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Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 56

  • Bronx Boy

    Jérôme Charyn

    Bronx Boy

     

    charyn.jpgDans cette belle collection qui invite les auteurs à livrer quelques mémoires tirées des nimbes de l'enfance, Jérôme Charyn narre l'histoire d'un jeune chevalier évoluant dans un Bronx féodal, peuplé d'émigrants russes et juifs, divisé en bandes rivales mais régies par un code de l'honneur exigeant. Chaque gang arbore son blason, qui une plume bleue au chapeau, qui une couleur noire sur noire, qui noire sur noire rehaussée de rouge coq qui enfin du jaune délavé et du marron.

    Ici règne la castagne bien plus que le crime (quoique…) et le mieux armé n'est pas forcément celui que la nature a doté des plus gros biceps. Il faut aussi savoir jouer des méninges. De ce point de vue, notre héros de douze ans dame le pion à plus d'un, petits ou grands. "Bébé" Charyn est le rejeton d'une famille d'immigrés biélorusses où le père tient le second rôle. En revanche, la mère, Feigelé, par sa droiture et sa finesse est aimée de tous, à commencer de son fiston. Dans les clubs fermés des malfrats locaux, elle sait distribuer les cartes comme personne et, pour cette raison, a gagné l'estime et le respect des joueurs par ailleurs peu commodes. Mais, Feigelé perd la vue. Aussi, pour annoncer le jeu, a-t-elle besoin de son rejeton lequel, non content de lui lire des livres, va jusqu'à lui écrire des histoires. Car ce "roi de la manigance" est un garçon doué qui a failli, grâce à son intelligence (un original exposé sur Benedict Arnold, général américain dont l'histoire n'a retenu que sa trahison en 1780), bénéficier d'une bourse d'étude pour lui assurer un avenir autrement prometteur à Chicago. Mais, ici comme ailleurs, les portes de la philanthropie ne s'ouvrent pas nécessairement à tous. "Mon avenir se dessinait bien en noir sur fond noir" écrit le recalé obligé de poursuivre sa scolarité à la "P.S.61" ou Public School 61 et d'intégrer la bande des Bronx Boys.

     

    "Bébé" Charyn, l'"érudit manqué reconverti en voyou" appartient au Bronx, à ce district de New York divisé en territoires et en bandes où la faune de gangsters, de flics, de juges et autres politicards appartient au plus puissant, où les confiseries sont des QG et les clubs privés des châteaux forts de papier, où le diabolique "Petit Homme", le dictateur Meyer Lansky - une vieille connaissance des fidèles de Charyn - est le véritable et sanguinaire satrape du coin, celui face à qui Will Scarlet n'est qu'un tempétueux "prince du chaos".

    L'âme chevaleresque de "Bébé" Charyn doit déjouer l'hostilité de petites frappes et amadouer le mépris des cercles plus "aristocratiques". Pour vaincre, il lui faut compter tantôt sur la protection de roitelets, tantôt sur l'entremise de femmes influentes. Débrouillard, il exerce mille et un boulots : livreur d'œufs, roi du mokacao (lire la recette à la page 69), "garde du corps" d'une michetonneuse dont il s'amourache, répétiteur pour jeunes filles de (bonnes) familles (de voyous), conteur pour une riche émigrée ci-devant membre de l'aristocratie moscovite et aujourd'hui épouse de caïd, serveur dans un repaire de voyous, racketteur à l'occasion…

    Les aventures de "Bébé" Charyn ne manquent ni de piquant ni de caractère. D'autant plus que la description des personnages et des événements ne s'embarrasse pas d'inutiles circonvolutions : le style est à l'économie, la simplicité de rigueur, la phrase file, directe et dépouillée de tout adverbe ou adjectif superflu. Cela swing sur un tempo parfaitement maîtrisé, de la première à la dernière note et jamais le lecteur ne désire lâcher ce récit écrit par un exceptionnel conteur.

     

    Bien sûr les premiers émois de l'adolescence tarabustent notre grand écrivain en culottes courtes mais ce n'est pas avec la belle Sarah ou avec Anita que "Bébé"  va perdre son pucelage mais avec Miranda. Ah ! Miranda… Quelle classe ! Chef de la bande rivale des Araignées de Simpson Street, elle est le seul soutien de sa grand-mère, avec qui elle partage un méchant appartement dans une rue misérable du Bronx. Seule sa beauté intérieure transfigure l'âpreté de son visage. "Bébé" et Miranda c'est Roméo et Juliette dans le Bronx, les Bronx Boys et Les Araignées tenant lieu des Montaigu et des Capulet. Les deux amants parlent littérature : Flaubert aux yeux de l'amazone était un type "couillu" pour avoir écrit Madame Bovary, c'est-à-dire un livre sur "une héroïne que personne ne pouvait admirer" !

    Avec émotion, le lecteur voit défiler des tranches de vie, réelles ou parfois "recréées" selon l'avertissement de l'auteur. Mais le style distant et léger ne doit pas faire illusion : ce que montre Jérôme Charyn est dur : la délinquance et son lot de violences, un monde de voyou où la faiblesse se paye cash, des vies trop tôt emportées, des existences brisées…

    Jérôme Charyn quittera deux fois son Bronx. La première pour aller poursuivre ses études de l'autre côté de la rivière de Harlem à Manhattan. La seconde, quand revenu sur ses terres médiévales comme professeur à Hermann Ridder, le vieux collège fréquenté par tant de générations, il doit, en douce et fissa, s'esbigner. Pourtant Jérôme Charyn ne s'est jamais vraiment envolé bien loin de son quartier. Il a beau courir, il reste ce "petit gars du Bronx, avec une plume bleue en guise de pistolet et de stylo".

     

    Traduit de l'anglais (Etats-Unis) éd. Gallimard, collection Haute Enfance, 2004, 333 pages, 21 euros.

     

     

  • Lumière bleue

    Hussein Al-Barghouti

    Lumière bleue

     

    Barghouti.jpgTexte étrange que ce récit en partie autobiographique écrit par un poète, romancier, dramaturge et essayiste décédé il y a deux ans. Hussein Al-Barghouti, qui a été professeur de littérature comparée aux universités de Bir Zeit et d'Abou Dis, y raconte son séjour aux Etats-Unis, au temps où il y était étudiant. Le propos ne porte nullement sur les heurs et malheurs de l'exil estudiantin à Seattle. Pas de campus ensoleillé ici, de rencontres teintées de découvertes érotiques et d'exotisme culturel. Pas même une défense en règle des frères restés en Palestine ou un plaidoyer en faveur d'un peuple victime d'une injustice dont tout le monde se fout. En ce sens peut-être Hussein Al-Barghouti appartenait à un nouveau courant de la littérature palestinienne. En tout cas l'auteur, en ces temps de violences et d'impasse politique, n'est pas là où on l'attend. Ce qu'il décrit ici est sa rencontre, dans un milieu de marginaux, avec Bari, un "clochard" ou un "vagabond" énigmatique. L'homme est un soufi d'origine turque de la confrérie des derviches tourneurs, aux méthodes brusques et aux réactions abruptes et parfois incompréhensibles. Folie ou sagesse ? La question se pose. L'auteur-narrateur est lui-même hanté par la peur de devenir fou. Pour y échapper il déambule des nuits entières et pousse la porte de sectes tout justes bonnes à laver les cerveaux avant de rencontrer Bari. Les conversations avec cet être étrange marquent le commencement d'une quête initiatique où, par-delà l'expérience individuelle ici relatée, le lecteur, occidental et moderne, cérébral et chronologique, toujours soucieux de clarté et d'"objectivité" est invité par Hussein à découvrir une autre approche du monde et de soi. Cette nouvelle façon d'appréhender son environnement, les êtres et les choses, soi-même, est portée non seulement par le soufisme (Rûmi ou Ibn Arabi) mais aussi par les traditions amérindienne, orientale, bouddhiste tibétaine, indienne (Upanishad), ou la littérature mondiale depuis l'Épopée de Gilgamesh jusqu'à Shakespeare ou Gogol.

    Sans doute, entre poésie et ésotérisme, risque-t-on bien des errements. Mais comme dit Bari : "Eh mec ! Le monde n'est pas une construction logique à la mode allemande." Aussi l'expérience se révèle nécessaire et même utile tant sont subtiles les réflexions et méditations qui émaillent le récit.

    Difficile ici de résumer sans verser dans une simplification affadissante et recourir à une méthode d'exposition aux antipodes du propos de l'auteur.  Pour la plupart, les thèmes exposés appartiennent ou rejoignent d'autres champs littéraires, ceux de la spiritualité, de la mystique, du bouddhisme zen ou même des arts martiaux : valorisation de l'impermanence, de la fluidité et du mouvement, de la capacité de transformation et de création, de l'énergie ou de l'esprit universel, de la figure du cercle ou de la nécessité des masques, de l'esprit et du cœur sur le cerveau et bien sûr de la couleur bleue… Mais, en ces temps d'impasses et de questionnements, Hassan Al-Barghouti, à sa façon, revisite la question des identités et des mémoires et invite aussi à une autre lecture de la situation des sociétés arabes et de la question palestinienne.  

     

    Récit traduit de l'arabe (Palestine) par Marianne Weiss, Préface de Mahmoud Darwich, éd. Sindbad, 2004, 172 pages, 17 euros.

     

     

     

  • Je veux rentrer

    Tassadit Imache

    Je veux rentrer

     

    IMACHE.jpgTassadit Imache a publié en 1989 son premier récit autobiographique, Une Fille sans histoire (éd.Calmann-Lévy) et en 1995 Le Dromadaire de Bonaparte (éd.Actes Sud). Avec Je veux rentrer, elle signe un troisième roman où percent les mêmes quêtes sur les origines et interrogations identitaires.

    Sara, pour rendre service à une amie accepte, le temps d'un week-end à la mer, d'accompagner  Stella et son demi-frère Renaud, deux orphelins de la Ddass placés chez une nourrice. Une tante qui s'est fait connaître par un coup de fil à Monique, la nourrice, a organisé le rendez-vous et accepté de prendre en charge les enfants à leur arrivée. Mais le rendez-vous va s'avérer « bidon ». Personne à la gare. Personne non plus à l'hôtel où pourtant... les réservations sont confirmées.

    Le mystère ne serait pas entier si, au cours de ce séjour Sara ne rencontrait un certain Marc Aubin,  avec qui, le soir même,  elle fera l'amour. Ce n'est d’ailleurs pas la première fois qu'elle fait l'amour avec un inconnu. Ce Marc Aubin, « homme providentiel » ou « accompagnateur » prendra en charge le séjour de Sara et des deux enfants. Il les ramènera même à Paris dans sa Jaguar d'un gris pâle. Pourquoi tant de sollicitude s’interroge la jeune femme?

    Mais « en vérité qui tient à connaître le fin fond des histoires de famille? » demande Tassadit Imache. Qui se souci de Patricia Loiseau, la mère de ces deux enfants ?  Et pourquoi ce week-end apparemment si anodin dans l'existence de Sara provoquera t-il sur elle des effets profonds et perturbants?

    Pourquoi d’ailleurs se fait-elle appelé Sara quand son vrai nom est Patricia Chenier ? Et quelle place tient cette « histoire belle et secrète » avec Pierre, l’homme du lundi, qu’elle ne visite que ce jour, toujours vêtue de la même robe, celle de leur première rencontre?

    Pourquoi après avoir passé deux ans sans voir sa mère, décide t-elle, sur un coup de tête, de lui rendre visite. Sa mère qui a eut trois enfants avec un « bicot » et qui s’empresse de convier à sa fille au cours de cette visite aussi brève qu’inopinée : « Il vous aimait. C'est pas parce qu'il ne disait rien qu'il ne vous aimait pas. Votre père ».

    Ces histoires de famille ne sont pas faciles à porter. « On n'est jamais tranquille dans la vie, toujours on est suivi ». « On est sur une pente, faute de marches. A se voir sur la mauvaise pente - comme disent les profs du collège - qui vous entraîne loin de vous même, sans qu'on puisse distinguer vos traces de celles des autres, ceux-là même qui vous poussent sont ceux qui vous ont précédés, père et mère, et derrière eux, les leurs encore les vôtres donc ».

    « Qu'est ce qu'on garde et qu'est ce qu'on jette » se demande Sara en découpant le poireau pour la soupe, cette soupe que lui préparait sa mère...

    Comme souvent dans ses livres, Tassadit Imache interroge le passé, cherche à le saisir, d'autant plus déterminant qu'il est souterrain, d'autant plus implacable qu'il est lointain, d'autant plus présent qu'il est emprunt de ruptures, de déchirures, de non-dits et de silence, d'absence.

    Je Veux rentrer est un livre sombre. L'univers est celui de la banlieue et  des drames familiaux que connaît bien l'auteur, qui, comme Sara dans le roman, travaille dans un service d'aide sociale. Mais davantage qu’un texte sur l’exclusion sociale qui sévit aux portes des grandes villes, Je Veux rentrer est une interrogation intime, profonde et toujours aussi pudique chez Tassadit Imache.

    Les existences à la trajectoire heurtée, brisée, suscitent de nombreuses interrogations auxquelles il n’est pas toujours aisé de fournir des réponses satisfaisantes. Trouver un sens, remettre de l’ordre, redresser cette trajectoire dont l’origine se perd dans un immense trou noir n’est pas à la portée de tous et, comme l’écrit Tassadit Imache, de ces histoires, « certain ne rentrent jamais, perdus à eux-mêmes et au monde ».

     

    Ed. Actes Sud, 1999, 140 pages.

     

  • Poissons nageant contre les pierres

    Yu Miri

    Poissons nageant contre les pierres

     

    MIRI YU.jpg« Nous sommes comme des poissons lâchés dans une mer de pierres. Nous continuons à nager malgré le sang qui coule de notre âme ». Cette phrase, placée en exergue de ce qui fut en 1994, le premier roman de cette jeune et déjà célèbre romancière japonaise d’origine coréenne de trente-sept ans, donne le ton du livre : solitude, errance, avec, en permanence, la menace de l’abîme. Ici, les pierres sur lesquelles se blessent l’âme de l’héroïne, Hiraku, ont pour nom : cellule familiale, amours chaotiques, machisme, rejet de la différence (au sein d’une société japonaise xénophobe et un pays d’origine, la Corée, qui se révèle dans le roman bien peu accueillant, indifférent, suspicieux, manipulateur ou hostile).

    Hiraku, jeune auteur dramatique se rend en Corée à l’occasion de l’adaptation d’une de ses pièces. Ce premier voyage dans le pays de ses parents et grands parents ouvre la porte des souvenirs, montre les différences entre les cultures et les comportements des deux pays et lève un voile sur l’histoire de l’immigration coréenne au pays du soleil levant (680 000 immigrés coréens au Japon). Dans le roman, l’immigration coréenne offre deux visages. Celui de la culpabilité incarnée par les parents d’Hiraku, prompts à déménager et à se quereller, « à fuir jusqu’à la mort » ou celui d’autres Coréens qui ont choisi de rentrer au pays « parce qu’ici, ils leur étaient possible de ne pas se sentir inférieurs, même si nous étions pauvres » dit une fille d’anciens immigrés.

    Le séjour en Corée d’Hiraku se passe mal. Elle doit d’abord abandonner quelques illusions et ce, dès son passage en douanes : « personne n’avait contrôlé mes bagages à main. Je m’étonnais de lire du mépris dans cette manière indifférente de m’accueillir, moi, une compatriote ». Ensuite, elle butte sur l’instrumentalisation identitaire orchestrée par les promoteurs de sa pièce qui veulent lui faire dire qu’elle a écrit sa pièce en coréen, elle qui ne le parle même pas. Enfin elle est en proie à des craintes un brin parano sur le regard des Coréens eux-mêmes qui atteignent leur paroxysme dans la scène du métro où elle doit, seule, se débrouiller pour acheter un ticket. Dans cette mer de pierres coréennes, elle croise Rifa, chez qui elle loge. Rifa, fille et petite fille d’immigrés coréens au Japon fait partie de ceux qui ont choisi de rentrer en Corée. Étrange rencontre que cette rencontre. Une relation particulière s’établit entre Rifa et Hiraku, la première exerçant un ascendant assez inexplicable sur la seconde.

    Emprisonnée dans les rets d’une histoire familiale conflictuelle et d’une culpabilité née de l’enfance, Hiraku se débat avec trois amants : le mystérieux homme de la maison au plaqueminier, Tsuji, le photographe de la troupe par ailleurs marié et qui l’engrossera et Kazamoto le metteur en scène et ci-devant amant de sa mère. Lentement, irrésistiblement, Hiraku perd pied.  Tout semble s’effondrer autour d’elle. L’angoisse l’envahit et s’installe au cœur du texte.

    Sans nouvelle de Rifa, Hiraku décide de partir à sa recherche et retourne en Corée. Elle la retrouvera au sein d’une communauté spirituelle, une sorte de secte et comprend alors pourquoi elle a besoin de Rifa, pourquoi cette jeune femme au visage que l’on devine déformé est son « talisman ».

    Ce premier roman, paru en 1994, valu à son auteur un procès pour atteinte à la vie privée, procès intenté par le modèle du second personnage féminin du roman. Après cinq années de procédures et de querelles médiatiques, pour la première fois dans l’histoire littéraire nippone, la cour suprême interdit la publication du livre. En 2002 Yu Miri donne une version remaniée de son texte. C’est cette dernière qu’il est donné de lire aujourd’hui. Avec Cinéma Familial paru en 1997 au Japon, Yu Miri sera le plus jeune écrivain à recevoir le prix Akutagawa (l’équivalent nippon du Goncourt). Si ce dernier n’est pas encore traduit en France, la plupart de ses autres livres (Le berceau au bord de l’eau, Jeux de famille, Gold Rush) sont disponibles chez Picquier.

    Dans Poissons nageant contre les pierres, son premier livre en écriture à défaut de l’être en publication, Yu Miri montre déjà le peu de bien qu’elle pense de ses semblables (masculin notamment). Ses personnages évoluent avec un sentiment permanent de solitude et d’instabilité. Le récit comme les thèmes (familles désunies, suicide, exclusion identité…) sont en partie autobiographiques.

     

    Traduit du japonais par Sophie Refle, Actes Sud, 2005, 270 pages, 20 euros.

     

     

     

  • Là d'où je viens

    Jamal Mahjoub,

    Là d'où je viens

    mahjoub.jpgÀ bord d'une vieille 504, Yasin part sur les routes d'Europe avec son fiston, Léo, âgé d'à peine huit ans. Il quitte le Danemark et son épouse où, ensemble, ils s'étaient rendus pour célébrer le centième anniversaire du grand-père d'Hélène. En fait, Hélène lui a demandé de la laisser seule, quelques jours, pour faire le point. Le couple installé en Angleterre bat de l'aile. La relation, tumultueuse et destructrice, court au divorce. Le père et son fils traversent le continent depuis les rivages nordiques jusqu'aux plages catalanes. Entre ces deux eaux, l'équipage file à travers l'Allemagne, marque une pause à Paris, s'arrête dans le Lubéron, chez Dru, une ancienne maîtresse qui vit avec Lucien, pour finalement échouer à Tossa de Mar au nord de Barcelone. Mais cet imprévu périple se termine à pied. La voiture ayant rendu l'âme dans un accident, les deux éclopés doivent gagner l'Espagne en car. Lourdement chargés de leurs sacs de voyage, dont un contenant les précieux livres de Yasin, ils progressent difficilement dans ce qui prend, pour Yasin du moins, les allures d'une fuite en avant. Une fuite arrêtée nette par un autre accident.

    Dans ce road novel européen, on ne sait qui, du père ou du fils, soutient l'autre. Yasin a beau redoubler d'attention pour tenter de prévenir les pleurs et le manque, il ne parvient pas à chasser la souffrance de chez son fils. Léo sait la séparation de ses parents inéluctable. Sa mère, qui se trouve sans nouvelles à plusieurs milliers de kilomètres, lui manque. Quant à Léo, face à ce père désemparé et parfois indécis, il fait tout pour le rassurer et porter sur ses frêles épaules un peu du poids paternel. Les deux souffrances, mêlées parfois jusqu'à se confondre, errent sur les routes du vieux continent, ne sachant sans doute pas ce vers quoi elles tendent ni vers où elles se dirigent. Une seule certitude : entre le père et le fils, bientôt et brutalement séparés, se renforce un lien de tendresse et d'amour.

    Au fil des kilomètres, Yasin livre son histoire, en fragments. Ici, l'auteur a su parler avec des mots justes, des phrases chargées de sens, des images neuves et éclairantes, de ces êtres nées du nomadisme contemporain, placés à la confluence de plusieurs routes et chemins, de tant d'histoires et de territoires, mutants des temps modernes, électrons libres mais souvent désorientés, irréductibles aux systèmes et repères structurants depuis au moins deux siècles. Car Yasin appartient à "la tribu des sans-domicile, des sans-Etat, des sans-attaches. J'ai deux passeports et un tas d'autres pièces d'identité qui indiquent où j'ai vécu, mais pas qui je suis…". Comme le personnage de Jack Crabb de Little Big Man, sa vie "est perturbée par tous ces gens qui, des deux côtés veulent consolider une frontière qu'il doit sans cesse traverser dans un sens, puis dans l'autre, pour survivre".

    Progressivement les pièces d'un puzzle existentiel se mettent en place. Ils laissent apparaître un tableau qui, pour adopter une facilité chronologique - étrangère et même contraire à ce récit -, présente l'histoire de Yasin depuis son enfance jusqu'à sa séparation d'avec Hélène. Yasin a grandi au Soudan. Il est l'aîné d'un couple mixte (comme Léo), sa mère est anglaise et son père soudanais. Comme dit le narrateur, "je suis né au milieu de deux histoires qui ont croisé le fer, celle qui a bâti l'empire et celle qui l'a combattu" (la France et l'Algérie ont aussi engendré nombre de ces êtres bifides). Muk, le frère et Yasmina, la sœur de Yasin, délaisseront aussi le paternel pays pour la lointaine île maternelle.

    Pourtant, en tant qu'aîné Yasin aurait dû reprendre le flambeau levé courageusement par son père. L'homme est journaliste. Militant infatigable et incorruptible, il a passé sa vie à batailler pour la vérité. Derrière ses combats et ses toniques coups de gueule, se profile l'histoire du Soudan, depuis la lutte pour l'indépendance jusqu'à la montée de l'islamisme (qui à l'époque laissait bien indifférents les pays européens). Mais lui est anglophile et cela marque une différence avec la génération suivante représentée entre autres ici par sa fille et son gendre qui, malgré s'être installés en terre impie et le fait de croire que "Disneyland fait partie des Sept Merveilles du monde" (dixit le père), s'enferment dans une inquiétante bigoterie musulmane et dans un sectarisme hostile et paranoïaque envers tout ce qui n'est pas mahométan.

    Muk, Yasmina, Yasin, les trois membres d'une même fratrie, partagent une origine commune et contradictoire mais des destins différents. L'expérience de la migration bouleverse les repères, déjette les lignées, fissure la transmission. Ainsi, l'histoire de Yasin ne lui a pas été donnée. Il doit "s'en emparer" et "donner un sens à cela", "trouver une cohérence" à cette "mosaïque des contraires" qui constitue sa vie. Ne serait-ce que pour son propre fils.

    Jamal Mahjoub, l'auteur notamment du Télescope de Rachid (chez le même éditeur) donne un livre important pour appréhender nos sociétés traversées par un nomadisme qui, de plus en plus, en constitue aussi un des fondements. À travers ce récit (parfaitement) construit en une sorte de pointillisme littéraire agrémenté de réflexions tirées de la littérature mondiale, du cinéma, de la musique, de l'art ou de la philosophie soufie et taoïste, il allume quelques lumières pour mieux distinguer ce monde en mouvement, ce monde dans lequel nous vivons et que nous sommes appelés à partager.

    Traduit de l'anglais (Soudan) par Madeleine et Jean Sévry, éd. Actes-Sud, 2004, 416 pages, 24,50 euros.

     

  • La Panse du chacal

    Raphaël Confiant

    La Panse du chacal

     

    CONFIANT.jpgRaphaël Confiant dédicace son dernier livre aux “dizaines de milliers d’Indiens émigrés aux Antilles” et place la question de l’indianité créole au cœur de La Panse du chacal, longue fresque humaine qui court sur deux générations. Depuis le lointain sous continent indien, alors sous domination coloniale anglaise, jusqu’à la Martinique, vaste champ où la canne à sucre règne en maître absolu, Raphaël Confiant brosse à travers la famille Dorassamy l’histoire de la présence indienne en Martinique et fait revivre sa douloureuse mais inéluctable créolisation. Le premier convoi d’Indiens partis, parfois contraints et forcés, souvent "ambloussés", pour cette Amérique présentée par les recruteurs locaux comme un eldorado, date de 1853, cinq ans seulement après "l'époque terrible de l'esclavage".  Ils seront des dizaines de milliers à braver la malédiction du Kala Pani qui menace chaque Indien qui abandonne sa terre natale. Mais, pour ne pas finir dévorés par les chacals, comme les parents d’Adhiyaman, les candidats à l'exil taisent leur crainte des divinités hindouistes (et musulmanes) pour embarquer vers l’inconnu. Tous croient partir pour cinq années. Cinq petites années au bout desquelles ils escomptent obtenir cette lettre de rapatriement promise qui leur assurera leur retour en mère patrie. Adhyaman et sa jeune épouse, Devi, sont de ceux-là. Sur le bateau qui les amène en exil ils adoptent Vinesch, un nouveau-né. Comme tous les émigrés de la terre, ils ignorent qu’ils sont porteurs, malgré eux, malgré les souffrances et le mépris, de temps nouveaux, d’un sang neuf, d’une régénération des corps et des âmes. Partis pour cinq années, ils donneront leur vie à cette Martinique d'abord inhospitalière. Ils y crèveront après avoir enfanté. Les rejetons, sans forligner, devront “durer” sur cette terre neuve et inscrire ce dont par leurs aînés ils sont porteurs dans “le Temps créole, celui qui empile déjà Temps du peuple caraïbe, Temps d’Europe et Temps d’Afrique”.

    Avec force, même si parfois, peut-être pas souci didactique, le texte se répète, Raphaël Confiant, restitue la société créole du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, une société divisée, violente, écrasée plus que dominée par la force et le mépris du Blanc, le Béké, propriétaire des plantations de canne à sucre sur lesquelles, les Indiens, esclaves des temps nouveaux, triment à "l'éreintante coupe de la canne à sucre" sans espoir d’un ailleurs ou d’une autre existence. Parqués dans les anciennes habitations des esclaves africains, ils subissent la "méchantise" et "la détestation des Nègres". Ils redoutent les persécutions religieuses menées par le curé de Macouba. Quel qu’ait été leur statut d’hier, ils sont des parias. “Au fond, le monde créole était pareil au nôtre avec ses castes et ses interdits, c’est-à-dire en haut les békés-brahmanes, au milieu les mulâtres-vaishya, en bas les Nègres-shudra et encore plus bas, nous autres, les Indiens-parias”.

    Sous ce réquisitoire implacable et sans concession, il faut aussi distinguer le plaidoyer. Avec subtilité, Confiant laisse percer plus qu'il n'impose au lecteur, la complexité et la diversité dont est porteuse sa Martinique à l'image de ces couleurs chatoyantes qui dansent sur les madras, ces toiles venues d'Inde et adoptées par cette île farouche, à l'image aussi de la multiplicité des musiques et des danses, des plats et des croyances portés par cette terre. Avec gourmandise, le lecteur se délecte aussi des sonorités et des images neuves portées par une langue riche de plusieurs métissages et généreusement offert par l'auteur. Hommes et femmes se sont aussi mélangés. Nés aussi bien du viol ou de la domination que fruit des amours interdites, les métissages sont ici déclinés à l'envi : chabin, mulâtre, câpre et câpresse,  Couli-blanc et autres Échappé-couli.

    La société de Macouba est dominée par Houblin de Maucourt, le maître de la plantation Courberil. Autour il y a Firmine la mulâtresse, sa ci-devant favorite répudiée au vu et au su de tous y compris de sa femme, la pâle Eugénie, pour Nalima, une coulie. Dans cette société, enfanter pour un Blanc est un honneur. Comme les autres Békés, de Maucourt peste contre la métropole et contre ce Victor Schœlcher qui milite pour mettre un terme à l'immigration indienne et donner ainsi un coup d'arrêt à cette nouvelle forme d'esclavage. Pour les grands propriétaires blancs, le Nègre ou l'Indien n'a pas besoin de se rendre à l'école. De Maucourt ne se prive pas de "bailler" cet avertissement à Théophile, l'idéaliste et généreux instituteur "venu d'en France" : "n'oubliez pas jeune homme (…) que chez nous, la canne aura toujours la préséance sur le livre". Face à la domination et à l'injustice, Théophile représente l'arme de l'instruction : "si vous voulez sortir de la plantation, vous les Indiens, il n'y a qu'une seule voie : l'instruction. regardez les Noirs ! Ils l'ont compris depuis belle lurette".  Son alter ego dans le roman est justement la noble figure du syndicaliste noir, Anthénor. Il est de toutes les luttes, de toutes les grèves marchantes qui paralysent les récoltes des Békés, il participe, avec notamment ces frères noirs revenus de la Grande Guerre à cette volonté d'émancipation qui devrait accoucher d'une Martinique moins oppressive, plus juste. Contre les siens, il est aussi porteur d'une Martinique où les Indiens auront enfin leur place. Car le temps est venu pour les Indiens de faire le deuil du retour : "nous avons construit la Martinique, elle est à nous aussi à présent". Il est temps aussi pour les Noirs d'accepter ces hommes et ces femmes venus d'ailleurs. Un nouveau métissage est en route, la créolisation des Indiens commence, c'est-à-dire la fin de la dette versée au monde ancien et aux aïeux et leur renaissance sur "cette terre magnifique et féroce, exagérément exiguë mais infinie dans sa manière d'empiler les langues, musiques, cuisines, religions et peuples".

     

    Ed. Mercure de France, 2004, 364 pages, 20 euros.

     

     

  • Le Fil rouge portugais

    Jean-Pierre Péroncel-Hugoz

    Le Fil rouge portugais, Voyages à travers les continents


    Hidalgo.jpgExisterait-il une façon portugaise d’enlacer le monde ? À suivre l’ancien correspondant du Monde en Afrique du Nord et au Proche-Orient puis grand reporter-voyageur pour le compte du même quotidien, le lecteur est enclin à le penser.

    Depuis son impertinent et visionnaire « Radeau de Mahomet » paru en 1983 jusqu’à son roboratif et prophylactique « Villes du Sud » (réédité chez Payot en 2001), ce bourlingueur, adepte averti de Paul Morand, ne cesse de promener sur le monde et ses furies son regard gourmand et tranquille pour ensuite, d’une plume alerte et toujours intransigeante, offrir des récits chatoyants, brillants d’intelligence, souvent insupportables à ceux qui, dans les palais, les salons ou les temples, s’érigent en maîtres de la doxa.

    On le retrouve ici avec un égal bonheur dans ses pérégrinations lusitanes qui, depuis le « pudique » mais « fier » Portugal en passant par Ceuta (première conquête outremer des Portugais en 1415), l’Afrique noire puis l’Océan Indien et l’Asie ont mené sa grande carcasse au sommet dégarni jusqu’au géant brésilien.

    Selon un adage du siècle dernier « les Français apprirent le droit aux indigènes de leurs colonies, les Anglo-Saxons la comptabilité, les Portugais se contentant de les associer à leurs débauches... ». Aussi, au détour d’un séjour à Macao, Péroncel-Hugoz rappelle qu’« ici comme en Afrique et en Amérique, nos sages Portugais pratiquèrent, évidemment, « l’intégration raciale voluptueuse » reprenant l’expression à son confrère Jean de la Guerivière.

    Le « remarquable » est que les métissages issus de cette présence portugaise dans le monde ont « réussis car harmonieusement absorbé par la nation-souche et, [sans avoir] créé, Dieu merci, de nouvelles catégories avec vocation à se sentir discriminées », ont maintenu « les talents initiaux de cette ethnie travailleuse et hauturière, de ce Portugal minuscule mais cosmocrator. Après la dilatation universelle, ajoute l’auteur, il fallait bien une stabilisation, sinon jusqu’où serait-on allé ? ». Pour Péroncel-Hugoz, « les Portugais sont tout ce qu’on voudra sauf une nation-pute. C’est ce que j’ai préféré, et de loin, chez eux, dans un univers où la putasserie gagne à peu près partout ».

    Mais enfin à cela il convient d’ajouter l’énorme brassage de la botanique mondiale - remue-ménage « quasi universel sur lequel d’immenses contrées vivent encore, ainsi l’Afrique noire dont le manioc brésilien devint l’aliment de base » - et surtout la diffusion pérenne et orbicole de la langue de Miguel Torga « le plus puissant écrivain lusophone du XXè siècle » dont on retrouve la marque jusque dans le vocabulaire... nippon. La lusophonie représenterait aujourd’hui un « ensemble pluri-continental » fort de près de 250 millions de locuteurs.

     

    Ed.Bartillat, 2002, 282 pages, 24 euros

     

     

     

  • Qu'elle aille au diable, Meryl Streep !

    Rachid El-Daïf

    Qu'elle aille au diable, Meryl Streep !

     

    el daif.jpgPourquoi Rachid, le narrateur, voue-t-il la pauvre  et innocente Meryl Streep au démon ? Pourtant l'homme ne cache ni son admiration ni son amour pour la belle actrice américaine. Il croit même être le seul homme digne de l'aimer, le seul capable de rendre heureuse cette femme qui, dans le film Kramer contre Kramer, quitte son Dustin Hoffmann de mari que Rachid accable de toutes les fautes et éreinte de son mépris. Car Rachid s'autoproclame, lui, "intelligent" et "perspicace".  Il se croit un amant idéal doublé d'un mari affectueux et prévenant. Le moment venu, il n'en doute pas un instant, il sera un père attentif. Mieux, il prétend être un homme ouvert, compréhensif, un homme aux idées larges et modernes, disposé à permettre à la femme arabe de s'émanciper des gaines de la tradition et de la religion : "j'aime bien aider la femme à sortir de la coquille dans laquelle les coutumes l'ont enfermée. Mais, en même temps, j'aime que la femme conserve un minimum de retenue". ..

    Pourtant voilà, sa propre épouse vient de le quitter et s'apprête même à entamer une procédure de divorce. Abasourdi, seul dans son appartement en compagnie de l'autre personnage du roman, la télévision auréolée de sa parabole, qu'il vient d'installer pour sa femme aujourd'hui envolée, Rachid tente de comprendre ce qui lui arrive et le lecteur avec. Bien sûr, les avis de l'un et de l'autre diffèreront.

    Rachid El-Daïf parvient, à travers une construction légère et subtile, à brosser par touches successives, les portraits et les personnalités des deux protagonistes, donne à mesurer les résonances sociales et culturelles des rivalités qui divisent le jeune couple, pose, in fine, un des principaux enjeux du devenir des sociétés arabes : celui de la libération de la femme, traitée ici via le mariage et symptomatiquement la sexualité.

    Par son écriture, l'auteur réussit à créer une atmosphère de suspicion autour de l'épouse, de doute sur son passé et ses agissements présents. Que cache donc cette femme et jusqu'où ira la crédulité de l'époux ? Au fil du récit, le lecteur découvre sous le vernis social et libéral de Rachid une autre figure, plus complexe, contradictoire, un brin schizophrénique même. Malgré ses beaux discours, l'homme est enfermé dans des représentations mentales et des comportements surannés. Il se révèle, sur le plan affectif et sexuel, immature et soumis. Visiblement, l'épouse n'aime pas son mari. Elle le domine avec une bonne dose de mépris. Ses velléités d'indépendance et d'émancipation semblent se limiter à des relations adultérines et à une toujours ingénieuse résistance aux assauts de son conjoint. Cette femme, mystérieuse et rebelle, peut-elle représenter une image positive de l'épanouissement et de la libération féminine ? Non mais qu'importe ! Là n'est pas l'objet du roman. Rachid El-Daïf, sans pathos mais avec efficacité, montre comment cette société transforme la femme en victime (l'affaire du cousin) et en objet (la sexualité bien sûr mais aussi la visite chez la gynéco ou l'épisode de la couturière). Mais surtout, avec pertinence et acuité, en connaisseur de "la logique des hommes", l'auteur vise où il est certain de faire mouche, là où les hommes, dans toute leur splendeur, bonimenteurs à qui mieux mieux sur leur libéralisme et leur bienveillante disponibilité à l'égard des modestes velléités d'autonomie de la gent féminine, auront le plus mal et devront illico lever le masque : le sexe !

    Rachid tombe par hasard sur Kramer contre Kramer. Il regarde le film sur son écran, mais, diffusé en anglais, il n'y comprend rien. Les images défilent devant lui sans révéler leur sens véritable.  Il s'adonne alors à mille et une supputations et autant d'interrogations sur les formes prises par la séparation. Lui qui encense la beauté de Meryl Streep et son sentiment maternel lui refuse le droit d'abandonner son mari et peut-être son enfant. Il s'agirait d'une "faute" aux yeux de Rachid. "Non, Meryl Streep ! Garde-toi bien d'être un soutien pour ma femme !" clame-t-il vouant aux gémonies non seulement l'actrice américaine mais aussi les femmes occidentales en général qui "n'ont rien à voir avec nous", les modèles importés des États-Unis et celles qui au Liban transgressent les codes et de citer la chanteuse Sabah, la comédienne Nidal al-Achkar ou la romancière Hanan El-Cheikh. Finalement, semble dire Rachid El-Daïf, si au lieu de toujours mettre au centre des débats "la question du statut de la femme" on interrogeait plutôt le statut de l'homme et les représentations sociales de la masculinité. Ce qui pose problème n'est pas tant le souci d'émancipation des femmes que le carcan d'une virilité masculine sacralisée. De même, Qu'elle aille au diable, Meryl Streep ! n'invite pas à opposer sociétés occidentales et arabes mais plutôt à analyser la façon dont les sociétés arabes reçoivent et perçoivent les milliers d'images qui quotidiennement sont déversées sur les écrans des télévisions.

     

    Traduit de l'arabe (Liban) par Edgar Weber, éd. Actes-Sud, 2004, 173 pages, 18 euros.

     

     

  • Mille regrets

    Vincent Borel

    Mille regrets

     

    CHARLES QUINT.jpgLe XVIe siècle n’en finit pas d’inspirer nos contemporains et nombreux sont les auteurs qui y cherchent quelques lumières pour comprendre les bifurcations des sociétés et des hommes ou simplement éclairer les routes que nous empruntons aujourd’hui et dont nous ignorons vers quel nouveau continent elles mènent l’humanité toujours en marche. Vincent Borel ne revisite nullement Montaigne et le message de la Renaissance, il ne cherche pas dans le sillage de Christophe Colomb ou dans le combat de Las Casas à interroger l’Autre et à dessiner les contours d’un moderne métissage. Dans ce quatrième roman, ce gapençais embarque son lecteur sur La Viole de Neptune une galère de Charles-Quint. La Méditerranée  est alors agitée par l’opposition entre le déclinant empereur du Saint Empire et Soliman le Magnifique. Au cœur de cette rivalité, moins religieuse que géopolitique, il y a Gombert, le chantre châtré, Garatafas, le beau et solide Turc et le malheureux Sodimo, passionné d’orfèvrerie et de sculpture, expert en miniature jalousé de Benvenuto Cellini. Les trois hommes sont ballottés dans les soubresauts du siècle, jouet de la providence, instrument d’une intrigue d’espionnage et incarnation symbolique de l’absurdité mortifère des intégrismes et autres « théories de l’hygiène raciale ». Eh oui le XVIe siècle et ses guerres de religions peut aussi enseigner la tolérance et la fraternité si ce n’est entre les Hommes, du moins entre les gens du Livre et aider à admettre que Turcs et Chrétiens ne sont pas « nés pour une éternelle détestation ». Et si pour cette magistrale démonstration, les homoncules n’y suffisaient pas, Vincent Borel, convoque la Sainte Trinité ou « l’Unique à trois faces » – entendre Yahvé, Dieu et Allah – et accessoirement quelques divinités grecques, pour railler l’ONU c’est-à-dire « l’Organisation des nés uniques », chrétiens, musulmans ou juifs.

    Il est impossible de raconter cette histoire riche en personnages, en événements, en rebondissement et en références historiques où le lecteur passe de la cour impériale aux galères, d’Alger, la cité corsaire qui compte alors cent mosquées mais « n’en possède pas moins deux synagogues et deux chapelles catholiques » à Rome mise à sac, de Wittenberg où Luther, « troquant le vin pour la bière » écrit « plus d’épîtres que saint Paul n’en rota » à Marseille et Toulon où la flotte de Barberousse n’en finit pas de mouiller attendant que le roi de France en termine avec l’élaboration de sa géniale tactique.

    Vincent Borel offre un récit savoureux et passionnant. Le lecteur apprend mille et une choses sur les activités des hommes et sur la langue en usage en ces temps lointains. Le texte est chatoyant et musical, sensuel et gourmand, la phrase chaloupe, l’adjectif bat la mesure, et l’apophtegme, souvent irrévérencieux, joue la syncope dans un rythme tenu sans faiblesse. Tandis que sur La Viole de Neptune, Gombert monte une chorale de galériens où un « infidèle » chante des psaumes chrétiens, la neige des monts de l’Atlas est ramenée en contrebande dans des tonneaux qui baignent à cinq brasses de profondeur, là où l’eau reste froide, pour satisfaire la gourmandise de la cour d’Espagne et tout particulièrement de la gent féminine entichée des sorbets à l’orange.

    180px-Chaireddin_Barbarossa.jpgÀ Alger, les trois infortunés compères sont achetés par le bey Hassan. Il est le dernier membre de ce quatuor d’humanité. Il traîne aussi une sombre histoire : capturé en Sardaigne, il s’appelait alors Daniel, il a été témoin de l’assassinat de sa famille par les hommes des frères Barberousse.  Aroudj veut le tuer mais Kheir ed-Din réussit à sauver et à adopter l’enfant en échange… de sa castration. À Alger, l’islam populaire, accort et léger, sait braver les interdits et « le vin du chrétien [éclairer] la pensée du mahométan ». Autour de Hassan, les séances théologiques entre docteurs de la foi musulmane et rabbins démontrent  à Gombert que « d’une religion – et d’un livre – à l’autre, il y a peu de différences. Les trois sont dans chacune, et ces dissemblances sur lesquelles se crispent les esprits malintentionnés aident plus les puissants qu’elles ne consolent les pauvres ». Hassan aidera ses amis à fuir. Il les dotera d’un secret militaire sensé assurer leur fortune en pays chrétien. « Mille regrets », la chanson de Gombert et un tatouage exécuté par Sodimo sur la peau de Garatafas en sera la clef. Les trois amis parviennent à fausser compagnie aux hommes de Barberousse, laissant l’antique Icosium aux prises avec l’islam rigoriste des janissaires et avec les « entourloupes barbues » fomentées contre les Juifs et contre Hassan Agha. Mais, sur les routes du vieux continent nos trois fugitifs voient aussi « l’incendie religieux croître et les inquisiteurs pulluler ». 

     

    Ed. Sabine Wespieser 2004, 400 pages, 22 euros.

     

     

     

  • Considérations sur le malheur arabe

    Samir Kassir

    Considérations sur le malheur arabe

     

    samir Kassir.jpgSamir Kassir était journaliste au quotidien libanais An-Nahar et historien de formation. Cet artisan de la mobilisation contre la tutelle syrienne au Liban a été assassiné le 2 juin 2005. Dans ce revigorant opuscule, il donnait un texte qui tient à la fois de la mise en perspective historique de ce vaste et bigarré monde qualifié - non sans réductionnisme - d’arabe et de l’édito journalistique. L’avenir de ce continent, riche de vingt-deux contrées, passe aussi par une relecture-réappropriation de son passé. C’est du moins l’un des messages forts de ces « Considérations » qui commencent par égrener les sentiments d’impuissance qui étreignent des peuples ballottés par deux siècles de pénétration-domination et d’insatiables convoitises occidentales, victimes de la proximité historique et géographique de l’Europe, mais tous, à des degrés divers et de manière plus déterminante encore, écrasés par des systèmes politiques coercitifs et antidémocratiques ou, pour les mieux lotis, embarqués dans des transitions démocratiques encore incertaines (voir du côté de la Jordanie et du Maroc). Ces impuissances, comme le sentiment d’être privé de toute possibilité d’initiative qui puisse avoir prise sur l’évolution de leur société et du monde ne sont pas, pour tous, synonyme de désespoir. Pour l’auteur, l’islamisme politique se nourrit de cette situation et entretient la position de victime. S.Kassir ne tergiversait pas : l’islam politique est une illusion qui s’apparente à la montée des fascismes en Europe, une illusion qui loin d’offrir une porte de sortie au « malheur arabe » en est un des constituants. La négation de l’histoire par l’idéologie islamiste au profit exclusif d’un « âge classique », limité à une quarantaine d’années d’un « islam pur » en est le signe. « Or, c’est seulement en retrouvant cette histoire dans son entièreté et avec tous ses mécanismes qu’on pourra envisager un terme au malheur arabe ». Les retrouvailles auxquelles invitait Samir Kassir conduisent à bousculer nombre d’idées reçues. Mais, pour montrer à la fois la diversité du passé arabe, son universalisme comme son apport à l’histoire universelle de la raison (1), il faut commencer par le libérer de « la prédestination religieuse » et de « la téléologie nationaliste ».

    Parcourant à grandes enjambées l’histoire arabe et musulmane, l’auteur relativise, conteste même, l’antienne de « la décadence » qui se serait abattue sur cette immensité géographique et cette multitude démographique et culturelle après l’affaiblissement abbasside sous les Mamelouks et les Ottomans.

    À plusieurs reprises il s’applique à montrer que la Nahda, la Renaissance, écho lointain des Lumières, ne peut se limiter à son interprétation nationaliste c’est-à-dire à la simple et unique préfiguration d’un nationalisme et d’un patriotisme naissant. Pour S.Kassir, la Nahda, libérée du corset nationaliste, a rayonné sur le monde arabe depuis le XIXe siècle jusqu’au début de la décennie quatre-vingt du siècle dernier. Il en voyait la manifestation dans différents mouvements sociaux, à commencer par celui qui a conduit au dévoilement des femmes. Autre vecteur d’importance : la culture avec en premier lieu la création littéraire puis artistique (arts plastiques, théâtre, chanson, cinéma…).  S.Kassir insiste : la pensée arabe n’a jamais cédé « à la tentation d’un repli hors de l’universel » et ce malgré la création d’Israël, malgré l’hostilité d’Hassan el Banna et des Frères musulmans à toute modernisation synonyme d’occidentalisation, malgré aussi l’action régressive des États de la péninsule arabique « demeurés en marge de la culture arabe depuis des siècles ». Ainsi, à l’image de ces écrivains de l’entre deux guerres (Taha Hussein, Tawfiq al-Hakim ou Ahmad Chawqi ), écrivains « citoyens du monde » ou à l’instar d’Hoda Shaarâwi, cette militante féministe qui la première, publiquement, en gare du Caire, retira son voile en 1922, les Arabes, dans leur totalité et diversité appartiennent à l’histoire universelle.

    Pourtant, un mélange des « restes fossilisés du nationalisme » et d’un « nationalisme » islamique constitue l’idéologie du moment. Cette idéologie, non majoritaire mais doué d’un effet d’entraînement certain, conduit à refuser l’universel et cela au prix d’une logique victimaire, d’une complaisance au malheur et d’une culture de la mort. « Le culte de la victime pose que les Arabes sont la cible première de l’Occident ». Et S.Kassir de délivrer un message d’importance et d’actualité : il faut, sans détour et sans taire les injustices, bien réelles, se détourner du « totem de la victime » pour retrouver, urbi et orbi, les chemins de l’universel. Plutôt Lévi-Strauss et une humanité une dès lors qu’elle repose sur un fond anthropologique commun que Huttington. S.Kassir, à l’affût d’une nouvelle renaissance multiforme, en distinguait les prémisses dans l’émergence depuis une vingtaine d’année d’un champ homogène et surtout pluriel de la culture arabe comme dans l’intégration de cette culture dans ce « tout-monde » pour reprendre E.Glissant via la musique, l’internet, les satellites et autres réseaux de financement et de coproduction d’initiatives culturelles. Peut-être, mais S.Kassir est plus convaincant (et peut-être en a-t-il lui-même payé le prix) lorsqu’il pointe du doigt les blocages politiques et les entraves des sociétés à toute évolution démocratique des procédures de décision comme lorsqu’il s’inquiète de « l’absence d’interface entre la culture de création et la culture sociale ». Vaste chantier. Aussi, serait-il « urgent » « que les Arabes abandonnent le fantasme d’un passé inégalable pour voir enfin en face leur histoire réelle. En attendant de lui être fidèles ». Revisiter l’histoire, se réapproprier son passé, l’objectiver pour mieux s’en saisir, s’adonner à un vrai travail de connaissance et de mémoire, c’est-à-dire en tirer toutes la substance vitale voilà à quoi invitait l’historien et journaliste libanais. Cela passe, une fois de plus, par les bancs des écoles et l’éducation des plus jeunes. Cela, Tahar Djaout, un autre journaliste, un romancier algérien assassiné lui aussi, en 1992, l’avait compris. Les islamistes aussi.

     

    Ed. Actes-Sud/Sindbad, 2004, 102 pages, 10 euros

     

    1/ Voir aussi la récente publication chez le même éditeur du livre d’Abdesselam Cheddadi, Les Arabes et l’appropriation de l’histoire, qui montre la parenté (mais aussi les spécificités) entre l’historiographie musulmane et l’historiographie grecque classique.

     

    Le site http://www.atrissi.com/kassir/index_fr.html (d'où est tiré la photo de Samir Kassim) permet d'en savoir un peu plus sur l'homme, son action et son oeuvre.