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Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 57

  • Bas les Voiles!

    Chahdortt Djavann

     Bas les voiles !


    femme_iranienne.jpgLe député-maire communiste de Vénissieux, André Gerin, a déposé le 9 juin un texte cosigné par 58 députés (3 PCF, 7 PS, 43 UMP, 2 NC, 3 NI) demandant la création d'une commission d’enquête parlementaire sur le port de la burqa ou du niqab dans le but  de « définir des propositions afin de lutter contre ces méthodes qui constituent une atteinte aux libertés individuelles sur le territoire national ». Le 23 juin la conférence des présidents de l'Assemblée nationale décidait la création d'une mission d'information sur le port de la burqa et du niqab en France. « Mission d'information » et non pas « commission d'enquête » autrement dit priorité au dialogue et liberté pour les invités de se présenter ou non devant les membres de ladite mission. La mission s’est mise au travail le 8 juillet.  Peut-être aura t-elle le temps de lire ou de relire le livre  de Chahdortt Djavann qui ne va pas par quatre chemins pour dire ce qu'elle pense ! Au moins les choses sont claires ; les louvoiements et autres urbanités de robots n'édulcoreront pas le débat. Le flou ne sert que ceux qui avancent masqués et qui sont passés maîtres, ici ou ailleurs, pour accaparer tous les espaces de liberté que par faiblesse ou aveuglement leurs concitoyens ont l'imprudence de laisser vacants. Bas les voiles ! dit non seulement la position ferme et arrêtée de l'auteur sur le voile mais s'efforce aussi de montrer les réels enjeux que ce fichu tissu cache.

    Chahdortt Djavann, iranienne réfugiée en France qui dans son pays a du porter le voile de treize à vingt-trois ans, ne se situe pas sur le terrain religieux, celui de l'exégèse plus ou moins savante, elle ne se situe même pas sur le terrain de la laïcité ou de la discussion politique mais sur celui des droits de l'homme (et de la femme bien sûr) et plus encore celui des droits de l'enfant : "imposer le voile à une mineure, c'est, au sens strict, abuser d'elle, disposer de son corps, le définir comme objet sexuel destiné aux hommes" et plus loin d'ajouter : "c'est faire subir une maltraitance psycho-sexuelle, un traumatisme qui marquera à jamais le corps et l'esprit des futures femmes".

    Excessif ? Voir. Car tout le monde fait comme si le voile était la norme, la règle pour ces musulmanes ou ces populations d'origine immigrée pourtant diverses mais que "sous l'influence d'une sociologie molle [on enferme] dans un communautarisme à base religieuse et ethnique". Or, comme le rappelle l'auteur, cela ne concerne qu'une minorité, dont la liberté n'est nullement remise en question ou contestée mais qui en revanche menacent la liberté de leurs consœurs qui refusent le voile et menacent la liberté de leurs concitoyens qui ne mesurent pas encore les conséquences sociales logiques du port du voile : abolir "la mixité de l'espace et [matérialiser] la séparation radicale et draconienne de l'espace féminin et de l'espace masculin, ou, plus exactement, il définit et limite l'espace féminin". Il n'est nullement besoin de se référer à l'expérience iranienne ou à la tragédie algérienne des années quatre-vingt-dix (pourtant riches d'enseignements!) pour appréhender cette logique. Il faut écouter seulement les membres de la commission Stasi quand ils rapportent les témoignages qu'ils ont reçu sur le terrorisme dans les quartiers, la montée de l'intolérance et de l'antisémitisme, les manifestations d'une volonté d'installer une sorte de ségrégationnisme confessionnel (après la ségrégation sexuelle), les interdits qui se développent, les cours boycottés, les auteurs placés à l'index (Rabelais, Pascal, Voltaire, Molière et son Tartuffe…) ou tout simplement les demandes d'aides  émanant de jeunes filles qui refusent le port du voile pour comprendre que cette logique n'est nullement une hypothèse virtuelle mais que déjà elle est, ici ou là en France, une sordide réalité.

    L'enjeu est de taille, les affrontements inévitables et pour qui mesure la régression que représente le port du voile dans un pays où au nom des droits de l'homme, des valeurs républicaines et laïques tant de sacrifices ont été consentis depuis 1789, on peut comprendre qu'il est parfois difficile de raison gardée. La véhémence de l'auteur peut nuire à son propos, elle ne la discrédite nullement. D'ailleurs, Chahdortt Djavann ne se contente pas de fustiger le voile et ses partisans et de pimenter son propos d'un soupçon de culture psychanalytique de bon aloi dans cette discussion d'où émanent parfois des relents de bigoterie et de frustration. Elle rappelle fort justement qu'il ne peut y avoir de débat sur le port du voile ou la laïcité sans son corollaire : poser "les vrais problèmes que sont l'inégalité économique, le logement, la ghettoïsation et l'éducation". Et Chahdortt Djavann de prévenir : "faute de cette attention aux vraies raisons de la violence, on verra se développer, subtilement associés et objectivement complices, l'un nourrissant l'autre et réciproquement,  le discours islamiste et celui de l'extrême droite". Fermeté sur les principes qui régissent le vivre ensemble d'une part, responsabilité (et courage) politique d'autre part… voilà qui a bien le mérite de la clarté.

    La mission d'information sur le port de la burqa doit remettre son  rapport début décembre. affaire à suivre donc.


    Ed. Gallimard, 2003, 47 pages, 5,50 euros

     

  • La Découverte du monde

    Edwy Plenel

    La Découverte du monde

     

    ColombTerre.jpgLe ci-devant directeur de la rédaction du Monde et aujourd’hui fondateur du site Mediapart avait entrepris en 1991 de suivre, à près de cinq cents ans de distance, les traces de Christophe Colomb. Cela donna lieu à une série de reportages publiée à l’époque par son journal et rassemblée en 2002 dans La Découverte du monde. Le véritable propos du journaliste tenait dans les cent pages inédites qui ouvrent ce livre placé sous le sceau de l’« inquiétude », face à « la guerre des mondes » qui se profile, et d’une mise en garde « face à la confusion des esprits qui voudrait nous enrégimenter dans le Grand Un mortifère des causalités univoques ou nous enfermer dans le Grand Même délétère des appartenances uniformes ». Emboîtant le pas de l’illustre Génois, véritable artisan de cette découverte d’un Monde Nouveau qui inaugurerait « cette modernité où se fondent l’universalité de la pensée et l’humanité de l’espèce », Edwy Plenel plaide ici, à la suite de Montaigne, pour l’« homme mêlé ».

    Brocardant les médiatiques Comte-Sponville et Luc Ferry, l’auteur alerte le lecteur quant à la banalisation de « l’imaginaire d’extrême droite » et, après « une lecture au plus près des textes, décryptage aussi déprimant que minutieux », il épingle Renaud Camus, et accessoirement Michel Houellebecq, ici présentés comme les contempteurs du métissage par « peur du monde et crainte de l’étranger ». Il dénonce les renoncements du politique : sa résignation « aux passions communes » et sa conversion « aux peurs ordinaires » patents dans le débat sur l’immigration où, « du refus d’assumer la nécessité et l’apport de l’immigration, on est passé à une vision fantasmatique des mouvements migratoires ». Ce débat serait d’ailleurs « le premier champ de bataille où se jouent nos guerres d’imaginaires, entre répétition d’un roman national et invention d’un poème mondial ».

    Edwy Plenel le dit d’entrée et avec plus de force : « bref, qu’il faille fonder un nouvel imaginaire pour arriver à vivre en commun et en paix dans ce monde, c’est l’évidence ». Ce nouvel imaginaire tire sa substance ici de plusieurs sources. Lointaines, avec Christophe Colomb, La Casas, Thomas More et surtout Montaigne, plus proches avec le Marx du Manifeste ou Hannah Arendt et ses Origines du totalitarisme et d’autres qui aujourd’hui, comme Edouard Glissant, Serge Gruzinski, Jean Loup Amselle, Daryus Shayegan... ont le « courage » d’« assumer un imaginaire actif des mondes, face aux pensées mortes, mortes de peurs et de haines ». Mais, prévient E. Plenel : « Le métissage ce n’est pas une fusion, l’addition d’un et d’un, la rencontre de deux identités dans l’illusion de leurs puretés originelles, encore moins un croisement d’espèces et de genres où la biologie aura sa part. Non, le métissage, c’est une politique. Et, plus précisément, une politique de résistance ».

     

    Stock, 2002, 410 pages, 21,30 euros.

     

     

  • Etat de siège

    Mahmoud Darwich

    Etat de siège


    darwish.jpgEtat de siège a été écrit à Ramallah en janvier 2002. La ville vit alors sous la menace de l'armée israélienne. "Les soldats mesurent la distance entre l'être / Et le néant / Avec le viseur d'un char… Nous mesurons la distance entre nos corps / Et l'obus… avec notre sixième sens".

    Mahmoud Darwich se présente comme un poète troyen, en référence à un autre siège dont l'histoire n'est connue qu'à travers le récit des vainqueurs ("Ce siège durera jusqu'au jour où les maîtres de l'Olympe / Réviseront l'Iliade éternelle"). En une centaine de fragments poétiques, le poète témoigne du quotidien des assiégés. Mais "aucun échos homériques ici". Nuls dieux ou demi-dieux, pas même de héros, mais simplement des hommes et des femmes souffrant et espérant vivre comme leurs semblables, ni plus ni moins. Aucun hermétisme non plus dans ces couplets. L'écriture est celle de l'immédiat, simple et directe. Les vers égrènent les images du quotidien : les nervures des peupliers, le ciel tantôt de plomb, tantôt de couleur orangée, un arc-en-ciel, le bleu de l'horizon, la menace des avions de chasse, le vol des colombes blanches, les cyprès derrière des soldats, une clôture de fer, des soldats (toujours) qui urinent, les nuits "scintillantes d'obus" et le "noir des caves", un cheval, des tasses de café, des oiseaux… Comme en résonance à cette poésie d'images et d'instantanés, des photos en noir et blanc d'Olivier Thébaud sont proposées en fin d'ouvrage.

    Cette poésie de l'instant assiégé, où l'espace est "Pétrifié dans son éternité " et où le temps est toujours "Absent au rendez-vous" demande à être entendue, partagée. Elle est en quête d'improbables interlocuteurs derrière l'isolement du siège. Plusieurs fois le poète livre des adresses : "à la poésie et à la prose", "à des gardiens de prisons", "au lecteur", "aux assassins", "au poète"…

    Comment résister quand la menace est au seuil même des maisons, que les tanks occupent les rues et que le ciel n'a plus d'autre réalité que celle des avions de chasse ? Les armes du poète ne sont pas celle du "martyr". Cette figure du sacrifice "assiège" la conscience du dispensateur de mots qui lui consacre une dizaine de pensées. Mais dans ces circonstances où l'agresseur dénie le droit même à être, le poète résiste en refusant de céder au langage du siège : langage de la haine et de la guerre. Sous l'agitation et la confusion de la surface, l'âme profonde veut demeurer pure de toute souillure, libre de toute pensée hostile.

    Etat de siège est un poème écrit avec le souci de privilégier le calme et parfois même la sérénité sur la colère. Darwich y enseigne l'attente, la patience, l'absence, il y quête même l'absolu : "Ce siège, mon siège métaphorique, durera / Jusqu'au jour où j'apprendrai par moi-même l'ascèse de la contemplation : / Avant mon moi - un iris a pleuré, / Après mon moi : un iris a pleuré, / Et le lieu scrute l'absurde des temps."

    Pour rester libre : "assiège ton siège" professe le poète. Alors la paix pourra être plus forte que la guerre : "La paix, chant funèbre pour le cœur du jeune homme transpercé par un grain de beauté, / Non par les balles ou les éclats d'obus."  Il veille à maintenir vivante la flamme de l'espoir sans quoi les feux du désespoir seraient destructeurs, pour tous : "Résister c'est s'assurer de / La bonne santé de ton cœur, de tes testicules / Et de ton mal enraciné : / Le mal d'espoir".  Au détour d'une invitation à partager le café turc lancé à un soldat israélien, il convoque l'humanité. Souvent aussi l'ironie raille la sauvagerie et l'injustice des temps : "Il trouve le temps pour l'ironie : / Mon téléphone ne sonne pas, / La sonnerie de la porte non plus, /Comment as-tu su / Que je n'étais pas là ?" 

    La poésie serait-elle le seul rempart, toujours debout, face à ces logiques de guerre et de destruction ? Le lecteur peut le croire : "[À la poésie et à la prose]  Envolez-vous ensemble / Telles les deux ailes d'une hirondelle portant le printemps béni". Le seul vrai rempart pour préserver les chances de la paix. Une paix pour toutes les parties : "Lui ou Moi" / Ainsi débute la guerre. Mais / Elle s'achève par une rencontre embarrassante, / "Lui et Moi". Ainsi cette condition suspensive du siège (si est je) cette condition qui interdit à "je" d'être, condamne l'autre, le "lui" belliqueux, à l'errance.


    Poème traduits de l'arabe (Palestine) par Elias Sanbar, photographies d'Olivier Thébaud, éd. Actes Sud / Sindbad, 2004, 145 pages, 23,90 euros.

     

    L'exil du poète se poursuit, même après la mort :  lire le billet "tombeau d'un poète" de Yves Gonzalez-Quijano sur son blog : http://cpa.hypotheses.org/ 

     

  • La Disparition de la langue française

    Assia Djebar

    La Disparition de la langue française

     

    assia djebar.jpgDans son Journal, à la date du 18 décembre 1960, Mouloud Feraoun rapporte cette scène de manifestation : la foule des habitants de la Casbah, après avoir lynché un automobiliste « Européen » qui venait de forcer les barrages et d’écraser un des leurs, emporte le corps de l’« Arabe ». « À ce moment, note l’écrivain kabyle, le hasard fait sortir de chez lui un jeune professeur pacifique qui espérait rejoindre son cours. On se jette sur lui, on brûle sa voiture et on l’égorge. Le malheureux avant de mourir criait qu’il était arabe mais, précise l’auteur, il le criait en français » ! Ce drame pourrait illustrer, en partie, le propos du nouveau roman d’Assia Djebar, La disparition de la langue française.

    Après vingt ans d’un exil hexagonal mais surtout après que Marise, son amante, lui eut demandé de partir, Berkane retourne en Algérie. Nous sommes en 1991. Dans quelques mois le pays basculera dans la guerre civile. Pour l’heure, Berkane ne voit pas les périls s’amonceler, il redécouvre Alger. Il visite les lieux de mémoire, « un passé d’images mortes ». L’ould el houma, l’enfant du quartier, déambule dans les rues et ruelles de la Casbah et constate que ces lieux de son enfance « se sont mués quasiment en non lieux de vie, en aires d’abandon et de dénuement, en un espace marqué par une dégradation funeste ! ». De l’adolescence remontent une double initiation : à la sexualité, par une prostituée « au sourire de bonté » ; à la violence, avec les manifestations populaires pour l’Indépendance et son internement dans les camps au milieu des militants nationalistes.

    Avec Rachid, le pêcheur, ou avec Hamid, l’épicier kabyle et surtout avec Nadjia, il se réapproprie la langue arabe. Pourtant, lancé dans la rédaction de ses souvenirs, c’est en langue française qu’il écrit. Trois temps rythment ces retrouvailles algériennes : le retour ; l’écriture couplée à une histoire d’amour avec Nadjia ; la disparition de Berkane. Le narrateur des deux premières parties a probablement été enlevé, peut-être même est-il mort. Assia Djebar laisse ici l’incertitude. Comme un blanc. « Le blanc de l’Algérie ». Quoiqu’il en soit, les probables kidnappeurs ou assassins de Berkane n’ont pas, à la différence des manifestants de 1960, l’excuse de l’erreur ou de la confusion : c’est résolument et froidement qu’ils dénient à Berkane, « renégat » parce que francophone, comme à son journaliste de frère, le droit de se dire Algérien ! Comme la langue arabe dans l’Espagne andalouse gagnée par la Reconquista puis par l’Inquisition, la langue française disparaitra-t-elle également en Algérie demande Assia Djebar ?

    Le statut de la langue française est trouble, conflictuel, ambivalent comme le montre cette recommandation du frère aîné qui remonte à la présence française : « N’oublie pas, d’ailleurs, quand c’est écrit en français, il faut, presque tout le temps, comprendre exactement le contraire ! Tu entends, gamin ! ». Si dans l’écriture, la langue française devient pour Berkane langue de mémoire, « baume à l’absence », son ambiguïté et sa dangerosité taraudent l’écrivain : « J’écris en terre d’enfance et pour une amante perdue. Ressusciter ce que j’avais éteint en moi, durant le si long exil. J’écris en langue française, moi qui me suis oublié moi-même, trop longtemps, en France. ». « (…) Ce français va-t-il geler ma voix ? Tandis que ma main court sur le papier, serais-je en train de tendre un linceul entre toi et moi ?

    Le « butin de guerre », selon la formule de Kateb Yacine, récupéré dans la souffrance, emporté au prix de nombreux sacrifices ne lève pas la complexité du « nœud algéro-français ». Des interrogations demeurent entières, comme celle de la relation entretenue par la France elle-même avec sa mémoire algérienne portée ici par les réminiscences de la société coloniale et plus encore par l’attitude de Marise.  De même, mais plus intimement, se pose la question de l’exil ou, plus exactement, de ce statut particulier qui fait que, reprenant une citation de Koltès : « la patrie » pourrait bien être « l’endroit où l’on n’est pas ».

    Le roman d’Assia Djebar est aussi un hymne à la sensualité : sensualité du récit, sensualité des corps, des odeurs, des sentiments, sensualité d’une Casbah aujourd’hui disparue comme ont disparu les « voiles blancs, élégants, soulignant les hanches », et « le regard luisant des invisibles trop visibles. D’autres passantes, ensevelies désormais sous des tuniques longues, grises à la marocaine, leurs cheveux disparaissant sous un foulard noir, à l’iranienne, se pressent maintenant ».  Sensualité enfin des mots : français, arabe, dialecte de la Casbah ou d’Oran, mots d’hier, mots des ancêtres communs…

    Ici Assia Djebar redessine les perspectives et casse les horizons des vues trop courtes et trop étroites. Elle bouscule les repères et les idées reçues : l’arabe retrouve son statut de langue de la volupté, du désir, de la tendresse, de l’amour, langue pour les chants comme pour la sexualité… Langue de vie !

    Cette langue-là, dans laquelle s’abandonnent en de longues étreintes et en de tendres confidences Berkane et Nadjia, n’a rien de commun avec l’arabe « convulsif », « dérangé », « dévié » des fanatiques.

    La disparition de la langue française cache le déni fait aux Algériens du droit de faire leur, de revendiquer comme partie intégrante d’eux-mêmes, ces sources nombreuses qui ont irrigué leur histoire et où ils peuvent s’abreuver, recueillir ou interroger des mots : responsable, laïcité… Et ce jusqu’à devoir en supporter les contradictions, les doutes et les souffrances comme Berkane écrivain, ou alors, fuir et selon la formule d’Erasme, « vivre secrètement ». Comme Nadjia du côté de Padoue. Ou comme Driss, le frère de Berkane, menacé de mort parce que journaliste, caché dans un studio clandestin d’Alger.

     

    Ed. Albin Michel, 2003, 294 pages, 18,50€

     

     

  • Camping

    Abdelkader Djemaï

    Camping

     

    cheikha-rimitti.jpgOn sait la gourmandise d’Abdelkader Djemaï pour les mots et son souci de partager ce plaisir avec le lecteur. Il se refuse à l’ennuyer et s’applique à faire passer sa malice, sa bonhomie et une dose d’hédonisme salutaire dans le maelström de la littérature algérienne.

    Prenez ce livre. Le texte, court, est sans véritable intrigue et pourtant le charme opère, l’art du conteur ravi le lecteur d’un récit qu’il faudrait autant entendre que lire. En deux temps et trois mouvements, sans en avoir l’air, Djemaï brosse le tableau d’une société, de son l’histoire et, en quelques subreptices esquisses, laisse deviner tel ou tel événement. Comme rien de ce qui est humain n’est étranger à cet écrivain, il laisse s’échapper d’entre les lignes les effluves d’une calentina au cumin (la recette est dans le livre !), quelques notes de raï chantées par la grande Remitti ou quelques scènes d’un bon vieux Barabbas avec Anthony Quinn. L’amour aussi est rarement absent. Ici Aphrodite a soufflé sur le cœur d’un gamin : « J’allais bientôt avoir onze ans et mes premiers poils. C’étaient aussi les premières vacances de ma vie ». Un mois entier de juillet au « camping zéro étoile » de Salamane surnommé « La Marmite » par ses habitants. Là, il tombe amoureux de Yasmina, la sœur de « Kinder Bueno » celui qu’il ne peut souffrir mais dont il finira par se faire un copain : « Il ne faut pas croire que j’étais un hypocrite ou un petit malin mais j’en ais fait – par la force des choses – mon copain bien qu’il continuât à me les gonfler avec ses Adidas à trois bandes et sa casquette qui s’allumait (...). Il ne faut pas non plus penser que je tournais (...) autour de la petite pour qu’elle me fasse les papiers, comme ça je pourrais facilement venir chez elle, à Aubervilliers ». Car la famille de Kinder Bueno vient de France. Ce sont des émigrés ! Sa grand-mère a transformé sa tente en un supermarché et un bureau de change. Pistonné par un sien neveu, officier des douanes, « toute l’année, elle était approvisionnée par sa fille aînée » qui réside à Aubervilliers. Pas très sympa (ni forcément très juste) pour les émigrés mais, en contrepoint, déambule la silhouette tragique de Cassidy, par deux fois expulsé de France faute de papiers et qui « rêvait à voix haute de retraverser cette mer ». Car derrière l’anodin, l’anecdote, le ton distancé, se dissimule le sens. Il y a la vie à l’intérieur du camping, ses personnages plus ou moins pittoresques qui campent à eux seuls la société algérienne. Cette société où se préparent les municipales de 1991. Les partis pullulent, la mascarade tourne à la grosse blague. Pourtant, « personne, encore moins les morts, n’aurait imaginé que cette sinistre rigolade nous conduirait au cimetière (...) ».

    Face au camping, surplombant « La Marmite », se dresse la villa du colonel « naturellement originaire de l’Est ». Les proprios et leur jeunesse dorée ne manifestent que mépris pour ce peuple qui assiste au défilé de la clientèle du régime : « des prétentieux, voleurs ou lécheurs de babouches ».

    Après les élections et le débarquement des « Martiens » sur toutes les plages du pays, tout a changé. Au camping, l’année suivante, l’atmosphère est plus lourde. La mort rôde. Cassidy n’est plus là. Yasmina non plus. Le gamin aurait aimé lui faire découvrir sa ville, partager avec elle sa passion pour la géographie... Il avait douze ans. C’étaient ses deuxièmes vacances. « Ses dernières aussi. L’été qui s’annonçait était une été de cendres »

     

    Ed. du Seuil, 2002, 124 pages, 12 euros.

    (Photo : Cheikha Remitti )

     

  • Gare du Nord

     

    Abdelkader Djemaï

    Gare du Nord

     

    djemai lisant.jpgL’écrivain algérien auteur en 1995 d’Un Été de cendres donne avec Gare du Nord un roman au style minimaliste où, sans jamais en avoir l’air, par touches légères et successives, il finit par brosser le tableau d’une vie, d’une situation ou d’une société. L’histoire elle-même est épurée, dégraissée, au point de laisser disparaître toute trame ou suspens romanesque. Le risque d’inconsistance pourrait guetter n’était l’importance ici de la langue et cette faculté de l’auteur à faire partager son adoration gourmande pour les mots.

    Gare du Nord. Parmi les milliers de voyageurs, pressés de prendre un train pour aller quelque part ; entre des hommes et des femmes qui attendent un être cher, impatients à l’idée d’enlacer l’être aimé ou heureux de retrouver un proche ; au milieu de cette cohue sans nom, impérieuse et indifférente, déambulent trois solitudes. Ce sont trois chibanis, de vieux immigrés algériens qui, chaque jour, effectuent la même ballade. Sans but ni personne à retrouver. Des vieux « sans histoire » pour s’inspirer du titre du premier roman de Tassadit Imache. C’est pourtant à ces histoires-là qu’Abdelkader Djemaï a décidé de s’intéresser. Tout au long du roman, ils ne seront désignés que par leur sobriquet, Bonbon, Bartolo et Zalamite. Usage courant dans l’immigration algérienne, le sobriquet n’est pas seulement ici marque de réalisme. Bonbon, Bartolo et Zalamite sont à deux doigts de refermer la boucle d’une vie passée sans avoir fait de bruit et sans laisser de traces. Ou presque.

    Un triple portrait tendre comme pour tirer de l’oubli ces chibanis qui ont donné leur vie, moins pour les leurs que pour une amante bien exigeante et au final bien ingrate : « Madame la France ». Et lorsque la mort implacable fauche une à une ces existences, l’orage peut bien éclater dans le ciel, « comme un sanglot » sur des patronymes enfin retrouvés, la pluie, elle, efface les traces des pas des chibanis laissés sur l’asphalte des villes de France. Efface jusqu’à leur souvenir. Ou presque.

     

    Ed. du Seuil, 2003, 91 pages, 11 euros.

     

     

  • Les Amants désunis

    Anouar Benmalek

    Les Amants désunis

     

    les amants désunis.jpgL’auteur, mathématicien, co-fondateur après les émeutes d’octobre 1988 du Comité algérien contre la torture dédie ce premier roman “à tous ceux qui, en Algérie, n’ont plus de voix”. Les Amants désunis réussit la gageure de donner à lire l’Algérie sans jamais en faire l’objet central du récit. Le ton y est juste et plus que de longs développements critiques la description de scènes quotidiennes suffit à montrer l’impuissance face au drame d’une population que le siècle n’aura pas épargnée. La vérité y est complexe et diffuse, jamais totalement saisissable, irréductible à une représentation univoque.

    Le sujet du livre est l’amour qui, malgré les vicissitudes de l’histoire et la méchanceté des hommes, lie Nassredine à Anna, le Chaoui et la Suissesse.

    Pour raconter cet amour algérien dans le siècle, A.Benmalek, maîtrisant parfaitement la construction,  saute allègrement des années quarante (la rencontre en pleine période coloniale) au drame des années quatre-vingt dix (les retrouvailles) en passant par la guerre de libération nationale  qui se soldera pour nos deux protagonistes par une séparation de 27 ans après un projet de mariage dramatiquement interrompu.

    Deux lignes traversent le roman, l’une, lumineuse, l’autre, noire.

    La tendresse des amants; l’amitié, l’entraide, la générosité, le don de soi que porte le peuple algérien (ici symbolisé par  Saliha et Khalti ou l’infirmier du dispensaire de Batna) parcourent le livre tel un rayon de lumière. Et surtout il y a Jallal “le petit gosse affamé des poubelles”, le guide d’Anna quand, au soir de sa vie, elle décide de se rendre en Algérie pour se recueillir sur la tombe de ses deux enfants assassinés dans les années cinquante par l’ALN.

    Mais, toujours le drame assombrit les existences et noircit l’horizon : la mort attend son heure. Alors, certaines pages, certains passages, donnent à désespérer de l’Algérie, des hommes, de l’amour, de la vie même. Et pourtant, comme le dit Zohra, la mère de Nassredine : “le monde se rattrape de sa méchanceté”. Parfois.

    Dans l’obscurité, les faisceaux lumineux des phares d’une vieille voiture bringuebalante, tente de déjouer les dangers de la nuit algérienne. A l’intérieur, deux vieux  amis - l’un est chaouï, l’autre touareg - et une femme, une “roumia”. L’amitié et l’amour veillent sur un petit enfant martyr allongé sur la banquette arrière. Ce condensé d’humanité serpente vers la lumière d’une nouvelle aube. L’enfant a eu la gorge tranchée. Il est encore sans voix. Malgré le temps, malgré les échecs et les blessures de l’histoire, les corps marqués à jamais, le monde finira-t-il par se rattraper de sa méchanceté? Et l’Algérie connaîtra t-elle enfin cette “rectification du destin” qu’attend depuis 40 ans Nassredine?

     

    Ed. Calmann-Lévy, 1998, 339 pages

     

     

  • La Kahéna

    Salim Bachi,

    La Kahéna

     

    L200xH200_arton3725-42399.jpgLe personnage central de ce deuxième roman de Salim Bachi est une maison, La Kahéna, du nom de cette princesse berbère qui au VIIe siècle, en résistant aux armées arabo-musulmanes, est devenue le symbole d’une autochtonie indomptable et emblème de la lutte pour l’indépendance. L’image d’une Jeanne d’Arc algérienne s’est souvent imposée aux commentateurs, oubliant que cette reine berbère, finalement vaincue mais sans doute visionnaire, prit l’initiative - en demandant à ses deux fils de faire allégeance et en adoptant le jeune Khaled - de se lier, et de lier le destin de son peuple, à l’envahisseur arabe. L’histoire, trouble et secrète de cette demeure, rejoint la complexité du personnage historique. La maison, comme ici la tribu des Beni Djer, s’est défiée « des intrusions, et tout au long de son histoire, rétive, rebelle, farouche, la Kahéna [s’est dérobée] à ses occupants ».

    Salim Bachi à l’instar de plusieurs de ses pairs en littérature invente un lieu symbolique de l’Algérie. On pense notamment à Nourredine Saadi (le bidonville Dieu le fît ou Miramar dans La Maison de lumière) à Abdelkader Djemaï (Camping), à Boudjedra (le car dans Timimoun) ou encore à Boualem Sansal (le pénitencier dans L’Enfant de l’arbre creux, ou le Bar des amis dans Dis-moi le paradis…).

    La Kahéna est l’œuvre folle et démesurée de Louis Bergagna, « un colon de la dernière averse ». L’homme ira jusqu’au fin fond de l’Amazonie risquer sa peau pour réaliser son rêve. Rêve de conquête et d’appropriation certes, mais aussi rêve d’embrasser l’histoire et les êtres de cette terre dans cette bâtisse somptueuse, « érection coloniale » où les styles architecturaux, les décors et les objets mêlés incarnent l’histoire syncrétique et tumultueuse de ce pays.

    Avec l’aide des deux bagnards grâce à lui évadés de l’enfer tropical et par lui sauvés d’une mort certaine à Cayenne, Bergagna entreprend en 1911 la construction de La Kahéna. Devenu riche notable, élu jusqu’en 1954 maire de sa ville (Cyrtha, ville imaginaire et nouveau clin d’œil à l’histoire), Bergagna n’est pourtant pas ce « simple représentant exemplaire de la colonisation ». Cet être double incarne une destinée rétive aux grandes et linéaires avenues de l’Histoire qui aurait voulu par exemple qu’« aucun mélange [ne vienne] brouiller la frontière fantasmatique que les colons érigèrent en dogme ; et cela allait du sang au style architectural ». Bergagna et sonmektoub en décidèrent autrement.

    Face à Cyrtha et à ses habitants, La Kahéna présentait tous les aspects d’une maison bourgeoise, mais, sur l’autre versant, caché à la vue de ses concitoyens, Bergagna avait érigé « son palais des Mille et une nuits ».

    Officiellement, Louis Bergagna est l’époux de Sophie, une métropolitaine dénichée à Paris qui s’ennuiera à mourir à Cyrtha mais avec qui il finira, entre deux crises d’angoisse, par avoir une fille, Hélène. Secrètement Bergagna s’est entiché - amour ou passion sensuelle ? - d’une seconde femme, « l’Arabe ». De cette union, cachée, honteuse naîtra Ourida.

    Fier représentant du colonat, Louis Bergagna - par conviction ou pour préserver ses intérêts futurs ? - prend clandestinement contact avec le FLN. Quelques mois avant l’indépendance, l’homme est assassiné. Qui a abattu Louis Bergagna en lui tirant dans le dos ? Officiellement, l’Histoire, en grande catin qui aime les postures vertueuses, imputera le crime aux fellaghas… Le meurtre grossira la longue liste des mystères qui entoure l’homme et sa demeure. Ils ne disparaîtront pas avec la mort de Bergagna.

    Trois générations d’Algériens, liées par le sang et des amours inavouables se succèderont à l’intérieur de La Kahéna. À ce point chronologique du récit (qui n’a cure de la linéarité du temps), La Kahéna retrouve Le Chien d’Ulysse par la présence de deux personnages, Hamid Kaïm et son ami Ali Khan, et d’une trame romanesque déjà esquissée dans le premier roman : l’amour tragique du premier pour Samira, un amour qui connaîtra ici son surprenant épilogue.

    Une femme raconte. Elle est la confidente de cette mémoire familiale et l’amante sans lendemain de Hamid. Les secrets de La Kahéna sont exhumés de l’oubli grâce à la découverte des journaux intimes de Louis Bergagna et du père de Hamid Kaïm. Double secret mêlé, enchevêtré où les transgressions cachées et les non dits de trois générations rejoignent l’amnésie imposée à un peuple par la colonisation d’abord, par un pouvoir autocratique ensuite.

    Salim Bachi mêle les périodes, les existences, les trajectoires et les styles. La phrase s’est assagie et s’ouvre sur un imaginaire débordant et des images poétiques prétextes à de longs développements descriptifs - souvent trop longs et parfois même répétitifs (voir la forêt amazonienne ou les bouffées de délires de Hamid).

    Récit sombre et désespéré, livré telle une confession, La Kahéna est une quête des mémoires confisquées, tant familiale que nationale, une longue interrogation identitaire, déterminante pour dessiner les contours d’un horizon possible malgré les violences, les mensonges, les silences et les « flétrissures » infligés au pays, par les colons hier, les nouveaux maîtres aujourd’hui. Comme la lointaine reine berbère sans doute, Salim Bachi cherche comment « apaiser les tourments [et] gommer les rancœurs ».

     

    Éd. Gallimard, 2003, 309 pages, 19 euros

  • Allah Superstar

    detail_of_the_musicians.jpgY.B.

    Allah Superstar

     

    La rentrée littéraire de l’année 2003 fut incontestablement marquée par le livre de ce sulfureux journaliste algérien, venu en France en 1998 suite aux menaces qui pesaient sur lui dans son pays. Une couverture médiatique tous azimuts, une présence dans la sélection de quelques prix littéraires et même une passe d’armes (toujours bon pour la promo) avec Jack-Alain Léger dans les colonnes du quotidien Libération, voilà de quoi rendre suspect un roman aux yeux de certains. Ajoutons, il faut en convenir, une histoire pas très bien ficelée (comment en singeant un terroriste islamiste, Kamel Hassani, le fils d’un Algérien et d’une Française qui a grandi du côté d’Evry devient une star du comique) et un tir de barrage sur ce qui depuis quelques années fait l’actualité. Cette fragile structure romanesque et ce surfing médiatique peuvent laisser croire qu’Y.B. cède ici à la facilité. Sauf que l’intérêt d’Allah Superstar est ailleurs et d’abord dans son écriture. On y retrouve le ton décapant et provocateur qu’affectionne l’auteur. S’y ajoute ici sa virtuosité à se glisser dans la peau d’« un jeune d’origine difficile issu d’un quartier sensible d’éducation prioritaire en zone de non-droit donc un Arabe ou un Noir », à qui la société ne laisse pas d’alternative : « soit il est une star soit il est rien ».

    Le texte, écrit à la première personne, porte la parole de ce « jeune d’origine difficile », rebeu de banlieue, qui mêle verlan, arabe, néologismes du cru, fautes d’expression, impertinence, provocation et un brin de paranoïa. Y.B. parvient à maîtriser sans aucun relâchement ou facilité ce langage parlé, fluide de bout en bout malgré les (souvent excellentes) acrobaties et les coups de force imposés à notre fière syntaxe nationale qui n’en peut mais. Nous sommes bien loin des contorsions et des défauts de fabrique de l’indigeste Youcef M.B. Mieux, Y.B. ne se dissimule pas derrière un pseudo pour tromper son lecteur avec une marchandise frelatée. Tout le monde sait que cet auteur n’est pas un beur de banlieue. En tant qu’écrivain, pour gagner ses galons d’authenticité il ne cherche nullement à se dissimuler sous le masque d’un tartuffe.

    Allah Superstar n’est pas un roman, plutôt un long sketch comique, une farce prétexte à rire de tout : du 11 septembre au show-biz en passant par l’islam ou la perception de l’immigré en France. Avec des pages souvent hilarantes, Y.B. ne dit rien moins que ce que disent depuis des années des auteurs autrement plus sérieux et des ouvrages très spécialisés en matière d’immigration ou de représentation de l’Autre. Et l’essentiel est là. Comme on disait, il y a quelques années, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

    Ainsi, sur l’image de l’immigration algérienne ou des Français d’origine algérienne : « (…) la France jamais elle s’intéresse à toi en tant que toi quand tu es rebeu, c’est la République des marchands de tapis comme il a dit mon père, alors dis-moi Mohamed, qu’est ce que tu as à nous vendre aujourd’hui ? De la banlieue, de la tournante, de l’islam, des armes, du shit, de la première guerre d’Algérie, de la deuxième guerre d’Algérie ? Quoi ? Comment ? Tu es juste pilote de ligne et tu cherches du travail ? Attends coco, tu te crois où là, à Al-Jazira ? » Sur les enthousiasmes culturels, voici une façon bien élégante de pointer les ambiguïtés : en Algérie « si tu veux te lancer dans le show-biz tu es obligé de monter à Paris comme Khaled ou Mami ou quoi, en plus les maisons de disques elles les kiffent grave, pareil que les usines de voitures après la deuxième guerre mondiale elles kiffaient grave les Algériens qui voulaient tenter une carrière automobile en France ». Idem en matière de comique ou comment faire la différence, selon YB, entre Smaïn d’une part, Dieudonné ou Jamel Debbouse d’autre part : « Il y a deux genres de comique ethnique, celui où tu fais rire avec toi et celui où tu fais rire de toi ».

    Quant à la relégation voici résumé, ni une ni deux, des sommes sociologiques : « Reconnais que l’intégration c’est un système béton : le prolo on lui parque sa mère en banlieue, on le nique sur les horaires des trains, on le cartonne sur le prix du ticket, moyennant quoi tu réfléchis à deux fois avant de venir défigurer l’intra-muros de la citadelle blanche »

    Et c’est ainsi tout du long : charge contre « les journaleux en chaleur » : qui arrivent à trouver à Evry « des intermittents du djihad » tandis que « les CDI eux ils parlent pas avec les journalistes ils les égorgent, comme en Algérie mon beau pays ». Charge contre la télévision et ses « Highlander » que sont Drucker ou PPDA, « toi tu te le mets à dos, lui il te tranche la tête », le show-biz (Ardisson et autres Delarue) où « le niveau des mecs il est aussi grossier qu’au boulot, au bistrot, dans le métro ou dans le ghetto, sauf que là, avec la thune qu’ils se font c’est pas grossier, c’est grave vulgaire ». Charge contre les islamistes (« l’islam c’est l’exploitation de l’homme par Dieu, l’islamisme, c’est le contraire », charge contre les Juifs, charge contre les sociétés de production…

    Mais Y.B écrit « pour niquer la Matrice » comme dit Kamel, une façon de rêver un monde meilleur : « je me suis endormi en rêvant d’un jardin secret où il y avait pas de racines, rien que des branches, et pourtant ça poussait sans problème ».

     

    Éd. Grasset, 2003, 264 pages, 17 euros

     

  • Middlesex

    is.jpegJeffrey Eugenides

    Middlesex


    Livre protéiforme et envoûtant que ce Middlesex écrit par Jeffrey Eugenides qui, après avoir publié  Virgin Suicides, donne ici une histoire passionnante déjà couronnée aux Etats-Unis du prix Pulitzer et traduit dans plus d’une vingtaine de pays. Succès total donc pour ce pavé qui jamais ne tombe des mains malgré la démesure du propos.

    Jeffrey Eugenides raconte dans un style fluide, aux phrases courtes, jamais pompeuses, riche en émotions et en humour, l’histoire, sur trois générations, d’une famille d’origine grecque installée aux Etats-Unis. Le récit est porté - tantôt à la première personne, tantôt à la troisième - par Cal, le petit-fils de Desdemona et Lefty Stephanides qui, en 1922, fuyant les persécutions ottomanes contre la communauté grecque, parviennent à embarquer sur un navire à destination des Etats-Unis. Comme dans la nouvelle La Fiancée d’Odessa de l’écrivain d’origine argentine Edgardo Cozarinsky, ce couple de migrants emporte avec lui un secret et porte les germes d’une extraordinaire bifurcation existentielle que seule la vie peut produire. Ce secret inavouable, porté jusqu’à la mort par Desdemona comme une culpabilité jamais atténuée, événement fondateur de cette saga états-unienne, Cal en est l’héritier, bien involontaire et, un temps du moins, bien malheureux. Pour le dire rapidement et crûment : Cal « a hérité d’un gène récessif sur [son] cinquième chromosome et de bijoux de famille d’une extrême rareté ». Ce qui fait dire au narrateur qu’il a eu « deux naissances ». D’abord comme fille puis, à l’adolescence, comme garçon. La petite Callie devient alors le jeune Cal. Bienvenue donc dans le monde des hermaphrodites !

    Deux lignes de force traversent cette histoire, l’une culturelle, l’autre sexuelle. Elles défilent en rapport de symétrie avec pour axe, un même sujet, celui de la différence. J.Eugenides présente une autre et convaincante illustration de ces identités complexes nées du nomadisme de l’espèce humaine et des hasards de la génétique. « Tous, nous sommes faits de nombreuses parties, d’autres moitiés. Il n’y a pas que moi » dit Cal.

    Si les grands-parents « bricolaient » une identité à deux étages, les parents, eux, n’occupèrent qu’un seul de ces deux niveaux, celui de l’assimilation. Cal, lui, hérite de toute la maison, c’est-à-dire d’une identité composite et des inévitables interrogations qui en sont le lot. Doublement même. En poste à Berlin, cet Américain pur sucre mais petit-fils de Grecs, réside dans le quartier turc où il se sent bien. Comme ses aïeux, il vit parmi les Turcs et recherche même leur compagnie… Quant à Cal hermaphrodite, l’adulte masculin garde en lui intacte sa féminité première. L’homme est attiré par les femmes, comme d’ailleurs, petite, Callie était déjà tombée amoureuse d’une autre camarade de classe. Dans le récit, il noue une relation amoureuse, durable peut-être, avec Julie. Cette sensibilité masculine retrouvée et affirmée n’atrophie nullement chez Cal, notamment dans son rapport à sa mère, sa riche sensibilité de femme. Jeffrey Eugenides semble s’amuser ici - et son lecteur avec lui - à comparer la légèreté et la finesse des femmes à la lourdeur et souvent la grossièreté des hommes… Les différents niveaux du discours ou de la langue utilisée par les personnages du roman traduisent ces différences culturelles et sexuelles.

    En contre point à cette double histoire, familiale et individuelle, défile près de cinquante années de l’histoire des Etats-Unis. Par touches successives, sans jamais en faire trop, Jeffrey Eugenides replace la saga des Stephanides dans le contexte d’un demi-siècle riche en événements : Prohibition, Seconde guerre mondiale, guerre du Vietnam, émeutes noires à Détroit dans les années 70, montée du mouvement des Black MuslimsAmericain way of life et mouvements de contestation des jeunes générations, déchirements de la communauté grecque causés par l’affaire chypriote… De façon quasi encyclopédique, J.Eugenides restitue les repères, les objets, les parfums, les inquiétudes et les espérances qui ont marqué la société américaine et la vie des Américains durant ces cinq à six décennies. Ce qui ne fait qu’accroître encore la forte puissance d’évocation et d’émotion de ce récit.

     

    Traduit de l’anglais par Marc Cholodenko, éd. de l’Olivier, 2003, 682 pages, 21 euros.