Mouloud Akkouche
Cayenne, mon tombeau
Est-il possible de construire une vie sur le mensonge, le non-dit et l’oubli ? Les origines, l’histoire familiale ne finissent-elles pas, un jour ou l’autre, d’une façon ou d’une autre, par rattraper celui qui, par une pirouette faite à la mémoire, s’imaginait débarrassé de la glèbe qui entravait son envol. Les ruptures dans les trajectoires de l’existence existent, souvent elles ne se font pas sans devoir en supporter le poids, un poids parfois écrasant. Le poids du doute. Le poids de la culpabilité.
Richard Lemaire a vécu vingt ans dans le bonheur. Grâce à son boulot de scénariste, grâce à sa femme et ses deux enfants, grâce surtout aux silences et aux mensonges sur sa véritable identité, il croyait s’être réfugié, claquemuré au cœur d’une tour où rien, et surtout pas son passé, ne viendrait le déloger. Jusqu’au jour où une annonce lue dans Libé, lui fait comprendre que son père est malade et que sa famille le recherche.
Vingt ans ! il lui avait fallu toutes ces années pour feindre d’oublier qu’il ne s’appelait pas Richard Lemaire mais Rachid Benoucif : « Ma trouille de la misère m’avait poussé à tout renier, ma famille, mon nom, à tirer un trait sur les années Rachid ».
Il avait alors dix-huit ans et un destin peut-être tout tracé : « très vite, je sentis que USINE, PRISON, CAME ne seraient plus les canassons de mon tiercé gagnant. Même dans l’ordre. Un mur venait de tomber. J’étais un mec qui s’en était sorti... en rentrant dans une autre famille. Dans la foulée je changeais de nom et de prénom lors de ma naturalisation. Un autre mec ; tout neuf ».
Pour certains, s’en sortir passe par le reniement de soi et la négation des siens. Mais voilà ! Richard se retrouve au chevet de celui qui est à l’origine de ses jours. Tandis que ses certitudes s’effondrent, il voit ses repères minés par la honte. Son destin se dérobe d’autant plus que le mourant : « voulait que je l’accompagne, seul, dans son village natal. Un endroit que je n’avais vu que deux mois, à l’âge de neuf ans. Mes racines ? Non. Elles n’étaient pas de l’autre côté de la Méditerranée, ni de ce côté non plus, d’ailleurs. Où se trouvaient-elles ? Sans doute dans le regard voilé de mon père mourant... ». L’évocation du père pas le fils (d’échanges, il n’en est pas vraiment question) fait partie des passages les plus émouvants du livre. Le travail de Y.Benguigui sur l’immigration algérienne à commencer de lever un voile sur la mémoire des femmes en exil. Une autre attend d’être écrite, celle des relations entre les pères et leurs enfants et notamment leurs fils. Rachid retrouve donc son père Mohammed. À l’heure où « la mort allait rafler tout la mise », il mesure ce que la pudeur a pris à l’affection, le silence à la transmission.
Mais ce que la mort ne peut prendre à aucune filiation, c’est ce voyage à rebours qui conduit le fils sur les traces du père, cette force souterraine qui le pousse à rassembler les morceaux de l’histoire paternelle. Comme toute quête existentielle, elle ne sera pas sans dangers, ni dommages. Richard-Rachid découvrira entre autres qu’il est le fils d’un bagnard, envoyé pour quinze ans à Cayenne pour un double meurtre. Que cet homme, après avoir connu l’enfer du bagne et avant d’être cet immigré en France, père de cinq autres filles, avait eu une autre vie. À Cayenne d’abord, dans l’Algérie coloniale ensuite.
« Il y a à peine quelques semaines, j’étais un mec avec une femme, des gosses, un appart dans le 6e arrondissement de Paris et... voilà que je me réveille un jour et que je suis le fils d’un bagnard... d’un assassin. N’en jetez plus, la cour est pleine ! » . De cette autre honte, le silence du père l’avait protégé. L’homme n’est pas au bout de ses surprises.
L’étonnant dans ce premier roman de Mouloud Akkouche, par ailleurs auteur de polars et de livres pour enfants, est peut-être sa chute. À la question du départ, celle de savoir s’il est possible de construire une vie dans le mensonge, le livre semble répondre pas l’affirmative. Cette expérience qui tout au long du récit apparaît comme essentielle dans la vie de Richard est, finalement et peut-être paradoxalement, présentée comme une parenthèse, un simple interlude, « l’interlude Rachid »...
Edition Flammarion, 2002, 340 pages, 18 euros
Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 55
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Cayenne, mon tombeau
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Le monde des couscous et recettes de couscous
Magali Morsy
Le monde des couscous et recettes de couscous
Magali Morsy profita de sa retraite pour enfin goûter à une délectable passion sans doute peu avouable dans les doctes cercles professoraux qui ont été les siens : le couscous. Cette ancienne universitaire, spécialiste du Maroc à qui l’on doit notamment Les Ahansala, examen du rôle historique d’une famille maraboutique de l’Atlas marocain (1972) ou Les Femmes du Prophètes (1989) donne ici cinquante deux recettes de couscous glanées au hasard de la vie et des rencontres. Le livre de recettes est accompagné d'un fascicule présentant l'histoire de ce plat, son évolution au cours des siècles et sa place, centrale, dans le quotidien nord africain.
Avec l’auteur, il faut insister sur ce qui fait du couscous un "objet culturel " en soi. Comment ce met qui n'a nul autre pareil à travers le monde - le couscous c'est d'abord une façon particulière et originale de préparer la semoule de blé, d’orge, de maïs, de sorgho ou même de gland et de cuire à la vapeur les grains obtenus pour les rendre digeste - introduit le lecteur à une véritable philosophie historique de l'Afrique du Nord. A commencer par ses origines : berbères ! Traditionnellement d’ailleurs, le couscous se consomme en cercle, autour d'un plat rond et commun. Ainsi à travers l'égalité des convives sourd l'égalité, la terrible égalité, de la société berbère.
Mais comme le septentrion du continent africain, la préparation et l'accommodement du couscous s'enrichiront au cours des siècles - et encore aujourd'hui - d'autres cultures (romaine, arabe, juive, andalouse notamment), d'évolutions inévitables (urbanisation, apports maritimes, différences sociales...) et de nouveaux produits (épices, légumes...).
Si le vieux fonds berbère est là et marque de son indéfectible génie ce plat devenu parfois "républicain" en France même, la diversité et l’aptitude à évoluer le caractérisent pareillement.
Ainsi il y aurait davantage d'éthique et de vérité historique dans une cuillère (et non une fourchette !) de couscous que dans nombre de logomachies pompeuses sur l'histoire et l'identité nord africaines.
Consommé quotidiennement en Afrique du Nord, la “fonction identitaire” du couscous garantie aussi l'exceptionnel (événements familiaux, sociaux..). Ainsi, point de fêtes et notamment impossible de célébrer une naissance sans la préparation du couscous de Mostaganem dans la ville du même nom.
Et nous voilà revenus à l’essentiel : ces cinquante deux recettes, particulièrement faciles d'exécution et agréables au goût. Citons pour donner une idée : les couscous aux légumes avec ou sans viande ; les couscous salés-sucrés avec notamment le poulet ou le pigeon farci aux couscous et aux amandes ; les couscous aux poissons qui pourraient bien détrôner chez certains amateurs les couscous à la viande ou encore les couscous sucrés.
Après avoir refermé le livre et s'être octroyé la réalisation de quelques unes des recettes, le lecteur commence à prendre ses distances avec le couscous "fourre-tout" des restaurateurs ou l'abondance et la surenchère (triste et incongru couscous royal) n'ont d'égales que l'insipidité et la monotonie d'un plat servit “sans loi, ni goût ”.
Edition Edisud, 1996(Photo de Germaine Laoust-Chantréaux, Mémoire de Kabylie, Edisud, 1994)
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Fenêtres sur Manhattan
Antonio Munoz Molina
Fenêtres sur Manhattan
L’écrivain espagnol raconte ici ses séjours à New York, une ville parcourue à pied, muni d’un calepin et de quoi y noter ses impressions, fixer des lieux, des personnages, des événements, relever telle ou telle bizarrerie, telle ou telle particularité culturelle ou comportementale de ses habitants. L’occasion aussi pour ce romancier de donner libre cours à son humanisme, à une curiosité insatiable et un sens de l’observation et du détail époustouflant servi par une érudition tous azimuts. De sorte que grâce à un texte précis, souvent vivant et chaleureux, le lecteur, avec son guide, parcourt Manhattan, le Manhattan des lendemains du 11 septembre 2001. Antonio Munoz Molina note tout, sillonne rues et quartiers, visite monuments ou lieux désolés, brosse le tableau d’échantillons humains d’une misère inhumaine vautrés sous l’indifférente « splendeur mystérieuse et dorée qui s’écoule des fenêtres des infiniment riches ». « J’aime tant les grandes fenêtres de Manhattan » écrit l’écrivain espagnol, ces fenêtres larges et sans rideaux à travers lesquelles il n’a de cesse d’observer la ville et ses habitants.
Il évoque aussi bien la littérature nord américaine, les librairies de Manhattan que les concerts donnés au City Opera, au Carnegie Hall - sauvé de la destruction grâce à Isaac Stern -, ou à Harlem, au St. Nick’s club où rodent encore les fantômes de Charlie Parker, de John Coltrane, de Sonny Rollins et de tous ces musiciens noirs qui, après avoir joué dans des orchestres de danse, empruntaient la fameuse ligne A et montaient à Harlem pour y jouer jusqu’à l’aube et « s’affronter » dans les « cutting contests », ces duels que se livraient les musiciens de jazz.
S’il ne fallait retenir qu’un seul aspect de ces riches pérégrinations new-yorkaises, c’est bien sûr les pages consacrées à l’immigration à New York et le statut de cet Andalou, cultivé, sensible, timide et parfois même timoré au cœur de la grande mégalopole de la côte Est. Dans ce captivant et formidable maelström d’humanité, Antonio Munoz Molina montre ce qui culturellement rapproche et ce qui éloigne ces Occidentaux d’Amérique du Nord de leurs cousins européens et, en l’occurrence, de ce citoyen d’une lointaine péninsule ibérique ignorée ou méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique…
Le roboratif petit-déjeuner new-yorkais n’est pas de trop pour suivre, dans cette ville de lève-tôt, l’infatigable marcheur dont les pas traversent « la fourmilière chinoise de Canal Street » et, plus au sud, au débouché de Mulberry Street, « la partie la plus secrète de Chinatown ». Au nord de Canal Street, les banderoles chinoises laissent place aux drapeaux italiens. Ici commence Little Italy. Un dimanche c’est du côté du Bronx qu’une autre Petite Italie « accueillante et populeuse » est visitée en compagnie de Mark, prof dans un lycée, qui a acheté la sauce tomate, le basilic, la mozzarella et les pâtes fraîches. Du côté de Broadway et d’Amsterdam Avenue, où les émigrés juifs se sont installés, Antonio Munoz Molina évoque Isaac Bashevis Singer et Saul Bellow. Ici, à la fin des années trente, Julius et d’Ethel Rosenberg quêtaient des dons pour les enfants de républicains espagnols.
À propos des étudiants inscrits à son séminaire donné à l’institut Cervantès, le professeur note : « chaque étudiant porte aussi en lui son exil personnel, son histoire de fuite et de voyage vers New York, capitale de tant de déracinements (…). En d’autres temps, les étudiants étaient surtout des Juifs et des Italiens ; maintenant il y a beaucoup d’Asiatiques, beaucoup d’hispano-Américains. » Ses étudiants se prénomment Daniel, Angela, Lina, Ramon et viennent pour la plupart d’El Barrio ou de « Bananaland » cette partie de Harlem où l’on n’entend parler qu’espagnol.
Dans le Lower East Side, sur Orchard Street, un ancien immeuble de rapport ou tenement a été transformé en musée de la vie des immigrants les plus pauvres. Moins célèbre que le musée de l’immigration d’Ellis Island, Tenement Museum retrace le quotidien des immigrants juifs et italiens de la fin du XIXe et du début du XXe. Évoquant le célèbre roman L’Or de la terre promise d’Henry Roth, le visiteur note que, dans ces maisons de rapport « la densité de population dépassait celle de Calcutta et le taux de mortalité infantile était semblable à celui des villes du Moyen Âge. » Nul voyeurisme ou misérabilisme ici mais la mise à nu des éternelles injustices et inégalités des sociétés humaines. Eternelles et bien actuelles, comme le rappellent ces infatigables militants qui se battent pour celles et ceux qui survivent, hic et nunc, dans des squats délabrés, des immeubles crasseux aux peintures à la céruse meurtrière, dans des hôtels sordides où le feu menace, voire sous des tentes à même le bitume des trottoirs des grandes et riches villes. Rien de nouveau sous le soleil noir de la migration !
Misère de l’exil à New York mais aussi exil de la misère : une plaque sur la maison où Bela Bartok a habité jusqu’à sa mort dans la 57è rue (près de Carnegie Hall) offre l’occasion à l’auteur espagnol, frère de tant d’autres émigrants partis, il y a bien longtemps, d’Andalousie, de Murcie ou d’Estramadure, de citer ces mots écrit par le compositeur qui a fui par « dégoût et par dignité » le fanatisme qui empestait son pays. Il ne s’agissait pas de « survivre » parce que « faire le saut dans l’inconnu, hors de ce qu’on connaît que trop, est insupportable ».
Avec l’aimée, ils redeviennent touristes, au service de leurs deux fistons, qui, sur les trottoirs ou dans n’importe quel wagon de métro prennent « conscience de la diversité possible des visages et des langues, des origines, des couleurs de peau et même du vêtement et des gestes des gens qui peuvent vivre sans frictions ni discordes dans un espace très étroit (…). » « New York est une ville traversée de frontières » où Antonio Munoz Molina « ressent un étourdissement de voyages et de mondes divers, comme si, sur la distance de quelques rues et en quelques minutes, j’avais sauté d’un continent à l’autre (…) ».
Éloge de la diversité donc. Éloge aussi de la migration quand, de cette marche, entamée depuis la nuit des temps, inscrite « dans l’ADN de l’espèce comme un héritage des lointains primates qui se dressèrent pour la première fois », naît « le sentiment de faire partie d’un tronc commun de l’humanité ». Symbolique à cet égard est la sculpture des marcheurs d’Alberto Giacometti exposée au MoMA, une sculpture qui date du temps où sur les routes de l’Europe défilaient les colonnes de déportés, de fuyards, de réfugiés, d’exilés. Éternelles migrations de l’espèce au point qu’aujourd’hui déjà des savants (fous ?) imaginent une autre migration : celle qui devrait conduire l’espèce sur une autre planète…
Traduit de l’espagnol par Philippe Bataillon, Seuil, 2005, 348 pages, 22 €
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Terre des oublis
Duong Thu Huong
Terre des oublis
Dans Terre des oublis, Duong Thu Huong livre un tableau saisissant de la société vietnamienne. Miên remariée à un riche et prospère propriétaire terrien voit revenir, après quatorze ans d’absence, son premier époux, celui avec qui elle n’a partagé que quarante jours avant qu’il ne parte au front. « Miên comprend qu’elle est piégée. Elle ne sait plus comment elle va vivre depuis que l’âme errante est descendue de l’autel honorant le héros de la patrie pour s’asseoir devant elle et boire goulûment le thé en la fixant de son regard passionné ». Miên devra choisir entre un bonheur honteux et le sacrifice auprès d’un héros national qu’elle n’aime pas
D’abord respectueuse des codes que lui imposent la société, les traditions et l’idéologie nationaliste et communiste, Miên ne sera pourtant pas l’objet passif du destin. Elle s’émancipera de la peur, se révoltera.
Subversive, militante persécutée par le pouvoir vietnamien, Duong Thu Huong, qui a elle-même subi un mariage avec un homme qu’elle n’aimait pas, dénonce ces campagnes qui exigeaient des jeunes filles de « payer leur dette envers la patrie » en épousant les mutilés de la guerre contre les Français. Elle condamne aussi bien l’idéologie traditionnelle et la dictature du village - cette « volonté silencieuse des masses » qui impose à la femme sacrifices et sens du devoir - que l’arbitraire de la société communiste dirigée par des « gens vulgaires et lâches ». Dans cette société où règne la dictature de la Peur, les rumeurs et le qu’en dira t-on, « la foule n’a pas de conscience morale, elle se soumet toujours au plus fort ». Duong Thu Huong montre aussi qu’à l’extérieur des campagnes, la ville, tentaculaire, boursouflée de bidonvilles où ruissellent sur les murs la misère et les magouilles, est aussi vénale et fait les êtres avides et insensibles,
Terre des oublis évoque « les voies détournées » de la vie sur lesquelles se retrouvent et brinquebalent les hommes et les femmes. Au cœur de ce beau et dense roman, riche de multiples références culturelles, culinaires, littéraires, aux senteurs et aux couleurs exotiques, il y a l’amour et la quête du bonheur ce « jeu de hasard dont l’issue dépend entièrement du Destin ».
Traduit du vietnamien par Phan Huy Duong, éditions Sabine Wespieser, 2006, 794 pages, 29€
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Le Chant des regrets éternels
Wang Anyi
Le Chant des regrets éternels
Wang Anyi brosse ici le tableau de cinquante ans de l’histoire chinoise. Ce Chant des regrets éternels rappelle Vivre (1994) du cinéaste Zhang Yimou qui voit les dernières années de la guerre civile et les premiers temps de la Chine maoïste incarnées par l’histoire d’une famille chinoise. Ici, l’existence tragique de Ts’iao est le fil conducteur du récit : Ts’iao, élue troisième Miss Shanghai en 1946, devient, presque malgré elle d’abord et en pleine guerre civile, la concubine d’un dignitaire du régime, puis dans les années cinquante, modeste infirmière dans une des nombreuses ruelles de Shanghai. Pragmatique mais dénuée parfois de lucidité, Ts’iao est une femme au charme discret mais certain, aux choix esthétiques et aux goûts sûrs. Acceptant son sort, sans désir, elle cède pourtant et passivement aux illusions d’un bonheur toujours fugace, un « bonheur présent [qui] hypothèque l’avenir ». Séduisante, Ts’iao est aussi estimable car malgré cette « existence tout entière vouée à la peine » et « au malheur », elle demeure humaine et sans animosité. Du Grand Bond en avant au libéralisme économique en passant par les dix années de la Révolution culturelle, sa modeste chambre est le refuge d’abord d’un petit groupe d’amis qui se réunit pour prendre le thé et jouer clandestinement au Mahjong puis, à partir des années quatre-vingt, de jeunes gens qui y organisent des « party » et partagent la table de celle qui pourrait être leur mère. À travers la fenêtre ouverte de cet havre de paix intemporel, montent les bruits de la ville, Shanghai, l’autre personnage du roman. Il y a bien sûr les remous politiques, ceux de la terrible et « grande révolution de 1966 » qui s’attaque « à l’âme des gens », puis, après la mort de Mao et la mise à l’écart de la Bande des Quatre, le son abrutissant des téléviseurs qui au cœur de chaque foyer restent allumés toute la journée durant.
Dehors Shanghai se transforme. Se dégrade. Se modernise. La ville et ses habitants changent. La modernité impose ses nouveaux dogmes aux esprits soucieux de vitesse et de quantité, la société n’est plus seulement une société de consommation mais déjà une société de gaspillage…Shanghai devient prospère, une ville où la respectabilité ne s’achète plus avec le petit livre rouge mais avec l’argent. Pourtant, comme le dit l’un des nombreux personnages du livre : « la situation peut changer d’un moment à l’autre. Maintenant règne une certaine liberté, mais bien malin qui peut dire quand les têtes pensantes de l’Etat vont rouvrir les prisons ». Dans les ruelles éternelles de Shanghai, il se passe toujours « des choses inavouables et toutes ces mousses qui poussent à l’ombre, comme des cicatrices sur des blessures, évoquent autant de douleurs qui ne s’effaceront qu’avec le temps ». Au-dessus de la ville volent toujours les pigeons : « aucun drame, avec ses tenants et ses aboutissants, ne pouvaient échapper à leur regard ».
Le Chant des regrets éternels est empreint de nostalgie et de mélancolie, « une main tendue pour rattraper le temps fuyant sans retour ».
Traduit du chinois par Yvonne André et Stéphane Lévêque, éditions Philippe Picquier, 2006, 676 pages, 23 €.
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Tuez-les tous
Salim Bachi
Tuez-les tous
Il est encore question du 11 septembre 2001 dans ce roman de Salim Bachi. L’écrivain algérien décide ici d’aborder les attentats d’une façon originale : raconter les dernières heures et dire les pensées d’un des terroristes qui allaient provoquer le carnage. Ce Seyf el Islam (l’épée de l’islam de son nom de guerre) est un personnage bien improbable. L’homme est depuis longtemps en rupture de ban avec son organisation dirigée par « ce Saoudien » à la « gueule d’apôtre efféminé », il ne partage plus la vision idéologique qui sous tend ces actions meurtrières et refuse de se considérer comme appartenant au même monde que celui de ses complices. Le personnage passera sa dernière nuit à se saouler et à se droguer en compagnie d’une américaine rencontrée dans un bar de Portland. Il déambulera dans les rues sinistres de la ville avant de partager sa chambre d’hôtel avec la jeune femme. Difficile d’imaginer tout cela. Mais enfin Salim Bachi est un intellectuel arabe, un écrivain algérien auteur, chez le même éditeur, de deux romans importants (Le Chien d’Ulysse et La Kahena) et son propos prend une valeur particulière : dénoncer intra-muros la folie meurtrière de ceux qui prétendent agir au nom de l’islam et du coran contre « l’orgueil américain ». Ce Seyf el Islam livre par bribes son histoire et ses réflexions. Comme bien des apprentis candidats au suicide meurtrier, l’homme est un exilé, un métis placé entre l’Orient et l’Occident. Une déception amoureuse vécue comme un échec d’intégration le conduira à la mosquée où les « frangins », prenant soin de son âme meurtrie, commenceront sa formation. En fait, un lavage de cerveau comme le montrait déjà le Palestinien Hussein al-Barghouti dans Lumière bleue (Actes Sud, 2004) puisqu’il doit tout oublier, famille, origine, identité et bourrer son pauvre crâne d’absurdités qui sont autant de bombes à retardement : anti-américanisme primaire, guerre contre l’Occident, antisémitisme, victimisation sous couvert d’humiliations, réclusion de la femme, fantasme des origines et délire de pureté…
À l’heure de commettre son forfait, l’homme n’est plus crédule : il sait qu’« on ne revient jamais à la pureté originelle, [qu’] elle n’a jamais existé. Et sur son corps même, le corps saint du Prophète, ils se disputaient déjà pour savoir qui prendrait sa succession. Il n’y eut jamais de pureté. » Il sait bien que ce culte psychotique des origines nie des siècles de civilisation, de pensée, de philosophie, de science et de culture. Pourtant il accomplira cet acte qui, pour lui, « nie l’existence de Dieu ». « Il allait être tué mais sans pardon sans victoire parce que même le Dieu des exilés, des pauvres et des orphelins, rejetterait sa victoire, il le savait, il ne l’ignorait pas, il était damné avant même son arrivée en Amérique. »
Comme la chute de Grenade l’andalouse et la découverte par Christophe Colomb de l’Amérique marquent « la fin d’un monde (…) et l’éclosion d’un autre », il pense, un temps, que son geste pourrait signifier « à son tour, l’entrée dans une nouvelle ère. ». Un temps seulement car Seyf el Islam ne croit plus en rien et le lecteur se demande bien pourquoi il ira malgré tout jusqu’au bout. Point d’illusions ou de justifications idéologico-religieuses pour cet homme qui n’ose pas décevoir Ziad, un de ses affidés, en lui disant, qu’après leur geste, « son Prophète lui cracherait à la figure plutôt que de s’asseoir à ses côtés ». Tant il est écrit que « celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué, ou qui n’a pas commis de violence sur la terre, est considéré comme s’il avait tué tous les hommes. »
Placé entre le Coran et l’Hamlet de Shakespeare, le récit n’est pas toujours convaincant et multiplie les répétitions, mais Salim Bachi y rappelle pourtant sans circonvolutions ni précautions de langage, quelques vérités toujours bonnes à lire et à dire à la face des religieux mortifères et autres bigots.
Ed. Gallimard, 2006, 134 pages, 12,90 €
(Paru aussi en poche chez Folio, en 2007)
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Kimchi
Ook Chung
Kimchi
Il y a aujourd’hui dans le monde environ 200 millions de personnes qui vivent en dehors du pays qui les a vu naître et sans doute beaucoup plus encore d’hommes et de femmes nés de ces migrations. L’inédit n’est peut-être pas dans l’importance numérique de ces déplacements, mais tient plus à son contexte socioculturel où, pour être rapide, le champ des possibles laissé à l’individu est à la fois plus vaste (métissage culturel) et plus restreint (uniformisation culturelle transnationale). Dans cette brèche où, sur le plan romanesque, le sujet navigue entre une liberté intérieure immense et une contrainte imposée par les conditions extérieures, entre Proust et Kafka, des écrivains qui eux-mêmes font l’expérience de cette situation se sont engouffrés. Peut-être aident-ils à voir, à comprendre, à ressentir « une portion jusqu’alors inconnue de l’existence » pour reprendre Milan Kundera. Citons ici Neil Bissondath, Hanan El Cheikh, Mako Yoshikawa, Amin Maalouf, Tassadit Imache, Kazuo Ishiguro ou Ook Chung.
Il y a d’ailleurs entre le livre de Kazuo Ishiguro, Quand nous étions orphelins, et Kimchi de nombreuses similitudes. Même travail de mémoire et de filiation, le premier via une enquête policière, le second par une introspection plus franche et, à l’arrivée, le même constat sur la vanité de la quête des origines. « La recherche des racines comme panacée est une illusion » écrit Ook Chung. Chez l’un le message est indirectement délivré par une mère qui depuis longtemps a perdu la raison, chez l’autre et de manière explicite, par une lettre laissée par un père décédé.
Si sur le fond les deux romans convergent, Kimchi se révèle différent pour au moins deux raisons. D’abord par sa forme. Le récit, partiellement autobiographique, est agrémenté de réflexions diverses (sur la littérature japonaise moderne, sur le besoin d’écriture, sur le statut de l’écrivain...), de développements ou d’images symboliques (la leçon sur le butoh ou la visite des catacombes à Paris et la description d’une cloche de fontis) et de données quasi sociologiques sur le Japon et la xénophobie nippone. Thèmes déjà présents dans le premier recueil de nouvelles d’Ook Chung (1).
L’autre différence, et elle est de taille cette fois, porte sur les protagonistes des deux récits. Chez Kazuo Ishiguro, Christopher Bank est un personnage presque falot, lisse, sans vie intérieure, sans drame. Le narrateur de Kimchi est tout le contraire. L’homme est tourmenté par le secret de sa naissance que le lecteur découvre avec lui à l’occasion de cette visite à Yokohama où le narrateur retourne sur les lieux de son enfance. Il y renoue les fils rompus de l’histoire familiale et laisse remonter à la surface les souvenirs de son amour pour Hiroé, cette étudiante rencontrée dans le cadre d’un séminaire consacré à la littérature, et son impardonnable erreur , « l’une des erreurs les plus fatales de son existence ».
De plus et surtout, cet homme est rongé par les affres d’une identité incertaine. « Je suis né en plein cœur du Chinatown de Yokohama, de parents coréens. Et j’ai grandi à Montréal, la ville la plus européenne de l’Amérique ». Entre sa naissance et ce récit, il y a trente années, quatre langues, ses visites systématiques de tous les Chinatown, « ces bouées de sauvetage » ou ces « sas psychologiques », des villes où il voyage, et... le kimchi, ce condiment coréen devenu emblème national et porte-drapeau identitaire du coréen en exil.
De ce point de vue, le plus important dans Kimchi, ne réside pas dans cette abstraction intellectuelle aujourd’hui en partie convenue et ici réaffirmée par cette citation empruntée à Van Gogh : « il n’est pas possible de vivre en dehors de la patrie, et la patrie, ce n’est pas seulement un coin de terre ; c’est aussi un ensemble de cœurs humains qui recherchent et ressentent la même chose. Voilà la patrie, où l’on se sent vraiment chez soi. ». Non, le plus important est cette peine à vivre du narrateur, marquée par sa double et bien réelle quête, celle d’une filiation, et l’autre, identitaire, qui lui fait voir en Amy, cette jeune métisse autiste de huit ans, moitié américaine, moitié japonaise, le miroir de sa propre enfance. Un « miroir inversé ». Dans Kimchi, l’identité est inachevée, toujours remise en question, en ruine comme un mur écroulé : « il n’y avait pas de fin à cette identité, ou alors celle-ci était à trouver dans le chaos et son propre inachèvement ». Telle est la malédiction du déraciné, mais aussi sa bénédiction.
(1) Nouvelles orientales et désorientées, Le Serpent à plumes, 1999.
Ed. Le Serpent à plumes, 2001, 245 pages, 15,09 euros
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Abd el-Kader
Kebir M.Ammi
Abd el-Kader
L’émir Abd el-Kader ! En voilà une belle figure d’exilé ! Droit, digne, sans rancune ni aigreur pour ses ennemis d’hier. Ces Français qu’il a combattus pendant quinze ans parce qu’ils voulaient lui prendre sa terre, son pays, son honneur. Ces Français qui ensuite, et pendant cinq ans, l’ont retenu prisonnier à Toulon, Pau puis Amboise, trahissant leur propre parole quand, en échange de sa reddition, ils lui avaient promis de l’exiler sur une terre musulmane. Non ! Abd el-Kader n’en veut pas à la France, à ses généraux, au duc d’Aumale pour les atrocités commises et les dévastations qu’ils ont fait subir aux siens et à ses frères musulmans, durant cette terrible conquête. Abd el-Kader n’est pas simplement un guerrier. C’est un homme de foi et de paix qui place l’Homme au centre de sa pensée et de sa croyance.
Juillet 1860, il est en exil à Damas depuis quatre ans. Des émeutes éclatent. Un pogrom se prépare contre les chrétiens de la ville. Aidé de la communauté algérienne exilée dans l’ancienne capitale umayyade, il sauvera des dizaines de milliers de chrétiens, à commencer par le consul de France qui hésite d’abord à suivre l’ennemi d’hier. Au prix de sa vie, il refusera de suivre les émeutiers dans leur folie meurtrière, ceux qui hier l’accueillirent pourtant avec tant de chaleur et de générosité. Mais Abd el-Kader ne transige ni avec la justice ni avec l’enseignement de l’islam.
Kebir Ammi ouvre et referme son dernier livre par cet épisode extraordinaire et unique. Il y a quelques années, Anouar Benmalek consacrait, dans L’Enfant du peuple ancien, quelques pages au courage de l’émir. Cela n’est pas anodin. Ces deux écrivains, l’un Algérien né à Casablanca, l’autre Marocain d’origine algérienne, pétris d’humanisme, mesurent plus que quiconque, la symbolique du geste et la grandeur de l’exilé. Une grandeur qui dépasse la réduction nationaliste dans laquelle le confine l’Algérie officielle.
Bien sûr, Kebir Ammi n’est pas historien. Mais romancier et poète. Il n’apporte aucun élément historique nouveau aux dernières sommes parues ces dernières années (1), mais son évocation, nourrie aux meilleures sources, dégage un souffle revigorant et une force salutaire. Après les figures de Saint Augustin et du mystique Hallaj, Kebir Ammi livre ici le portrait d’un homme qui cherche à rassembler les hommes plutôt qu’à les morceler en entités et appartenances hostiles. En ces heures où la globalisation peut devenir uniformisation, où les identités d’exclusion et de fermeture se réveillent, où les croyances et les religions sont instrumentalisées, Abd el-Kader prône lui « la pluralité des mondes » et voit en tout être humain, croyant ou incroyant, un frère. « Tout être est mon être » écrit cet homme qui n’avait nullement vocation à devenir un chef militaire. Nourri de l’enseignement paternel, de ses lectures du Coran, mais aussi de la Thora et de la Bible, héritier du message d’Ibn Arabi et de la pensée de Razi, versé dans l’étude des grecs anciens, à commencer par Aristote, Abd el-Kader est un homme de méditation, d’études et de lectures. Les livres seront pour lui comme « des frères d’exil ». Mais il ne sera jamais un penseur enfermé dans sa tour d’ivoire. Il sera toujours proche des siens, toujours exemplaire, prodiguant son enseignement jusque dans l’enceinte de la Grande Mosquée de Damas où ses prêches, nourris du Coran et des hadiths, n’hésitaient pas non plus à se référer à d’autres religions et d’autres pensées. Le religieux, le sage, l’homme sont indissociables chez Abd el-Kader qui toujours a répété à ses semblables cette parole coranique : « nul contrainte en religion » et professé « l’insécable humanité », l’égalité des hommes sans distinction aucune.
Kebir Ammi livre ici une longue suite poétique dédiée à l’Algérie - le pays de son père - à la mémoire de cette terre meurtrie par les armées de la conquête coloniale, à l’exil, à l’islam, simple et fraternel, d’Abd el-Kader. Ce livre est aussi le credo réaffirmé de l’auteur devant le désordre et le bruit des temps. Parodiant l’ancienne et célèbre adresse au camarade Lénine, Kebir Ammi semble crier : « Abd el-Kader, réveilles-toi, ils sont devenus fous ! ». À l’action et à la pensée d’Abd el-Kader il fait résonner, comme en échos d’universalisme et de modernité, des citations d’Hannah Arendt, de Derrida, de Martin Bubber, d’Hubert Grenier, de Nietzsche, de Shakespeare ou de Pascal.
(1) Smaïl Aouli, Ramdane Redjala, Philippe Zoummeroff, Abd el-Kader, Fayard, 1994 et Bruno Etienne, Abd el-Kader, Hachette, 1994.
Ed. Presse de la Renaissance 186 pages, 16 euros
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La Prairie parfumée où s'ébattent les plaisirs
Mouhammad al-Nafzâwî
La Prairie parfumée où s'ébattent les plaisirs
Il n'est pas fréquent de commencer la recension d'un livre en saluant le travail du traducteur. Mais enfin il est juste de rendre hommage à René R. Khawam infatigable traducteur d'une quarantaine d'ouvrages appartenant à la littérature arabe, classique en particulier. Celui à qui l'on doit notamment une traduction des Mille et une nuits (chez le même éditeur et du Coran (chez Maisonneuve Larose) est mort en mars 2004. Dans cette édition de poche de La Prairie parfumée, le lecteur retrouvera son esprit d'ouverture et de tolérance, sa liberté de ton et ce respect scrupuleux de textes libres de toute censure. Sans fausse pudeur et sans céder à la bigoterie du temps, René R. Khawam a offert au public occidental l'accès aux plus belles pages de la littérature arabe. Et, pour en venir à cette Prairie parfumée qui est en fait, un plaisant petit traité d'érotologie du XVe siècle, le traducteur prévient dans son introduction qu'il ne s'agit point là de "dévergondage" et qu'il est grand temps et ce pour une "question de justice" de réhabiliter ces écrits. Selon lui cette "réhabilitation [est] aussi nécessaire que celle d'autres œuvres injustement négligées dans le domaine de la philosophie ou de la pensée politique, et ce ne sera pas la mauvaise humeur ou la colère des érudits qui pourront nous arrêter dans cette entreprise". Voilà qui était dit !
Cette claire et cinglante apostrophe - qui date de 1976 et alors destinée aux seuls érudits - conserve pertinence et souffle face à la montée des prêchi-prêcha des tartufes et autres talibans de banlieue qui, trop souvent, ignorent tout d'une civilisation et d'une religion qu'ils croient pourtant pouvoir enfermer dans les rets de leur ressentiment. D'ailleurs et fort civilement al-Nafzâwî prévient ses coreligionnaires : "une longue barbe est le symbole de la faiblesse de l'esprit ; elle ne s'allonge pas sans que l'on constate de plus en plus de décombres au niveau de l'intelligence". Quid du voile-uniforme a-t-on envie d'interroger ?
Reconnaissons que Mouhammad al-Nafzâwî peut déranger quelque unes de ces bonnes âmes quand, dès sa préface, il écrit : "louanges à Dieu, qui a fait que le grand plaisir pour l'homme réside dans l'huis de la femme, et que le grand plaisir de la femme réside dans l'instrument de l'homme (…)" Ainsi Dieu n'interdit nullement le plaisir. Ce qui en islam n'est point nouveau malgré cette représentation mortifère qui court à travers le monde et les esprits. Mais de plus ce droit au plaisir s'applique aussi bien à l'homme qu'à la femme. Ce qui pourrait bien être nouveau, non seulement en terre mahométane mais aussi ailleurs... Partant, l'auteur, si loin par le temps et si proche par sa modernité, prodigue moult enseignements sur l'art de l'amour ou de "la conjonction", élevant même cet art au rang de science qui, "par Dieu, répond à une nécessité" et que tout un chacun se doit de "connaître".
Comme le souligne René R. Khawam, al-Nafzâwî tourne le dos à la pornographie. Il invite son lecteur à entrer dans un espace aéré, parfumé, doux et tendre, où le verbe, prose ou poésie, est foisonnant et évocateur. L'harmonie n'accorde pas seulement les corps et les esprits, elle s'entend aussi dans sa dimension sociale et religieuse. Cette science de la conjonction exige d'abord de bien distinguer ceux qui parmi les hommes et les femmes "sont dignes d'éloges" de ceux qu'il convient de blâmer. Alors, et alors seulement il est permis d'aller plus avant dans la lecture du livre (comme dans la vie…) pour suivre l'auteur et ses mille et un conseils pratiques, règles d'hygiènes et médicales, observances alimentaires, fortifiants et autres aphrodisiaques, méthodes contraceptives et même abortives, mises en garde…jusqu'à y compris son interprétation des songes (Freud parlait lui des rêves).
Et si quelques opinions émises ici choquent le lecteur occidental de ce début de siècle (voir cette suspicion qui toujours plane sur la gent féminine) qu'il se reporte à cet autre utile conseil : "la connaissance d'une chose est meilleure que sa non-connaissance, (…) tout savoir peut étayer la méchanceté, l'ignorance fortifiant celle-ci davantage que le savoir". À n'en pas douter Mouhammad al-Nafzâwî y serait revenu de bonne grâce.
Edition non expurgée établie par René R. Khawam, éd. Phébus (libretto), 2003, 188 pages, 7,50 euros.
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La Promenade des délices
Mercedes Deambrosis
La Promenade des délices
Dans ce recueil de huit nouvelles, Mercedes Deambrosis auteur de trois premiers romans (le premier paru en 1999 chez Dire éditions, les deux derniers chez le même éditeur) revient sur la guerre d'Espagne pour en montrer les retombées sur une population finalement et bien souvent vaincue, bourreaux et victimes confondus. La plume n'est jamais accusatrice. Le contraste est d'ailleurs saisissant entre la délicatesse de l'écriture et la dureté des faits, entre le rythme paisible et fluide de la phrase et les convulsions des événements rapportés. Mercedes Deambrosis ne transporte pas le lecteur au milieu des champs de bataille ou au cœur d'une embuscade. Elle ne le place pas en spectateur privilégié dans le feu de l'action et le bruit des armes. Elle préfère le silence des consciences, l'intimité des âmes, les destinés individuelles, les doutes des uns, la grandeur ou la faiblesse des autres. Ce n'est pas l'Histoire qui défile sur les grandes avenues mais le peuple d'Espagne surpris, dans sa diversité et son quotidien, dans les ruelles et les à-côtés. Ces à-côtés qui font la vie. La vraie, la seule qui vaille le coup comme peut le laisser entendre la phrase d'Andrès Trapiello choisie par l'auteur en exergue à son livre :"hacer una guerra y morir por ella no tiene el menor intéres (faire une guerre et mourir pour elle n'a aucun intérêt)".
Pourtant les flots de l'Histoire finissent par submerger les existences, brutalisent, violentent, brisent la ligne des histoires personnelles. Ainsi, cette concierge, déçue ne de pas parvenir à ses fins, en vient à dénoncer à la milice son paisible mais célibataire locataire. Ici, c'est par jalousie qu'une jeune femme livre à la Phalange son amie d'enfance. Là, un jeune républicain demande l'absolution au curé qu'il est chargé de liquider. Ailleurs, une jeune et peut-être naïve mariée se retrouve à occuper l'appartement d'une famille, subitement disparue, sous les regards hostiles de ses nouveaux voisins et l'indifférence brutale de son mari qui, chaque soir, rendre de son travail les vêtements mystérieusement tachés. Ou encore, avec finesse et en conteuse qui maîtrise à la perfection son sujet, Mercedes Deambrosis raconte comment, autour d'une partie de poker et d'un cancer en phase terminale, l'histoire d'une amitié brisée par la guerre civile peut, des décennies plus tard, être réinterprétée et les rôles redistribués. Mercedes Deambrosis n'a pas connu cette période. Elle est née quelque vingt après le début de la guerre. Elle a vécu au Portugal et en France. Écrites en français, ces nouvelles restituent la détresse des hommes et des femmes ballottés par des vents contraires. En revisitant une mémoire nationale et sans doute bien des mémoires familiales, elles aident à n'en pas douter à crever nombre d'abcès et à panser bien des blessures toujours douloureuses.
Ed. Buchet Chastel, 2004, 132 pages, 12 euros