -
Le jour du Watusi II, Du vent et des bijoux
Francisco Casavella
Le jour du Watusi II, Du vent et des bijoux
Il s’agit du deuxième volet d’un triptyque commencé avec Les Jeux féroces et qui se refermera avec Le Langage impossible. Dans Du vent et des bijoux, on retrouve le même narrateur, Fernando, qui, tout en relatant l’histoire de sa vie, écrit un étrange rapport pour un mystérieux Lecteur. Il faudra sans aucun doute attendre les dernières pages du troisième et dernier tome pour que tout prenne un sens.
Pour l’heure, Fernando se raconte et à travers lui raconte l’histoire de l’Espagne et de la Barcelone des quarante dernières années. Le 15 septembre 1971, le Jour du Watusi, Fernando, enfant, courait en compagnie de Pepito, à travers la ville pour tenter de retrouver ce Watusi, un mythique et improbable voyou, accusé du meurtre de la fille d’un caïd du quartier de la montagne de Montjuïc. Le gamin et sa mère échapperont à la vindicte du parrain des cabanes mais devront quitter fissa le taudis. C’est ici que commence Du vent et des bijoux qui reste traversé de bout en bout par la mémoire et la quête du Watusi, une « mémoire transformée en une vie inventée » par Fernando mais qui sera aussi détournée, pervertie, salie.
Fernando et sa mère s’installent dans une méchante et triste loge de concierge à Barcelone même. Pour arrondir les fins de mois, Flora s’improvise vendeuse en cosmétique des produits Proust, organisant dans son antre bien peu hospitalier des après-midi vente sans succès. En 1975 elle rencontre Carmelo qui la sortira de sa loge, lui fera deux autres enfants et mettra le pied à l’étriller de l’ascension sociale au jeune Fernando. En ces années 1976-1977, le gamin des rues a grandi. Il a dix-neuf ans et tout à apprendre de la vie d’autant plus qu’il va évoluer dans un milieu, celui de la banque et de la politique, opaque et manipulateur, tripatouillant aussi bien le passé récent que l’avenir d’une Espagne, libérée du Caudillo et ouverte au vent de la démocratie. Il lui faudra pour mériter l’adoubement du sérail faire montre de docilité, de servilité même et de pas mal de cynisme.
Fernando aurait pu être oublié au sous-sol de la Banque citoyenne n’était Ballesto, l’homme à tout faire de l’établissement, qui le sortira d’un quotidien à l’horizon gris et bouché. Ballesto, le ci-devant et énigmatique Boris, sera, un temps, l’idéal et le modèle de Fernando. L’homme a du charisme, de la culture, de l’entregent et de la poigne. Avec les pontes de la banque, Don Carlos Del Escudo et son successeur à la direction générale Don Tomas Del Yelmo, ils décident de créer un parti politique, le « Parti libéral citoyen », moins pour participer à la démocratie naissante qu’histoire de recycler de vieilles casseroles et de tirer les marrons du feu. « Aujourd’hui, tout le monde se lance dans la politique. Peut-être pour ne pas être largué… Piétiner les autres pour ne pas être piétiné… ». Sur cette Espagne de la transition, Casavella porte un regard désenchanté qui laisse un goût amer en bouche : tout ici n’est que faux-semblant, manipulations, mensonges et solitudes. Le whisky coule à flot, les pilules sont ingurgitées ad libitum, les nuits blanches se terminent dans les boîtes et autres bordels de luxe de la capitale catalane ou de sa sœur castillane, les filles sont achetées à coups de Jaguar et de bijoux, « la sous-espèce des journalistes » est graissée avec force et lourdes enveloppes… Le personnel, valets et autres cadets de l’ancien régime, se recycle à gogo, changeant et détournant les règles du jeu : « de la loi à la loi, en passant par la loi, comme au jeu de l’oie, j’ai le droit de rejouer ». À sa façon, Ballesto administre des cours de philosophie politique au jeune Fernando : « tous les enfants de putain qui n’ont pas bougé un petit doigt de vérité de toute leur vie sont en train de bâtir l’Histoire ».
Cette période d’ouverture à la démocratie n’aurait-elle été qu’un vaste courant d’air, du vent dont on se gargarise histoire de taire le passé des uns et des autres et de mystifier le chaland ? Du vent à l’instar de la société de consommation qui elle aussi profile son ombre envahissante : publicitaires et « escrocs intellectuels » commencent à distiller leurs « parfums de pacotille ». On achète les esprits avec du vent et les corps à coups de bijoux. « Nous sommes ici pour enterrer des cadavres (…). Nous avons monté cette machination pour que tout soit bien enterré » dit Ballesto. Ce qu’il ignore encore, lui qui est loin d’être tombé de la dernière pluie, c’est qu’en politique il en est comme dans les gares : une machination peut en cacher une autre…Passionnant ! Francisco Casavella, le jeune prodige de la littérature espagnole, distille le doute et l’inquiétude chez son Lecteur.
Traduit de l’espagnol par Claude Bleton, Edition Actes-Sud, 496 pages, 23 €
-
Le jour du Watusi I, Les Jeux féroces
Francisco Casavella
Le jour du Watusi I, Les Jeux féroces
Barcelonais de quarante-deux ans et auteur de quatre romans à la sortie de ce premier tome du Jour du Watusi, Francisco Casavella appartient à la jeune génération des romanciers espagnols et la critique hispanique voyaient en lui un des piliers de la nouvelle littérature nationale. Les Jeux féroces est le premier volet d’un triptyque sur « une Espagne de la transition qui titube entre franquisme moribond et démocratie balbutiante » (dixit l’éditeur). Les deux autres tomes, Du vent et des bijoux et Le Langage impossible sont parus la même année. Francisco Casavella écrit dans une langue touffue et chargée, une densité nourrit de précisions et de descriptions, d’allusions, de renvois et de rappels. Il dissèque la ville, les groupes sociaux et l’histoire récente de son pays.
Cette première livraison s’ouvre sur l’année 1995 et sur une mystérieuse demande de « Rapport » par un non moins mystérieux « Lecteur » qui conduit, Fernando, le narrateur, à évoquer un souvenir personnel : une journée d’août 1971, la plus importante de sa vie où, pendu aux basques de Pépito le boiteux, un petit gitan paria, il court à travers les bas-fonds de la ville à la recherche d’un certain Watusi accusé du meurtre de la petite Julia.
Julia appartenait au clan des de Celso qui s’est empressé de dépêcher ses sbires sur les traces du Watusi, truand bringueur et danseur, figure mythique du quartier, personnage improbable et invisible qui n’apparaît qu’à la toute fin du roman. Une course poursuite s’engage alors entre les deux gamins et les tueurs de la famille. Dans un taudis rendu boueux par une pluie meurtrière, les deux apprentis justiciers naviguent de lieux interlopes en bouges, de chapardages à l’étal en vols de voitures, passent d’un lupanar au zoo de la capitale catalane, s’efforcent de fausser compagnie à une bande de voyous sadiques et d’éviter les envoyés des de Celso.
Cette course justicière et initiatique - l’apprentissage de la peur - révèle la zone barcelonaise, sa faune, « rebuts humains pathétiques de cette montagne » où les paumés, les truands en tout genre et de tous âges, les prostitués au grand cœur et les putes vénales, les flics véreux et les familles des taudis se mêlent, cohabitent tant bien que mal malgré l’énergique injonction maternelle administrée à Fernando d’étudier et de ne pas fréquenter les jeunes du quartier des Bicoques et du Taudis « aux regards et jeux féroces ».
Dans ce récit de la falsification et de la manipulation, Fernando fait d’abord figure du naïf aux côtés de Pépito, son aîné en galère et en expérience de la rue, qui détient, lui, toutes les clefs de cette histoire où le Watusi n’est peut-être qu’un bouc émissaire. Pour Fernando, la scène du pseudo procès se révèle une farce pour travestir la vérité : « je ne compris qu’à ce moment-là, et cette décision mentale allait me durer, Lecteur, presque toute ma vie, que c’était leur façon de faire, mettre en scène et insister jusqu’à ce que le plus bête et le plus courageux, se rendent compte. À partir de ce moment-là, quelle que soit la vérité, c’était cela qui allait être raconté et tous, pour notre bien, nous serions d’accord ». Une farce, mais une farce fondatrice qui devrait se rejouer dans les prochains épisodes de la vie de Fernando qui s’en va, avec sa mère, s’installer dans une loge de concierge à Barcelone même, loin des taudis.
Traduit de l’espagnol par Claude Bleton, éditions Actes-Sud, 280 pages, 19,80 € -
Lettre au président Bouteflika sur le retour des Pieds-Noirs en Algérie
Raphaël Draï
Lettre au président Bouteflika sur le retour des Pieds-Noirs en Algérie
Dans sa lettre, Raphaël Draï, universitaire à Aix-Marseille né à Constantine dit l’espoir à n’en pas douter, mais, plus intéressant, esquisse les cadres d’une réconciliation et d’une fraternisation des différentes communautés algériennes, « juive, arabe, française » - ajoutons berbère, communauté par trop absente ici à l’exception de l’évocation rapide de Mouloud Feraoun et Matoub Lounès.
Après d’autres, ce juif Constantinois exilé depuis plus de quarante ans en dehors de l’Algérie, ne cache pas l’espérance suscitée par les déclarations de l’ancien ministre du président Boumediene. Notamment le discours présidentiel du 6 juillet 1999 prononcé à l’occasion du deux mille cinq centième anniversaire de l’antique Cirta et reproduit en annexe. Le président y soulignait, entre autres, l’importance de la présence et de l’apport de la communauté juive à cette cité et invitait à une relecture de l’Histoire expurgée de toutes manipulations idéologiques.
C’est donc dans la ville natale de l’auteur que ce discours fut prononcé. Cette ville où naquît et vécût Raymond Leyris, Cheikh Raymond. Le maître du malouf y fut assassiné et son évocation par Raphaël Draï est symbolique : « Raymond Leyris incarnait, personnifiait, la coexistence possible des dimensions juive, européenne et arabe de l’être algérien, par ailleurs tendu jusqu’à la dilacération ».
Mais l’espoir de Constantine demeurerait un leurre sans une réelle volonté politique et sans l’existence de cadres, clairs, acceptés par tous, pour permettre à chacun de se dire, d’entendre et de reconnaître l’autre sans se renier.
Dans ce livre émouvant de sincérité et de droiture, il dit son histoire. La petite comme la grande. Sa présentation du « naufrage tragique du système colonial » et le rôle attribué au général De Gaulle pourraient être discutés. Mais l’essentiel n’est pas là. «Toujours rétrospectifs, les travaux des historiens sont une chose. Ce qui est vécu dans l’immédiateté passionnelle par une population aux origines trop dispersées, à l’histoire trop récente pour être réfléchi et réflexif, en est une autre ». Après tout, il faut ouvrir les débats, dire les histoires et les parcours personnels, se comprendre les uns les autres, pour « panser les blessures du passé » et « construire l’avenir ».
« Les pays de naissance ne se renient jamais. On y demeure identifié, du nombril jusqu’au cerveau ». Voilà pourquoi, après quelques commentaires sur la terrible décennie passée, l’auteur écrit : « tant que vous serez en guerre, nous ne serons pas en paix. Mais cette paix ne peut se concevoir non plus et se parfaire tant que, du côté de l’Algérie, un travail de mémoire analogue et homologue ne sera pas véritablement engagé ». Précisant sa pensée, il ajoute : « le temps de l’idéologie post coloniale ne doit-il pas prendre fin ? » et, évoquant les jeunes générations algériennes, la quasi totalité de la population « celle qui a été soumise à l’uniformisation de son existence, de sa foi, de sa langue, parfois de ses vêtements », il interroge craintivement : « comment ces jeunes algériens conçoivent le retour de ces pieds-noirs et autres juifs d’Algérie ? ».
Poursuivant sa réflexion, il demande au président algérien si : « à présent, [nous ne devons pas] concevoir une formule identitaire vitale qui permette les conciliations intimes et l’ouverture sur ce que l’on n’est pas ? » Ce « remaniement des profondeurs » comme le nomme l’auteur - rappelant l’Amin Maalouf des Identités meurtrières - invite à rompre avec les logiques de divisions pour saisir et accepter les différentes composantes identitaires des uns et des autres.
« C’est à partir de cette réconciliation réussie que nos enfants, Monsieur le Président, construiront la nouvelle Méditerranée ». L’ambition est grande. Les
« dernières générations charnières » doivent aider à impulser une autre révolution. Pas celle des « systèmes abstraits, incontrôlables, invérifiables à vue humaine, à vie humaine », mais celle qui « doit affecter nos comportements ».
« Nous viendrons vers vous sans autre désir que celui de vous revoir écrit R. Dray. Notre absence a été très longue. (...) Un des chants les plus poignants du malouf déplore le ouah’ch, c’est-à-dire l’absence insupportée, celle qui ne vous laisse pas en paix, une absence présente. Lorsqu’elle n’est pas comblée, elle finit par vous rendre absent à vous-même, par vous faire vivre en marge de votre vie ».
Cette lettre sera-t-elle lue par son destinataire et avec lui par la classe politique algérienne ? Saura-t-il y répondre avec la même sincérité, le même désintérêt, la même fragilité ? Rien n’est moins sûr. R. Draï, bien éloigné des shows médiatiques algérois, esquisse les cadres de la réconciliation des mémoires et de la fraternisation des hommes. Reste la volonté politique. Sans esquiver les réelles difficultés et les sourdes mais efficaces oppositions, il n’est pas certain qu’elle existe en Algérie.
Edition Michalon, 2000, 141 pages -
Le Pied-rouge
François Muratet
Le Pied-rougeOuvrez Le Pied rouge, vous le refermerez la dernière page lue. Pour son premier roman documenté et inspiré en partie de faits réels, justement récompensé du Prix Polar SNCF 2000, François Muratet signe là un coup de maître. Le livre baigne dans les remugles de la guerre d’Algérie et les souvenirs du gauchisme tendance mao des années soixante-dix. Il s’ouvre sur une scène doublement fondatrice. Frédéric, âgé de six ans, surprend une altercation entre son père et un inconnu. Alors qu’il cherche à s’interposer, dans la confusion et la mêlée, il reçoit un coup. À son réveil, il devine que la vie a quitté à jamais le corps qui gît à ses côtés. Scène doublement fondatrice car elle sera le terrible substrat émotionnel sur lequel Frédéric devra se construire et le point de départ d’une enquête qu’il mènera des années plus tard pour élucider la mort de son père.
Entre temps, l’enfant refoule ce souvenir. Le traumatisme le laisse même un temps muet. Il grandit dans l’amnésie partielle, le non-dit et le mensonge entretenus par sa mère remariée. Mais, de profondes crises d’angoisse et des accès de violence inexpliquée rythmeront toute son existence.
Trente ans plus tard, en vacances à Paimpol avec Nadia, épouse délaissée par son chercheur de mari, Frédéric croise Max, l’ancien dirigeant de l’OCP, un groupuscule maoïste où il a milité. Max est alors un vieux militant qui a derrière lui la guerre d’Algérie, le militantisme des années soixante et soixante-dix, les causes internationales, le soutien aux Palestiniens et tant d’autres actions plus ou moins secrètes, troubles, clandestines.
Il est descendu dans le même hôtel que le couple d’amoureux. Comme il ne supporte pas le bruit, il a demandé à son ancien camarade de changer leurs chambres respectives. Dans la nuit, Max est sauvagement assassiné.
La police nationale, la presse mènent l’enquête, mais Frédéric veut aussi retrouver l’assassin de Max qui, au temps de l’OCP, a été son père spirituel.
Ses investigations exhument des souvenirs de la guerre d’Algérie où la victime a non seulement déserté mais choisit de devenir un « pied-rouge » c’est-à-dire de servir dans les rangs du FLN. Elles révèlent surtout que Max était toujours en activité. Frédéric croise les services peu amènes de la DST, ceux plus compréhensifs de l’Algérie. Il emprunte des chemins tortueux qui le conduisent au FIS et à un étrange complot où des islamistes s’acoquineraient avec une formation d’extrême droite. Les services de Franco et quelques barbouzes interfèrent.
François Muratet, professeur d’histoire en banlieue parisienne, est lui-même un ancien gauchiste. Son récit, où convergent quatre histoires, est parfaitement maîtrisé et jamais le lecteur ne cherche sa route ou ne s’ennuie. L’originalité est de coupler au genre politico-historique inspiré de faits réels une convaincante approche psychologique où la personnalité perturbée de l’enquêteur doit démêler un double imbroglio meurtrier. Le tout est mâtiné d’un soupçon d’exotisme et/ou de spiritualité où la pratique du kung-fu se prolonge par la mise en place d’une grille de lecture inspirée du jeu de go dont Frédéric est un amateur éclairé.
Edition Le Serpent à plumes, 1999, 261 pages. Réédité en poche chez Gallimard (Folio) -
Le Petit gaulliste
Alain Lorne
Le Petit gaulliste
Le Petit gaulliste se prénomme Paul. Il a treize ans. Antoine, son frère, en a deux de plus et soigne sa ressemblance avec Johnny Halliday, celui de « Pour moi la vie va commencer ». Nous sommes en 1963. Les parents ont divorcé. En ces temps pas si lointains, seule la femme supporte l’opprobre et la condamnation morale des bien pensants. Aussi, pour Cécile, la mère, l’atmosphère devient vite irrespirable. Il est urgent de quitter le 52 ! (entendre la Haute-Marne).
Professeur d’anglais dans un collège, elle décide de s’expatrier en Algérie pour y enseigner la langue de Shakespeare à des têtes brunes et bouclées dont les parents ne sont pas encore remis de la gueule de bois des lendemains d’indépendance. La coopération technique (C.T.) a du bon et est plutôt lucrative... Ce n’est pas pour rien que « C.T. » a été transformée par les Algériens en « course au trésor ». Mais laissons-là ces raisons bassement matérielles. Elles n’expliquent pas à elles seules le choix de Cécile. Non ! il y a aussi un certain Jean Lesaucier dont elle s’est énamourée. Le bonhomme reste plutôt évasif sur ses liens passés avec l’Algérie - pied-noir ? militaire ? barbouze ? ancien de l’OAS ?... Deux choses ne souffrent d’aucune ambiguïté : le pays et ses habitants ne lui sont ni étrangers ni indifférents ( « la trahison gaulienne » ne passe pas) et, côté futur, il compte bien prospérer dans le commerce, se rendre « indispensable au pays ». Pour l’heure, il s’affaire dans l’import-export de... fromages. Mais attention pas n’importe lequel, non du maroille ! du qui ne supporte pas d’être intempestivement retenu au port. La précieuse cargaison est fragile, gare à l’affinage abusif ! gare au prolifique asticot !
Pour Paul, à l’école, les choses auraient pu mal tourner. Dans la cour de récréation, ces nouveaux condisciples, animés d’un solide instinct grégaire, ne se privent pas de bousculer et de railler le nouveau venu fraîchement débarqué de la ci-devant métropole... Mais Paul, un brin affabulateur, n’est pas sans ressources. En France, il habite Colombey-les-Deux-Eglises et la maison de « Mé » (la grand-mère) jouxte celle du Général de Gaulle, celui qui a « niqué les pieds-noirs ». Voilà qui réchauffe le climat des relations franco-algériennes et calme les ardeurs revanchardes. Le Petit gaulliste ne va pas se gratter pour la jouer à l’esbrouffe.
Alain Lorne décrit les premières heures de l’Algérie indépendante, depuis 1963 jusqu’à la veille du coup d’Etat de 1965. Le récit est rythmé par les magouilles, les trafics et autres coups tordus de Lesaucier. Le « socialisme spécifique » a de beaux jours devant lui. La corruption, déjà généralisée, itou. Le ver n’infeste pas les seuls maroilles. Il prolifère et prolifèrera avec constance depuis Ben Bella jusqu’à... mais cela est un autre sujet. Pour l’heure, sous le regard tantôt averti tantôt innocent du Petit gaulliste, la corruption prospère, le marché-noir s’organise, les passe-droits se multiplient, la police politique veille, la suspicion s’intalle, l’aumône - en fait le pillage des bijoux des Algériennes - est érigée en méthode de gouvernement, le mécontentement populaire gronde tandis que l’autogestion finit de démanteler le secteur agricole.
La forme, un brin irrévérencieuce et distante, ne masque nullement la dimension humaine des événements ici davantage suggérées que relatées. Alain Lorne semble interroger l’Histoire et vouloir souligner le peu de choix qu’elle laisse aux Hommes dans la conduite de leur existence. Les Algériens y sont présentés comme les jouets des rivalités entre le FLN et le MNA et des exactions de la police française. Quant au drame vécu par les Pieds-noirs il n’est qu’à pousser la porte de ces maisons abandonnées dans la précipitation, lire de vieilles lettres oubliées et retrouvées par Paul et Antoine ou écouter parler la vieille Madame Ayach pour mesurer ce sentiment d’impuissance.
À l’exception des combines de Lesaucier et du regard porté par Le Petit gaulliste sur le méli-mélo des adultes, le livre ne renferme aucune intrigue romanesque, psychologique ou historique. L’intérêt se niche entre les lignes, il s’entend dans le ton distancé et plein d’humour de l’écriture. Les dialogues, les expressions, le rappel des actualités... restituent les années soixante en France et les lendemains de l’indépendance algérienne. L’espoir illuminait alors l’horizon. Pour l’Algérie, comme pour Paul, la vie commençait...
Edition Actes Sud, 271 pages, 16,9 0 € -
Crise d’asthme
Etgar Keret
Crise d’asthme
Âgé de seulement trente-cinq ans, à la sortie de ce livre en France, Etgar Keret était déjà un auteur à succès en Israël aussi bien comme écrivain que comme auteur de bandes dessinées, scénariste ou cinéaste. Non content de vendre ses livres à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, Etgar Keret voit Crise d’asthme inscrit au programme des universités. Le jeune homme, amateur de promenades sur la plage de Tel-Aviv, est devenu, bien malgré lui, le symbole d’une génération d’écrivains qui a chamboulé la langue en la dépouillant de sa sacralité et bousculé les fameux mythes fondateurs de l’Etat d’Israël au grand dam de ses aînés en écriture (A.B. Yahoshua ou Amos Oz). Crise d’asthme rassemble près de cinquante nouvelles, extrêmement courtes et percutantes. Mêlant fantastique, dérision, réalisme ou poésie, elles décrivent, parfois avec cruauté, nos dérives égoïstes, la déshumanisation des rapports et la quête, souvent vaine et illusoire mais toujours indispensable, de ces valeurs et sentiments qui donneraient un sens à des existences sans perspective, abîmées par la solitude, la dépression, le culte des apparences, l’instrumentalisation des mémoires et des identités ou la violence.
C’est dans ce recueil que se trouve la fameuse nouvelle intitulée Des chaussures où E.Keret raille l’enseignement – et peut être l’instrumentalisation – de la mémoire à travers le cadeau d’une paire d’Adidas à un jeune israélien qui vient d’apprendre, à l’occasion d’une visite scolaire à un mémorial de la Shoah, que les produits allemands sont « fabriqués avec les os, la peau et la chair des juifs morts ». Du coup le gamin dont le grand-père est mort dans les camps nazis croit marcher et devoir jouer au football sur les restes de son aïeul !
Qu’il s’agisse de Cran d’arrêt, de La Copine de Corby, d’Exclusivité ou de Buffalo la présence arabe ou palestinienne dans les textes de ce recueil marque toujours et exclusivement l’irruption, à un degré ou à un autre, de la violence. Sans doute est-ce là l’illustration des propos révélateurs de l’auteur rapportés dans Télérama du 20 novembre 2002 : « les seuls Palestiniens que l’on connaît sont ceux qui viennent se faire exploser, les seuls Israéliens qu’ils connaissent sont des soldats armés jusqu’aux dents ».
Pourtant, malgré les violences diverses et la mort qui reviennent de nombreuses fois, ces récits ne sont nullement sombres. Même si elles demandent à disparaître parce qu’elles n’auraient plus leur place dans la société des hommes - dont les compliments et les cris admiratifs ne parviennent plus à masquer l’hypocrisie - la bonté, comme la conscience de l’autre, l’amitié, ou l’amour... forment le cœur de ces nouvelles. Leur évocation répétée aiderait-elle à les dégager des gaines dans lesquelles nos sociétés les enserrent toujours plus douloureusement, jusqu’à l’asphyxie ? Quoi qu’il en soit et telles des bouffées de bronchodilatateur, E. Keret distille les mots avec parcimonie. Il s’agit de ne pas les gâcher, d’éviter de les galvauder pour leur restituer toute leur importance, celle de l’air pour l’asthmatique en pleine crise : la vie même.
Traduction (de l’hébreu) Rosie Pinhas-Delpuech, Actes Sud, 2002, 210 pages, 18 €
-
Alger Nooormal
Mohamed Ali Allalou, Aziz Smati, photographies, Jean Pierre Vallorani, coordination des textes Mustapha Benfodil
Alger Nooormal
« Alger Nooormal », premier disque-audio du genre, fait découvrir Alger comme sans doute peu de livres ne l’ont fait ou ne le feront. Les auteurs se sont mis à quatre pour offrir aux connaisseurs comme aux néophytes un cadeau rare : l’âme d’une ville et de ses habitants. Les textes sont signés Ali Allalou, Aziz Smati et Mustapha Benfodil, les photos Jean Pierre Vallorani qui avait en son temps accompagné l’écrivain marseillais Salim Hatubou dans ses pérégrinations mémorielles du côté des Comores.
Avant d’être lieu de visite pour touristes en goguette dans ses quartiers de légendes, ses rues bouillonnantes et autres monuments défraîchis, pour nos quatre passeurs en émotions, « Alger est une parole ». Voyage porté par la musique et les mots de la ville, un CD accompagne le livre dans lequel pas moins d’une quarantaine d’extraits de chansons et d’entretiens restitue l’histoire musicale d’Alger, ses sons et ses bruits, les paroles diverses des Algérois qui, bien mieux que de longs discours, rendent le sel de cette ville, son histoire jusqu’à ses parfums et odeurs sans pour autant étouffer quelques remugles et autres émanations pestilentielles.
Si Buenos Aires a son tango, Lisbonne son fado, la Nouvelle-Orléans ou Memphis le blues, Séville son flamenco, Oran le raï…, Alger a le chaabi. Musique également métisse, elle est à l’image de la ville. D’origine religieuse et réservée à des cercles étroits d’abord, le chaabi a été concocté par un kabyle Hadj M’Hamed el Anka (Halo Mohand Ouyidir) aidé d’un juif Lili Boniche (Lili Abassi) et de Bellilo, le luthier italien de Bab el Oued qui confectionna la première mandole du maître El Anka. La mandole sera au chaabi ce que l’accordéon est au musette parisien. Depuis, les musiciens du genre ne se sont pas gênés pour se nourrir d’influences venues d’ailleurs et, par la magie de la création, les acclimater à l’âme algéroise : ainsi en sera-t-il du banjo qui débarque à Alger avec les soldats américains en 1942, du piano introduit par Skandrani ou du qanoun, la cithare qui vient de l’orient arabe…
Et oui, le chaabi (comme le couscous pour l’Afrique du Nord) est un merveilleux résumé de l’histoire d’une ville, « ville bazar », riche d’une identité syncrétique où, sur un substrat berbère, sont venues se greffer les influences arabe, turque, française, juive… À la fois populaire et mystique, dur et tendre, rocailleux et voluptueux, triste et joyeux, envoûtant et mélodieux, le chaabi est une musique sismographe, le sismographe des passions, des humeurs et du quotidien des Algérois. Pour s’en rendre compte, il suffit d’écouter la compil confectionnée par Aziz Smati riche des voix de Dahmane El Harrachi, d’El Hachemi Guerrouabi, de Boudjemaa el Ankis et surtout celle d’Abdelmajid Meskoud interprétant la magnifique « El Assima » devenue « l’hymne d’Alger ».
La terre algérienne, depuis les temps les plus anciens, a mêlé des ingrédients divers à l’origine d’une identité devenue irréductible à une composante exclusive. Mélange étonnant, liaisons contre-nature et violentes, le « butin de guerre » ne se limite pas à une langue : entre violence et tendresse, exubérance et retenue, humour et gravité, provocation et générosité… la personnalité algérienne en porte la marque. Rien que de très « nooormal », selon ce qualificatif qui rend probable l’improbable, supportable l’insupportable et normal l’anormal. Une sorte de pragmatisme teinté de taoïsme, à se demander si Laozi ne s’est pas taper quelques bières avec le volubile Abderrahmane du côté de la Madrague et devisé sur l’universalité des valeurs humaines avec le pétillant Belkacem Aït Ouyahia qui, entre deux cours de médecine à l’université et deux patients, traduit les fables de La Fontaine en kabyle. Il faut les écouter et savourer les dialogues enregistrés par Allalou. Car, l’ancien trublion de la radio algérienne, a retrouvé les trottoirs de sa ville et avec eux, les calembours d’Abderrahmane Lounès, les mises en garde de l’architecte urbaniste Jean-Jacques Deluz quant à l’avenir de la ville ou encore l’humour de Farid le rockeur de Belcourt qui résume l’amour à Alger par cette formule inoubliable : « frites omelette… sans sel ! ». Il y a surtout Fatma Zohra de la Casbah. L’ancienne prostituée a aujourd’hui 72 ans et confie à un Allalou complice qu’en 1962 elle n’a pas pris « un appartement de Français » : « parce qu’il y a eu des larmes dans ces appartements (…) parce que je ne voulais pas, non, y a rien à faire, ça porte malheur ». Sans chercher à paraphraser Shakespeare, ce que montre ce livre sonore c’est qu’il y a souvent plus de vérité dans une seule phrase d’une ancienne prostituée d’Alger que dans cinquante ans de vulgate nationaliste. Et oui, la France n’est pas la seule à qui un petit retour sur la période coloniale serait profitable… « On a fait du peuple une chose secondaire, presque un outil » disait-il y a bien longtemps le Marocain Mohamed Kheïr-Eddine, avec Alger Nooormal, on mesure ce qui a été négligé et gâché.
Entraîné dans cette virée algéroise où le son du thé à la menthe versé dans les verres se mêle aux voix éraillées des noctambules amateurs de bière et de poésie, le lecteur partage l’allégresse, la « jouissance » même de ses compagnons heureux de retrouver une ville qu’ils ont dû fuir après les menaces de mort, après l’attentat dont a été victime Aziz Smati. La nostalgie a sa place dans ce voyage où la question est posée : « Alger a t-elle un présent ? Alger a t-elle un avenir ? ». Mais nos auteurs dédaignent ces cucuteries pour anciens combattants : Alger vit, Alger revit à travers un renouveau musical porté par une jeunesse et notamment des jeunes filles, créatives et frondeuses. Les groupes se nomment Hamma Boys, MBS, Intik, Gnawa Diffusion, Bnet Lebled… chantent et assènent leur part de vérité sur des rythmes rap, rock, folk, teckno ou empruntant à leurs aînés une rythmique gnawa ou chaabi. Peut-être que cette génération inventive ne s’en laissera plus compter…
Les textes, les photos comme les enregistrements ne cachent pas les travers de la ville et de ses habitants. Mais Alger est encore trop meurtrie par les années qui viennent de se terminer pour en rajouter. Il vaut sans doute mieux en célébrer le soleil qui l’inonde d’une lumière prometteuse, ce soleil qui « tue les questions » comme l’écrit Camus. Si, après sa prémonitoire chanson composée il y a plus de trente ans, « Sobhane Allah yaltif » Mustapha Toumi ne se sent pas de rejouer les cassandres, il ne veut pas non plus revenir sur le passé récent. Sans doute que les retours en arrière se feront plus tard. Sûrement même, pour éviter les effets boomerang d’une funeste amnésie orchestrée par un régime toujours aveugle aux siens. Pour le moment, comme le montre « Alger nooormal », les premières leçons du passé peuvent être tirées avec une distance critique, poétique, l’humour toujours corrosif et chantant d’Alger. C’est d’ailleurs la seule façon de faire pour ne pas condamner l’avenir. Le passé ne peut être remisé, mais ce n’est pas à lui de dicter ses conditions. Alors ne boudons pas le plaisir du lecteur-auditeur : ce livre est d’abord une fête, des retrouvailles joyeuses, une déclaration d’amour. La vie quoi ! Pour le reste, barakat ! (Ça suffit !)
Françoise Truffaut éditions, 2005, 158 pages, 26 euros