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Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 51

  • La poésie marocaine. De l’Indépendance à nos jours

    Abdellatif Laâbi
    La poésie marocaine. De l’Indépendance à nos jours


    Abdellatif_Laabi.jpgLe poète et romancier Abdellatif Laâbi  propose de découvrir plus de cinquante poètes marocains contemporains, parmi lesquels une douzaine d’auteurs francophones, deux berbérophones et sept femmes. La poésie marocaine, comme de manière générale la littérature nord-africaine, trop souvent reléguée à la marge, demeure peu ou pas connue malgré sa vitalité et l’importance de ses thèmes.
    Dans une utile introduction, Abdellatif Laâbi brosse un tour d’horizon de cette poésie remontant loin dans le temps pour arriver à la jeune expression poétique ouverte sur le monde et l’universel en passant bien sûr par le temps de la résistance au colonialisme et celui de l’après indépendance marqué par la revue Souffles qu’Abdellatif Laâbi connaît bien pour en avoir été une des principales chevilles ouvrières.
    Selon l’auteur, lui-même ancien détenu d’opinion dans les geôles de Hassan II, les intellectuels marocains auraient représenté « un pôle de désobéissance éthique et de résistance sans faille à l’arbitraire. » La spécificité de la poésie marocaine par rapport à la longue tradition du vaste monde arabe serait de ne pas avoir prospérée à l’ombre du pouvoir mais de s’être résolument installée dans le camp de la contestation sociale et politique, dans le camp de la liberté. Choix (ou conséquence) imposé par un pouvoir qui - à la différence du grand voisin aux prétentions révolutionnaires et aux illusoires promesses d’un avenir radieux - ancrait sa légitimité dans la tradition et la religion. Comme le dit Ahmed Bouanani :

    Autrefois
    à la mémoire des poètes
    on élevait des statues en or
    Chez nous

    par charité musulmane
    on leur creuse des tombes
    et nos poètes
    la bouche pleine de terre
    continuent de crier


    Autre particularité, cette fois sans doute partagée avec l’Algérie, la poésie marocaine est une poésie plurilingue riche de trois langues : arabe populaire, français et berbère. Une poésie qui traduit ainsi une réalité linguistique, historique et sociologique, largement admise aujourd’hui après les débats houleux des années 60 qui serait, selon l’auteur, d’autant mieux partagée qu’elle repose sur la conviction que « derrière la question linguistique, se [profile] un autre enjeu : la construction d’une société démocratique assumant pleinement son pluralisme ». Et peut-être une identité « orpheline » sans cesse et en vain en quête d’elle-même :

    peux-tu défigurer l’ennemi de classe
    sans emprunter ses traces ?
    peux-tu te retourner

    contre tes propres mirages ?
    tout le monde chérit l’identité
    tout le monde cherche l’origine
    et moi j’enseigne le savoir orphelin
    erre donc sur les chemins
    sans te confondre avec l’herbe

    (Abdelkébir Khatibi).

    Enfin, « (…) l’expérience de la poésie marocaine d’aujourd’hui mérite d’être amplement méditée. Elle nous permet notamment de garder l’optimisme face aux prophètes de malheur qui nous promettent la guerre des civilisations (…). Elle est en tout cas le signe éclatant de la modernité qui est à l’œuvre dans une société que d’aucuns ne savent regarder qu’à travers le prisme déformant du péril intégriste. » Là est peut-être le plus regrettable et le plus dommageable de cette ignorance et parfois condescendance du Nord à l’endroit du Sud, de l’Europe envers le pourtant si proche septentrion africain : se priver certes d’une littérature humaine, réjouissante et au fait des grandes questions du siècle, mais surtout hypothéquer une communauté de destin à coups de « chocs des civilisations » ou d’« immigration choisie ». Mais là encore le poète n’est pas en reste :

    Pour que vous doutiez encore plus de nos origines
    nous vous proposons des corps pour les usines-salut-de-l’humanité
    sans ablutions
    des corps tranquilles sur le sable les bureaux de placement
    des corps tannés
    l’histoire tuberculeuse
    nous autres les chiens les perfides
    nous autres au cerveau paléolithique aux yeux bigles
    le foie thermonucléaire
    des corps avec des tablettes en bois où il est écrit
    que le sous-développement est notre maladie congénitale
    puis m’sieur
    puis madame
    puis merci (…)

    (Mostafa Nissabouri)


    Edition La Différence, 2005, 267 pages, 20 euros

  • La Controverse des temps

    Rajae Benchemsi
    La Controverse des temps


    images-3.jpgLe sujet du dernier Rajae Benchemsi était prometteur : le dialogue et l’opposition entre tradition et modernité incarné par l’amour de Houda, universitaire, philosophe « imprégnée de raison et de rationalisme » et Ilyas, maître soufi tout entier à son « grand jihad » c’est-à-dire à ses « engagements spirituels ». Mais point de « controverse » ici. Le parti pris - respectable - en faveur de la supériorité du soufisme sur la philosophie donne un plaidoyer pro domo en faveur de la tradition mystique musulmane. Tout cela ne heurterait point, si, laissant de côté la crainte d’un retour tout azimut du religieux (1), la philosophie n’était ici réduite au silence ou à un piètre faire-valoir.
    Multipliant les références culturelles (musicales et artistiques pour l’Occident, saints et philosophes musulmans pour le Maroc), Rajae Benchemsi cède parfois à la caricature. Ainsi, lorsqu’elle fait de Houda l’incarnation d’« un milieu » et d’une « génération » qui aurait « pris l’habitude de ne plus considérer l’islam que dans son rapport à ce qu’on avait baptisé l’intégrisme (…) » ou, lorsqu’elle réduit la lecture occidentale d’Averroès à « l’imposture des Latins » et de Thomas d’Aquin oubliant que depuis, des auteurs comme Dominique Urvoy (2), restituait à l’intellectuel andalou du XIIe siècle la plénitude de sa pensée qui visait à concilier foi et raison.
    Quant à l’idylle entre la jeune et célibataire universitaire casablancaise et le Marrakchi, homme mûr et par ailleurs marié, elle paraît bien peu crédible, trop intellectuelle, souvent verbeuse et théâtrale. Cette passion soudaine sombre dans des tourments qui brûleraient exclusivement du feu de ces nobles « engagements spirituels ». On veut bien le croire pourtant on ne peut s’empêcher de subodorer que ces tourments sont aussi avivés par une « morale de pacotille » et les prosaïques « turpitudes de la chair ». « Qu’est-ce, je vous prie, le plaisir de la chair devant la grandeur de l’amour lui-même » dit sans rire Ilyas à l’aimée, un Ilyas qui n’aspire qu’à « servir dans le renoncement » le « questionnement » d’Houda « sur la raison, la foi et la spiritualité ». Cet amour appartient donc au registre de l’impossible. Point de suicide des amoureux ici en guise de fin mais une incroyable proposition d’Ilyas qui laisse pantois et perplexe.
    Pourtant, avec cette « controverse » Rajae Benchemsi ébauche un utile tableau de la société marocaine traversée par des tendances identitaires plurielles, parfois contradictoires. À travers la figure du monarque Moulay Ismaïl ou l’évocation de différentes traditions musulmanes et face aux séquelles des représentations coloniales et aux conséquences d’une mondialisation qui n’a que faire de la diversité et du passé, elle pose la question de la réappropriation par les Marocains eux-mêmes de leur histoire. Débat porté aussi par les remarques et observations bien senties sur quatre villes du royaume : Fès, Meknès, Marrakech et Casablanca. Dans le cadre de cette dernière et dans un passage savoureux, écrit au vitriol, elle décrit les cercles huppés et factices de la bonne société casablancaise, réunion d’hommes d’État, de juges de médecins, de financiers, d’artistes et autres intellectuels, une « population, à la culture si peu sûre et aux repères si confus ».
    Si Rajae Benchemsi a été bien mieux inspirée dans son précédent livre (Marrakech, lumière d’exil, paru en 2002 chez le même éditeur), La Controverse des temps offre tout de même le plaisir de goûter à un Maroc riche de sens et de couleurs et d’approcher une question centrale dans le devenir des sociétés nord africaines, celle du rapport à une Europe si proche historiquement et géographiquement et celle des identités traversées par le choc des continents et des temps.


    (1)    Danielle Sallenave, Dieu.com, Gallimard, 2004
    (2)    Dominique Urvoy, Averroès, Flammarion, 1998


    Edition Sabine Wespieser, 2006, 233 pages, 20 €

  • Badawi

    Mohed Altrad
    Badawi


    Mohed2.jpgC’est un très beau texte que livrait ici, en guise de premier roman, Mohed Altrad, auteur d’origine syrienne installé en France depuis plusieurs années. Il dirige aujourd’hui groupe Altrad, fort de plus de 2800 salariés et d’un chiffre d'affaires de près de 420 millions d'euros. Présent dans quatorze pays, Altrad est le leader européen des échafaudages et le numéro un mondial des bétonnières. Badawi offre à lire le parcours exceptionnel de son auteur.
    À lire les cent premières pages environ, le lecteur pourrait croire qu’il découvre-là, un énième récit sur les années de formation, d’initiation et de réussite d’un « Fils du pauvre ». Il y a d’ailleurs quelque parenté entre Mohed Altrad et son illustre prédécesseur, l’Algérien Mouloud Feraoun. L’enfant ici se prénomme Maïouf (« l’Abandonné » en arabe) et veut aller à l’école ! Bravant l’interdiction de sa grand-mère qui, après la mort de sa mère, l’élève, supportant les railleries et les insultes des autres élèves, l’enfant tient bon.
    Sa soif de savoir est inextinguible et, malgré l’hostilité des siens, les humiliations, la misère, les conditions difficiles pour apprendre et se rendre en classe, Maïouf devient le meilleur élève. L’enfant puise même dans cette adversité la « rage » qui le pousse à se surpasser et à réussir.
    L’expérience du jeune Fouroulou permettait au lecteur des années cinquante d’approcher la société kabyle de l’époque, Maïouf lui, donne à voir la société bédouine. Car l’enfant est un « Badawi », « un bédouin comme disent les Européens ». Il y a quelques années, dans Le Criquet de fer (1993) et Sonne le cor (1995), Selim Barakat, décrivait une autre enfance syrienne, kurde cette fois, où il montrait notamment l’hostilité des bédouins à l’égard de sa communauté d’origine. Ici, Mohed Altrad décrit le mépris et l’hostilité manifestés par la société syrienne contre les siens : les Bédouins font figure de ploucs, d’arriérés voire d’obstacle à la construction nationale et aux exigences de la modernité : « Tu crois que ce pays nous aime ? Tu verras, quand tu grandiras, comme on t’observe, comme on te traite ! Et tu t’apercevras aussi que, plus tu protestes, plus tu te révoltes, plus on te poursuit, plus on te chasse, plus on t’assomme ».
    Bénéficiant d’une bourse d’études, Maïouf doit partir étudier la pétrochimie en France. Certes cela signifie « l’exil », mais rien ne le retient au village et surtout pas son père qui, toute sa vie, ne lui a manifesté que mépris et hostilité. Il y aurait bien les beaux yeux et le sourire de Fadia, mais ensemble ils ont fait le vœu de se retrouver et d’avoir un enfant.
    En France, Maïouf qui se fait appeler Qaher, « le victorieux », poursuit, toujours aussi brillant, ses études. À son retour pour un bref séjour en Syrie, le livre bascule. Ce n’est plus le récit de la réussite du Fils du pauvre qu’écrit l’auteur. Ce n’est même pas le retour de l’enfant prodigue, celui qui a accumulé savoir et autorité et qui va les mettre au service de son pays, au service des siens. La problématique du retour au pays et du choc culturel que porte la confrontation avec l’Occident n’est pas neuve dans la littérature arabe. Depuis les Egyptiens Yehhia Haqqi ou Taha Hussein en passant par le Soudanais Tayeb Salih, il a maintes fois et diversement été traité. Mohed Altrad semble ouvrir à cette question une perspective nouvelle : celle de la bifurcation, de la rupture rédhibitoire que l’exil induit ici entre le jeune homme et son pays, entre lui et les siens, cette « impression confuse d’être un étranger chez lui » : « c’était comme si toutes ces années passées dans ce pays, son pays, avaient été effacées par son séjour en France. (...) En France, il avait acquis, en quelque sorte, les manières d’être et de penser des Occidentaux, et de retour sur sa terre, c’est elles qui lui parlaient à l’oreille, lui murmuraient qu’il y était étranger. Il pensait à tous les immigrés qu’il avait rencontrés en France, aux illusions qu’ils avaient pu entretenir, à leurs rêves aussi. Il n’en connaissait pourtant pas beaucoup qui avaient envie de revenir dans leur pays d’origine ».
    Qaher tourne le dos à ses origines, au monde bédouin, au désert et même à son amour d’adolescent. Pourtant, quelles que soient ses « ruses » pour « contourner les différences », il demeure ce qu’il n’a jamais cessé d’être : Maïouf, un Badawi. Pour l’avoir oublié et être devenu « un être sans attaches », il se perdra dans les dunes d’un autre désert.

    Edition Actes Sud, 2002, 255 pages, 15,90 €

  • Islam et voyage au Moyen Âge

    Houari Touati
    Islam et voyage au Moyen Âge


    images-2.jpgVoilà un beau livre. Riche, instructif, ouvrage de spécialiste certes mais jamais ennuyeux. Point de jargon inutile pour affadir le propos, quant aux nombreuses notes, elles s’insèrent tout naturellement dans le texte. Elles ne sont pas étalage de savoir et moins encore hommage (calculé) rendu à ses pairs. Houari Touati réussit le tour de force de rendre accessible à un large public une étude pointue sans jamais être pris en défaut de facilité intellectuelle. Ancien professeur de l’université d’Oran, spécialiste d’anthropologie historique, aujourd’hui maître de conférence à l’EHESS, il a publié en 1994 un autre ouvrage de référence, Entre Dieu et les hommes, Lettrés, saints et sorciers au Maghreb au XVIIe siècle (1).
    Dans cette livraison, Houari Touati donne à entendre toutes les dimensions du voyage et sa place centrale dans les débuts de la culture de l’islam, depuis le VIIIe siècle jusqu’au XIIIe. Et d’abord, il s’agit bien du voyage - de celui des lettrés du Moyen Âge musulman ces « forcenés du voyage » - et non pas des voyages. Il s’agit bien de réfléchir sur le statut du voyage dans la culture islamique et non sur les péripéties du voyage ; sur le voyage en tant que composant essentiel de la religiosité et de l’intellectualité du monde musulman et non simple déplacement touristique.
    Comme le dit l’auteur en introduction, voyage et savoir forment ici « un ménage à deux ». Le voyage n’est pas l’expression d’une volonté en soi, mais s’inscrit dans un horizon intellectuel : acquérir et produire du savoir exige de partir à la rencontre des maîtres, d’aller puiser à la source, chez ceux qui ont conservé ce savoir. Il faut renouer avec l’idée de chaîne de transmission et surtout la maintenir. En islam, on ne peut se réclamer d’un maître que si on l’a vu et entendu. Affleure ici, sous jacente, la croyance que le savoir est fini et que sa perte menace. De sorte qu’il y a urgence par exemple à se rendre auprès des bédouins du désert pour y recueillir la langue arabe dans sa pureté originelle et sauver quelques mots rares. Cette quête couvre la vaste « demeure de l’Islam », depuis la frontière avec la Chine et l’Inde jusqu’à l’Andalousie. Espace hétérogène qu’il convient d’unifier en forgeant des cadres religieux, juridiques, linguistiques, etc., de référence : « voyages dans l’espace du Même avec, la préoccupation majeure, de fabriquer du même ». Cette quête démarre quelque cinquante ans après l’hégire et se termine au XIVe siècle avec Ibn Battuta dans l’indifférence quasi générale de la société islamique.
    Par ce travail, on découvre qu’il n’y a pas de classe de lettrés en islam avant le milieu du VIIIe siècle. Entre la mort du prophète, en 632, et l’apparition de cette classe, la culture islamique est essentiellement une culture orale, une culture de la mémoire. Ce milieu, considéré jusque-là comme donné d’avance, est en fait en formation et ne s’institutionnalise qu’à partir du VIIIe siècle. En brossant une sociologie des agents qui construiront la culture savante de l’islam, Houari Touati montre comment, à partir de socles aussi prestigieux que les héritages antiques, chrétiens et judaïques, l’islam va définir une voie qui lui est spécifique. L’islam du Moyen Âge ne se réduit pas à un « remake », une simple renaissance de la culture antique, il est véritable création intellectuelle. Non seulement l’islam fait partie des cultures de l’Antiquité tardive, mais il constitue, pour les musulmans comme pour les chrétiens, un patrimoine commun.
    Qui sont ces pérégrins fondateurs du savoir islamique, un savoir qui couvre aussi bien le champ de la Tradition, de la langue que de l’espace ? Ce sont les traditionnistes qui colligent la Tradition prophétique (les hadiths) ; les philologues ; les géographes qui dressent « un tableau cohérent de l’empire de l’islam, « et aussi, bien entendu, de l’arabité ». Ces deux thèmes conditionneront la définition du « domaine de l’islam », la « mamlaka » cette « idéologie centraliste et unitariste » élaborée au IXe siècle. Ce sont aussi les mystiques et leur épreuve solitaire du désert, ce sont enfin les adeptes du « séjour à la frontière », traditionnistes ou ascètes, qui, par « l’établissement permanent ou temporaire dans les limes » fondaient l’islam non plus en ses centres religieux, politiques ou culturels mais à la marge « par la confirmation de soi face aux autres ».
    À la différence de la tradition chrétienne, le rapport entre voyage et écriture du voyage n’est pas, en islam, un rapport spontané. Il faut attendre le début du XIIe siècle pour voir émerger un genre littéraire propre au voyage, le rihla. Il faut dire que « nos » voyageurs ne cherchent pas leur identité au miroir de l’Autre ou à repousser les frontières de l’œkoumène, ils partent « pour confronter et ajuster soi à ce qu’il doit être ». Par-delà les riches expériences spirituelles et intellectuelles individuelles, l’enjeu de ces pérégrinations est la construction d’un « espace dogmatiquement garant de la vérité d’un vivre-ensemble voulu par Dieu ».

    (1)    Éditions EHESS

    Edition du Seuil, 348 pages, 23,62 €

  • Noire, la couleur de ma peau blanche. Un voyage intérieur

    Toi Derricotte
    Noire, la couleur de ma peau blanche. Un voyage intérieur


    Toiphoto.JPGToi Derricotte est une Noire à la peau blanche. Professeur de littérature en Pennsylvanie, auteur renommé aux Etats-Unis de plusieurs recueils de poésie, elle a pendant plus de vingt ans tenu un journal intime. Avec une lucidité et une profondeur rares, elle a consigné ses douleurs, ses hontes, ses doutes et ses réflexions sur le racisme de la société américaine nées de sa singularité par rapport à cette société mais aussi par rapport au reste de la communauté noire.
    Toi Derricote est « déterminée à ne pas mentir ». Aucune vérité - aussi insupportable soit-elle, pour elle-même, pour ses relations ou ses amis, aussi incompréhensible soit-elle pour sa communauté d’origine - ne résiste à sa détermination : « j’ai décidé de publier ce texte et d’être maudite, parce que la « vérité » doit être dite par quelqu’un : le racisme n’est pas là, dehors, quelque part, il est à l’intérieur de nous, de nos familles et de notre communauté ».
    La relation à l’Autre est au cœur de ce livre où domine cette interrogation : comment réduire la distance qui sépare la conscience que l’on a de soi des apparences ? Comment faire en sorte que l’image de vous-même que vous renvoie le monde soit conforme à ce que vous pensez être ? Selon que vous ayez l’air de ce que vous êtes ou que vous soyez doté d’une « identité plus incertaine », la distance est variable. Pour Toi Derricote elle est immense. Le désir de se faire accepter peut, quand l’Autre vous ignore, vous refuse ou vous rejette, conduire à la mise en œuvre de subterfuges psychologiques, d’artifices comportementaux, à la haine ou à la fuite : « Quelquefois, quand je parle avec un Blanc, qui ne sais pas que je suis noire, un sentiment soudain m’envahit, (...). Mon envie de fuir se confond avec mon désir d’échapper à ma « négritude », à ma race, et je suis remplie de honte et de colère ».
    Avec efficacité, Toi Derricotte décortique l’intériorisation de la culpabilité par les victimes elles-mêmes ; le racisme de la société américaine secrété par une « longue histoire d’exclusion et de haine » ; le pouvoir d’exclure des groupes ethniques dans une Amérique « où toute trace d’amour entre les races est abhorrée » ; la prison des représentations et des préjugés dans laquelle l’écrivain noir est enfermé ; les non-dits de la vie à deux à l’aune de ce racisme intériorisé ; la part du refoulé des relations les plus intimes, de la capacité d’aimer et de vivre ou encore la dépossession de soi : l’idée d’infliger un procès aux dirigeants du Club de son quartier qui lui en refusent l’accès parce qu’elle est noire la terrifie : « je deviendrais folle ou je me suiciderais – comme si ce qu’ils pensaient de moi était plus puissant que ce que je pouvais penser de moi-même. Comme si je pouvais être dévorée par l’idée d’un autre ».
    Pour Toi Derricotte les choses ne peuvent être simples : « ma couleur de peau empêche littéralement les choses d’être blanches ou noires ». Aussi s’interroge t-elle quant à la signification – « dans quel camp suis-je ? » - et à la portée - « est-ce que mon travail donnerait des arguments aux racistes ? » - de ces confessions. Pendant longtemps elle n’a pu avouer qu’à des Blanches l’opposition profonde qui la minait entre ce qu’elle était et ce qu’elle voulait être ou le choc qui la frappait en croisant un Noir dans la rue. « J’avais trop peur de dire ces choses à ceux par qui je voulais le plus être comprise, et aimée ». Sa souffrance, sa honte, sa haine de soi, le reniement des siens, jusqu’aux plus proches, aux plus intimes, ne font pas de Toi Derricotte une femme « inhumaine ». Il faut avoir connu sa « peur de petite fille noire », comme son amie Toni, pour la comprendre. La condition du Noir américain serait inaccessible aux Blancs car « être noir, c’est être profondément seul »
    L’incandescence de cette introspection réduit en cendres les apparences et les clichés, les recettes faciles qui n’engagent pas trop, la bonne et vertueuse conscience vite auto satisfaite. « Les écoles avec une majorité d’élèves blancs tentent d’enseigner le concept de la « famille humaine », en introduisant les photos de personnes noires dans les textes de cours. Mais valoriser l’autre, apprendre que nous sommes tous du même sang, n’est pas une leçon que l’on apprend avec la tête ». Il faudra bien plus pour se dégager de « la persistance des conflits intérieurs, du désir, de la honte et de la terreur ». Une leçon à méditer, dans une moindre mesure, de ce côté-ci de l’Atlantique.

    Traduit de l’américain par Philippe Moreau, éditions du Félin, 207 pages

  • Allah n’est pas obligé

    Ahmadou Kourouma
    Allah n’est pas obligé


    images-1.jpgAprès En attendant le vote des bête sauvage, prix du Livre Inter 1999, l’écrivain ivoirien racontait ici la terrifiante histoire des enfants-soldats enrôlés, drogués, entraînés à tuer par des “ faiseurs de guerre ”. Ahmadou Kourouma n’invente rien. La presse a déjà relaté cette triste réalité. Il assemble des faits et des personnages bien réels, les met en perspective et leur donne une autre charge émotive.
    Birahima, orphelin d’une dizaine d’années, part à la recherche d’une tante. Yacouba, un grigriman (féticheur) musulman, accompagne le garçon. Pendant trois ans, ils “ font pied la route ” (marchent) dans le “ bordel au carré ” d’un Libéria et d’une Sierra Léone en guerre. Pour vivre, l’un confectionne des fétiches, l’autre devient enfant-soldat. Le récit est à la première personne. La langue chatoyante d’ Ahmadou Kourouma est portée par Birahima qui, de l’intérieur et crûment, décrit la terrifiante transformation d’enfants en soldats sanguinaires qui ne se reconnaissent plus qu’une loi, celle des kalachnikovs. De bandes de bandits en groupes armés aux ambitions prétendument politiques, Ahmadou Kourouma offre au lecteur occidental une lecture claire et édifiante des guerres tribales qui ensanglantent cette partie du continent africain.
    Ce que montre Ahmadou Kourouma n’est pas beau : des rites et croyances d’un autre âge, un syncrétisme religieux où animisme, fétichisme, catholicisme et islam s’entrechoquent, les guerres tribales et leur cortège de carnages et de viols, le cannibalisme. Il y a encore ces guerres civiles à répétition qui se nourrissent des ambitions de pouvoir et d’argent d’apprentis dictateurs mais vrais monstres, les systèmes politiques mafieux où la corruption locale trouve à l’étranger des relais complaisants et intéressés.
    Ce que montre Ahmadou Kourouma n’est pas juste : des enfants transformés en tueurs, des enfants victimes envoyés à la boucherie comme Sarah, Sekou, Sosso ou “ capitaine Kik le malin ”..., des populations otages des fous sanguinaires que sont Taylor, Le Prince Johnson ou Samuel Doe, ou ce Foday Sankoh qui parce qu’il ne voulait pas d’élections démocratiques en Sierra Léone entreprit tout simplement d’amputer les mains - “ manches longues ” - ou les bras - “ manches courtes ” - des malheureux électeurs. Otages enfin d’intérêts financiers aux dimensions internationales, de vraies ingérences mais de fallacieuses raisons humanitaires.
    Il ne fait pas bon vivre dans ces deux “ foutus pays d’Afrique ”, mais comme le dit Birahima : “ Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes les choses qu’il a créées ici-bas ”.
    Pour raconter son histoire, l’enfant-soldat utilise quatre dictionnaires (le Larousse, le Petit Robert, l’Harper’s et l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire). Il les utilise alternativement pour expliquer certains mots ou locutions tantôt aux toubabs (colons, blancs) ou aux “ nègres noirs afro-américains ” tantôt aux natives les “ nègres noirs africains ”. Ce procédé narratif permet à Ahmadou Kourouma de créer une indispensable distance, et même de distiller une bonne dose d’humour pour soutenir les horreurs présentes dans son récit. Il montre aussi comment l’Afrique s’approprie et enrichit une langue, le français. L’amateur se délectera du “ mouillage des barbes ” pour bakchich, de l ’” écolage ” pour frais de scolarité, de “ se ceinturer fort ” pour prendre les choses au sérieux ou encore des “ salutations kilométriques ”, et des “ prix cadeaux ”.
    Le livre fut honoré du prix Renaudot et du Goncourt des lycéens. Son réalisme sans concession pourrait alimenter tous les clichés et conforter certaines images d’une Afrique engluée à jamais dans une tragique destinée. Mais Kourouma armé de ses quatre dictionnaires, a miné son texte. Pour tenir à distance la fausse bonne conscience de contrées pacifiées et policées, on aime à penser que par ce procédé, les anciennes puissances européennes n’ont pas seulement laissé des langues en Afrique. Mais aussi un peu de leur responsabilité.


    Edition du Seuil, 2000, 233 pages


  • Sérail killers

    Lakhdar Belaïd
    Sérail killers


    images.jpgLes lointains et douloureux échos de la guerre d’Algérie n’en finissent pas de résonner, d’agiter les esprits, de réveiller des consciences voire de vieux démons. L’actualité fourmille d’exemples à commencer par la multiplication des colloques, articles de presse et autres publications.
    Dans ce premier roman, Sérail killers, le journaliste Lakhdar Belaïd laisse remonter à la surface un autre épisode dramatique de la guerre d’Algérie, celui qui a opposé nationalistes algériens et harkis. Le cadavre de Farid Hand-Lounis  repêché dans le canal de Roubaix et une vague de meurtres visant des Algériens font craindre le retour de cette guerre intestine. Pour l’heure, de vieux et méchants souvenirs affleurent qui tentent de donner sens à ces assassinats. Les deux lascars qui mènent l’enquête portent les stigmates de ce lointain conflit. Lakhdar, le journaliste, est le fils d’un nationaliste algérien, tendance messaliste. Bensalem, le flic, est le fils d’un harki... c’est dire si la relation entre ces deux copains de la communale peut parfois être explosive. Ensemble, ils découvriront l’existence d’un incroyable “ Plan X ” visant à réveiller et instrumentaliser de vieilles haines et des blessures toujours douloureuses.
    Avec doigté et subtilité, Lakhdar Belaïd met en scène les fils de l’intrigue. La vivacité et la légèreté de son écriture rendent avec délectation l’oralité d’une langue où quelques mots arabes ponctuent, pimentent un français frondeur.
    Les horreurs et les corps refroidis ne parviennent pas à enfermer dans leur remugle la fraîcheur du texte. La personnalité des deux enquêteurs y contribue pour beaucoup comme celle de Dalila, la femme de Lakhdar. Tous deux forment un couple symptomatique. Musulmans (surtout elle...), ils respectent le jeûne du mois de ramadan. Sans ostentation. Dans la simplicité, loin des gesticulations religieuses ou communautaires. Leur réussite professionnelle s’est construite dans l’anonymat. Sans rien devoir à personne. Sans rien devoir prouver. Il n’y a d’ailleurs rien à prouver. Les personnages de Lakhdar Belaïd montrent une réalité par trop occultée : celle d’hommes et de femmes, français d’origine étrangère et de confession musulmane (ou pas d’ailleurs...),  bien dans leur tête, complètement inscrits dans l’ici et le maintenant. Les couples s’aiment, se font l’amour, se chamaillent en toute candeur et la femme ne se voit pas reléguée dans un statut de mineur.
    Un large pan de la société française est ici rapporté qui cloue le bec aux représentations fantasmées et aux discours de représentants autoproclamés d’une introuvable communauté.
    La fraîcheur exhale aussi du ton. Lakhdar Belaïd, sans jamais se prendre au sérieux et sans en avoir l’air, balaie les dangereuses “ certitudes badigeonnées de bonne conscience ” et va loin dans la compréhension de sujets historiques ou d’actualités : la Guerre d’Algérie, la question harkie, les chausse-trapes réservées par les élus aux jeunes issus de l’immigration, les mœurs et les magouilles politiques, le quotidien des populations issues de l’immigration, les pratiques associatives, l’insupportable islam des convertis et le non moins insupportable islam des faux bigots mais vrais geôliers d’ “ épouses emballées sous toile cirée et embastillées à la maison ”....
    Le lecteur s’amusera à tirer la morale de cette histoire. Avec l’auteur, il ne rechignera pas longtemps à se soulager d’un roboratif : “ nique les hypocrites ” à la face des tartuffes de tous poils - faux dévots musulmans, faux démocrates, algériens ou français, mais vrais magouilleurs, bonimenteurs de l’intégration et autres zappeurs idéologiques en mal de subventions. Ah, que ce livre fait du bien !

    Collection Série noire, éd. Gallimard, 255 pages

  • Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné

    Marcel Detienne

    Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné

     

    Cadmo.jpgDans cet essai au style impertinent et inattendu, léger et souvent drôle l’auteur remonte aux sources des mythes qui fondent les autochtonies et autres identités, autrement dit la manière dont les peuples s’y prennent pour « faire leur trou ». Marcel Detienne, spécialiste de la Grèce antique, montre comment se forment les « mythidéologies », ces discours à la fois mythe et idéologie qui officialisent mordicus l’origine d’un peuple, la pureté d’un lignage, la supériorité d’une communauté. De l’autochtonie athénienne d’immaculé conception, sans mélange et sans alliage, à la terre et aux morts de Barrès, Marcel Detienne montre comment, en contrepoint, se dessine la figure de l’Autre, de l’étranger, de l’exilé, du fugitif, du citoyen adopté ou naturalisé et, pire encore, de l’immigré. De ce point de vue, la France de Sarkozy ou l’Europe qualifiée par certains de « forteresse » n’a rien inventé, il suffit de remonter aux sources, à ces idées fortes du « discours officiel » de cette mythidéologie de nos Grecs, ceux qui n’en finissent pas de nous habiter, par nos histoires nationales, en France et en Allemagne, du XIXe siècle à aujourd’hui ».

    S’appuyant sur des auteurs qui lui sont familiers, (Euripide, Socrate, Platon, Eschyle, Pindare et des historiens, Hérodote et Thucydide) il rappelle au lecteur oublieux ou ignorant (qui court alors le risque de s’y perdre !) les mythes et légendes au commencement de deux cités grecques : Athènes la pure et Thèbes l’impure. À cette dernière va la préférence de l’érudit et impertinent professeur qui, sur sa lancé, démonte le dangereux mécano d’une France « racinée » et sermonne les historiens fautifs (Boulainvilliers, Barrès, Lavisse, Alphonse Dupront et même Braudel).

    Cette ballade dans la Grèce antique « donne le plaisir de mettre le « naître impur » dans la maison de Cadmos [Thèbes] en face de la belle autochtonie athénienne, tout en découvrant combien la hantise du sang épuré de la vieille France alterne aimablement avec la satisfaction du bel enraciné d’hier et d’aujourd’hui sur l’Hexagone d’après-guerre ». Car l’objectif n’est pas de faire œuvre d’érudition ou de conjuguer au passé l’intérêt de cette passionnante réflexion. Ce travail comparé sur les différentes manières de se dire autochtone ou de se vouloir « de souche » - il est question de la Grèce du Ve siècle et de la France mais aussi des mythes de populations africaines et amérindiennes – vise à une autre enquête comparative : « comment dénationaliser les histoires nationales ? ». Au passage, elle rappelle aussi une exclusion à l’œuvre dans la plupart de ces « mythidéologies » : « que de déceptions, d’humiliations !, ces récits, ces discours sur l’autochtonie, car de quoi s’agit-il sinon de « dénier le ventre féminin ».

    Ainsi va le monde qui, face à la montée des périls, des fermetures chauvines et du racisme voit se multiplier les métissages et les identités plurielles et partant, la nécessité de fonder de nouveaux repères, de nouvelles raisons de vivre ensemble et d’appréhender l’Autre. Autant d’interrogations qui débouchent sur la remise en cause des histoires nationales, ce qui conduit d’ailleurs l’éminent helléniste à suggérer de voir l’histoire de la France en dehors de l’hexagone.

    Pour renforcer son pertinent point de vue, Marcel Detienne invite un publiciste (sans doute parce qu’ils sont aujourd’hui, et trop souvent, les nouveaux maîtres à penser). Mais pas n’importe lequel, un petit jeune, plein de promesses qui lui, à la différence de ses confrères halés et dorés à souhait, bien mis et bien pensants, Rolex au poignet, vaut le détour. La pub dit : « Personne n’a originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre ». Elle est signée, Kant !

     

    Edition du Seuil, 2003, 174 pages, 16 euros

     

     

     

  • Les Paludiques

    Mourad Djebel

    Les Paludiques

     

    image-7.gifLes lecteurs de Sens interdits et des Cinq et une nuits de Shahrazède, les deux romans de l’Algérien Mourad Djebel ne seront pas étonnés de découvrir Les Paludiques, son premier recueil de poèmes, tant son écriture était déjà empreinte d’une force poétique et d’une légitime virulence concentrée dans une langue furibarde, malaxée, triturée et malmenée ad libitum. Les Paludiques, brûle de la même fièvre, celle du poète en proie au délire, aux fulgurances, celle du veilleur insomniaque qui connaît les affres de l’angoisse et des pensées qui pèsent tandis que tous dorment en paix. Classique « fonction apodictique » de l’aède qui ausculte « cette plaie du monde cette plaie de soi », « ce nœud goitreux / Entre soi et le monde. »

     

    Mourad Djebel appartient à cette génération d’écrivains et d’artistes algériens, auteurs d’une œuvre « tangente à l’opposé du degré quatre-vingt-dix et au cercle des portes bannières ». Démiurges d’une littérature incandescente où brûleraient d’un feu salvateur les démons qui hantent cette terre-carrefour plusieurs fois martyre et cependant toujours féconde. Cette incandescence brûle d’abord les tripes du poète fiévreux, « grelottant » d’une « pyrexie protéiforme » de sorte que l’écriture est une conséquence paludique : « la garde rouge-artillerie / des verbes suppurant le pus ».

     « Préparant un babil-Esperanto qui écorche de stridence vos sensibles âmes télégéniques », l’auteur tient en réserve « des kilomètres de fureurs : configuration improbable étanche à la beauté consensuelle / je me biffe de tous les registres / me corne et m’improvise en barbare à moins d’incarner Satan / (somme toute) il est dit qu’il fut le premier réfractaire ». Langue réfractaire donc, voulue, revendiquée même, « obscure et difforme ».


    Certes, cette « bile » suppurent des massacres, celui de Bentalha et de tant d’autres. Mais ces fièvres paludéennes sont le triste héritage d’« hypermnésies » et d’une « crasse millénaire » incarnée par un corps lui-même « territoire mnémonique tant razzié ». Que « L’HISTOIRE de nous s’abstienne » crie Mourad Djebel, car le passé « crible l’instant de shrapnells ». De ce côté-ci de Mare Nostrum aussi : « Vos tentatives d’identifications laconiques – à entêtes réglementaires – policière / mes empreintes génitales / genèse de vos geignement passés et à venir / s’y refusent / qu’ils me classent / sans ma participation me répartissent / dans toutes les cases pré ou post mortem ». M.Djebel n’a que faire de la fausse bonne conscience et des sentiments à deux sous. Peut lui chaut l’hypocrisie, des « on reste solidaire du peuple machin chouette » : « des vies par contingents, par containers, par concomitance d’essaims et de destins, filaient à l’anglaise en passant par la case indienne pour ne pas filer le mauvais coton celluloïd hémophile des linceuls. Mais les filières furent écourtées de cul-de-sac aux guérites consulaires. »

     

    Assez dit le poète : « stoppez ce monde / cette terre / je veux prendre la prochaine ». Il se réfugie dans les nuits votives, l’ivresse,  l’amour - « et j’ai pris ta peau pour religion et territoire ». Mais point d’échappatoire sauf à dénicher ce « plus petit – devis divin – diviseur commun au genre humain » qui permettra au « temps » et à « l’Histoire » d’improviser « sans guide d’ailleurs/ une hyperbole soluble autrement que par la revanche le suicide ou la guerre. »

     

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    Avec le « petit-fils des transhumances – enfants des salsugineux scarifié au cœur », « barbaresque de naissance comme toutes les convergences », il faut (ré)apprendre l’instant présent, un temps « décontaminé » de « fut » et de « devenir. Le suivre « pour trouver le chemin du / Recommencement ». Et, après Machado ou Pessoa, retrouver cette vérité universelle déclinée depuis des siècles par toutes les sagesses du monde : « Le chemin m’indiques-tu / Celui qui s’en va doit savoir / Qu’il ne saurait / Retrouver intact / Ni le seuil ni la lumière ni les sourires / Mais le chemin / Comme les lignes de la main / (est) Demeure ».

     

    La Différence, 2006, 77 pages, 12 €

  • Les Cinq et une nuits de Shahrazède

    Mourad Djebel

    Les Cinq et une nuits de Shahrazède

     

    djebel.jpg« Nous sommes issus de tant de brassages, de métissages, certes dans la violence et l’invasion, mais ils sont réels et constituent un rempart contre l’hégémonisme, contre le fanatisme, et un chemin à creuser pour peu qu’on cultive cette diversité pour asseoir un autre type, un nouveau type de légitimité de l’État. Si l’on n’infléchit pas la tendance de l’Unique, nous courons à la catastrophe (…) ». Ainsi, tandis que le pouvoir algérien interdisait à son peuple le droit de lire le dernier Boualem Sansal (Poste restante paru chez Gallimard) et que son vieux dirigeant renouait avec les non moins vieux démons d’une conception figée et exclusive de l’identité algérienne, les romanciers du cru continuent eux, contre vents et marées, de disséquer la « monstruosité nés des humiliations et des défaites de l’Histoire », une « monstruosité » qui aujourd’hui « se nourrit des modernes frustrations ». Mourad Djebel appartient à cette génération-lotus d’écrivains algériens, sortie du bourbier des années 90. On lui doit déjà Sens interdits, paru en 2001 chez le même éditeur. L’Algérie demeure au cœur de son texte, une Algérie kaléidoscopique, débarrassée des pesanteurs spatiales et temporelles, une Algérie à plusieurs voix, déployée en plusieurs registres et langues. Plus encore que ses aînés, Kateb Yacine, Rachid Boudjedra ou le premier Boualem Sansal, celui du Serment des barbares, Mourad Djebel bouscule le cadre narratif pour rendre au plus près cette Algérie entre diversité et cauchemars…

    Au centre du roman il y a le cycle des cinq nuits, ces cinq nuits durant lesquelles Loundja alias Shahrazède tente de dévier de sa « trajectoire autodestructrice » son ancien élève et ami, Shahriyar. Comme dans Les 1001 et une nuits, le conte, la littérature - ici le récit fondateur du Voyageur et de la Sahélienne - pourrait-elle être une arme de combat pour échapper « à la folie d’une réalité cauchemardesque », une arme contre la mort ?

    Au cours de ces cinq nuits, le passé, les espoirs et les désillusions des deux amants défilent sur fond d’histoire algérienne, depuis les promesses trahies d’un « avenir radieux » en juillet 1962 jusqu’à « cette folie de sang qui se pare, comme une putain fardée, de principes humains ou divins » en passant par les massacres et tortures d’octobre 1988. Ces journées charnières où l’armée a tiré sur « une foule d’enfants » : « des enfants en garderont des séquelles à vie, des enfants qui ont été violés, sodomisés, papa, la baignoire, les coups, les brûlures, les blessures, tu connais le catalogue, papa, c’est le même que celui des paras de l’armée française » dit, peccamineuse, Loundja à son père, ancien héros de la lutte pour l’indépendance du pays.

    Mais cette « monstruosité » qui ronge le pays n’est pas une fatalité. Loundja-Shahrazède « dit qu’elle en a marre du couplet qui court sur toutes les lèvres stipulant que cette terre est trop passionnée et tout ce qui s’y entreprend trop passionnel, « D’où l’attrait pour la tragédie, les harangueurs de foules, la lutte entre les dieux, l’apostasie, l’invasion, la guerre (…) ».

    Deux autres voix se font entendre. Celle d’abord de Shahriyar à travers ses Carnets, des écrits hallucinés, parfois hermétiques, qui donnent à lire le regard de l’ami et de l’amant sur ces cinq nuits passées dans un hôtel de la corniche constantinoise.

    Il y a enfin cette narratrice dont l’identité ne sera révélée qu’à la fin du roman et qui s’inscrit dans une longue chaîne de conteuses. Elle est celle qui, sans avoir retrouvé le manuscrit-fondateur du Voyageur, restitue l’ensemble de l’histoire, l’origine et la naissance d’« une branche nouvelle de sang mêlé », sur laquelle elle compte bien, elle aussi, inscrire sa marque.

    Le livre brille d’un foisonnement de thèmes, de fulgurances littéraires, d’émotions et de références historiques : l’histoire algérienne qui, à partir d’une « matrice mère amazigh », est l’histoire des métissages nés des invasions diverses ; l’histoire de la pénétration militaire française, des fantasmes et de l’érotisation de l’Orient mais aussi la place de l’individu au sein de la société algérienne ; l’autonomie de la femme ; les questions de l’homosexualité, de la sexualité ou du racisme anti-noir.

    La clef de cette construction littéraire bigarrée, un brin complexe, se niche peut-être dans une quête de l’universel, un éloge de la diversité et du métissage même si sa naissance sur la terre algérienne a été traumatisante : « Même si elle est violente, cette origine pour le pire, elle n’en demeure pas moins métisse pour le meilleur », de sorte que Mourad Djebel invite à se détourner de cette « tendance de l’Unique » pour retrouver un chemin emprunté déjà par un Ibn Arabi, un chemin qui mène à « croire que l’homme est autant que le langage, médiation des mondes, médiations de tous les mondes, porteurs d’essences premières communes à tous les êtres (…) »

     

    Edition  La Différence, 2005, 364 pages, 23 €