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Fais voir tes jambes, Leïla !

Rachid el-Daïf
Fais voir tes jambes, Leïla !


Rachid_El_Daif-2.jpgUn spectre hante le monde arabe : le spectre du désir et de la sexualité. Contre lui, tous les censeurs de tous les pays arabes se sont ligués, au diapason d’islamistes hystériques à force de vouloir « cacher ce sein » et le corps tout entier des femmes objets de toutes les (diaboliques) tentations, de tous les fantasmes et… frustrations.
Pour en rester à quelques exemples, ces thèmes occupent des pages entières de salubres romans diffusés parfois sous le manteau. Il y a ainsi Dérèglements (2002) du Syrien Amar Abdulhamid, L’Immeuble Yacoubian (2006) de l’Égyptien Alaa Al-Aswany, L’Amande (2004) de Nedjma, anonyme marocaine ou Ma Boîte noire de Driss Ksikes (2006) également marocain ou encore Un été sans juillet (2004) de l’Algérien Salah Guemriche… Dans son précédent et savoureux Qu’elle aille au diable Meryl Streep !, le Libanais, Rachid el Daïf, posait déjà la question des rapports entre hommes et femmes.
Le lecteur retrouvera avec délices ici le ton de la farce et de la bouffonnerie cher à l’auteur. Professeur de littérature arabe, versé dans les lettres classiques, il est un lecteur attentif du Livre des chansons, écrit au Xe siècle par Abu Faraj al Isfahani. Certaines scènes de ce livre vieux de onze siècles inspirent, aujourd’hui encore, le regard malicieux que porte l’auteur libanais sur la société et ses contemporains. L’ironie ici n’est jamais méchante. Empreinte de tendresse, elle rend les personnages - tous les personnages - sympathiques et émouvants, empêtrés qu’ils sont dans leurs contradictions entre leurs aspirations et le respect des règles sociales, morales et/ou religieuses.
Au volant de sa maudite Subaru que lui a refourguée son pote Rafic, le narrateur de Fais voir des jambes Leïla !, vient d’être victime d’un accident. À son réveil, l’homme se rappelle les déconvenues qui ont précédé l’accident. Cette voiture d’abord : symbole d’une société de consommation effrénée, d’appât du gain et de combines en tout genre. Après son acquisition, le narrateur se rend compte qu’il se retrouve dans une galère sans nom : les pièces de rechange sont introuvables au Liban, prohibitives à l’importation et pour la revendre il faudrait dénicher, après lui, un autre pigeon. Le Beyrouth d’El-Daïf est un Beyrouth matérialiste, on y fait l’amour pour de l’argent, on y vend des livres photocopiés, des logiciels piratés, etc.
Mais là n’est pas son principal souci : son père âgé de soixante-cinq ans entretient une relation avec une jeune femme de trente ans qu’il a décidé d’épouser. Pour ce faire, il a déjà hypothéqué le domicile familial. Pour le fiston « il y a un piège là-dessous, c’est certain ! ». Aussi, va-t-il tout mettre en œuvre pour s’opposer au paternel projet. À commencer par un infantile chantage. Des jours durant, sur le balcon de l’appartement, il s’expose au soleil estival. Pendant que lui brûle et se déshydrate son père, comme indifférent, mange et boit à sa guise. Alors germe une autre idée : offrir à son géniteur - partager plutôt avec lui ! - sa petite amie, la belle Leïla, avec qui il entretient un sporadique commerce amoureux. Ainsi comprendra-t-il que pour assouvir ses désirs charnels, il n’est pas obligé de se marier où alors qu’il le fasse avec une femme de son âge ! de sorte qu’il évitera d’enfanter et le fiston, lui, s’évitera de devoir assumer quelques responsabilités et autres dépenses à l’avenir. Point de morale dans l’affaire, le souci matériel est exclusif.
Mais voilà, peu chaut au père les manœuvres et inquiétudes de son fils. Encore fringant, il semble jouir de la vie quand l’autre se ronge les sens, il fait l’amour, avec empressement et savoir faire avec la jeunette de vingt ans que son fiston lui fourgue entre les mains après l’avoir, lui-même, excitée ! Pragmatique et sensé, il fait en toute chose à la mesure de son humaine condition : « mon Dieu à moi est tout petit, il est juste à la taille de mon cœur, tandis que le tien est trop grand pour toi ! » dit-il à son rejeton gagné par un conformisme religieux de façade.
Alors ultime et diabolique manigance du narrateur : coucher avec Z., la (future) épouse de son père, et ainsi empêcher l’union avec cette femme dont la laideur a déjà repoussé tous les autres hommes de la ville ! « Et dire que les hommes croient comprendre les femmes ! » Lui peut-être moins que les autres encore. « Tu n’es qu’un homme aussi mauvais que les autres » lui assène l’infortunée Z. Empêtré dans son innocente et machiste suffisance, le narrateur s’emberlificote entre ses désirs et ses valeurs : « Leïla est vraiment une fille super (…) si elle avait été un peu moins libérée, j’aurais pu penser à elle plus sérieusement ».
De machination en machination, de suspicion en suspicion - depuis l’homosexualité supposée du père jusqu’à croire être devenu lui-même objet de manipulation par le trio formé de son père, de Leïla et de Z - le narrateur finit par admettre : « rien ne se passait comme je l’avais cru ». Humilié, il croit même être victime d’une injustice : « pourquoi tout ce que je fais finit-il par se retourner contre moi ? ».

Traduit de l’arabe (Liban) pas Yves Gonzalez-Quijano, Actes Sud, 2006, 175 pages, 18 €




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