Etgar Keret
Crise d’asthme
Âgé de seulement trente-cinq ans, à la sortie de ce livre en France, Etgar Keret était déjà un auteur à succès en Israël aussi bien comme écrivain que comme auteur de bandes dessinées, scénariste ou cinéaste. Non content de vendre ses livres à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, Etgar Keret voit Crise d’asthme inscrit au programme des universités. Le jeune homme, amateur de promenades sur la plage de Tel-Aviv, est devenu, bien malgré lui, le symbole d’une génération d’écrivains qui a chamboulé la langue en la dépouillant de sa sacralité et bousculé les fameux mythes fondateurs de l’Etat d’Israël au grand dam de ses aînés en écriture (A.B. Yahoshua ou Amos Oz). Crise d’asthme rassemble près de cinquante nouvelles, extrêmement courtes et percutantes. Mêlant fantastique, dérision, réalisme ou poésie, elles décrivent, parfois avec cruauté, nos dérives égoïstes, la déshumanisation des rapports et la quête, souvent vaine et illusoire mais toujours indispensable, de ces valeurs et sentiments qui donneraient un sens à des existences sans perspective, abîmées par la solitude, la dépression, le culte des apparences, l’instrumentalisation des mémoires et des identités ou la violence.
C’est dans ce recueil que se trouve la fameuse nouvelle intitulée Des chaussures où E.Keret raille l’enseignement – et peut être l’instrumentalisation – de la mémoire à travers le cadeau d’une paire d’Adidas à un jeune israélien qui vient d’apprendre, à l’occasion d’une visite scolaire à un mémorial de la Shoah, que les produits allemands sont « fabriqués avec les os, la peau et la chair des juifs morts ». Du coup le gamin dont le grand-père est mort dans les camps nazis croit marcher et devoir jouer au football sur les restes de son aïeul !
Qu’il s’agisse de Cran d’arrêt, de La Copine de Corby, d’Exclusivité ou de Buffalo la présence arabe ou palestinienne dans les textes de ce recueil marque toujours et exclusivement l’irruption, à un degré ou à un autre, de la violence. Sans doute est-ce là l’illustration des propos révélateurs de l’auteur rapportés dans Télérama du 20 novembre 2002 : « les seuls Palestiniens que l’on connaît sont ceux qui viennent se faire exploser, les seuls Israéliens qu’ils connaissent sont des soldats armés jusqu’aux dents ».
Pourtant, malgré les violences diverses et la mort qui reviennent de nombreuses fois, ces récits ne sont nullement sombres. Même si elles demandent à disparaître parce qu’elles n’auraient plus leur place dans la société des hommes - dont les compliments et les cris admiratifs ne parviennent plus à masquer l’hypocrisie - la bonté, comme la conscience de l’autre, l’amitié, ou l’amour... forment le cœur de ces nouvelles. Leur évocation répétée aiderait-elle à les dégager des gaines dans lesquelles nos sociétés les enserrent toujours plus douloureusement, jusqu’à l’asphyxie ? Quoi qu’il en soit et telles des bouffées de bronchodilatateur, E. Keret distille les mots avec parcimonie. Il s’agit de ne pas les gâcher, d’éviter de les galvauder pour leur restituer toute leur importance, celle de l’air pour l’asthmatique en pleine crise : la vie même.
Traduction (de l’hébreu) Rosie Pinhas-Delpuech, Actes Sud, 2002, 210 pages, 18 €