Yu Miri
Poissons nageant contre les pierres
« Nous sommes comme des poissons lâchés dans une mer de pierres. Nous continuons à nager malgré le sang qui coule de notre âme ». Cette phrase, placée en exergue de ce qui fut en 1994, le premier roman de cette jeune et déjà célèbre romancière japonaise d’origine coréenne de trente-sept ans, donne le ton du livre : solitude, errance, avec, en permanence, la menace de l’abîme. Ici, les pierres sur lesquelles se blessent l’âme de l’héroïne, Hiraku, ont pour nom : cellule familiale, amours chaotiques, machisme, rejet de la différence (au sein d’une société japonaise xénophobe et un pays d’origine, la Corée, qui se révèle dans le roman bien peu accueillant, indifférent, suspicieux, manipulateur ou hostile).
Hiraku, jeune auteur dramatique se rend en Corée à l’occasion de l’adaptation d’une de ses pièces. Ce premier voyage dans le pays de ses parents et grands parents ouvre la porte des souvenirs, montre les différences entre les cultures et les comportements des deux pays et lève un voile sur l’histoire de l’immigration coréenne au pays du soleil levant (680 000 immigrés coréens au Japon). Dans le roman, l’immigration coréenne offre deux visages. Celui de la culpabilité incarnée par les parents d’Hiraku, prompts à déménager et à se quereller, « à fuir jusqu’à la mort » ou celui d’autres Coréens qui ont choisi de rentrer au pays « parce qu’ici, ils leur étaient possible de ne pas se sentir inférieurs, même si nous étions pauvres » dit une fille d’anciens immigrés.
Le séjour en Corée d’Hiraku se passe mal. Elle doit d’abord abandonner quelques illusions et ce, dès son passage en douanes : « personne n’avait contrôlé mes bagages à main. Je m’étonnais de lire du mépris dans cette manière indifférente de m’accueillir, moi, une compatriote ». Ensuite, elle butte sur l’instrumentalisation identitaire orchestrée par les promoteurs de sa pièce qui veulent lui faire dire qu’elle a écrit sa pièce en coréen, elle qui ne le parle même pas. Enfin elle est en proie à des craintes un brin parano sur le regard des Coréens eux-mêmes qui atteignent leur paroxysme dans la scène du métro où elle doit, seule, se débrouiller pour acheter un ticket. Dans cette mer de pierres coréennes, elle croise Rifa, chez qui elle loge. Rifa, fille et petite fille d’immigrés coréens au Japon fait partie de ceux qui ont choisi de rentrer en Corée. Étrange rencontre que cette rencontre. Une relation particulière s’établit entre Rifa et Hiraku, la première exerçant un ascendant assez inexplicable sur la seconde.
Emprisonnée dans les rets d’une histoire familiale conflictuelle et d’une culpabilité née de l’enfance, Hiraku se débat avec trois amants : le mystérieux homme de la maison au plaqueminier, Tsuji, le photographe de la troupe par ailleurs marié et qui l’engrossera et Kazamoto le metteur en scène et ci-devant amant de sa mère. Lentement, irrésistiblement, Hiraku perd pied. Tout semble s’effondrer autour d’elle. L’angoisse l’envahit et s’installe au cœur du texte.
Sans nouvelle de Rifa, Hiraku décide de partir à sa recherche et retourne en Corée. Elle la retrouvera au sein d’une communauté spirituelle, une sorte de secte et comprend alors pourquoi elle a besoin de Rifa, pourquoi cette jeune femme au visage que l’on devine déformé est son « talisman ».
Ce premier roman, paru en 1994, valu à son auteur un procès pour atteinte à la vie privée, procès intenté par le modèle du second personnage féminin du roman. Après cinq années de procédures et de querelles médiatiques, pour la première fois dans l’histoire littéraire nippone, la cour suprême interdit la publication du livre. En 2002 Yu Miri donne une version remaniée de son texte. C’est cette dernière qu’il est donné de lire aujourd’hui. Avec Cinéma Familial paru en 1997 au Japon, Yu Miri sera le plus jeune écrivain à recevoir le prix Akutagawa (l’équivalent nippon du Goncourt). Si ce dernier n’est pas encore traduit en France, la plupart de ses autres livres (Le berceau au bord de l’eau, Jeux de famille, Gold Rush) sont disponibles chez Picquier.
Dans Poissons nageant contre les pierres, son premier livre en écriture à défaut de l’être en publication, Yu Miri montre déjà le peu de bien qu’elle pense de ses semblables (masculin notamment). Ses personnages évoluent avec un sentiment permanent de solitude et d’instabilité. Le récit comme les thèmes (familles désunies, suicide, exclusion identité…) sont en partie autobiographiques.
Traduit du japonais par Sophie Refle, Actes Sud, 2005, 270 pages, 20 euros.