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Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 52

  • Sens Interdits

    Mourad Djebel

    Sens Interdits

     

    panneaux-insolites-verchaix-france-1333102297-1093868.jpgChez Mourad Djebel, « le temps (et même l’espace géographique), (...) ne se retrouve plus dans des repères linéaires (...), ne construit plus mais déconstruit et s’empêtre dans une inconsistance et une inconstance où les objets et les êtres affluent et refluent sans cheminement précis (...) ». Voilà le plus caractéristique de ce roman dont l’originalité est tout entière contenue dans l’écriture et dans la mise en scène d’un récit centré sur la disparition de Yasmina. Autour d’une scène cruciale, récurrente, se tissent les fils d’une histoire livrée par bouffées, en épisodes brusques et parfois inattendus. L’histoire de Maroued et de Yasmina mais aussi celle de trois adolescents, Larbi, Nabile et le même Maroued, liées par un pacte tacite scellé en octobre 1986 dans les odeurs des lacrymogènes et le sifflement des balles des militaires dépêchés pour réprimer des manifestations à Constantine. C’est sur un pont de cette ville, que les trois camarades marcheront « dans les deux sens en faisant des allers-retours ininterrompus pendant plusieurs heures, jouant aux sentinelles ou nous livrant en prisonniers au pont, aux deux abstractions du code de la route (le Sens interdit et le Stop)... ».

    Dans ce premier roman, l’auteur mettait toutes les palettes du langage au service d’une « boulimie des mots, des analogies et des fils enchevêtrés de l’histoire » mais aussi d’une remarquable et parfois déroutante « ivresse verbeuse ». Elle était néanmoins et déjà une marque de fabrique certaine, riche de nombreuses originalités stylistiques, poétiques autant que romanesques.

     


    Edition La Différence, 2001, 332 pages, 20,58€

     

  • Hanan El-Cheikh

    Hanan El-Cheikh

    Londres, mon amour

     

    41FEAHMCM1L._SL500_AA240_.jpgAvec sa nouvelle « Je balaie les terrasses du soleil » parue en 2000 dans le recueil intitulé « Le Cimetière des rêves », la romancière libanaise installée à Londres, abordait pour la première fois l’univers de l’immigration. Elle y revient avec ce roman drôle et tendre, parfois un peu long, qui met en scène quatre personnages exilés dans la capitale anglaise évoluant dans le microcosme de la diaspora arabe, davantage levantine que maghrébine, plus magnats du pétrole et de la finance ou familles princières adeptes des palaces que pauvres bougres et autres drilles réduits aux bouis-bouis communautaires.

    Amira, la Marocaine, est la plus volubile. Prostituée de luxe au grand cœur, en stratège et comédienne elle s’applique à berner « son » monde aristocratique - bien plus lucratif - en se faisant passer pour une princesse. Son amie Nahed vient d’Egypte. Elle a laissé tomber la danse pour, elle aussi, faire commerce de ses charmes. Mais, ravagée par l’alcool, la dépression et la maladie, son crédit s’amenuise chaque jour un peu plus. Samir, tout juste débarqué du Liban, s’adonne, en toute liberté, à assouvir une insatiable et dévorante passion homosexuelle au point que notre joli et fantasque mignon en oublie, qu’à Beyrouth, il est marié et plusieurs fois père. Lamis est Irakienne et, ne supportant plus sa condition d’épouse arabe, a bravé interdits et pressions familiales pour divorcer. Femme seule dans Londres, Lamis, dont les relations avec les Anglais pur sucre se limitaient à quelques médecins, rencontre Nicholas, un spécialiste en arts islamiques. Ce petit monde évolue avec ses soucis et ses petits bonheurs. L’exil n’est pas rose et la jovialité d’Amira ou l’insouciance de Samir ne peuvent faire oublier la solitude et les incertitudes du lendemain. Sans complaisance, Hanan El-Cheikh brosse un tableau mi-figue, mi-raisin de cette immigration particulière. Après s’être affranchie des contraintes imposée par sa société d’origine, Lamis s’efforce à s’intégrer totalement à l’Angleterre et à sa capitale quitte à renier une partie d’elle-même. Londres devient alors l’autre personnage du récit. L’acculturation s’accompagne bien évidemment d’interrogations et de doutes identitaires, de même que la relation amoureuse entre Lamis et Nicholas doit payer le prix de l’incompréhension culturelle et surmonter quelques interdits et non-dits.

    Reste que, comme le dit Amira : « je suis un être humain avant d’être une femme arabe »... Que les esprits chagrins se rassurent, l’optimisme du roman n’évacue pas pour autant les obstacles que les hommes savent dresser entre eux.

     

    Traduit de l’arabe (Liban) par Rania Samara, éd. Actes Sud, 2002, 325 pages, 21,90 euros

     

     

  • French Dream

    Mohamed Hmoudane

    French Dream 

     

    hmoudane.jpgTandis qu’on traque le réfugié afghan du côté de la « jungle » de Calais pour, selon l’officielle version, le protéger des passeurs, on continue à croire ici ou là que ces hommes, ces femmes et même ces enfants qui débarquent sur le sol de l’Europe sont en quête d’un Eldorado. Certains laissent même entendre qu’ils seraient prêts à tout pour rester, bien au chaud, et profiter de la douceur de cette bonne terre de France. Mohamed Hmoudane est poète et l’auteur de plusieurs recueils, French Dream est son premier roman paru en 2005. Il y raconte les tribulations d’un candidat à l’émigration et ses galères dans cette France tellement rêvée. Une fois de plus rien de bien nouveau sous le soleil si ce n’est l’impression d’un texte qui s’essouffle sur la distance et des propos qui pourraient choquer le moins moraliste des lecteurs. Il faut dire que Mohamed Hmoudane place son texte sous les auspices d’une citation de Jean Genet : « les romans ne sont pas des rapports humanitaires. Félicitons nous, au contraire, qu’il reste assez de cruauté, sans quoi la beauté ne serait pas ». Le lecteur est ainsi, d’entrée, averti. Après des tentatives contestataires vouées à l’échec dans une société marocaine policée et cadenassée par un pouvoir autoritaire, « je n’avais plus qu’une seule idée en tête, dit le narrateur, : partir, d’autant plus que l’atmosphère chez nous était devenue de plus en plus insupportable, plus que pesante. Nous étions comme frappés par un malheur indicible ».

    Ledit narrateur réussit à débarquer en France. Hébergé par son frère Adam, il va faire mille et un boulots pour essayer de s’en sortir. Mais notre héros qui n’a rien de vraiment positif (pour le moins) empoche la recette des ventes militantes effectuées pour le compte du Parti et n’a qu’un objectif : obtenir sa carte de dix ans. Pour ce faire, il est près à tout. Il tente sa chance avec Christelle, mais au bout de trois mois il doit déchanter : « Tous mes châteaux de sable s’effondraient l’un après l’autre brusquement. D’une naïveté extrême, je lorgnais non seulement sur la carte de dix ans mais aussi, à long terme, sur l’héritage (…) ». C’est avec Karine qu’il va convoler en justes noces et ainsi pouvoir régulariser sa situation administrative ce qui n’empêche nullement les propos critiques sur le masque de l’intégré revêtu pour faire bonne figure, dans le couple, avec les amis, avec les collègues bien évidemment laïques du collège…

    Tout cela va se solder par un divorce et un retour fissa au Maroc. Après quelques illusions laissées au vestiaire et une dose supplémentaire de bile déversée, retour à Saint-Denis : « C’est là où je vis le mieux ma condition d’« indigène ». Je vous laisse cogiter cette équation trop évidente ou alors pas assez : Paris = métropole / Banlieue = ancienne colonie… ». Voilà qui est peu originale et démago à souhait. Le texte avance, un brin pompeux (« Écrire c’est aussi payer, mots et phrases sonnants, le prix fort de la liberté »). Un premier texte nourri peut-être plus par le ressentiment que par la cruauté et qui se termine sur cette confidence : noircir les pages du livre « était pour moi une question de vie ou de mort. De vie surtout. Cette dernière phrase faut peut-être tout le livre (sic) ». Fonction « vitale », prophylactique donc de la littérature. Pour l’auteur s’entend. Au centre de ce triangle souvent tragique formé par l’exil, la vie et la mort, le personnage de Bilal Kayani dans Welcome de Philippe Lioret apparaît plus consistant. Plus représentatif aussi.

     

    Edition de la Différence, 2005, 123 pages, 14€

     

  • La Porte du soleil

    Elias Khoury

    La Porte du soleil

     

    413px-Elias_Khoury2.jpgIl faut lire La Porte du soleil du Libanais Elias Khoury. Ce texte sombre et incandescent, présenté comme le récit de l’odyssée tragique des Palestiniens, restitue à ce peuple son nom : « Mon Dieu, il nous faut du temps pour porter notre nom, pour que notre nom devienne vraiment notre nom. Zeineb est devenue Zeineb parce qu’elle a raconté son histoire ». Or que sait-on du drame palestinien ? L’indifférence internationale (depuis 1948 !) suppose des consciences bien peu tourmentées ou incapables de se défaire d’une seule version de l’histoire. « Tant que le lion n’aura pas d’historiens, l’histoire favorisera celle du chasseur » dit un dicton africain.

    E.Khoury s’est attelé à une tâche folle : raconter l’épopée du peuple palestinien, village par village, famille par famille depuis le désastre de 1948 (la Naqba) jusqu’à nos jours. Pour qui avait lu les trois précédents romans traduits en français du même auteur, il ne sera pas surprenant de retrouver les qualités du romancier qui pousse son art vers des sommets. Mieux, il semble rompre avec tous les genres connus : la parole, rapportée ici sans guillemets, se fait écriture ; ce roman, construit autour de témoignages n’est pas un roman historique, mais il ouvre pourtant sur l’histoire ; ce récit, d’un drame collectif voit, à chaque page s’extraire  de la boue de l’Histoire des hommes et des femmes jusque-là sans nom et sans voix, enfin, le souffle de la geste palestinienne est là, presque palpable mais nulle trace d’un quelconque héroïsme ou de grandiloquence.

    La structure circulaire adoptée par Elias Khoury ne perturbe jamais le lecteur. Le tour de force est d’autant plus appréciable que La Porte du soleil court sur plusieurs décennies, brasse près de trois cent personnages et moult faits historiques. Cette histoire collective du peuple palestinien n’est pas écrite au détriment de l’individu. La dimension humaine de ce drame est ici magnifiquement rendue. Sans jamais céder aux sirènes de la compassion ou de l’idéologie, la litanie des expulsions, des persécutions, des exécutions sommaires, des tortures, des emprisonnement abusifs, du malheur et de la misère endurée... rompt avec le terrible anonymat des chiffres : « la terreur c’est le chiffre, et c’est pourquoi les gens portent sur eux les photos de leurs morts (...), ils en ont fait les substituts des noms ». Oui! ce livre est admirable, c’est-à-dire étonnant, par sa puissance et sa profondeur, mais aussi beau car sa matière a été malaxée dans une glaise faite d’amour et d’humanité.

    Sa trame, dense, est tissée autour de deux histoires d’amour. Celle qui a uni une vie durant malgré les séparations imposées par l’exil, Younès à Nahîla et l’autre, shakespearienne, rassemble Khalil et Shams (Soleil en arabe). L’amour est donc au centre de ce récit. L’amour et la femme palestinienne.

    Younès, le vieux fedayin et ex-responsable du Fatah gît sur un lit d’hôpital - le fantomatique et irréel hôpital Galilée du camps martyr de Chatila. Plongé dans un coma profond, il est condamné. Seul, Khalil croit en sa résurrection. Pour le ramener à la vie, il va des mois durant, le veiller. Comme la Shéhérazade des Mille et une nuits, il parle et raconte des histoires à ce corps végétatif. Comme elle, Khalil parle « pour acheter la vie », celle de Youcef qui est aussi la sienne et celle de tout un peuple, et ainsi sauver l’humanité tout entière car « le corps d’un seul être humain constitue l’incarnation de toute l’histoire de l’humanité ».

    Le livre est  un long monologue où une histoire en appelle une autre et ce jusqu’à l’infini. Où chaque récit est irréductible à une seule version. « L’histoire possède en fait des dizaines de versions différentes et, lorsqu’elle se fige en une seule version, cela ne mène qu’à la mort ».

    Il faut sans doute ne pas connaître le poids de la culpabilité européenne héritée de la Shoah et ne pas subir la pression médiatico-morale quand à cette terrible page de l’histoire contemporaine pour oser, comme le fait ici Elias Khoury, comparer la tragédie palestinienne à celle dont ont été victimes les Juifs d’Europe, oser dénier aux Israéliens le statut de victime : les colons-soldats « ne ressemblent pas à ceux qui sont morts » écrit-il « tandis que ceux qui sont morts alors ressemblaient à Nahîla et Oum Hassan ».

    Comme il ne faut pas que les Palestiniens deviennent eux-mêmes « une seule histoire », E. Khoury raconte aussi les dérives du mouvement de libération et le sort que les « frères » arabes ont réservé à ces réfugiés bien encombrants, la vie dans les camps, le massacre de Chatila, ce que l’on a appelé « la guerre des camps », le racisme de la société libanaise à l’égard des Palestiniens privés de tous droits et parqués dans des ghettos où, comme les Juifs de Venise entre le XVIe et le XVIIIe siècle, ils sont enfermés, tenus à l’écart !

    Les pages les plus poignantes portent sur l’illusion dont se bercent les Palestiniens eux-mêmes : ces histoires toujours ressassées et qui regorgent de faits héroïques, ces hommes et ces femmes qui collectionnent les clefs de leurs maisons alors que les portes ont été détruites, les cassettes vidéo, ces « rêves éveillées » d’une Galilée illusoire. Les « murs de l’histoire », « l’illusion de la mémoire » sont devenus la prison des Palestiniens. La Porte du soleil est peut-être le premier livre qui traduit avec autant de force et d’acuité la difficulté et peut être la nécessité pour ce peuple de prendre conscience de son exil.

     

    Actes-Sud/Sindbad, Le Monde Diplomatique, 2002, 630 pages, 24,90 euros

     

  • L’École face à l’obscurantisme religieux

    20 personnalités commentent un rapport choc de l’Education nationale

    L’École face à l’obscurantisme religieux

     

    S41.jpgOsons rapporter une conversation privée. Je discutais l’autre soir, après le service, avec A. le patron d’un restaurant du XXe arrondissement parisien. A. est kabyle et en France depuis une trentaine d’années. Père de deux jeunes filles de dix et quatorze ans, il m’expliquait, lui le farouche laïque, partisan convaincu du vivre ensemble républicain hexagonal et de l’école publique avoir inscrit ses deux filles dans une école privée. Décision prise la mort dans l’âme mais nécessaire pour préserver sa progéniture des harcèlements religieux émanant d’autres élèves, en l’occurrence turcs ou africains, mais aussi des assignations à résidence cultuelle provenant du personnel scolaire soi-même qui décrétait, ad hominem, que les Yasmina ou Mohamed devaient s’abstenir de manger du porc et observer le jeûne du mois de ramadan. Il n’y a là, en ce début de XXIe siècle, dans la France républicaine et laïque, rien que de banal et le rapport Obin, puisque c’est de lui dont il est question, regorge d’exemples, autrement douloureux, de cet obscurantisme religieux agissant, subi ou complice.

     

    Vingt personnalités sont donc réunies pour commenter ce rapport. Ils sont (ou ont été) enseignants (Alain Seksig, Barbara Lefebvre, Denis Kambouchner, Jean-Paul Brighelli, Annette Coulon, Chantal Delsol, Michèle Narvaez), romanciers, (Emilie Frèche, Thierry Jonquet, Gaston Kelman), militants laïques, (Patrick Kessel ancien grand maître du Grand Orient de France, Fadela Amara et Mohammed Abdi de l’association Ni Putes ni soumises), journaliste et/ou intellectuels (Ghaleb Bencheikh, Paul Thibaud, Jeanne-Hélène Kaltenbach), démographe (Michèle Tribalat), psychanalyste (Fethi Benslama) ou sociologues, (Jacqueline Costa-Lascoux, Esther Benbassa, Dominique Schnapper).

    Tous connaissent parfaitement ces sujets et tous, à une exception, disent la pertinence du rapport et l’urgence de tirer la sonnette d’alarme face à des manifestations d’obscurantisme qui se multiplient. En nombre et en acuité. Les inquiétudes du rapport Obin sont donc partagées et corroborent les expériences des uns et les observations des autres. Certains sont alarmistes, d’autres, prenant la question très au sérieux, se montrent pugnaces. Tous enfin, constatent les désertions des établissements publics au profit d’écoles privées devenues refuges de sécurité pour les élèves juifs ; garanties de réussite pour les plus aisés ou les nantis et affres de paix pour les élèves étiquetés, malgré eux, « musulmans » et qui refusent le diktat d’une minorité et les incohérences de l’institution publique.

     

    Beaucoup fustigent la veulerie des pouvoirs publics et autres responsables administratifs et l’aveuglement idéologique, incendiaire parfois, de certains pontes de la sociologie française. Pourquoi masquer ou taire l’ampleur du problème au point d’éviter, par exemple, de faire trop de publicité à ce rapport ? « Ne pas faire de vague » (B. Lefebvre), voilà ce qui aurait, depuis une vingtaine d’années, servi de politique à des autorités transies. Transies de culpabilité, d’ignorance, de condescendance culturelle ou par crainte du conflit. De sorte que l’école aujourd’hui doit faire avec les diktats d’une minorité sur la majorité, se dépatouiller avec ses doutes et hésitations ou, ici ou là, voir substituer de nouvelles règles à la loi commune et surtout s’interdire de comprendre que ce qui se « joue » là est une « sournoise » « partie de go » visant à « engluer l’ennemi en rognant peu à peu son domaine » (Thierry Jonquet)

     

    E41.jpgQue faire ? Tout d’abord et c’est le sens de cette publication, rendre le débat public. Ensuite, parabole martiale oblige : il ne sert à rien de s’agiter, de bomber le torse, de croire à l’efficacité d’une technique ou d’une mesure si l’ancrage au sol n’est pas sûr. L’ensemble des auteurs, à commencer par D.Schnapper, rappelle que cet « ancrage » existe et qu’il se nomme laïcité. Central sur ce point est le texte de J.Costa-Lascoux qui précise le sens de ce concept « polysémique » : « la laïcité n’est pas seulement une règle d’organisation structurelle : elle est intimement liée à la conception de la citoyenneté et aux droits fondamentaux de la personne. (…) Elle développe la logique des droits de l’homme. Elle suppose que soient intériorisées les règles de la démocratie et que les libertés soient entendues comme les droits d’un individu autonome et responsable ». Nullement figée, « la laïcité est un concept dont l’actualisation dans la vie quotidienne est sans cesse à retravailler (…) ».

    Alors, fort de cet ancrage qui ne se limite pas à « une vague idée de tolérance », le souple pourra être plus efficace que le dur pour traiter des trois urgences ici recensées : retrouver les missions de l’école ; poser clairement la question de l’identité ; comprendre les interactions entre l’institution scolaire et son environnement social et politique.

     

    Nombre d’erreurs passées, d’« abandons » et d’« ignorances » (J.Costa-Lascoux) ont détourné l’institution scolaire de sa fonction première : l’enseignement de la langue française et l’acquisition du bagage culturel et historique minimum qui va avec. De ce point de vue, il faut cesser de prendre à la légère, par condescendance ou exotisme social, l’appauvrissement linguistique des plus jeunes : « les barbarismes langagiers préparent le terrain conduisant aux crimes les plus barbares » (B. Lefebvre ou JP. Brighelli). L’école est un service public dont la vocation première est de dispenser de la culture, trop facilement et socialement devenue objet de mépris au point que certains remettent sur le tapis les vertus de l’élitisme, du mérite et les travers de cet « égalitarisme littéralement pourri » (P. Thibaud).

    Au lieu de mettre « l’enfant au centre du système », Denis Kambouchner en appelle à « de nouvelles Lumières » plutôt qu’à « l’abdication », M.Navarez à « des décisions politiques fortes », F. Amara et M. Abdi et d’autres à l’enseignement et à la promotion de la laïcité, G.Bencheikh à « dispenser de la culture ». « Quand le sage montre la lune l’imbécile regarde le doigt » dit le fameux proverbe chinois. Ainsi, quand l’école est devenue le lieu du « droit à la réussite » et non plus le lieu où l’on doit d’abord « faire de bonnes études » (P.Thibaud) alors sans doute, l’imbécillité s’est démocratisée.

     

    Au lieu de cela l’école se serait fourvoyée dans l’interculturelle et le droit à la différence qui pour beaucoup serait le cheval de Troie du communautarisme si ce n’est de l’intégrisme (Seksig, Kelman…). Ces assignations à résidences culturelles et religieuses, dont les ELCO ont été le prototype, n’ont fait qu’introduire au sein de l’enceinte scolaire la question de l’identité. Il conviendrait de se défaire de « l’emprise identitaire » (A.Seksig) responsable de ce climat de mépris et de méfiance propice à l’émergence d’une autre obsession, « l’obsession de la pureté » (D.Schnapper) qui, comme l’a montré ailleurs F.Benslama, va toujours de pair avec le refus de la mixité (1).

    Faut-il chasser la question identitaire des préoccupations de l’institution ? Peut-être pas. En tout cas, F.Benslama la réintroduit au cœur du débat en montrant en quoi l’école est aussi le lieu où s’élabore « la constitution du sujet humain ». Dès lors et pour ne plus tomber dans les pièges des « identités meurtrières », des approximations, des confusions identitaires et autres identités de substitution, nul ne pourra faire l’économie de la complexité c’est-à-dire rompre avec les logiques binaires, essentialistes et figées et admettre avec G.Kelman que « l’enfant est un devenir et non une histoire ». Comme le dit P.Thibaud, mais aussi G.Kelman, cette question devrait être posée « en partant d’ici », en privilégiant le « où sommes-nous ? »  sur le sur ssur le « d’où sommes-nous ? » et ainsi offrir un « point de vue » pour légitimer des programmes d’enseignements qui ne seraient pas des patchworks mémoriels et autres services. Pour autant nul ne pourra faire l’économie d’interroger ses propres « mythologies » (F.Fanon) car la question identitaire ne se limite pas à aider les élèves, français, « de souche ou de branche », à se dépatouiller dans une modernité où les adultes eux-mêmes se perdent, mais aussi à remettre en question la « mythologie d’une France blanche et chrétienne » et saisir les changements et évolutions de l’identité nationale et républicaine (Kelman, Bencheikh…).

     

    Enfin, nulle avancée ne peut être envisagée sans agir sur l’environnement même des écoles, en finir avec les « capitulations » (M.Tribalat) par une volonté politique forte et sans ambiguïté, en luttant contre les discriminations et « l’indécence » (Jonquet) de la « ségrégation urbaine » (F.Benslama) ou en interrogeant la place de l’islam dans la cité (G.Bencheikh). Pour certains, dans ce contexte, la sectorisation ne serait rien d’autre que « le terreau des absolutismes religieux » et ne ferait que renforcer ou favoriser la ghettoïsation. En publiant ces contributions et en annexe le rapport Obin, ce livre pose publiquement le débat offrant à chacun, dans et hors l’enceinte scolaire, d’assumer ses responsabilités de citoyen. Nous sommes avertis : contre l’instrumentalisation de l’enfance, contre l’antisémitisme, contre la relégation des femmes, « seule la résistance paie » sachant que « la reconnaissance de la dignité égale de tous les êtres humains » est un principe universel qui ne souffre aucun relativisme culturel (D.Schnapper).


    (1) Fethi Benslama, Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas, éd. Flammarion, 2005

     

    Max Milo, 2006, 377 pages, 20€

     

     

  • Près de la mer

    Abdulrazak Gurnah

    Près de la mer

     

    GURNAH-test-fiche.jpg« Je suis un réfugié, un demandeur d’asile. Ces mots ne sont pas simples, même si l’habitude qu’on a de les entendre les fait apparaître comme tels. J’ai débarqué à l’aéroport de Gatwick en fin d’après-midi le 23 novembre de l’an dernier. C’est un point culminant, mineur et familier de nos histoires que de quitter ce que l’on connaît pour arriver dans des lieux étranges, emportant avec soi pêle-mêle des bribes de bagages, bâillonnant des ambitions secrètes et embrouillées. » Saleh Omar, le demandeur d’asile, est un homme âgé de soixante-cinq ans ! Singulier et improbable exil que celui d’un sexagénaire déjà bien tassé. Le vénérable n’est pas sans papiers, c’est-à-dire sans identité, sans histoire, non ! mais il arrive tout de même en Occident avec de faux papiers, des papiers au nom de Rajab Shaaban. De plus, par sécurité, par peur d’un faux-pas, Saleh Omar, alias Rajab Shaaban, reste muet ; laissant aux autres, aux fonctionnaires de l’immigration comme aux travailleurs sociaux, le soin d’interpréter son silence, le soin de parler pour lui, le soin de poser les questions et d’apporter les réponses…

    Le hasard des arcanes socio-administratives le met en relation avec Latif Mahmoud, poète et professeur de littérature installée à Londres depuis une trentaine années, qui avait, du moins le croyait-il, définitivement, coupé les ponts avec les siens. Ces deux-là viennent du même coin d’Afrique : Zanzibar.

    Il y a bien longtemps les deux hommes se sont croisés. Pourquoi Saleh Omar a-t-il usurpé l’identité de Rajab Shaaban, le propre père de Latif ? Quel passé lie et quels terribles secrets opposent le vieux Saleh et le jeune Latif ? Là est l’autre thème du livre : brosser sur plusieurs décennies l’histoire de deux familles et l’histoire d’un pays. Il revient aussi sur le passé de cette côte orientale de l’Afrique. Une histoire marquée par les pénétrations étrangères depuis les Portugais jusqu’aux Français en passant par les Omanais, les Britanniques et autres Allemands et les liens commerciaux et maritimes plurimillénaires entretenus avec l’Orient - Bahreïn, l’Arabie, le Golfe Persique et l’Inde, lointaine et envoûtante.

    Et oui ! semble dire Abdulrazak Gurnah, derrière ces faces apeurées de réfugiés et autres demandeurs d’asile se cachent des vies d’hommes et de femmes, des existences parfois insolites. Toujours insoupçonnées. « On se méfie généralement des choses qu’on ignore » dit un proverbe arabe. Cette ignorance et cette méfiance sont d’abord incarnées par Kevin Edelman, le fonctionnaire des douanes qui « cueille » le réfugié à sa descente d’avion : « Pourquoi ne pas être resté dans votre pays où vous pouviez vieillir en paix ? L’asile politique, c’est bon pour les jeunes, parce que ce qu’ils veulent c’est trouver du travail et gagner de l’argent, non ? Rien de moral à tout cela. La cupidité, c’est tout. On ne craint pas pour sa vie ou sa sécurité, il n’y a que la cupidité. Monsieur Shaaban, un homme de votre âge devrait se montrer plus avisé. »

    Pourtant, « Kevin Edelman, le bawab d’Europe, le gardien des vergers,[ est] celui qui a ouvert toutes grandes les portes et lâché les hordes à l’assaut du monde, ces portes vers lesquelles nous rampons dans la boue en implorant qu’on nous laisse entrer. Réfugié. Demandeur d’asile. Pitié. » Abdulrazak Gurnah montre l’arbitraire, la gabegie, le pouvoir oppressif et dictatorial, la pauvreté économique et la misère sociale dont sont d’abord responsables les nouveaux maîtres des pays nouvellement indépendants. La question démocratique ne serait-elle pas finalement la grande cause des migrations et des exils ? Il ose cette phrase, à faire pâlir d’effroi nos excessifs et autrement favorisés Indigènes de la République - prononcée aussi et parfois, mezza voce bien sûr, par des Algériens, - : « Il semblerait ainsi que les Britanniques ne nous aient apporté que du bien, comparé aux brutalités que nous fûmes capables de nous infliger à nous-mêmes. »

    Mais Abdulrazak Gurnah est d’abord un romancier qui ne s’embarrasse pas de démonstrations militantes et de simplifications de chapelle. Il dénonce ces « identités meurtrières » qui sommeraient Latif de devoir choisir entre « ici ou là-bas » entre « l’un ou l’autre ». Il s’irrite du mépris affiché en Occident à l’égard des cultures d’origine et de l’universalisme à géométrie variable de ces valeurs qui ne seraient réservées qu’aux seuls Européens… « mais le monde entier a payé le prix des valeurs de l’Europe, même si bien souvent l’on s’est contenté de payer et de payer encore, sans pouvoir profiter de rien. »

    Professeur de littérature à l’université de Kent, installé du côté de Brighton, auteur de plusieurs romans dont Paradis (Serpent à plumes en 1999) et Adieu Zanzibar (qui vient d’être traduit chez Galaade), Abdulrazak Gurnah écrit cette histoire, à la fois conte merveilleux et tragique, sur un ton linéaire et distancé, dans une langue empreinte d’un élégant et apaisant classicisme. Point de vagues ici. Si ce n’est celles des existences et des ignorances.

     

    Traduit de l’anglais par Sylvette Gleize. Galaade éditions, 2006, 314 pages, 19 €

     (Crédit photo - Mark Pringle)

     

  • Le Livre de l’humour arabe

    Jean-Jacques Schmidt,

    Le Livre de l’humour arabe

     

    humour arabe.jpeg« On dit à un pique-assiette : « quelle est la sourate que tu préfères dans le Coran ? » Il répondit : « Celle de la Table ! ». « Un sage avait écrit sur la porte de sa maison : « qu’aucun mal n’entre dans ma maison, si Dieu le veut ! » Un autre sage lui dit : « par où entre ta femme ? ! »

    Disons le tout de go, une bonne partie des citations qui constituent ce livre est de cette eau-là. Pas de quoi déclencher une franche hilarité ni même parfois l’esquisse d’un sourire. Pour ne pas être injuste, il convient de préciser que dans ce recueil qui couvre les périodes anté-islamique et celle de la révélation coranique puis celles des dynasties omeyade et abbasside, se glissent quelques perles d’intelligence, de subtilité philosophique, d’irrévérence et aussi quelques grivoiseries. Ainsi : « On dit à ‘Umar Ibn al-Khattab : « Un tel ne connaît pas le mal. » Il répondit : « Alors il risque, plus qu’un autre, d’en être la victime ! ». Et pour l’irrévérence : « Des gens avaient parlé du qyâm [prière de la nuit]. Il y avait chez eux un bédouin. « Est-ce que tu t’adonnes au qyâm, la nuit ? lui demandèrent-ils. – Oui, par Dieu ! répondit-il. – Et que fais-tu ? – Je vais pisser et ensuite je retourne me coucher ! ». Ou encore celle-ci qui ne détonnerait pas chez quelques imams de banlieue par trop ignorants : « On raconte qu’un juriste de la campagne avait voulu être nommé dans un tribunal. Le juge lui ayant demandé s’il savait le Coran par cœur, il répondit : « Oui, et j’ai un magnifique Coran de la main de l’auteur ! ». Côté politique un bon mot peut éviter bien des révoltes : « Mansûr dit à ses capitaines : « Il a dit vrai celui qui a dit : « Affame ton chien, il te suivra ! » Abû l-Abbâs at-Tûsi lui répliqua : « Commandeur des croyants ! Je crains que quelqu’un ne brandisse devant lui un morceau de pain : c’est lui qu’il suivrait et il te laisserait ! ». Enfin, puisque le genre n’est pas absent : « On demanda à Ibn Masawayh : « Quel est celui qui connaît le mieux les maladies du cul ? il répondit : « une vieille « tapette » ! »

    En fait, si le livre n’est pas à se tordre mais brille tout de même de bons mots et autres flèches drolatiques, il mérite aussi le détour pour l’érudition de son collecteur (pas moins de sept cents notes placées en fin d’ouvrage) qui rappelle que l’humour varie en fonction des temps et des latitudes : tribal et ironique avant la révélation, il devient avec la délivrance du message divin plus religieux, fraternel pour les musulmans, pinçant pour les autres. À Damas, sous les Omeyaddes, il se fait frondeur et urbain. À Bagdad, dans le « creuset » abbasside, l’humour prend des formes plus cosmopolites, raffinées et littéraires.

    Enfin, et ce n’est pas le moins important, ce recueil donne à lire, une fois de plus, une tradition arabe d’irrévérence, religieuse et politique, de légèreté spirituelle, d’individualisme, de libertinage et de diversité culturelle (même si trop souvent elle se décline sur fond de chauvinisme proprement arabe au mieux empreint de condescendance pour les mondes perse et nord-africain).

    A contrario de quelques commentaires (cf. les notes 100 ou 256) par trop révérencieux et prudes de l’auteur, les citations et historiettes par lui rapportées donnent à voir des sociétés, à tout le moins des cercles, bien moins corsetés que le triste tableau auquel voudraient réduire aujourd’hui les sociétés de ce vaste et divers monde dit arabe quelques idéologues barbus et enturbannés du cru et autres esprits chagrins, observateurs extérieurs ceux-là, souvent bien peu au fait des débats en cours et de la profondeur historique et conceptuelle qui les sous-tendent. En picorant ici ou là quelques blagues du livre, le lecteur subodore que ce vaste monde arabe ne se réduit nullement aux dépêches d’agences. En sirotant quelques boissons, même fermentées, il pourrait même approcher ce que René.R.Khawam appelait les « mystères de l’âme arabe » et les « secrets de l’arme qu’elle a toujours privilégiée, et qu’elle continue à l’évidence de privilégier, dès que vient l’heure de passer à l’action : la parole, qui pour elle a toujours prévalu sur le sabre » (1).

     

    (1) Dans l’introduction à Al-Qâsim al-Harîrî, Le Livre des Malins, traduit par René.R.Khawam, éd. Phébus 1992.

     

    Editions Actes-Sud/Sinbad, 2005, 221 pages, 23 euros

     

  • Sang impur

    Hugo Hamilton
    Sang impur


    16569.jpg« Ça sent différemment dans chaque maison : avec certaines odeurs, on se sent tout seul ; avec d’autres on se sent chez soi. (…) Je ne sais pas ce qui rend l’odeur de chaque maison si différente mais chez nous, ça sent comme être heureux et comme avoir peur ».
    Le bonheur chez les Hamilton est d’abord incarné par Irmgard, la mère, allemande exilée en Irlande qui a épousé le très gaélique Jack.  Ensemble ils auront cinq enfants dont le petit Hugo qui raconte l’histoire de la famille et évoque dans ce récit autobiographique sa propre enfance dans le Dublin des années 50 et 60. Dans ce modeste foyer où l’exil assombrit parfois le regard maternel et où le père n’en finit pas de ruminer son hostilité à l’anglais, Irmgard rayonne. C’est elle qui avec amour prodigue mille et un conseils, rassure ses enfants, se montre une pédagogue efficace et originale, elle qui leur apprend comment être au monde et aux autres et qu’il est préférable d’appartenir « aux gens de la parole » plutôt qu’« aux gens du poing ». Et puis il y a les douceurs, les attentions et les gâteaux d’Irmgard, ces gâteaux allemands, les meilleures de toute l’Irlande, ces merveilleuses pâtisseries qui exhalent leur parfum et leur chaleur dans toute la maison et jusqu’aux pages (et à l’écriture) de ce livre tendre et doux comme un câlin d’un fils pour sa mère.  Jack n’est pas un mauvais bougre, mais une violence accumulée et rentrée, comme ces souvenirs de famille, enfermés dans une boîte cachée au fond d’une armoire, font que son nationalisme étriqué prend le pas sur ses qualités de père.
    La peur est souvent un héritage. Celui de l’Allemagne nazie et d’une lourde culpabilité que porte, secrètement depuis l’âge de dix-neuf ans, Irmgard. Celui aussi de la famine et de l’exil irlandais dans des bateaux cercueils, comme cette obsession paternelle de voir disparaître la langue et la culture gaéliques  dévorées par l’ogre anglais.
    La question linguistique est au cœur de ce récit, comme celle de l’appartenance culturelle ou nationale. Dans Sang Impur, Hugo Hamilton apporte sa pierre, et quelle belle et grosse  pierre, à la construction de cet imaginaire  identitaire nouveau que d’autres avec lui - écrivains de l’exil, écrivains créoles, écrivains de la migration, écrivains des ci-devant colonies… -  donnent à penser et peut-être à rêver: « nous sommes les gens bigarrés, nous n’avons pas qu’un seul porte-documents. Nous n’avons pas qu’une seule langue, qu’une seule histoire. Nous dormons en allemand et nous rêvons en irlandais. Nous rions en irlandais et nous pleurons en allemand. Nous nous taisons en allemand et nous parlons en anglais. Nous sommes les gens tachetés ».
    Peu chaut à certains voisins comme à la bande de gosses du quartier que par leur mère les petits Hamilton appartiennent à une famille hostile aux nazis. Pour les uns et les autres ce ne sont que des « Eichmann » qui méritent l’opprobre et l’agression. Catalogués, fichés, persécutés, seul le « non intérieur » permet encore de résister à la barbarie.

    9782757803257-1.gifSang impur, prix Femina 2004, est écrit dans une langue légère, fluide, à l’oralité enfantine, parfaitement maîtrisée par son auteur qui jamais ne donne dans la fausse naïveté ou la mièvrerie. Ce livre est une réussite qui dit des choses graves et essentielles. De belles choses aussi, de très belles choses.

    Traduit de l’anglais (Irlande) par Katia Holmes, Préface de Joseph O’Connor. Edition Phébus 2004, 280 pages, 19,50 euros. Une version poche vient de paraître au Seuil (collection Point, n°1592).

  • Redemption song

    Alex Wheatle

    Redemption song

     

    wheatle.jpgLondres. Cités du sud de la capitale. Au cœur de la communauté immigrée jamaïcaine. Dans ce magma urbain où le désœuvrement et l'absence de future colle à la peau, émerge la figure de Biscuit. Le jeune ado traîne sa misère entre deal, braquages  en tout genre, rivalités des bandes hostiles, terreur des caïds, racisme du National Front et violences policières. La tension dans le quartier est extrême, Brixton est prêt à exploser. Biscuit décompresse à coup de fumette avec les copains et de soirées reggae, à l'écoute des DJ des Sounds systems qui appellent leur auditoire à la résistance.

    Ce Raskolnikov du South London est plutôt un brave type, tiraillé entre une mauvaise conscience et la nécessité de ramener de l'argent à la maison : "Ouais je sé. Mé faut bien survivre, man. On cause de l'avenir, mé moi faut que je paye au présent. J'aime pas voir ma mè moi sans le sou". Biscuit aime et couve sa famille, Hortense sa mère, Denise sa sœur et Royston son petit frère. Famille monoparentale en proie au chômage et à l'exclusion comme la majorité des autres foyers de Cowley, "la cité HLM la plus moche du secteur". Biscuit est amoureux de Carol. Elle aimerait bien voir son petit ami arrêter ses plans foireux et signer pour un bien hypothétique contrat d'insertion professionnelle. Biscuit désire la contenter et ne pas décevoir sa famille. Non seulement l'adolescent est en proie aux doutes quant à son devenir, mais voilà que Denise, en froid avec sa mère plutôt indifférente, a quitté le domicile familial pour rejoindre Nunchaks, la plus belle crapule du secteur : un dealer, proxo et plutôt violent. Pour épancher sa conscience malade et sa culpabilité, Biscuit ne trouve pas le réconfort à l'église mais du côté du reggae et des prêches de Nelson, un vieux rasta borgne un brin philosophe… La rédemption  ne viendra pas du pasteur Thomas mais de Bob Marley : la pensée rasta, mélange d'une prise de conscience identitaire et de la nécessité de s'instruire, plutôt que la religion.

    Alex Wheatle décrit le quotidien de ces populations à quelques jours des émeutes qui embraseront le quartier. Description sociale et identitaire de l'intérieur qui montre les impasses dans lesquelles se trouve une communauté d'origine immigrée marginalisée. Le tableau est loin d'être univoque et c'est sans doute l'intérêt de ce roman. Wheatle décrit avec force les processus d'exclusion à l'œuvre et le racisme qui gangrène la société mais il pointe aussi les dérives engendrées  par cette situation chez les jeunes : la délinquance  qui commence de plus en plus tôt, les ravages de la drogue ou de l'alcool. Le grand mérite d'Alex Wheatle est de  complexifier et d'humaniser le regard porté sur les habitants de ces cités. Au côté des gamins qui se radicalisent, versent dans la violence ou dans une fermeture communautaire anti-Blancs, ou de ceux qui tombent définitivement dans la délinquance et l'argent plus ou moins facile, Alex Wheatle brosse le portrait d'une génération en proie aux doutes, désorientée et dans le désarroi : "putain, qu'est ce que je vé bien pouvoir foutre ?" se demande Biscuit. Mais cette génération est aussi une génération qui cherche à s'en sortir. Refusant les offres piégées et les impasses de la grande Babylone, elle décide de "prendre ses distances par rapport à la maboulerie ambiante" autrement dit, de se battre pour s'en tirer. Comme le dit Nelson à Denise : "Tu é jeune, tu as besoin de trouvé lé solutions en toi. L'enseignement t'y aidera é aussi la connaissance de notre grande belle histoire".

    Alex Wheatle est lui-même né en 1963 à Brixton. À la différence de Biscuit, il ignore presque tout de sa famille jamaïquaine. Il n'a jamais connu sa mère et n'a rencontré son père qu'à l'âge de vingt-trois ans. L'enfant des quartiers sud de Londres, ballotté d'orphelinat en orphelinat et de famille décomposée en famille décomposée,  a commencé à écrire au début des années 80 en envoyant des lettres de soutien à des amis qui se trouvaient en prison. Redemption Song est une histoire qui tient de bout en bout en haleine, écrit avec brio, aux dialogues toujours justes et qui s'appliquent à restituer le langage parler des jeunes jamaïquains de Londres.  De ce point de vue, la traduction  de Nicolas Richad est sans doute une réussite. Il a publié six romans : Brixton Rock (1999), East of Acre lane (Redemption Song) qui a reçu le prix London Arts Board New Writers, 2001, The Seven Sisters (2002), Checkers with Mark Parham (2003), Island Songs (2005, traduit en français au Diable Vauvert en 2007) et The Dirty South (2008). Alex Wheatle donne à lire une littérature sociale de haute tenue, qui ne cède jamais aux facilités de l'engagement militant. À lire de toute urgence pour cesser de diaboliser (sans idéaliser !) une jeunesse qui a sans doute plus besoin d'aide et de perspectives que de répression musclée et de suspicion entretenue.

     

    Traduit de l'anglais par Nicolas Richard. Edition Au Diable Vauvert 2003, 355 pages, 16,50 euros

     

     

  • Le griot de Marrakech

    Mahi Binebine
    Le griot de Marrakech


    binebine.jpegMarrakech est à la mode. Mais enfin, ce n’est pas parce que cette ville s’est refaite depuis quelques années des couleurs, qu’il faut éviter d’en parler. Certes il y a pas mal de raison pour se détourner du flot des touristes en quête d’exotisme à bon compte, d’émois plus ou moins avouables et de soleil livré en demi-pension autour d’un bassin bien propret. Car Marrakech ne se résume pas à quelques perversions touristiques et autres spéculations immobilières : sous l’ombre de la Koutoubia, les remparts de la ville rouge abritent neuf siècles d’histoire et une société humaine autrement désintéressée et chaleureuse une fois tombé le masque pour touristes.
    Le peintre et romancier Mahi Binebine est un Marrakchi pur sucre. Sa ville natale est déjà présente dans nombre de ses livres et celui-ci, Le griot de Marrakech, lui est entièrement consacré. Ce recueil de textes, illustrés par les photos ascétiques du photographe portugais Luis Asin, n’est pas un guide pour voyageur en goguette, mais une façon de s’aventurer dans les ruelles de la ville, de rencontrer tel ou tel personnage qui a, un temps, connu son heure de gloire et de revisiter, avec un regard critique, une histoire dont les fastes s’étalent à longueur de palais et autres riads, fastes qui illuminent mais ne doivent pas pour autant aveugler. C’est aussi l’écovation d’un Marrakech disparu : celui de l’enfance au quartier Riad Zitoun et des contes de Sidi Moussa, l’histoire de Sidi Bel Abbès, le saint patron de la ville, racontée par Dada, l’esclave noire de la famille (présente dans le premier livre de l’auteur), le souvenir du Mellah le ghetto juif et de l’ami Prospère Bocara. Mahi Binebine raconte aussi le hammam Addi, célèbre pour sa pierre noire qui avait la vertu de soulager la disgrâce des bossus. Il baguenaude du côté de la rue du Pardon où, adolescent, il laissa son pucelage et où les psalmodies des aveugles « trouvaient grâce auprès des pêcheurs reconnaissants (…) parce que leurs yeux morts ne jugeaient pas ».
    binebine 2.jpegLe lecteur, aidé de Mahi Binebine, déambule dans la vieille cité, croise, ici ou là, le grand-père et le père de l’auteur ou la figure du poète Ben Brahim, marque une pause aux Jardins de l’Agdal pour évoquer la noyade d’un négrillon, s’arrête sous les remparts pour en observer d’étranges traces blanchâtres, ou vérifie si Dar Bellarj, la maison aux cigognes est, comme le dit la rumeur, hantée ou non… Le Palais de Bahia a beau être un des joyaux de la ville, la narrateur du cru aiguise le sens critique du visiteur en contant l’histoire du vizir à l’origine de la demeure : « l’arbitraire de son pouvoir féodal et corrompu dont on traîne encore les boulets, nous a jeté pour une durée indéterminée dans les affres du Moyen-Âge. Oui, j’avais dit (ce que je n’avais pas su dire à mon père) tout le mal que je pensais de ces suzerains qui incarnaient à mes yeux l’arantèle dans laquelle nous nous débattons encore, et qui continuent de faire des émules dans nos villes et nos campagnes ».
    Enfin, Marrakech vers qui affluent des foules de plus en plus nombreuses et disparates, trop souvent aveugles au sort de leurs hôtes, est aussi, comme trop de cités du Sud, un endroit que l’autochtone cherche à fuir. Et, sur la question, Morad en connaît un rayon. Pour vivre, il vend ses services en faisant la queue au consulat de France pour les candidats au visa et monnaye quelques utiles conseils sur les procédures à suivre pour obtenir le ticket gagnant vers un ailleurs républicain et prospère. Aussi, lorsque Mahi Binebine avoue revenir « recoller les morceaux » à Marrakech après avoir passé vingt ans à l’étranger, Morad le met en garde : « en venant t’asseoir à ma table, j’ai tout de suite deviné que tu étais fou. Ne répète surtout pas ce que tu viens de me confier on risque de te lyncher ».

    Photographies de Luis Asin, édition de l’Aube, 2006, 108 pages, 14€