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Alger Nooormal

Mohamed Ali Allalou, Aziz Smati, photographies, Jean Pierre Vallorani, coordination des textes Mustapha Benfodil

Alger Nooormal

 

facades-blanches-d-alger_940x705.jpg« Alger Nooormal », premier disque-audio du genre, fait découvrir Alger comme sans doute peu de livres ne l’ont fait ou ne le feront. Les auteurs se sont mis à quatre pour offrir aux connaisseurs comme aux néophytes un cadeau rare : l’âme d’une ville et de ses habitants. Les textes sont signés Ali Allalou, Aziz Smati et Mustapha Benfodil, les photos Jean Pierre Vallorani qui avait en son temps accompagné l’écrivain marseillais Salim Hatubou dans ses pérégrinations mémorielles du côté des Comores.
Avant d’être lieu de visite pour touristes en goguette dans ses quartiers de légendes, ses rues bouillonnantes et autres monuments défraîchis, pour nos quatre passeurs en émotions, « Alger est une parole ». Voyage porté par la musique et les mots de la ville, un CD accompagne le livre dans lequel pas moins d’une quarantaine d’extraits de chansons et d’entretiens restitue l’histoire musicale d’Alger, ses sons et ses bruits, les paroles diverses des Algérois qui, bien mieux que de longs discours, rendent le sel de cette ville, son histoire jusqu’à ses parfums et odeurs sans pour autant étouffer quelques remugles et autres émanations pestilentielles.
Si Buenos Aires a son tango, Lisbonne son fado, la Nouvelle-Orléans ou Memphis le blues, Séville son flamenco, Oran le raï…, Alger a le chaabi. Musique également métisse, elle est à l’image de la ville. D’origine religieuse et réservée à des cercles étroits d’abord, le chaabi a été concocté par un kabyle Hadj M’Hamed el Anka (Halo Mohand Ouyidir) aidé d’un juif Lili Boniche (Lili Abassi) et de Bellilo, le luthier italien de Bab el Oued qui confectionna la première mandole du maître El Anka. La mandole sera au chaabi ce que l’accordéon est au musette parisien. Depuis, les musiciens du genre ne se sont pas gênés pour se nourrir d’influences venues d’ailleurs et, par la magie de la création, les acclimater à l’âme algéroise : ainsi en sera-t-il du banjo qui débarque à Alger avec les soldats américains en 1942, du piano introduit par Skandrani ou du qanoun, la cithare qui vient de l’orient arabe…
Et oui, le chaabi (comme le couscous pour l’Afrique du Nord) est un merveilleux résumé de l’histoire d’une ville, « ville bazar », riche d’une identité syncrétique où, sur un substrat berbère, sont venues se greffer les influences arabe, turque, française, juive… À la fois populaire et mystique, dur et tendre, rocailleux et voluptueux, triste et joyeux, envoûtant et mélodieux, le chaabi est une musique sismographe, le sismographe des passions, des humeurs et du quotidien des Algérois. Pour s’en rendre compte, il suffit d’écouter la compil confectionnée par Aziz Smati riche des voix de Dahmane El Harrachi, d’El Hachemi Guerrouabi, de Boudjemaa el Ankis et surtout celle d’Abdelmajid Meskoud interprétant la magnifique « El Assima » devenue « l’hymne d’Alger ».
La terre algérienne, depuis les temps les plus anciens, a mêlé des ingrédients divers à l’origine d’une identité devenue irréductible à une composante exclusive. Mélange étonnant, liaisons contre-nature et violentes, le « butin de guerre » ne se limite pas à une langue : entre violence et tendresse, exubérance et retenue, humour et gravité, provocation et générosité… la personnalité algérienne en porte la marque. Rien que de très « nooormal », selon ce qualificatif qui rend probable l’improbable, supportable l’insupportable et normal l’anormal. Une sorte de pragmatisme teinté de taoïsme, à se demander si Laozi ne s’est pas taper quelques bières avec le volubile Abderrahmane du côté de la Madrague et devisé sur l’universalité des valeurs humaines avec le pétillant Belkacem Aït Ouyahia qui, entre deux cours de médecine à l’université et deux patients, traduit les fables de La Fontaine en kabyle. Il faut les écouter et savourer les dialogues enregistrés par Allalou. Car, l’ancien trublion de la radio algérienne, a retrouvé les trottoirs de sa ville et avec eux, les calembours d’Abderrahmane Lounès, les mises en garde de l’architecte urbaniste Jean-Jacques Deluz quant à l’avenir de la ville ou encore l’humour de Farid le rockeur de Belcourt qui résume l’amour à Alger par cette formule inoubliable : « frites omelette… sans sel ! ». Il y a surtout Fatma Zohra de la Casbah. L’ancienne prostituée a aujourd’hui 72 ans et confie à un Allalou complice qu’en 1962 elle n’a pas pris « un appartement de Français » : « parce qu’il y a eu des larmes dans ces appartements (…) parce que je ne voulais pas, non, y a rien à faire, ça porte malheur ». Sans chercher à paraphraser Shakespeare, ce que montre ce livre sonore c’est qu’il y a souvent plus de vérité dans une seule phrase d’une ancienne prostituée d’Alger que dans cinquante ans de vulgate nationaliste. Et oui, la France n’est pas la seule à qui un petit retour sur la période coloniale serait profitable… « On a fait du peuple une chose secondaire, presque un outil » disait-il y a bien longtemps le Marocain Mohamed Kheïr-Eddine, avec Alger Nooormal, on mesure ce qui a été négligé et gâché.
Entraîné dans cette virée algéroise où le son du thé à la menthe versé dans les verres se mêle aux voix éraillées des noctambules amateurs de bière et de poésie, le lecteur partage l’allégresse, la « jouissance » même de ses compagnons heureux de retrouver une ville qu’ils ont dû fuir après les menaces de mort, après l’attentat dont a été victime Aziz Smati. La nostalgie a sa place dans ce voyage où la question est posée : « Alger a t-elle un présent ? Alger a t-elle un avenir ? ». Mais nos auteurs dédaignent ces cucuteries pour anciens combattants : Alger vit, Alger revit à travers un renouveau musical porté par une jeunesse et notamment des jeunes filles, créatives et frondeuses. Les groupes se nomment Hamma Boys, MBS, Intik, Gnawa Diffusion, Bnet Lebled… chantent et assènent leur part de vérité sur des rythmes rap, rock, folk, teckno ou empruntant à leurs aînés une rythmique gnawa ou chaabi. Peut-être que cette génération inventive ne s’en laissera plus compter…
Les textes, les photos comme les enregistrements ne cachent pas les travers de la ville et de ses habitants. Mais Alger est encore trop meurtrie par les années qui viennent de se terminer pour en rajouter. Il vaut sans doute mieux en célébrer le soleil qui l’inonde d’une lumière prometteuse, ce soleil qui « tue les questions » comme l’écrit Camus. Si, après sa prémonitoire chanson composée il y a plus de trente ans, « Sobhane Allah yaltif » Mustapha Toumi ne se sent pas de rejouer les cassandres, il ne veut pas non plus revenir sur le passé récent. Sans doute que les retours en arrière se feront plus tard. Sûrement même, pour éviter les effets boomerang d’une funeste amnésie orchestrée par un régime toujours aveugle aux siens. Pour le moment, comme le montre « Alger nooormal », les premières leçons du passé peuvent être tirées avec une distance critique, poétique, l’humour toujours corrosif et chantant d’Alger. C’est d’ailleurs la seule façon de faire pour ne pas condamner l’avenir. Le passé ne peut être remisé, mais ce n’est pas à lui de dicter ses conditions. Alors ne boudons pas le plaisir du lecteur-auditeur : ce livre est d’abord une fête, des retrouvailles joyeuses, une déclaration d’amour. La vie quoi ! Pour le reste, barakat ! (
Ça suffit !)


Françoise Truffaut éditions, 2005, 158 pages, 26 euros


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