Samir Kassir
Considérations sur le malheur arabe
Samir Kassir était journaliste au quotidien libanais An-Nahar et historien de formation. Cet artisan de la mobilisation contre la tutelle syrienne au Liban a été assassiné le 2 juin 2005. Dans ce revigorant opuscule, il donnait un texte qui tient à la fois de la mise en perspective historique de ce vaste et bigarré monde qualifié - non sans réductionnisme - d’arabe et de l’édito journalistique. L’avenir de ce continent, riche de vingt-deux contrées, passe aussi par une relecture-réappropriation de son passé. C’est du moins l’un des messages forts de ces « Considérations » qui commencent par égrener les sentiments d’impuissance qui étreignent des peuples ballottés par deux siècles de pénétration-domination et d’insatiables convoitises occidentales, victimes de la proximité historique et géographique de l’Europe, mais tous, à des degrés divers et de manière plus déterminante encore, écrasés par des systèmes politiques coercitifs et antidémocratiques ou, pour les mieux lotis, embarqués dans des transitions démocratiques encore incertaines (voir du côté de la Jordanie et du Maroc). Ces impuissances, comme le sentiment d’être privé de toute possibilité d’initiative qui puisse avoir prise sur l’évolution de leur société et du monde ne sont pas, pour tous, synonyme de désespoir. Pour l’auteur, l’islamisme politique se nourrit de cette situation et entretient la position de victime. S.Kassir ne tergiversait pas : l’islam politique est une illusion qui s’apparente à la montée des fascismes en Europe, une illusion qui loin d’offrir une porte de sortie au « malheur arabe » en est un des constituants. La négation de l’histoire par l’idéologie islamiste au profit exclusif d’un « âge classique », limité à une quarantaine d’années d’un « islam pur » en est le signe. « Or, c’est seulement en retrouvant cette histoire dans son entièreté et avec tous ses mécanismes qu’on pourra envisager un terme au malheur arabe ». Les retrouvailles auxquelles invitait Samir Kassir conduisent à bousculer nombre d’idées reçues. Mais, pour montrer à la fois la diversité du passé arabe, son universalisme comme son apport à l’histoire universelle de la raison (1), il faut commencer par le libérer de « la prédestination religieuse » et de « la téléologie nationaliste ».
Parcourant à grandes enjambées l’histoire arabe et musulmane, l’auteur relativise, conteste même, l’antienne de « la décadence » qui se serait abattue sur cette immensité géographique et cette multitude démographique et culturelle après l’affaiblissement abbasside sous les Mamelouks et les Ottomans.
À plusieurs reprises il s’applique à montrer que la Nahda, la Renaissance, écho lointain des Lumières, ne peut se limiter à son interprétation nationaliste c’est-à-dire à la simple et unique préfiguration d’un nationalisme et d’un patriotisme naissant. Pour S.Kassir, la Nahda, libérée du corset nationaliste, a rayonné sur le monde arabe depuis le XIXe siècle jusqu’au début de la décennie quatre-vingt du siècle dernier. Il en voyait la manifestation dans différents mouvements sociaux, à commencer par celui qui a conduit au dévoilement des femmes. Autre vecteur d’importance : la culture avec en premier lieu la création littéraire puis artistique (arts plastiques, théâtre, chanson, cinéma…). S.Kassir insiste : la pensée arabe n’a jamais cédé « à la tentation d’un repli hors de l’universel » et ce malgré la création d’Israël, malgré l’hostilité d’Hassan el Banna et des Frères musulmans à toute modernisation synonyme d’occidentalisation, malgré aussi l’action régressive des États de la péninsule arabique « demeurés en marge de la culture arabe depuis des siècles ». Ainsi, à l’image de ces écrivains de l’entre deux guerres (Taha Hussein, Tawfiq al-Hakim ou Ahmad Chawqi ), écrivains « citoyens du monde » ou à l’instar d’Hoda Shaarâwi, cette militante féministe qui la première, publiquement, en gare du Caire, retira son voile en 1922, les Arabes, dans leur totalité et diversité appartiennent à l’histoire universelle.
Pourtant, un mélange des « restes fossilisés du nationalisme » et d’un « nationalisme » islamique constitue l’idéologie du moment. Cette idéologie, non majoritaire mais doué d’un effet d’entraînement certain, conduit à refuser l’universel et cela au prix d’une logique victimaire, d’une complaisance au malheur et d’une culture de la mort. « Le culte de la victime pose que les Arabes sont la cible première de l’Occident ». Et S.Kassir de délivrer un message d’importance et d’actualité : il faut, sans détour et sans taire les injustices, bien réelles, se détourner du « totem de la victime » pour retrouver, urbi et orbi, les chemins de l’universel. Plutôt Lévi-Strauss et une humanité une dès lors qu’elle repose sur un fond anthropologique commun que Huttington. S.Kassir, à l’affût d’une nouvelle renaissance multiforme, en distinguait les prémisses dans l’émergence depuis une vingtaine d’année d’un champ homogène et surtout pluriel de la culture arabe comme dans l’intégration de cette culture dans ce « tout-monde » pour reprendre E.Glissant via la musique, l’internet, les satellites et autres réseaux de financement et de coproduction d’initiatives culturelles. Peut-être, mais S.Kassir est plus convaincant (et peut-être en a-t-il lui-même payé le prix) lorsqu’il pointe du doigt les blocages politiques et les entraves des sociétés à toute évolution démocratique des procédures de décision comme lorsqu’il s’inquiète de « l’absence d’interface entre la culture de création et la culture sociale ». Vaste chantier. Aussi, serait-il « urgent » « que les Arabes abandonnent le fantasme d’un passé inégalable pour voir enfin en face leur histoire réelle. En attendant de lui être fidèles ». Revisiter l’histoire, se réapproprier son passé, l’objectiver pour mieux s’en saisir, s’adonner à un vrai travail de connaissance et de mémoire, c’est-à-dire en tirer toutes la substance vitale voilà à quoi invitait l’historien et journaliste libanais. Cela passe, une fois de plus, par les bancs des écoles et l’éducation des plus jeunes. Cela, Tahar Djaout, un autre journaliste, un romancier algérien assassiné lui aussi, en 1992, l’avait compris. Les islamistes aussi.
Ed. Actes-Sud/Sindbad, 2004, 102 pages, 10 euros
1/ Voir aussi la récente publication chez le même éditeur du livre d’Abdesselam Cheddadi, Les Arabes et l’appropriation de l’histoire, qui montre la parenté (mais aussi les spécificités) entre l’historiographie musulmane et l’historiographie grecque classique.
Le site http://www.atrissi.com/kassir/index_fr.html (d'où est tiré la photo de Samir Kassim) permet d'en savoir un peu plus sur l'homme, son action et son oeuvre.